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DU DISCERNEMENT JUDICIEUX
95. Ainsi comme ce sont nos yeux qui éclairent
tous les membres de notre corps, nous pouvons de même assurer que c'est la
discrétion qui est la lumière de toutes les vertus que nous devons
pratiquer. C’est pourquoi un cerf pressé par la soif ne cherche pas avec
plus d'ardeur les eaux rafraîchissantes d'une fontaine, que les âmes
vraiment religieuses ne cherchent à connaître et à comprendre quelle est la
Volonté du Seigneur sur elles, et surtout à discerner, non seulement les
choses qui lui seraient directement contraires ou directement conformes,
mais encore celles qui lui seraient contraires sous un rapport et conformes
sous un autre. Or nous aurions beaucoup à dire surtout cela; mais la matière
n'est pas facile. En effet il nous faudrait examiner ce que nous avons à
faire sans retard et avec promptitude, d'après ces paroles de l'Écriture :
Ne différez pas d'un jour à un autre, ni d'un moment à un autre, (Si
5,7-8), et ce que nous ne devons faire qu'avec retenue, sagesse et
réflexion, ainsi que nous en avertit Salomon : La guerre, nous
dit-il, ne doit s'entreprendre qu'après qu'on a pris les précautions
nécessaires et qu'on a tout disposé; (Pro 24,6) et saint Paul, en nous
disant que tout doit être fait avec décence et selon l'ordre. (1 Cor
14,40). Mais il n'est pas donné à tous; non, il n'est pas donné à tous de
discerner sur-le-champ et avec clarté les choses dont le discernement est
très difficile; car David, qui était rempli de l'esprit de Dieu et qui, par
son inspiration, nous a dit tant et de si belles choses, ne cessait dans ses
ferventes prières de lui demander ce don précieux de discernement :
Enseignez-moi, Seigneur, à faire votre sainte Volonté, car vous êtes mon
Dieu; et ailleurs : Conduisez-moi, ô mon Dieu, dans la voie de votre
Vérité, et instruisez-moi, parce que vous êtes mon Dieu et mon Sauveur;
(Ps 142,10) et encore: Faites-moi connaître la voie par laquelle je dois
marcher, parce que j'ai élevé mon âme vers vous. (Ps 142,8).
96. Tous ceux qui sont animés du désir sincère de connaître quelle est la
volonté de Dieu sur eux, sont d'abord, obligés d'immoler leur propre
volonté, de renoncer généreusement à eux-mêmes et de prier avec une foi vive
et ardente et une grande simplicité; ensuite, de consulter avec humilité et
confiance leur supérieur et même leurs frères, et de recevoir leurs avis et
leurs conseils, comme de la Bouche de Dieu même, quoiqu'ils les trouvent
contraires à la fin qu'ils se proposaient, et que, ceux qui les leur
donnent, ne soient pas fort versés dans les choses spirituelles; car Dieu
est trop juste et trop bon pour permettre jamais que des âmes qui, dans un
esprit de foi, d'humilité et de simplicité, se sont soumises aux conseils et
à la direction des autres, se trouvent trompées et s'égarent. En effet
quelque dépourvues de lumière et de prudence que puissent être les personnes
que l'on consulte dans d'aussi bonnes dispositions et avec des vues si pures
et si saintes, Dieu certainement parlera par leur bouche. J'avoue que
poursuivre cette règle, il faut être rempli d'humilité; mais, après tout, si
David sur sa harpe a pu découvrir et connaître les choses qu'il avait à
proposer, combien plus pensez-vous qu'une âme douée de raison et
d'intelligence doive l'emporter sur les cordes d'un instrument !
97. Il en est un assez grand nombre qui se refusent d'user de ce moyen sûr
et facile, parce qu'ils ont une secrète complaisance et une confiance
présomptueuse en leurs propres lumières. Aussi les voyez-vous, pour
connaître la Volonté de Dieu, employer mille moyens différents qui ne sont
que de pures inventions et de vaines opinions.
98. Mais il en est d'autres qui, désirant sincèrement savoir quelle est la
Volonté de Dieu sur eux, renoncent à toute affection pour eux-mêmes, se
tournent humblement vers le Seigneur par des prières très ferventes, Lui
offrent et Lui sacrifient leurs pensées et leurs projets, Lui soumettent
entièrement leur esprit et leurs lumières, et se dépouillent parfaitement de
leur propre volonté, qui tantôt les portait à prendre un parti, tantôt les
engageait à en prendre un autre : or ayant ainsi persévéré quelque temps
dans ces heureuses dispositions, ils ont enfin connu ce que Dieu leur
demandait et exigeait d'eux, soit qu'ils l'aient appris par le ministère
d'un esprit envoyé de la part du Seigneur, soit qu'ils l'aient connu, parce
que Dieu Lui-même a effacé dans leur esprit les raisons qui appuyaient ou
qui détruisaient le parti qu'ils avaient à prendre.
99. Il en est encore d'autres qui, d'après les troubles et les agitations
auxquels ils ont été exposés, ont pris leur décision, et ont jugé ensuite,
qu'elle était conforme à la Volonté de Dieu, fondés sur ces paroles de
l'Apôtre : Nous avons voulu plusieurs fois vous aller visiter, mais Satan
nous en a empêchés. (1 Thes 2,18).
100. D'autres, au contraire, ont conclu que ce qu'ils avaient résolu de
faire, était agréable à Dieu, parce qu'ils avaient été secourus de sa grâce
pour l'exécuter; et pour se tranquilliser, ils ont pensé à cette sentence :
Dieu vient à aide à celui qui se propose de bien faire. (cf. Rom 8,28).
101. Celui donc qui a le bonheur de posséder Dieu dans son cœur, reçoit de
Lui et sans retard, par le moyen des lumières abondantes qu'il lui
communique, l'assurance que ce qu'il fait est conforme à sa sainte Volonté,
soit qu'il ait pris sa détermination sur des choses qui étaient urgentes,
soit qu'il l'ait prise sur des choses qui pouvaient être différées.
102. Demeurer longtemps indécis et irrésolu sur le parti qu’on doit prendre,
n'est ordinairement pas une marque qu'on est éclairé de Dieu, mais bien
plutôt qu'on est esclave de la vaine gloire.
103. Dieu n’est pas injuste, ceux donc qui frappent avec humilité à la porte
de ses Miséricordes, ne sont ni rebutés ni rejetés.
104. Il est essentiel pour nous de bien considérer devant Dieu la fin que
nous nous proposons dans les choses qu'il nous faut faire de suite, et dans
celles que nous pouvons différer; car tout ce que nous faisons avec une
intention droite et pure, pourvu que ce soit une chose bonne en elle-même,
si nous le faisons vraiment et uniquement pour Dieu, et jamais pour une
autre fin, quand même ce ne serait pas d'une sainteté parfaite, Dieu nous en
tiendra compte, n'en doutons pas. Mais nous ne serons pas sans courir des
dangers, si nous avons l’imprudence de vouloir faire ce qui est au dessus de
nos forces.
105. Les jugements de Dieu sur nous sont inexplicables et incompréhensibles;
et souvent, par une disposition particulière de sa Providence, Il ne nous
fait pas connaître ce qu'il désirerait que nous fissions, parce qu'Il
prévoit avec certitude que, bien que nous le sussions, nous ne le ferions
pas, et que cette connaissance serait pour nous un funeste titre à des
châtiments plus sévères.
106. Un cœur droit dans la diversité des choses qu’il doit faire, se
préserve de toute curiosité et marche avec sûreté dans les voies de
l'innocence.
107. Il est des âmes généreuses qui, par l'amour ardent dont elles brûlent
pour Dieu, vivant toujours dans la pratique d'une humilité profonde, font
des efforts extraordinaires pour faire des actions qui sont au dessus de
leurs forces; mais il est aussi des âmes orgueilleuses qui en agissent de
même. Remarquez donc que le but et la fin ordinaires que dans ces
circonstances se proposent les démons, nos cruels et impitoyables ennemis,
c'est de nous engager à faire ce que nous ne pouvons pas, afin de nous faire
omettre ce que nous pouvons, de nous en faire
perdre le mérite et la récompense, et de nous exposer à leurs propres
railleries.
108. J'en ai vu qui, à raison de la faiblesse de leur âme et de leur corps,
avaient entrepris de pratiquer des austérités au dessus de leurs forces,
dans la vue d'expier les fautes nombreuses qu'elles avaient à se reprocher;
mais je fus obligé de leur faire comprendre que Dieu ne juge pas tant du
mérite et de la valeur de nos travaux et de notre pénitence par la grandeur
de nos austérités, que par la mesure et la sincérité de notre humilité.
109. Tantôt c'est la mauvaise éducation qu'on a reçue, tantôt c'est la
fréquentation qu'on entretient avec les pécheurs qui précipitent dans
l'abîme; mais souvent la seule perversité du cœur est capable de nous
perdre. Celui qui vit dans la solitude, est ordinairement à l'abri des deux
premières causes qui font tomber dans le péché, peut-être même de la
dernière; mais celui qui est pervers en lui-même et dont le cœur est gâté,
est partout et toujours vicieux; le ciel même ne le mettrait pas en sûreté.
110. Après avoir une ou deux fois répondu avec douceur et charité, à ceux
qui nous attaquent, abandonnons-les, que ces gens soient des hérétiques, ou
qu'ils soient des païens. Si cependant nous apercevons que ce n'est point
dans de mauvaises intentions, mais dans le désir de s'instruire, ne nous
lassons pas de leur donner les instructions saintes et salutaires qu'ils
nous demandent; n'entrons en dispute avec eux et ne leur donnons des
instructions que dans l'intention de nous fortifier nous-mêmes dans la foi
et dans la piété.
