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PREMIÈRE CONSIDÉRATION
DES VISITÉS ET DES
CONVERSATIONS
Il y a deux sortes de visites : les unes sont nécessaires,
les autres ne le sont point, Il faut rendre les nécessaires, il faut régler les
volontaires ; c'est-à-dire qu'elles doivent être rares, courtes, utiles et
modestes.
I - Les visites doivent être rares.
La solitude est un si grand bien qu'il ne la faut jamais
quitter que pour quelque chose de meilleur. Elle nous préserve du vice, nous
avance à la vertu, et nous unit à Dieu. Ce qu'a dit le Philosophe est véritable,
que lorsqu'on a conversé avec les hommes, on s'en retourne moins homme qu'on
était auparavant. Nous ne fréquentons que ceux que nous aimons, nous devenons
semblables à ceux que nous fréquentons ; et où trouvera-t-on dans le monde des
gens de bien qui aiment à se produire et à converser ? Je ne sais, disait un
saint homme, comment un coeur peut se remplir de Dieu et du monde : le mien est
si petit et si étroit que lorsque l'un y entre, il faut que l'autre sorte.
On ne voit presque dans les compagnies que de mauvais
exemples, on n'y entend que de mauvais discours. Que gagnerez-vous à visiter ?
Peut-on toucher une personne sale sans se salir, et manier du feu sans se brûler
? Et cependant, dit saint Bernard, cela est plus facile que d'être bon parmi les
méchants, et de conserver son innocence parmi les occasions du vice.
L'exemple est puissant, la nature est fragile ; l'amour vient
de la ressemblance, la conversation de l'amour ; et si vous fréquentez les gens
du monde, ou vous êtes mondain, ou vous le deviendrez bientôt. Comment
résisterez-vous au torrent de la coutume et de l'exemple ? Avez-vous assez de
résolution pour empêcher les médisances, pour arrêter les mauvais discours, et
pour en substituer de bons ? Qui vous pourra souffrir dans les compagnies si
vous ne pouvez rien souffrir ? Et en quelle conscience pourrez-vous souffrir que
Dieu soit offensé en votre présence, la vertu décriée, le vice autorisé,
l'honneur et la réputation de votre prochain déchirée ?
Vous voulez faire, dites-vous, du bien aux autres. Je vous
conseille de commencer par vous-même. Il n'y a que celui qui a un pied ferme
dans la solitude, qui puisse, comme le compas, décrire un cercle et une figure
sans sortir de son centre. Jamais nous ne conversons que nous ne donnions du
nôtre, et que nous ne prenions des autres : nous donnons ce que nous avons de
bien, et nous prenons ce qu'ils ont de mal.
On ne devient pas sain pour fréquenter ceux qui sont sains ;
mais on devient malade en fréquentant ceux qui sont malades. Il est vrai qu'on
profite beaucoup en la compagnie des gens de bien ; mais il est bien plus aisé
de se pervertir avec les méchants, d'autant que le mal est contagieux de sa
nature, et se communique plus facilement que le bien.
Comment sera bon aux autres celui qui est méchant à soi-même
? Comment profiterez-vous au prochain si vous n'avez pas soin de votre
perfection ? Vous voulez être tout à tous, et les loger dans votre sein ? Hé !
que votre charité, répond saint Bernard, ait toute son étendue. Ne sortez pas de
votre maison pour y loger tout le monde. Si vous êtes tout à tous, soyez quelque
chose à vous-même. Si vous vous donnez à tous, est-il juste que vous vous
refusiez à vous-même ! Et si tout le monde vous possède, pourquoi ne vous
posséderez vous pas vous-même? Demeurez chez vous si la charité ne vous en
tire, et par-dessus tous les hommes, aimez le fils unique de votre mère.
Si les compagnies vous sont dangereuses et vous font offenser
Dieu ; si votre coeur se dissipe et a de la peine à retourner chez soi ; si vous
visitez des personnes de différent sexe ; si vous n'y êtes point appelé par le
devoir de votre charge ; si rien ne vous y porte que la vanité, que la
curiosité, que le plaisir, que la sympathie, que l'humeur, que l'inclination,
que le désir de voir et d'être vu, d'aimer et d'être aimé, de consoler et d'être
consolé, d'entretenir et d'être entretenu, vous êtes obligé de rompre ces
conversations, de fuir ces commerces et ces visites.
Ne vous fiez point à votre vertu ; c'est une cire molle qui
se fondra auprès du feu. C'est un bouclier de verre, que le premier trait de la
tentation mettra en pièces. Le démon est puissant dans l'occasion, la grâce y
est faible, le coeur lâche, les passions furieuses, les objets attrayants,
l'inclination au mal forte et violente ; sans miracle vous périrez. Quel moyen
de ne point gagner la peste, conversant avec des pestiférés ? Je ne crains rien
tant que votre assurance. Tout est à craindre à celui qui ne craint rien.