111. Celui qui, entendant raconter les belles actions que les Saints ont
pratiquées, parce qu'elles surpassent les forces de la nature, se laisse
aller à l'abattement et au désespoir, est un homme sans jugement et sans
raison; car elles nous sont utiles, et même très utiles, sous deux rapports
: elles nous excitent à faire tous nos efforts pour marcher sur les traces
de ces âmes saintes et généreuses, elles nous portent par l'humilité à nous
connaître nous-mêmes et à nous faire sentir notre misérable faiblesse.
112. Parmi les démons il y en a qui sont plus méchants les uns que les
autres; mais ceux-là sont incontestablement les plus méchants, lesquels nous
encouragent, non seulement à pécher, mais à nous adjoindre des complices de
nos prévarications, afin d'attirer sur nous des châtiments plus redoutables.
J'ai rencontré dans ma vie un homme qui, par ses exemples et ses leçons
funestes, en avait engagé un autre dans une très mauvaise habitude. Or celui
qui avait été la cause de la ruine spirituelle de son frère, rentra en
lui-même, cessa de pécher et commença une pénitence sévère; mais cette
pénitence, fut sans fruit et sans utilité, à cause des péchés que commettait
sans cesse celui qui avait été séduit.
113. La malice du démon est variée presque à l'infini; elle est grande et
bien difficile à connaître, et bien peu de personnes peuvent la pénétrer;
j'oserais même dire qu'elle n'est jamais entièrement connue. En effet d'où
peut-il arriver qu'en vivant dans les délices, et en nous livrant aux excès
de l'intempérance, nous observons les veilles commandées, comme si nous
suivions les lois de la plus exacte sobriété et de la plus rigoureuse
abstinence ? D'où vient-il encore qu'en jeûnant et en pratiquant les plus
grandes austérités, nous nous trouvons accablés de sommeil ? comment se
fait-il qu'en gardant le silence parfait de la solitude, nous sentons notre
cœur dur et insensible, et que, lorsque dans la compagnie de nos frères nous
nous livrons à la dissipation, nous éprouvons les sentiments de la plus
ardente componction ?
Comprenez-vous pourquoi des songes importuns nous fatiguent la nuit, quand
même nous souffrons la faim et la soif, et que nous en soyons délivrés,
lorsque nous sommes bien rassasiés ?
Enfin pourrez-vous m'expliquer comment il arrive que, dans le sein même de
la pauvreté et de la tempérance, notre esprit soit enveloppé de ténèbres et
notre cœur frappé d'insensibilité, tandis qu'au milieu de l'abondance, et
des excès même dans le vice, nous soyons spirituels, portés aux larmes et à
la pénitence ? Or dans toutes ces choses si différentes, que celui qui a
reçu du Seigneur les lumières capables de lui en faire connaître les raisons
cachées, daigne nous en faire part; car pour moi, j'avoue franchement ici
mon ignorance.
Je dois néanmoins dire que ces vicissitudes et ces changements si
extraordinaires ne viennent pas toujours de la malice des démons, mais
quelquefois du mélange et de l'alliance de la chair avec le sang, lesquels
forment autour de nous un embonpoint dangereux et trompeur qui jette, je ne
sais trop comment, notre esprit dans d'épaisses ténèbres.
114. Pour savoir par quel principe ces effets contraires ont lieu, chose
qu'il est très difficile de savoir, nous n'avons pas d'autre moyen que de
nous adresser à Dieu par des prières sincères et faites avec une grande
humilité, et si, après avoir employé les humbles supplications, nous
éprouvons toujours les mêmes troubles et les mêmes agitations, cessons de
les attribuer au démon et ne les regardons plus que comme des effets de la
nature. Mais ne manquons pas ici d'observer que souvent la divine Providence
arrange tellement les choses que ce que nous croyons être contraire à nos
intérêts éternels, leur est très favorable, et qu'elle veut par tous les
moyens abattre notre orgueil et notre vanité.
115. Les jugements de Dieu sont un abîme impénétrable. Ceux qui ont prétendu
les sonder, ne l'ont fait que par une curiosité et un orgueil
insupportables.
116. Quelqu'un ayant un jour demandé à un homme fort expérimenté dans les
voies de Dieu, pourquoi le Seigneur, qui prévoit d'une science infaillible
les fautes de certaines personnes, ne laisse pas néanmoins de favoriser ces
personnes des dons les plus rares et les plus précieux, et même de la vertu
de faire des miracles: C'est, lui répondit-il, afin de rendre les
autres hommes plus sages et plus vigilants, de nous faire connaître la
liberté dont jouit notre volonté, et de rendre inexcusables au jugement
dernier ceux qui seront tombés dans le péché, après avoir reçu des faveurs
si extraordinaires.
117. La loi, à cause de ses imperfections, se contentait de dire aux hommes
: Veille sur toi-même, (Dt 4,9); mais notre Seigneur, l'auteur et le
consommateur de la loi, ne nous charge pas seulement de veiller sur nous,
mais encore de corriger nos frères, selon ces paroles : Si ton frère
tombe dans quelque faute, et la suite (Mt 18,15) Or, si votre correction
est assaisonnée de sincérité et de modestie, si c'est un avis charitable que
vous donnez, plutôt qu'un reproche amer que vous faites, vous accomplirez
avec exactitude la Volonté du Seigneur, en remplissant ce devoir de charité,
surtout à l'égard de ceux qui recevront bien vos avertissements et vos
remontrances; et si vous ne vous croyez pas assez parfait, et qu'en effet
vous ne le soyez pas, pour donner des leçons aux autres, faites du moins ce
que la loi vous commande.
118. Si vous voyez vos meilleurs amis devenir vos plus cruels ennemis, ne
vous en étonnez pas du tout; mais rappelez-vous que les démons se servent de
la perfidie et de l'inconstance de ces sortes de gens, comme des instruments
nécessaires pour faire la guerre aux hommes, et principalement à ceux qu'ils
haïssent d'une manière toute spéciale.
119. La chose qui doit vous frapper d'un étonnement extraordinaire, c'est de
voir Dieu, qui peut tout, nous aider de sa grâce, les anges et les saints
nous secourir de leur protection dans la pratique de la vertu; et le démon,
qui ne nous peut rien, être tout seul pour nous engager dans le vice, et
cependant nous laisser entraîner plus facilement au mal qu'au bien. Mais ici
je ne peux ni ne veux approfondir cela.
120. Si donc toutes les créatures sont disposées et arrangées conformément à
leur nature, comment se fait-il, s'écrie ici notre grand saint Grégoire, que
moi qui suis l’image de Dieu, sois mêlé avec de la boue et formé, en quelque
sorte, de cette ignoble matière ? S'il est certain qu'un être qui ne se
trouve pas dans l'état convenable à la nature, fait tous ses efforts pour y
arriver, quels soins ne devons-nous pas prendre et quelles violences ne
devons-nous pas nous faire pour nous élever jusqu'à Dieu, qui est notre
centre, et mériter de nous asseoir sur le trône éternel que nous a préparé
sa Tendresse. Que personne donc,ne s'excuse sur la difficulté de monter si
haut ! car la voie qui nous y mène et la porte qui nous y introduit, sont
ouvertes à tout le monde.
121. L'exemple et le récit des actions admirables que nos pères ont faites
pour y parvenir, doivent nous toucher et nos animer d'une généreuse
émulation.
122. La doctrine céleste dont nous nourrissons nos âmes, est une lumière
capable de dissiper les ténèbres qui pourraient nous dérober la vue du
chemin qui y conduit, de nous y ramener, lorsque nous avons eu le malheur de
le quitter, et de nous éclairer sans cesse au milieu même de l'obscurité.
Celui qui possède le don de discernement, sait trouver la santé dont il a
besoin, et guérir parfaitement son âme de ses maladies.
123. On a coutume d'admirer dans les autres les plus petites choses, pour
deux raisons principales : par une grande ignorance, ou par une profonde
humilité afin de faire connaître et de relever leurs belles actions.
124. Employons toutes nos forces, je ne dis pas pour nous défendre seulement
de nos ennemis spirituels, mais pour les attaquer et leur faire une guerre
ouverte : car celui qui se contente de résister aux démons, tantôt les
blesse et tantôt en est blessé; au lieu que celui qui leur fait une guerre
ouverte, les poursuit à toute outrance.
125. N'oublions pas que nous faisons autant de blessures au démon, nous
remportons de victoires sur nos mauvais penchants, et qu'en agissant
toujours comme si nous étions exposés à leur violence, nous usons d'une
pieuse ruse qui déconcerte notre ennemi et nous rend invincibles.
Un jour un frère craignant Dieu avait été très ignominieusement traité;
cependant il n'en ressentit ni trouble ni émotion, et s'offrit tout entier
au Seigneur dans le secret de son cœur. N'importe, il se mit à pleurer et à
se plaindre des outrages qu'il avait reçus, or par cette démonstration il
cacha la parfaite tranquillité dont il jouissait au fond de son âme. Un
autre moine qui se jugeait réellement indigne d'avoir une des premières
places dans la communauté, feignit néanmoins de la désirer avec ardeur.
Oserai-je ajouter que j'en ai vu un autre, dont la pureté et la chasteté
n'étaient pas suspectes, lequel entra dans un mauvais lieu, comme s'il eût
eu l'intention d'offenser Dieu, et en retira une misérable créature à qui il
fit embrasser la vie religieuse. Un solitaire, à qui un autre solitaire
avait de grand matin apporté un très beau raisin, mangea ce raisin avec une
avidité étonnante, mais sans goût et sans appétit : or il en agit de la
sorte pour faire croire aux démons qu'il était un homme immortifié. Un
autre, ayant perdu quelques dattes, fit semblant tout un jour d'être
sensible à cette perte. Mais ceux qui veulent employer ces moyens pour faire
la guerre au démon, doivent user d'une grande circonspection et d'une rare
prudence; car ils ont à craindre qu'en voulant se jouer de lui, ils ne
deviennent eux-mêmes ses jouets, et certainement ces personnes doivent être
placées parmi celles dont parle l'apôtre lorsqu'il dit : On les considère
comme des séducteurs et des trompeurs, tandis qu'ils ne sont que des amis
sincères de la vérité. (cf. 2 Cor 6,8).
126. Si quelqu'un pense et désire offrir à Dieu un corps chaste et Lui
présenter un cœur pur, qu'il s'applique à pratiquer la patience et la
douceur, la tempérance et la mortification; car sans ces vertus, ses peines
et ses travaux ne lui serviront pas de grand chose.
127. Le soleil de l’intelligence répand dans notre âme des lumières plus ou
moins abondantes et plus ou moins vives, afin qu'elle distingue les objets
spirituels, comme nos yeux distinguent les objets matériels. En effet,
tantôt il nous éclaire par les larmes de la pénitence, qu'il fait répandre
aux yeux de notre corps, tantôt par les gémissements intérieurs qu'il fait
pousser à notre cœur; ici c'est par une sainte joie que la parole de Dieu
excite dans notre âme, qu'il répand en nous sa lumière bienfaisante, là
c'est par le repos et l’obéissance. Mais outre ces différentes manières il
en est une autre toute particulière, secrète et inexplicable : c'est
lorsqu'une âme, par un céleste ravissement, est mise en la présence du
Christ.
128. Nous devons considérer les vertus sous deux rapports et comme filles,
et comme mères. Or tous ceux qui sont doués de sagesse et de prudence, font
tous leurs efforts pour acquérir et pour conserver les vertus-mères, et,
c'est Dieu même qui, par la toute-Puissance de son Esprit, nous fait
connaître les vertus. Quant aux vertus-filles, nous manquerons pas de
maîtres pour nous les apprendre.
129. Nous devons encore bien prendre garde de remplacer par les douceurs du
sommeil les délices dont nous nous privons en jeûnant et en nous mortifiant.
Nous conduire de la sorte, ce serait nous conduire comme des insensés, et la
conduite contraire est une preuve de sagesse.
130. J'ai rencontré quelques serviteurs de Dieu, qui pour quelques raisons,
s’étaient un peu relâchés de leur mortification dans les repas; mais ils
avaient pris la généreuse résolution de passer les nuits dans les veilles et
sans prendre du repos même en s'asseyant. Or par ce moyen ils se punirent si
bien de leur intempérance, qu'ils s'abstinrent ensuite de tout excès dans le
manger, non seulement avec facilité mais encore avec une joie et un
contentement délicieux.
131. Le démon de l'avarice fait souvent une guerre cruelle à ceux qui n’ont
rien. Il ne cesse de les poursuivre. Si, pour eux-mêmes, il ne peut pas leur
faire abandonner la pauvreté, il cherche à les en détourner, en leur
inspirant des sentiments de commisération en faveur des indigents. C'est par
cette tentation délicate et parce prétexte spécieux, que plusieurs personnes
heureusement délivrées de toute affection pour les choses de la terre
auxquelles elles avaient renoncé, se sont rengagées misérablement dans les
affaires tumultueuses du siècle.
132. La vue de nos fautes nous inspire-t-elle la pensée de désespoir,
hâtons-nous de considérer l'ordre que le Seigneur donna autrefois à Pierre :
Il commanda de pardonner jusqu'à soixante-dix-sept fois à celui qui l'aurait
offensé (cf. Mt 18,22). Or celui qui a fait ce précepte à son apôtre, nous a
pardonné et nous pardonnera certainement bien plus souvent. Si, au
contraire, c'est le souvenir et la pensée de nos bonnes œuvres qui nous
enflent le cœur et nous suggèrent des sentiments d'orgueil, opposons à cette
tentation cette parole : Celui qui aura accompli toute la loi spirituelle,
et qui aura manqué à un seul point, par exemple, en se laissant aller à la
vanité, sera puni comme s'il avait manqué à tous (cf. Jac 2,10).
133. Il arrive que les démons aussi méchants qu'ils sont envieux ne se
retirent d'auprès des âmes saintes qu'afin qu'en cessant de leur faire la
guerre, ils les privent des occasions de remporter sur eux de nouvelles
victoires, et d’augmenter leurs mérites et leur trésor.
134. Personne ne doute que ceux qui sont pacifiques ne méritent d'être
appelés heureux; et cependant j'ai vu des gens à qui l'on donnait ce titre,
bien qu'ils eussent mis la désunion et la discorde parmi leurs frères ! En
effet il y avait deux hommes qui s'aimaient l'un l'autre d'un amour criminel
: un père des plus vertueux et des plus éclairés, essaya de les faire
séparer, en leur inspirant une aversion mutuelle. Il y réussit, en disant à
l'un que son ami avait très mal parlé de lui, et en en faisant autant par
rapport à l'autre. C’est ainsi que la sagesse et la prudence de ce bon père
déjouèrent la malice et les rusée du démon, et que, par une espèce de haine
qu'il leur suggéra, il vint à bout de chasser l'amour impur du cœur de ces
malheureux.
135. Il est des personnes qui pour être fidèles à certains points de la loi,
semblent en violer d'autres : c'est ainsi que j'ai remarqué des jeunes gens
qui s'aimaient beaucoup, mais d'une affection pure et chaste, lesquels, afin
de ne pas donner du scandale à leurs frères et ne point blesser leur
conscience, ne laissaient pas d'interrompre le commerce de leur sainte
amitié.
136. Autant le mariage diffère à l’enterrement ainsi l'orgueil est contraire
au désespoir, encore que ces deux vices, par la malice des démons, se
trouvent que quelquefois réunis dans la même personne.
137. Il y a des esprits impurs qui, à notre entrée en religion, s'empressent
de nous interpréter eux-mêmes les saintes Écritures; c'est surtout ce qu'ils
ont coutume de faire à l'égard de ceux qui sont esclaves de la vaine gloire,
et plus encore, à l'égard de ceux qui, dans le monde, ont fait profession
d'étudier les sciences humaines et de vivre selon la prudence du siècle. Le
dessein des démons, en se conduisant ainsi vis-à-vis de ces personnes, c'est
de les faire tomber dans quelque hérésie, ou de leur faire proférer des
blasphèmes. Or dans des circonstances le trouble intérieur de notre âme, une
joie indiscrète et immodérée de notre cœur nous feront connaître que ces
interprétations nous viennent du démon, et qu'elles ne peuvent pas nous
expliquer les paroles sacrées, mais les obscurcir et les profaner.
138. Il est certaines créatures dont Dieu a réglé l'ordre et le principe; il
en est d'autres dont Dieu a pareillement ordonné et réglé le terme et la
fin; mais la vertu a une fin qui est sans fin, selon le psalmiste : J'ai
vu la fin des choses les plus parfaites; mais votre commandement, ô mon
Dieu, est d'une étendue infinie. (Ps 118,96). Or, s'il est des personnes
capables de passer des exercices de la vie active aux vertus et au saint
repos de la vie contemplative; s'il est des cœurs sur lesquels agisse la
charité, et que le Seigneur, selon la pensée du prophète-roi, garde votre
entrée, qui est la crainte de ses jugements, et votre sortie qui est votre
amour pour sa bonté n'est-il pas évident que cet amour de Dieu est sans
bornes et sans fin, puisque nous pouvons toujours y faire de nouveaux
progrès, soit en ce monde, soit dans l'autre où nos lumières recevront sans
cesse des accroissements ? et bien que ce que je vais dire, paraisse un
paradoxe à plusieurs, je n'hésiterai pas, mon bienheureux père, de tirer
cette conséquence de tout ce que je viens de dire, je prononce donc que les
esprits célestes ne demeurent pas, dans le même état et que leur gloire et
leurs connaissances croissent toujours.
139. Ne soyez point étonné si les démons nous inspirent d'abord quelques
bonnes pensées, et qu'ensuite ils les combattent en nous d'une certaine
manière; car ils veulent par là nous faire entendre qu'ils connaissent
parfaitement ce qu'il y a de plus caché dans notre cœur.
140. Soyez prudent et discret dans les censures et les jugements que vous
ferez sur les personnes qui donnent aux autres de nombreuses, belles et
sublimes leçons, et qui les mettent elles-mêmes fort peu en pratique; car il
pourra se faire que les avantages qu'elles procureront à leurs frères,
remplacent les bonnes œuvres qu'elles ne font pas. Ce n'est point, en effet,
au même degré ni de la même manière que nous acquérons et que nous possédons
les biens de l'âme, puisqu'il y en a qui excellent plus dans la parole que
dans l'action, et que dans d'autres, c'est le contraire.
141. Dieu n'est ni l'auteur, ni le créateur du mal; ils se trompent, ceux
qui prétendent que certaines passions sont naturelles à l'âme, ignorant que
nous avons changé en passions les qualités constitutives de notre nature.
Par exemple, la nature nous donne le sperme pour la procréation; mais nous
l'avons perverti l'employant à la luxure. La nature a mis en nous la colère
contre le serpent, mais nous nous en servons contre notre prochain. La
nature nous anime de zèle pour l'émulation dans la vertu, mais c'est pour le
mal que nous en usons. Il y a dans l'âme, du fait de la nature, le désir de
la gloire, mais de celle d'en-haut. Il nous est naturel d'être arrogant,
mais contre les démons. La joie aussi nous est naturelle, mais à cause du
Seigneur et du bien qui arrive à notre prochain. La nature nous a aussi
donné le ressentiment, mais contre les ennemis de l'âme. Nous avons reçu le
désir d'une nourriture agréable, mais non des excès de table.