Il - Elles doivent êtres courtes.
Si vous êtes obligé de converser, ne quittez jamais votre
solitude que comme la pierre quitte son centre, et l'aimant son pôle. Ayez
toujours un poids et une inclination à y retourner. Que vos visites et vos
conversations soient courtes, et s'il faut perdre du temps en ces sortes de
devoirs, perdez-en le moins que vous pourrez.
Je ne sache point de gens plus incommodes et qui soient plus
à charge à tout le monde, que ceux qui s'1nlaginent ne l'être point. Ils se
rendent insupportables par la longueur de leurs discours, et poussent à bout la
patience de ceux qu'ils visitent. Quel moyen de parler si longtemps et de bien
parler ? De quoi peut-on s'entretenir l'espace de plusieurs heures, qui puisse
plaire à un esprit raisonnable, ou ne pas offenser un esprit religieux ?
Je me défie de toutes ces longues conversations. Il y a peu
de gens qui puissent longtemps parler de Dieu comme il faut, peu qui se plaisent
à en entendre parler. Croyez-moi, Dieu sera plus satisfait de vous voir chez
vous que de vous entendre parler de lui, principalement avec des personnes de
différent sexe. On sait ce que produisent ordinairement ces beaux entretiens qui
commencent par l'esprit, comme dit saint Paul, et qui finissent par la chair.
En bonne foi, croirai-je que c'est Dieu qui vous pousse à
voir si souvent cette personne ? Est-ce Dieu qui vous fournit des paroles pour
parler si longtemps, lui qui ne recommande rien tant que de parler peu. Si c'est
de lui que vous vous entretenez si volontiers avec cet homme, d'où vient que
vous n'en sauriez point parler avec cet autre ?
Je me défie encore un coup de ces inclinations si tendres. Il
ne faudrait pas connaître le monde, pour ne pas savoir qu'il est impossible de
converser sans plaisir, et qu'on ne se plaît à parler que des choses qu'on aime
et aux personnes qu'on aime. Ainsi j'ai droit de croire que c'est l'inclination
ou l'aversion, la passion ou la médisance qui soutient une si longue
conversation.
Quoi qu'il en soit, il vaut mieux laisser les gens sur leur
appétit que de les dégoûter, vous faire désirer que de vous faire appréhender.
On estime ce qui est rare, on méprise ce qui est commun. Si vous avez du mérite,
vous ne vous donnerez pas, mais vous vous ferez acheter ;
si vous n'en avez point, vous ne devez point converser. Quelques philosophes ont
défini l'homme un animal civil et politique, c'est-à-dire qui aime la compagnie
et la conversation. Mais on peut définir le chrétien un animal solitaire et
retiré, d'autant qu'il fuit le monde dont l'air est contagieux ; il ne se plaît
qu'à converser avec Dieu ; il fait gloire de déplaire à ceux qui lui déplaisent,
et d'être haï de ceux qui le haïssent.
Quelle alliance peut-il y avoir entre la lumière et les
ténèbres, dit saint Paul, entre la vertu et le vice, entre Jésus-Christ et
Bélial ? Peut-on être chrétien sans déplaire au monde ? Peut-on être aimé de
Dieu et du monde ? Et comment pouvez-vous, âme chrétienne et religieuse,
converser si longtemps avec des gens qui vous déplaisent et à qui vous ne
plaisez point ?
Si bonne et si innocente que soit une conversation, dés lors
qu'elle est trop longue, elle me devient suspecte. Si elle profite aux autres,
je crains qu'elle ne vois nuise à vous-même. Mon Dieu, que vous êtes dissipé,
quand vous sortez de cette compagnie, que vous avez de peine à vous recueillir,
que d'épanchements, que de complaisances, que de vanités secrètes, que de
tendresses de coeur, que de témoignages d'affection, mais que d'images et de
sottes idées remportez-vous chez vous ! On ne donne rien, comme j'ai dit, sans
recevoir, et que vous peuvent donner les gens du monde que des sentiments de
vanité et de sensualité ? Ce sont les deux démons qui ne le quittent presque
jamais.
Sans esprit de récollection, il est impossible d'acquérir la
vertu. Être saint, dit saint Grégoire de Nazianze, c'est converser avec Dieu ;
et comment serez-vous saint, conversant toujours avec les hommes ? Comment
pourrez-vous conserver l'esprit de récollection dans une dissipation continuelle
? Je mènerai, dit l'Époux,
ma bien-aimée dans la solitude, et je lui parlerai au coeur.
Cette voix, ajoute saint Bernard, ne s'entend point, dans les places publiques
ni dans les grandes assemblées, mais dans le fond de l'âme et dans la solitude
du coeur.