142. Une âme généreuse excite les démons contre elle. Mais quand les combats
augmentent, les couronnes se multiplient. Celui qui n'a jamais été frappé
par l'ennemi ne sera certainement jamais couronné. Au contraire, celui qui
ne se laisse pas abattre malgré les chutes qui lui adviennent, sera glorifié
par les anges comme bon combattant.
143. Celui qui est demeuré trois jours dans le tombeau, est ressuscité pour
ne plus mourir : c'est pourquoi celui qui, en trois heures différentes, aura
vaincu les tentations, ne sera point exposé à mourir.
144. Si Dieu, afin de nous instruire et de nous corriger, permet que le
Soleil de justice, pour me servir des expressions de David, après s'être
levé dans notre âme, connaisse le moment où il doit se coucher et
disparaître, et lui cause par son absence de profondes ténèbres et une nuit
obscure, et si, pendant cette nuit désolante, lés lions furieux et les
autres bêtes féroces, c'est-à-dire nos passions, reviennent sur nous,
quoique nous les eussions d'abord terrassées et vaincues, font de nouveaux
efforts pour nous enlever la belle espérance que nous avions de la victoire,
et pour nous souiller en nous faisant consentir à de mauvaises pensées, et
commettre des actions criminelles; si enfin notre humilité profonde fait de
nouveau lever sur nous le soleil de lumière, et que toutes ces bêtes
sauvages se rassemblent pour se retirer dans leurs tanières, au dans les
cœurs de ces misérables qui ne se plaisent que dans les voluptés sensuelles,
et ne plus nous inquiéter, alors les démons seront obligés d'avouer, mais à
leur honte, que le Seigneur a fait de si grandes choses en notre faveur
(Ps 103,20-23), et qu'il nous a donne une preuve sensible de sa Bonté et de
sa Bienveillance; pour nous, nous pourrons leur répondre : Oui certainement
le Seigneur a fait de grandes choses, et nous en sommes inondés de joie (Ps
125,2-3). Quant à vous qui aurez souffert cette terrible épreuve de la part
des démons, vous pourrez dire : Voici que le Seigneur montera sur une nuée
légère, c'est-à-dire sur votre âme élevée au dessus de toutes les affections
terrestres, et entrera dans l'Égypte, c'est-à-dire dans un cœur rempli
naguère de ténèbres épaisses, entassées par les vents impétueux des
passions, et toutes les idoles des Égyptiens sont tombées devant sa Face, je
veux dire toutes les mauvaises pensées se sont dissipées. (cf. Is 19,1)
145. Si le Christ n'a pas hésité de prendre la fuite en la présence
d'Hérode, n’était-ce pas pour nous apprendre que les téméraires et les
imprudents ne doivent pas se jeter d'eux-mêmes au milieu des dangers ? En
effet en s'exposant témérairement, ils se rendent indignes que le Seigneur
veille sur eux pour empêcher que leurs pieds ne soient ébranlés par les
efforts de leurs ennemis, et méritent que celui qui est chargé de prendre
soin d'eux, s'endorme et s'assoupisse (cf. Ps 120,3).
146. L'orgueil se mêle avec la magnanimité, à peu près comme le liseron, qui
ressemble assez au lierre, s'entrelace avec le cyprès. Veillons donc sur
nous avec le plus grand soin, et ne négligeons rien pour ne laisser entrer
dans notre esprit aucune pensée, quelque légère qu'elle nous paraisse, qui
soit capable de nous faire croire que nous possédons la moindre vertu, et
que nous ayons fait une seule bonne œuvre de quelque valeur. Or, lorsque
nous éprouverons cette tentation, examinons sérieusement et très
attentivement les propriétés et les marques du bien et de la bonne œuvre que
nous croyons avoir faite : cet examen ne manquera pas, sans doute, de nous
convaincre que nous sommes entièrement dénués de tout bien et de toute
vertu. Cherchez exactement et découvrez quelles sont les passions qui
tyrannisent le plus votre cœur; car cette découverte vous en fera connaître
un grand nombre d'autres que vous ignorez.
147. Or nous les ignorons, précisément parce que nous sommes sous leur
funeste domination, qu'elles nous ont déjà réduits à une déplorable
faiblesse, et qu'elles ont poussé dans notre cœur des racines profondes.
148. Dans les choses qui surpassent absolument nos forces Dieu se contente
de la bonne volonté où nous sommes de les faire; mais il n'en est pas de
même dans celles qui nous sont possibles; sa Bonté exige impérieusement que
nous les fassions. Il est vraiment grand devant Dieu, celui qui fait tout le
bien qu'il peut; mais il est encore plus grand à ses yeux, celui qui, dans
les sentiments d'une humilité sincère, s'efforce de faire plus qu'il ne
peut.
149. Néanmoins nous devons ici nous défier des démons, car souvent ils nous
détournent des choses faciles que nous sommes obligés de faire, pour nous
porter à des choses plus grandes et plus difficiles.
150. Je vois dans la sainte Écriture que Dieu donne des louanges au saint
patriarche Joseph, non pas d'avoir préservé son cœur de toute affection
déréglée, mais avoir fui l'occasion de pécher. Or c'est à nous de voir dans
quelles circonstances et combien de foi nous avons, nous-mêmes, mérité la
récompense réservée à ceux qui fuient l'occasion du péché. Il est une grande
différence entre éviter, jusqu'à l’ombre du péché, et courir après le Soleil
de Justice.
151. Quiconque a le malheur de vivre au milieu des ténèbres de ses passions,
est terriblement exposé à broncher. Or ces bronchades et les chutes qu'elles
lui occasionneront, finiront par lui donner la mort. C'est ordinairement en
buvant de l'eau que les personnes qui ont pris trop de vin, recouvrent
l'usage de la raison qu'elles avaient perdu par de honteux excès; mais c'est
par les larmes sincères de la pénitence que ceux à qui les vapeurs
empoisonnées des passions ont fait perdre les lumières précieuses de la
grâce, peuvent les recouvrer et sortir de cet état lamentable.
152. Se laisser aller à des fautes contre la continence, se livrer à la
dissipation, et se plaire dans les ténèbres, sont trois choses qui ont une
grande différence entre elles. L'abstinence, la mortification et les jeûnes
peuvent nous purifier des péchés que nous avons commis contre la chasteté;
la solitude et la retraite sont capables de nous guérir de la dissipation;
une exacte obéissance et une humble soumission sont très propres à nous
faire haïr les ténèbres et à nous en faire sortir; mais surtout ce sera, la
grâce de Celui qui s'est rendu obéissant pour nous, laquelle pourra nous
délivrer de tous ces maux. 153. Nous pouvons encore ici nous servir de
l'exemple de deux sortes d'ouvriers qui travaillent à nettoyer et à préparer
les étoffes nécessaires pour faire des habits, afin de nous faire comprendre
qu'il y a deux sortes de manières dont doivent se servir ceux qui désirent
ardemment se préparer à mériter et à recevoir les dons célestes. C'est
pourquoi nous appellerons les monastères des fouleries, parce que dans ces
maisons les âmes sont en quelque sorte foulées et purifiées de leurs
souillures, se débarrassent de la rouille des passions, et quittent leur
difformité; nous nommerons lieux où l'on donne la couleur aux laines lavées
et purifiées, la solitude des anachorètes et les cellules des religieux,
parce que c’est là que les personnes qui dans les communautés se sont lavées
des taches que l'incontinence, le souvenir des injures, les mouvements de
colère avaient imprimées sur leur âme, mettent la dernière perfection à leur
sanctification.
154. Il y en a qui disent que les rechutes dans le péché ont coutume
d’arriver, parce qu'on n'a pas fait une pénitence convenable de ses péchés
et proportionnée à la grandeur et au nombre des fautes qu'on avait commises.
Mais peut-on dire qu'ils ont fait une véritable pénitence, tous ceux qui ne
font plus de rechutes ?
155. Voici ce que j'ose dire ici : Les personnes qui font des rechutes dans
le péché, c'est d'un côté, parce qu'elles ont trop et trop tôt oublié les
fautes qu'elles avaient faites; c'est d'un autre côté, parce que leur
paresse et leur lâcheté les ont portées à croire Dieu trop bon et trop
miséricordieux; c'est enfin, parce qu'elles ont désespéré de vaincre leurs
passions et de résister à leurs mauvais penchants; et je ne sais si
quelqu'un ne me blâmera pas d'oser ajouter que quelques-uns de ceux qui
retombent dans le péché, ne font ces rechutes déplorables que parce qu'ils
ne peuvent plus vaincre leurs ennemis, qui les ont soumis au joug de leur
tyrannie, et les ont enchaînés par les liens des mauvaises habitudes qu'ils
ont contractées.
156. On pourrait ici examiner pourquoi notre âme, qui est un pur esprit, ne
peut pas voir les esprits qui sont de la même nature qu'elle, ni connaître
de quelle manière ils reçoivent les impressions des objets. Mais ne
pourrait-on pas prononcer qu'elle ne voit pas les autres esprits, à cause de
son union avec le corps qui lui sert de voile ? Au reste il connaît seul ce
mystère, Celui qui a créé et l'âme et le corps, et qui les a unis ensemble.
157. Un homme des plus éclairés me fit un jour cette question :
Dites-moi, car je désire ardemment de l'apprendre, dites-moi quels sont les
démons qui, en faisant tomber dans le péché, abattent le courage des
personnes qu'ils ont séduites; et quels sont encore les démons qui, après
avoir fait commettre des fautes, enflent le cœur de celles qu'ils ont
corrompues. Mais, comme il me vit très embarrassé de cette question
difficile à résoudre, et que d'ailleurs je lui confessai même avec serment
que je ne pouvais pas répondre, il m'apprit lui-même ce qu'il me demandait :
Je vais donc, me dit-il avec bonté, vous donner quelques exemples
qui vous feront connaître quelques-uns de ces esprits malins, et qui réunis
à vos propres lumières serviront à vous faire discerner les autres.
Les démons qui portent à la luxure, à la colère, à l'intempérance, à la
paresse et à la mollesse, n'ont pas coutume de porter à l'orgueil les
personnes qui se livrent à ces vices déshonorants; mais les démons qui
portent à l'avarice, à la domination, aux honneurs, à la loquacité, ont
l'habitude de faire ajouter péché sur péché, en remplissant le cœur
d'orgueil et de vanité : c'est pour cette raison que le démon qui nous
excite à faire des jugements, téméraires, se réunit avec ces derniers.
158. Un moine qui visite des étrangers ou qui les reçoit lui-même dans
sa cellule, et qui, après s'être entretenu des heures entières et peut-être
tout un jour avec eux, ressent de la tristesse lorsqu'il faut s'en séparer,
au lieu d'éprouver un sentiment intérieur de joie, comme étant délivré d'une
compagnie qui l'empêche de remplir ses devoirs, fait évidemment voir qu'il
est le triste jouet du démon de la vanité ou du démon de l'incontinence.
159. Nous devons avant toute chose faire attention de quel côté vient le
vent de la tentation afin de ne pas enfler les voiles du vaisseau spirituel
de notre âme d'une manière qui lui soit nuisible et contraire.
160. Il n'y a pas de doute que la charité ne doive vous porter à procurer
quelque consolation et quelque adoucissement aux vieillards véritables qui
ont passé de longues années dans les exercices de la vie religieuse et qui
ont usé leur corps dans les jeûnes et les austérités; mais cette même
charité doit vous engager fortement à porter à la pratique de la continence
par tous les moyens possibles, et surtout par la pensée des jugements de
Dieu, de l'éternité et des supplices de l'enfer, les jeunes gens qui, par
les péchés innombrables de leur jeune vie, ont eu le malheur de si fort
maltraiter leurs pauvres âmes.
161. Il est impossible, ainsi que nous l'avons déjà dit, qu'aussitôt après
notre conversion et notre entrée en religion, nous soyons délivrés
parfaitement des mouvements de l'intempérance et des sentiments de la vaine
gloire. Gardons-nous bien de vouloir combattre la vanité avec le luxe et les
délices; car la victoire même que les personnes nouvellement converties
remportent sur la gourmandise, leur inspire des sentiments de vaine gloire.
Servons-nous plutôt de l'abstinence pour combattre et vaincre la vanité; car
l’heure viendra, elle est même arrivée pour ceux qui ont une bonne volonté,
où le Seigneur nous accordera enfin la grâce de soumettre cette funeste
passion.
162. Mais observons ici que ce ne sont pas les mêmes passions qui font la
guerre et aux jeunes gens et aux vieillards qui viennent de se convertir et
de se consacrer au Seigneur dans la religion. En effet ce sont souvent des
passions contraires qui les attaquent les uns et les autres. C'est pourquoi
nous appelons heureuse et doublement heureuse la sainte humilité par
laquelle les vieillards et les jeunes gens trouvent leur salut et la
victoire dans leurs tentations, et qu'ils peuvent facilement trouver et
pratiquer les uns et les autres.
163. Ne vous troublez nullement de ce que je vais dire : on trouve
difficilement et rarement des âmes droites et pures qui soient exemptes de
toute malice, de toute dissimulation et de toute hypocrisie, qui aient une
véritable horreur de la société et des conversations mondaines, qui suivent
avec une constante et exacte fidélité les avis et les conseils d'un bon
directeur, qui méritent de passer de la paix et de la tranquillité de la vie
solitaire et religieuse, qui est un port, au bonheur céleste, et qui
puissent se préserver des souillures, des agitations et des scandales qu'on
rencontre partout, même dans les communautés religieuses.
164. Dieu, pour convertir les hommes voluptueux, se sert ordinairement
d’autres hommes; il emploie le ministère des anges pour la conversion des
gens remplis de ruse et de malice; mais Lui seul peut opérer la conversion
des orgueilleux.
165. Employez en faveur des personnes qui se retirent auprès de vous, cette
espèce de charité qui consiste à les laisser agir; permettez-leur de faire
ce qu'elles veulent, et pendant ce temps-là montrez-leur toujours de la
bienveillance et, un visage gai et joyeux.
166. Néanmoins il faut examiner et connaître de quelle manière vous devez
user de cette indulgence, jusqu'à quel temps et dans quelles circonstances
vous devez et pouvez en faire usage; enfin savoir et pouvoir compter que la
pénitence faite de la sorte, laquelle n'est établie que pour détruire et
anéantir le péché, ne sera pas capable de détruire elle-même les vertus et
la discipline religieuses.
167. Nous avons besoin d'un grand discernement et d'une rare prudence pour
discerner et bien connaître quand nous pouvons cesser ou nous devons
continuer les différents combats que nous soutenons contre la matière et le
foyer du péché; car il peut arriver que, vu notre misérable faiblesse, il
nous soit nécessaire d'éviter le combat, en prenant sagement la fuite, afin
d'éviter la rencontre de nos ennemis, et de ne pas nous exposer à être
vaincus et à périr misérablement.
168. Donnons donc dans ces occasions critiques un soin et une attention
particulières; car quelquefois l'amertume fait avaler le fiel: examinons
sérieusement quels sont les démons qui nous enflent d'orgueil, qui nous
abattent et nous découragent, qui nous endurcissent et nous rendent
insensibles, qui nous consolent et nous caressent, qui nous précipitent dans
les ténèbres et qui font ensuite semblant de nous éclairer, qui nous rendent
stupides et hébétés, spirituels et rusés, qui nous jettent dans une humeur
sombre et triste, et qui nous rétablissent dans le contentement et la joie.
169. Si, dans les commencements de notre retraite et de notre carrière dans
la vie religieuse, nous nous sentons plus agités et plus tourmentés par nos
passions, que lorsque nous étions au milieu du siècle, ne nous en troublons
pas, et n'en soyons même pas étonnés; car il faut qu'il se fasse une grande
commotion dans les humeurs qui nous ont occasionné des maladies pour pouvoir
parvenir à une guérison parfaite. Au reste, quand nous étions dans le monde,
les passions semblables à des animaux sauvages cherchaient l'obscurité, afin
que ne les voyant pas, elles ne nous inspirassent pas de l'horreur.
170. Les démons ont-ils pu faire commettre une faute, une faiblesse aux
personnes qui n'étaient pas éloignées de la perfection; elles doivent s'en
relever courageusement et avec avantage par le moyen de la pénitence, et,
par la pratique des bonnes œuvres, réparer au centuple la perte qu'elles ont
faite. 171. Nous voyons quelquefois que les vents font seulement ondoyer la
mer, et que d'autrefois ils la bouleversent jusque dans ses abîmes; or nous
remarquons les mêmes effets dans nos passions vis-à-vis de nous; car ceux
qui sont exposés à leur fureur, en sont par fois troublés et bouleversés
jusqu'au fond de leur âme; et ceux qui, par la victoire qu'ils ont remportée
sur elles et par les progrès qu'ils ont faits dans la vertu, n'en sont
ordinairement troublés qu'à la surface de leur âme. C'est pourquoi ces
derniers, ayant conservé leur cœur pur et, innocent, rentrent bien vite dans
la paix et le calme d'une bonne conscience.
172. Il n'appartient qu'à ceux qui sont arrivés à la perfection de connaître
et de discerner toujours quelles sont les pensées qui viennent de leur
propre conscience, quelles sont celles qui viennent de Dieu, et quelle qui
viennent des démons; car ces esprits malins et rusés ne nous inspirent pas
toujours des pensées contraires à la piété. Or c'est pour cela que le
discernement que nous devons faire des pensées qui sont leur ouvrage, n'est
pas facile à faire.
173. Concluons que comme nos corps sont éclairés par nos yeux, de même notre
âme est éclairée par les yeux subtils et pénétrants de la discrétion.
BRÈVE RÉCAPITULATION DE TOUT
CE QUI PRÉCÈDE
1. Une foi ferme nous porte efficacement à
renoncer au monde, mais le défaut de foi fait le contraire en nous.
2. L'espérance inébranlable est la porte par laquelle nous chassons de notre
cœur toutes les affections pour les choses de la terre; mais l'absence de
cette vertu opère un effet l’opposé.
3. L'amour de Dieu nous fait généreusement abandonner le siècle, mais
l’indifférence pour le Seigneur nous y retient.
4. L'obéissance est produite par les jugements que nous prononçons contre
nous-mêmes et par le désir de recouvrer la santé de notre âme.
5. La conservation de cette précieuse santé, nous l'obtenons par une
abstinence sévère. C'est la pensée de la mort, c'est le souvenir du fiel et
du vinaigre qu’on présenta au Seigneur sur le Calvaire, qui engendrent en
nous la sainte et salutaire abstinence.
6. La solitude et le repos donnent et conservent la tempérance et la
chasteté. Le jeûne éteint les feux de la concupiscence. La contrition et la
componction sont les ennemis irréconciliables des mauvaises pensées.
7. La foi ainsi que la fuite du monde, donne la mort à l'avarice. La
commisération et la charité sont capables de nous faire exposer notre propre
vie pour soulager nos frères.
8. La paresse trouve son tombeau dans l'exercice continuel et fervent de la
prière. Le souvenir des jugements de Dieu remplit le cœur de ferveur et de
dévotion.