Jusqu'à quand, poursuit ce saint, serez-vous un esprit allant
et venant ? Quand apprendrez-vous à demeurer chez vous ? Si vous cherchez Dieu,
vous le trouverez à l'écart et dans le désert. C'est là qu'il s'est toujours
communiqué aux hommes. La Sagesse, dit la mer, n'est point avec moi.
Je ne m'en étonne pas, elle est agitée de vents et de tempêtes. Comment
voulez-vous que Dieu demeure avec vous, si votre coeur n'est jamais en paix, si
vous êtes dans un continuel épanchement, si vos désirs sont des flots,
que vous poussez incessamment vers le rivage, si vous ne sauriez quitter la
terre et si vous ne faites qu'aller et venir, au lieu de demeurer chez vous ? Un
petit oiseau qui met toujours la tête hors de sa cage montre qu'elle ne lui
plaît pas, et qu'il voudrait bien en être dehors. Qu'un homme est heureux qui
peut demeurer chez soi, sans avoir besoin de compagnie ! Dites tout ce qu'il
vous plaira, je serai toujours du sentiment de ce Sage, qu'il n'y a que ceux qui
ne se peuvent souffrir eux-mêmes qui cherchent la compagnie des autres.
III - Elles doivent être utiles.
Si votre profession vous oblige à converser, imitez sainte
Catherine de Sienne dont il est dit que jamais on ne s'approchait d'elle qu'on
n'en sortît meilleur. Que votre conversation soit innocente, qu'elle soit
sainte, qu'elle soit discrète, qu'elle soit humble, qu'elle soit charitable,
qu'elle soit bienfaisante.
Rien contre Dieu, c'est la grande maxime de saint François de
Sales, qu'il faut garder dans la conversation. Bannissez de vos entretiens les
railleries et les médisances. Ne vous divertissez jamais aux dépens d'autrui.
Seriez-vous bien aise qu'on se réjouît à vos dépens, et qu'on vous fît défrayer
la compagnie ?
Ne vous contentez pas de ne point faire de mal à personne ;
faites du bien, s'il est possible, à tout le monde. Il n'y a rien que les
saintes Lettres nous recommandent plus instamment que l'édification et le bon
exemple : Mes frères, dit saint Pierre, que votre conversation avec les Gentils
soit pure et sainte, afin que, considérant votre piété, ils louent
Notre-Seigneur.
Soyez saints en toute votre conduite, et en toutes vos conversations.
Saint Paul recommande le même à son disciple Timothée: Rendez-vous, dit-il,
l'exemple et le modèle des fidèles dans les entretiens, et dans les manières
d'agir avec le prochain.
Conversez, dit-il ailleurs, d'une manière qui soit digne de l'Évangile de
Jésus-Christ.
Si les séculiers et les laïques sont obligés à ce devoir,
combien plus les personnes apostoliques, les prêtres et les religieux, qui
doivent empêcher la corruption du monde. Et si le sel est corrompu lui-même, à
quoi sera-t-il bon, sinon à être jeté et foulé aux pieds ?
Un
religieux, dit saint Thomas, doit toujours parler ou de Dieu ou avec Dieu. En
effet, sa langue ne doit-elle pas être religieuse aussi bien que son habit ? Que
dirait-on d'une religieuse qui voudrait être coiffée comme les dames du monde ?
Et pourquoi parlera-t-elle comme les dames du monde ?
L'effusion vient de la plénitude. Quand les apôtres furent
remplis du Saint-Esprit, ils commencèrent à parler. Il faut bien dire que vous
êtes rempli de l'esprit du monde puisque vous ne parlez que des vanités du
monde. Il ne faut pas faire le prédicateur en tous lieux, ni dégoûter même des
bonnes choses ceux qui vous en entendent parler. La prudence doit assaisonner
les discours. Le miel est bon, dit le Sage, mais il n'en faut pas trop manger.
Servez chacun selon son appétit.
Accommodez-vous un peu à son inclination, mais quand vous voyez que ceux qui
vous fréquentent ne se plaisent point à entendre parler de Dieu, vous ne devez
plus ménager leur esprit.
C'est une espèce d'apostasie et d'infidélité que d'avoir de la complaisance pour
eux. Il faut, avec saint Paulin, faire gloire de déplaire à ceux à qui Dieu ne
saurait plaire.
IV - Elles doivent être modestes.
Si vous conversez avec vos semblables, et que la charité vous
oblige à contribuer à leur divertissement, faites-le de telle manière que la
charité et la modestie ne soient jamais blessées. Soyez sur vos gardes, et
veillez sur vous-même, vous souvenant que vous êtes au pas le plus glissant de
votre vie.