9. L'amour des humiliations exterminent la colère.
10. La psalmodie, la bonté du cœur et l'amour de la pauvreté remplissent
l'âme d'une joie toute céleste.
11. L'insensibilité pour les choses sensibles et corporelles nous fait
sentir et goûter les choses spirituelles.
12. Le silence et la retrait sont les heureux bourreaux de la vaine gloire;
et si vous êtes dans une communauté religieuse, c'est l'amour des mépris.
13. L’abaissement et l’avilissement extérieur peuvent bien nous guérir
extérieurement de l'orgueil; mais Dieu, qui est avant tous les siècles, peut
seul nous en guérir intérieurement.
14. Le cerf, dit-on, lève le venin de tous les animaux qui en ont, et
l'humilité consume et fait disparaître le venin de toutes les mauvaises
pensées.
15. Les choses créées et sensibles que nous voyons, servent à nous faire
connaître les choses spirituelles que nous ne voyons pas.
16. Comme il est impossible que le serpent se dépouille de sa vieille peau,
s'il ne passe par quelque ouverture fort étroite; de même il nous est
impossible de nous corriger de nos mauvaises habitudes, de renouveler la
jeunesse de notre âme, de nous débarrasser de la tunique du vieil homme, si
nous ne passons nous-mêmes par le sentier étroit et difficile du jeûne, des
mépris et des humiliations.
17. Ainsi, comme les oiseaux chargés de chair et de graisse ne peuvent
s'élever fort haut dans les airs, ainsi en est-il de celui qui nourrit et
flatte sa chair.
18. Ainsi, comme la boue desséchée ne peut plus servir aux porcs pour s'y
vautrer; de même notre chair fanée et séchée par les jeûnes et les
austérités n'est plus propre à servir de retraite et de repaire aux démons.
19. Comme une trop grande quantité de bois vert étouffe les flammes et donne
beaucoup de fumée; de même une tristesse portée à l'excès remplit l'âme,
pour ainsi dire, de fumée et de ténèbres, et fait tarir la source des
larmes.
20. Comme un aveugle ne sera pas capable de réussir en tirant au blanc; de
même un disciple qui résiste à son supérieur et lui fait des reproches, ne
pourra que périr d'une manière pitoyable.
21. Comme une pièce de fer qui est en bon état, peut en éguiser une autre
qui n'est pas également bonne; de même un moine fervent est dans le cas de
préserver bien des fois de la damnation éternelle un religieux lâche et
paresseux.
22. Comme des œufs qu'on fait couver dans un lieu chaud et caché, donnent
des petits; de même des pensées tenues bien, soigneusement cachées,
finissent ordinairement par produire des actions, et se manifestent de la
sorte.
23. Comme les chevaux coureurs s'animent les uns les autres à la course; de
même les religieux qui vivent ensemble sous la même règle, s'excitent
mutuellement à la pratique des vertus et de la discipline.
24. Comme les nuages cachent le soleil et obscurcissent l'éclat de sa
lumière; de même les mauvaises pensées obscurcissent les lumières de notre
âme, et l'exposent à s'égarer et à se perdre.
25. Comme un criminel condamné à la peine capitale ne s'amuse pas, en
partant pour le lieu de l'exécution, à parler d'amusements et de spectacles;
de même une personne vraiment affligée de ses fautes ne s'occupe pas sur la
terre à contenter ses inclinations pour l'intempérance et la bonne chère.
26. Comme les pauvres, en voyant les grands trésors du roi, connaissent et
sentent plus vivement leur misère; de même une âme qui contemple les
admirables vertus des saints, devient plus humble et se confond davantage à
la vue de son indigence spirituelle.
27. Comme l'aimant par la force de sa nature attire le fer à lui; de même
les hommes qui se sont laissé corrompre et dominer par de mauvaises
habitudes, en sont violemment entraînés au péché.
28. Comme l'huile calme la mer, quelque furieuse qu'elle soit; de même,
quelque violentes que puissent être les ardeurs de la concupiscence, elles
seront incapables de résister à la vertu du jeûne et de la mortification.
29. Comme les eaux pressées dans des canaux étroits s'élèvent en l'air avec
impétuosité; de même une âme environnée et pressée de dangers s’élance avec
force vers Dieu par les saintes larmes de la pénitence, et obtient son
salut.
30. Comme celui qui porte des parfums, malgré lui le fait savoir aux autres,
à cause de l'odeur suave qu'ils répandent, de même une personne qui possède
l'esprit de Dieu, malgré elle le fait connaître aux autres et par ses
actions et par son humilité.
31. Comme le soleil rend l’or visible en le faisant scintiller, ainsi la
vertu signale celui qui la possède.
32. Comme les vents impétueux suscitent des tempêtes effrayantes sur la mer;
de même la passion de la colère, bien plus que les autres passions, excite
de furieuses tempêtes dans une âme, et la trouble.
33. Comme les choses qu'on n'a pas vues, donnent peu de désir de les
posséder, quoiqu'on en ait entendu parler; de même celui qui a conservé son
corps pur et chaste ne pense pas aux plaisirs des sens, et vit dans un grand
contentement.
34. Comme les voleurs ne fréquentent pas les lieux où ils savent qu'on garde
les armes de l'État; de même les démons ne s'avisent pas de faire des vois
aux personnes qu'ils savent être continuellement armées de la prière.
35. Comme il n'est pas possible que le feu produise la neige; de même il
n'est pas possible qu'un homme qui n'a de l'ardeur que pour les choses de la
terre, puisse mériter la gloire céleste.
36. Comme une légère étincelle peut mettre le feu à une immense forêt et la
réduire en cendres; de même une seule bonne action peut effacer et anéantir
un grand nombre de fautes considérables.
37. Comme vous ne pourrez pas sans de bonnes armes exterminer les animaux
féroces; de même il vous sera de toute impossibilité de vaincre et
d'exterminer la colère, si vous n'êtes pas armé de l'humilité.
38. Comme personne par un autre moyen naturel ne peut conserver la vie,
qu'en mangeant et en buvant; de même on ne saurait conserver la vie de l’âme
que par la vigilance et la persévérance dans la vertu.
39. Comme les rayons du soleil, en pénétrant dans un appartement,
l'éclairent et y font distinguer les plus petits objets; de même la crainte
de Dieu dans un cœur, tout en l'éclairant, lui fait voir les taches que les
péchés y ont faites.
40. Comme il est facile de prendre les écrevisses, à cause de leurs
mouvements, tantôt en avant, tantôt en arrière; de même une âme qui se livre
à une joie immodérée et aux pleurs, à la pénitence de ses péchés et aux
douceurs d'une vie molle et efféminée, se laisse prendre au démon, perd le
fruit de ses travaux, et périt.
41. Comme on peut facilement tout enlever aux personnes qui sont plongées
dans le sommeil; de même ceux qui sont comme assoupis par les vapeurs du
siècle dont ils suivent les maximes, ouvrent toutes les avenues de leur cœur
aux voleurs des âmes et aux meurtriers des bonnes œuvres.
42. Comme un homme qui combat contre un lion furieux, ne saurait détourner
les yeux de cet ennemi dangereux, sans s'exposer à être dévoré; de même
celui qui combat contre sa propre chair ne peut détourner ailleurs les yeux
de son attention et de sa vigilance, sans se mettre dans un péril éminent de
se perdre pour l'éternité.
43. Comme les personnes qui montent sur une échelle pourri, mettent leur vie
en danger; de même les dignités, la gloire, la puissance et l'autorité,
lesquelles sont autant d'ennemis de l'humilité et d'échelons vraiment
pourris, mettent ceux qui les possèdent dans le cas de se perdre
éternellement.
44. Comme celui qui est dévoré par la faim, pense nécessairement au pain; de
même les gens qui désirent avec une véritable ardeur de parvenir au salut,
pensent de toute nécessité à la mort et aux jugements du Seigneur.
45. Comme l'eau sert pour effacer les lettres, de même les larmes de la
pénitence servent à nous purifier de nos péchés.
46. Si pour effacer des lettres, nous n’avons pas d'eau, nous employons
d'autres moyens; or nous en agissons de même par rapport à nos péchés: à la
place des larmes, nous nous servons de soupirs, de gémissements et d'une
vive contrition.
47. Comme un gros tas de fumier engendre une quantité prodigieuse de vers de
toute espèce; de même une grande quantité de nourriture produit en nous une
multitude innombrable d'iniquités, de mauvaises pensées et de songes
déshonnêtes.
48. Comme un aveugle n’y voit pas marcher, ainsi le paresseux ne peut ni
voir le bien, ni le faire.
49. Comme celui qui a les pieds enchaînés ne peuvent marcher que fort
difficilement; de même celles qui entassent trésor sur trésor, se mettent
dans le cas de ne pouvoir arriver au royaume des cieux.
50. Comme une plaie récente peut facilement se guérir; de même, par un
principe contraire, les plaies invétérées de l'âme se guérissent
difficilement, lors même qu'elles sont susceptibles de guérison.
51. Comme une personne que la mort a frappée, ne peut absolument plus
marcher; de même il est impossible que celle qui désespère de son salut,
puisse, tant qu'elle sera dans ce misérable état, sauver son âme.
52. Un homme qui soutient qu'il professe la vraie foi, et qui néanmoins
tombe sans cesse dans le péché, ne ressemble que trop à une personne qui n'a
point d'yeux.
53. Un homme qui n'a pas la foi et qui néanmoins fait des bonnes œuvres, à
un insensé qui tire de l'eau pour la mettre dans un vase percé de tout côté.
54. Comme une barque dirigée par un pilote expérimenté et protégée du ciel,
arrive heureusement au port; de même une âme, quoiqu'elle ait eu le malheur
dans un temps de tomber dans un grand nombre de péchés, dirigée et conduite
par un directeur plein de sagesse, de lumières et de prudence, arrivera
facilement au port du salut, et obtiendra le ciel.
55. Comme un voyageur, s'il n'a point de guide, quelque réfléchi qu'il soit,
perdra souvent son chemin et s'égarera; de même un religieux qui vit et se
conduit par lui-même s'égarera et se perdra, quelque parfaite que soit en
lui la sagesse mondaine dont il est doué.
56. Que celui qui a fait des fautes énormes, et qui, à cause des infirmités
corporelles, ne peut pas supporter les rigueurs de la pénitence, marche
exactement dans les voies de l'humilité; qu'il suive en tout l'esprit et les
sentiments qui sont propres à cette vertu, car il n’y a pas pour lui d'autre
moyen capable de le faire parvenir au salut.
57. Comme celui qui a souffert une maladie longue et grave, ne peut pas
recouvrer en un instant une santé parfaite; de même le pécheur qui, pendant
longtemps a été sous la servitude des passions, ou même d'une seule, ne s'en
délivre pas tout d'un coup.
58. Considérez donc attentivement et le vice et la vertu, et vous
découvrirez les progrès que vous aurez faits pour vous corriger de l'un et
pour acquérir l'autre.
59. Comme ceux qui échangent de l'or avec de la boue, ne font pas un
échange, mais une perte réelle; de même les personnes qui parlent des choses
spirituelles de la même manière que des choses mondaines, afin d'en tirer
vanité, font une perte essentielle.
60. Si nous pouvons dire que des pécheurs ont reçu de suite le pardon de
leurs péchés, nous nous garderons bien d'affirmer qu'il y ait eu des
personnes qui soient parvenues de la sorte à l’impassibilité : car c'est une
faveur qu'on n'obtient qu'après bien du temps et des travaux, et par une
grâce particulière de Dieu.
61. Observons avec une grande attention quelles sont les bêtes sauvages et
quels sont les oiseaux qui cherchent à enlever de nos cœurs la semence de la
grâce, soit avant qu'elle y ait germé, soit lorsqu'elle est en herbe, soit
enfin quand ses fruits sont arrivés à la maturité, et tâchons de leur tendre
aussi exactement des pièges qu'ils nous en tendent à nous-mêmes, et de les
faire tomber dans nos filets, au lieu de nous laisser prendre aux leurs.
62. Si donc il est impie et injuste pour un malade de mettre fin à ses jours
pour terminer les douleurs cruelles que lui fait souffrir une fièvre
ardente, il est pareillement impie et injuste pour un pécheur, tant qu'il a
un souffle de vie, de se précipiter dans les horreurs du désespoir.
63. Et s'il est honteux à un homme qui vient de rendre les derniers devoirs
à son père, de passer des bords de son tombeau dans une salle de noces
bruyantes; il est également honteux à un pécheur qui gémit et pleure sur de
nombreuses prévarications, de rechercher les honneurs, les plaisirs et, la
gloire de la vie présente.
64. Les maisons où logent les citoyens, ne sont pas faites de la même
manière que celles où les prisonniers et les criminels sont renfermés; ne
faut-il pas aussi que la manière de vivre des personnes qui font pénitence
de leurs péchés, soit différente de la manière de vivre de celles qui,
pendant leur vie, n'ont jamais eu le malheur de souiller leur conscience par
une faute mortelle ?
65. Un grand général se garde bien de congédier un soldat qui porte
d'honorables blessures; mais il l'élève en dignité, afin de se servir
avantageusement de son courage et de sa bravoure contre les ennemis de
l'État. Or c'est ainsi qu'en agit le Roi des rois vis-à-vis d'un religieux
qui a soutenu avec valeur des grands combats contre les démons.
66. La sensibilité est une chose qui est propre à notre âme; mais le péché
frappe ce sentiment à coups redoublés et le couvre de honteux soufflets.
C'est ce sentiment précieux qui dans notre conscience nourrit ou diminue la
paix ou le remords; mais c'est la conscience elle-même qui donne naissance
aux remords, et c'est la conscience que dirige et réprimande l'ange gardien
que Dieu nous a donné dans notre baptême. C'est pour cette raison que nous
voyons que les personnes qui n'ont pas reçu ce sacrement, n'éprouvent pas
autant et d'aussi grands remords, lorsqu'elles commettent de mauvaises
actions.
67. À mesure qu'on cesse de tomber dans le péché, on se déshabitue de le
commettre. Or ce désistement du péché devient le commencement de la
pénitence; le commencement de la pénitence,le commencement du salut; le
commencement du salut, la résolution de bien vivre; la résolution de bien
vivre, le commencement des travaux; le commencement des travaux, le
commencement des vertus; le commencement des vertus, le commencement de la
fleur des vertus; le commencement de la fleur des vertus, le commencement de
la bonne volonté; le commencement de la bonne volonté, le commencement à
l'habitude de la vertu; le commencement de l'habitude de la vertu, le
commencement de la crainte de Dieu; le commencement de la crainte de Dieu,
le commencement de la fidélité à observer les commandements du Seigneur; le
commencement de la fidélité à observer les commandements de Dieu, le
commencement de l'amour du Seigneur; le commencement de l'amour du Seigneur,
le commencement d'une profonde humilité; le commencement d'une profonde
humilité le commencement de la paix souveraine du cœur; et le commencement
de la paix souveraine de l’âme devient la perfection de la charité. Or cette
perfection de la charité est elle-même cette sainte et parfaite amitié dont
Dieu honorera tous ceux qui, étant délivrés de toute affection déréglée,
posséderont leur cœur dans la pureté. car, ils verront Dieu (cf. Mt 5,8). À
Lui gloire et honneur dans les siècles. Amen.
VINGT-SEPTIÈME
DEGRÉ
Du repos
sacré du corps et de l'âme, ou de la vie érémitique et solitaire.
1. C’est sans doute le honteux esclavage de mes
passions tyranniques et les maux qu'elles m'ont fait souffrir, qui m'ont
appris les ruses méchantes, la conduite malicieuse, la domination cruelle et
les tromperies désolantes des démons. Mais heureusement tous les hommes
n'éprouvent pas le même malheur; car il en est qui ont une connaissance
pleine et entière des artifices de ces esprits de ténèbres, par la Présence
intérieure du saint Esprit, qui les éclaire de ses divines lumières, après
les avoir préservés de leurs pièges et de leurs embûches; et il y a une bien
grande différence entre une personne qui juge de la joie et du contentement
que procure la santé après une longue et douloureuse maladie, et une autre
personne qui juge des douleurs qu'on doit souffrir dans une maladie, par la
joie qu'elle éprouve dans la santé.
Nous trouvant donc parmi les gens à qui la maladie a fait perdre les forces,
nous craignons avec raison de vous parler du port tranquille et heureux de
la solitude. Au reste nous savons très bien qu'il n'y a pas de communauté,
quelque sainte et régulière qu'elle soit, où, semblable à un chien affamé
auprès de la table de son maître, le démon ne se trouve et ne soit
continuellement aux aguets pour surprendre une âme et l'emporter dans un
lieu secret et caché, afin de la dévorer à son loisir. Ainsi, afin de ne pas
favoriser le démon et de ne pas donner occasion à des téméraires d'être
dévorés par ce chien enragé, je dois déclarer ici que je ne parlerai pas de
la paix ni du repos de la solitude aux personnes qui, dans les combats
qu'elles soutiennent sous les étendards de notre Roi, montrent tant de
force, de courage et de constance; je me contenterai de leur dire que leurs
couronnes et leurs récompenses ne seront pas inférieures à celles qui seront
accordées à ceux qui, pour l'amour de Dieu, vivent dans la solitude des
déserts. Néanmoins pour que personne n'ait à se plaindre et à murmurer de ce
que nous n'aurions pas parlé de la vie érémitique et de ses avantages, nous
en dirons quelque chose, mais avec réserve.
2. Le repos du corps, dont il s'agit ici, consiste dans la connaissance et
l'arrangement de tous ses mouvements et de tous ses sens selon la raison
éclairée et dirigée par la foi. Le repos de l'âme est la connaissance de ses
opérations spirituelles et une application calme et inviolable au saint
exercice de l'oraison.
3. Le véritable ami de la vie érémitique forme des résolutions fortes et
inébranlables, veille sans cesse à la porte de son cœur pour en interdire
l'entrée à toutes les mauvaises pensées ou pour les y étouffer. Il doit
sûrement me comprendre, celui qui est arrivé à ce précieux repos du cœur;
mais il est bien loin de savoir en quoi consistent la paix et la
tranquillité de l'âme, celui qui ne fait que d'entrer dans les voies de la
piété, et qui n'en a pu encore goûter ni savourer les merveilleuses
douceurs. Le solitaire prudent et expérimenté n’a pas besoin qu'on lui
adresse de longs discours est assez éclairé par les bonnes actions de sa
vie.
4. Le premier degré de la vie érémitique consiste à éloigner tout ce qui est
capable de causer des distractions à l'âme et de troubler la paix du cœur;
et la perfection de cette vie, à ne plus rien craindre et à demeurer
immobile et insensible au milieu des plus grands sujets de trouble et de
distraction.
5. Celui qui veut avancer dans les voies de cette bienheureuse vie, se plaît
singulièrement à garder le silence, à pratiquer la douceur et à faire
constamment se son cœur le sanctuaire de la charité.
6. Quiconque n'aime pas à parler, se livre très difficilement à la colère,
tandis qu'un grand parleur sera souvent et très facilement esclave de cette
passion fougueuse.
7. Le vrai solitaire s'efforce de tenir renfermée et comme en prison dans
son propre corps la substance incorporelle de son âme — suprême paradoxe.
8. Le chat, afin de prendre quelques rats, use de mille ruses et d'une
grande attention; le solitaire doit employer toutes les ressources de son
esprit et la plus grande vigilance pour prendre le démon, qui est un bien
mauvais rat. Que cette. comparaison, je vous prie, ne vous paraisse pas
méprisable, ou bien, je suis obligé de vous dire que vous ignorez pleinement
en quoi consiste la vie érémitique.
9. Le religieux qui vit dans la solitude, est bien différent du religieux
qui vit dans une communauté. Le solitaire doit jeûner beaucoup, avoir
beaucoup de force d'esprit et un grand courage pour persévérer; car il n'a
que son ange gardien pour le secourir et le protéger; tandis que le cénobite
peut encore recevoir des secours de ses frères.
10. Les esprits célestes prennent plaisir de rester et d'agir avec un bon
anachorète; mais peut-on en dire autant d'un mauvais solitaire ?
11. Elle est immense la profondeur des mystères de la foi; c'est un abîme
sans fond. Qui voudrait y pénétrer, ne saurait le faire sans s'exposer
évidemment à se perdre.
12. La cellule d'un solitaire renferme son corps, et son corps renferme le
principe de ses pensées.
13. Quiconque, se trouvant encore agité par des passions insolentes, ose
embrasser la vie érémitique, je le compare à un insensé qui, voyageant sur
mer, sauterait au milieu des flots dans l'espérance qu'une simple planche
sera capable de le faire arriver heureusement au port.
14. Ceux donc qui ont à combattre une chair rebelle, ne peuvent pas encore
se retirer dans la solitude. Il faut qu'ils attendent un temps plus
favorable; et quand même ce temps arriverait, ils auraient besoin d'y
trouver un conducteur prudent, sage et pieux. En effet pour embrasser une
vie si parfaite, il faut avoir la vertu et les forces des anges, et l'on
comprend bien qu'en parlant de la sorte, je n'ai en vue que la vie
solitaire, qui consiste autant dans le corps que dans l’esprit, et qui
sépare absolument de toute société humaine.
15. Le solitaire relâché ne craindra pas d'employer le mensonge pour faire
croire aux autres, par des paroles obscures et à double sens, qu'ils doivent
l'engager à sortir de la solitude; mais à peine a-t-il abandonné sa cellule,
qu'il s'en prend au démon. Le malheureux ! ne devrait-il pas savoir que
lui-même a été, son propre démon ?
16. J'ai vu des anachorètes qui, dans le désert, contentaient admirablement
bien le désir ardent qu'ils avaient de plaire à Dieu par des moyens
extraordinaires, constants et mille fois répétés : aussi ajoutaient-ils sans
cesse de nouvelles flammes à leur amour pour Dieu, de nouvelles ardeurs à
leur piété et à leur ferveur, et une nouvelle vivacité de désir à la
première.
17. Un vrai solitaire est un ange terrestre qui, par sa vigilance et sa
ferveur, bannit de ses prières et de ses amoureuses communications avec Dieu
toute espèce de négligence et de tiédeur.
18. Il peut heureusement dire toujours à Dieu : Mon cœur est prêt, ô mon
Dieu, mon cœur est prêt. (Ps 56,8); ou bien encore : Je dors, mais mon
cœur veille. (Can 5,2)
19. Fermez exactement la porte de votre cellule à votre corps, la porte de
votre langue aux paroles, et la porte de votre intérieur au démon.
20. La sérénité et les ardeurs du soleil à midi font connaître la patience
du matelot; et la privation des choses nécessaires à la vie démontre la
constance de l'anachorète à souffrir, car le matelot fatigué par les rayons
brûlants du soleil, se jette au milieu de l'eau pour se rafraîchir; et le
solitaire battu par l'ennui que lui cause la solitude, se précipite au
milieu de la foules, afin d'y trouver la dissipation.
21. Ne crains pas, mais regardez comme des jeux ces orages que les démons
suscitent autour de vous. La véritable pénitence ne sait ni craindre ni
trembler.
22. Tous ceux qui ont coutume de faire leurs prières dans les dispositions
requises, parlent à Dieu de la même manière qu'un favori parle à son
souverain; mais les personnes qui ne prient que de bouche, sont semblables à
des gens qui, tandis que leur roi tient son conseil, se jetteraient à ses
pieds; et celles qui prient étant encore dans le siècle, ressemblent à des
hommes qui présentent des requêtes à leur prince au milieu du tumulte de
tout un peuple. Or vous comprendrez facilement la portée de ces
comparaisons, si vous avez le bonheur de connaître la vraie manière de bien
prier.
23. Ayez soin de vous tenir sur la partie la plus élevée de vous-même pour
voir comment, quand, et d'où viennent les voleurs qui désirent ravager la
vigne spirituelle de votre âme, et pour connaître combien ils sont nombreux.
24. Une âme fatiguée des exercices de piété saura bien se rétablir et vaquer
à la prière, et puis après reprendre ses exercices spirituels avec une
ardeur toute nouvelle.
25. Un homme qui avait lui-même éprouvé tout ce que je viens de dire, avait
pris la résolution d'en parler avec soin et exactitude; mais il craignit
qu'en le faisant, il ne diminuât l'ardeur des personnes qui se présentaient
au combat remplies de zèle et de courage, et que par le bruit de ses paroles
il n'effrayât celles qui marchaient généreusement dans le chemin de la
perfection.
26. Quiconque parle de la vie solitaire avec exactitude et connaissance,
s’attire par là même la haine des démons; car il fait discerner les moyens
artificieux dont ces misérables se servent pour perdre les âmes.
27. L'anachorète plein de ferveur pénètre dans les secrets jugements du
Seigneur; mais il ne reçoit cette faveur éminente qu'après avoir combattu et
vaincu mille tentations diverses, triomphé des démons dans un très grand
nombre de combats, chassé loin de lui tout trouble et toute agitation, et
nous pourrions ajouter après avoir été comme mondé et accablé sous le poids
de ces terribles épreuves. C'est, si je ne me trompe, ce que le grand apôtre
Paul nous montre lui-même par son exemple. En effet aurait-il jamais connu
les secrets ineffables qui lui furent révélés, si auparavant il n'avait été
transporté dans le ciel, comme dans un lieu d'un repos parfait ? (cf. 2 Cor
12,4).
28. Dieu fera donc entendre de grandes choses à celui qui mènera dans la
solitude une vie angélique. C'est pourquoi nous voyons dans le livre de Job
cet homme très sage, parlant au nom de ce repos sacré et sage de la
solitude, prononce cette sentence : Est-ce que le Seigneur ne fera pas
entendre à mes oreilles des choses extraordinaires ? (Job 4,12-18)
29. Il pratique réellement bien les devoirs de la vie érémitique, celui qui,
sans haine, évite leur rencontre avec autant de soin que les autres en
mettent pour la rechercher. Or il n'agit de la sorte, qu'afin de conserver
les douceurs célestes qu'il a le bonheur de goûter.
30. Voulez-vous sortir du monde pour aller dans la solitude, défaites-vous
promptement de tout ce qui peut encore vous attacher au siècle; distribuez
vos biens aux pauvres, car, pour les vendre, il vous faudrait du temps;
donnez-les surtout aux moines qui sont pauvres, afin qu'ils unissent leurs
prières aux vôtres, et que vous puissiez obtenir la grâce d'embrasser
dignement la vie solitaire. Prenez ensuite votre croix, et portez-la en
accomplissant fidèlement tous les devoirs que vous impose la sainte
obéissance. Soutenez courageusement le fardeau que vous vous serez vous-même
imposé en renonçant d'une manière parfaite à votre propre volonté : Venez et
suivez-moi, et je vous conduirai à ce bienheureux repos, à cette sainte
familiarité et à cette ineffable union avec Dieu, et je vous enseignerai les
exercices et la manière de vivre des puissances célestes. Or, comme les
anges ne se lasseront jamais pendant les siècles éternels de chanter les
louanges de Dieu; de même une personne qui est entrée dans le paradis de la
solitude, ne cessera de célébrer la gloire de son créateur, de son
bienfaiteur.
Les pures intelligences ne se mettent pas en peine des besoins corporels,
puisqu'elles n'ont point de corps; les hommes qui sont, pour ainsi dire,
sans corps, quoique avec un corps, ne conservent aucune inquiétude sur leurs
nécessités corporelles. Les anges n'ont que faire de prendre de la
nourriture, et les religieux dans la solitude la prennent sans sentiment de
plaisir. Les anges méprisent l'or et les richesses, et les solitaires à ce
mépris ajoutent encore le mépris des persécutions que leur font les démons.
Les esprits célestes ne sont point touchés ni émus par l'amour des choses
visibles, et les anachorètes, dont le corps, est sur la terre, mais dont le
cœur est dans le ciel, sont également insensibles à toutes ces choses :
toute leur estime et toute leur affection sont pour les biens célestes. Les
anges feront toujours des progrès dans l'amour de Dieu, et les solitaires ne
cesseront pas de marcher sur leurs traces. Les béatitudes célestes
n'ignorent pas que leurs progrès dans l'amour de Dieu augmentent leurs
richesses et leurs trésors, et les anachorètes savent fort bien qu'ils
croissent dans la grâce de Dieu, à mesure qu'ils croissent en amour pour Lui
et en ferveur. Enfin ces fervents religieux ne s'arrêteront jamais, mais
feront tous leurs efforts pour parvenir le plus qu'ils pourront à la
perfection des séraphins, et n'auront de repos que lorsqu'ils seront devenus
eux-mêmes de nouveaux anges. Heureux celui qui espère de jouir d'un si grand
bonheur ! Mais trois fois heureux celui qui, devenu ange dans le ciel, y
possède le bonheur pour lequel il soupirait avec tant d'ardeur sur la terre
!
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