Ne soyez pas de ceux qui parlent d'un air impérieux, qui
veulent que toutes leurs paroles soient reçues comme des édits et des oracles ;
qui s'offensent aussitôt qu'on les contredit; qui tirent avantage de la
modestie des autres, et qui se rendent tyrans de la conversation, pendant que
les autres en sont les martyrs. Parlez peu et parlez bien, et donnez aux autres
la liberté que vous ne voulez pas qu'on vous refuse.
C'est une marque d'un esprit léger et passionné d'interrompre
ceux qui parlent. L'homme sage ne parle, pour ainsi dire, qu'au défaut d'un
autre, et pour soutenir la conversation. Il suit le conseil du Saint-Esprit, qui
ne veut point qu'on parle quand il n'y a personne qui écoute; il sait que sans
grâce on ne saurait bien parler: que Dieu ne la donne que quand il vent qu'on
parle; qu'il ne veut point qu'on interrompe les antres, par conséquent qu'il
est très difficile de se jeter à la traverse sans s'égarer, et d'interrompre un
discours sans pécher. Si vous me croyez, vous apprendrez h vous taire, pour
apprendre à parler.
Il y en a qui parlent plus du corps que de la langue, et qui
font plus de gestes qu'ils ne disent de mots. Ces gesticulations sont pour
l'ordinaire des marques d'un esprit léger et emporté. Le geste nous est donné
par la nature pour orner et pour fortifier le discours ; il supplée même souvent
au défaut de la parole. C'est une langue muette qui parle aux yeux, et non pas
aux oreilles, et qui se fait mieux entendre du coeur que de l'esprit. La parole
est l'interprète de l'esprit, et le geste l'est du coeur.
Il ne faut pas que ceux qui parlent en public, et qui font
profession d'éloquence, soient immobiles comme des statues, et n'aient de tout
le corps que le mouvement de la langue. Cela est bienséant aux juges, qui,
devant parler sans passion doivent parler sans action, et s'énoncer comme des
oracles. Cela convient aussi aux femmes, qui n'ont point de plus grand ornement
que celui de la pudeur et de la modestie : comme leur profession n'est pas
d'enseigner, elles ne doivent jamais prendre le ton, le geste, ni l'action de
traître ; cela n'est pas convenable à leur sexe.
Mais ceux qui parlent en public ou en particulier, et qui
sont obligés ou de persuader une vérité, ou de combattre une erreur, ou de
défendre une vertu, ou de décrire un vice, ou d'inspirer une belle action, ou de
corriger un dérèglement, ceux-là, dis-je, se doivent servir de toutes les armes
de l'éloquence, et joindre l'action à la parole pour faire plus d'impression sur
les esprits; Mais qu'est-il besoin de faire tant de gestes pour ne rien dire qui
vaille, et de donner la gêne à son esprit pour enfanter une misérable pensée ?
Quand vous parlerez sans passion, vous parlerez avec modestie, et vous
composerez si bien votre extérieur qu'on n'ait pas sujet de croire que votre
esprit n'est pas en son assiette. Quand vos paroles seront pleines de sagesse et
de bon sens, on les recueillera comme des pierres précieuses, sans que pas une
tombe à terre, c'est comme parle le Saint-Esprit, et il ne sera point nécessaire
de travailler à force de bras pour gagner l'attention de votre auditeur.
C'est une grande sagesse de n'offenser personne, et de ne
s'offenser de personne; de souffrir sans faire souffrir; d'être martyr sans
être tyran; de se communiquer sans se répandre. Il y a des gens qui ne
sauraient ouvrir la bouche sans se faire voir jusqu'au fond du coeur; c'est
indiscrétion. Il y en a d'autres qui sont toujours masqués et déguisés pour
surprendre, ou de peur d'être surpris. C'est malice et défiance.
Soyez libre sans légèreté, retenu sans contrainte, modeste
sans affectation, complaisant sans lâcheté, joyeux sans épanchement, sérieux
sans sévérité. Soyez respectueux avec vos supérieurs, civil avec vos égaux,
humble et charitable envers vos inférieurs. Soyez tout à tous, non pas pour les
perdre, Irais pour les sauver ; non pas pour vous les gagner, mais pour les
gagner à Jésus-Christ.
Parler trop, c'est une marque de folie. Parler trop haut,
c'est une marque d'orgueil. Parler à son avantage, c'est un signe de vanité.
Parler avec empressement, c'est un effet de timidité. Dire des sottises, c'est
le caractère d'un esprit badin ; des railleries, d'un esprit bouffon ; des
injures, d'un esprit furieux ; des saletés, d'un esprit brutal ; des mensonges,
d'un esprit fourbe ; des médisances, d'un esprit envieux, méchant et mal tourné.
L'homme sage, dit le Saint-Esprit, ne rit que du bout des lèvres, mais le fou
rit avec éclat.
Jamais vous ne parlerez comme il faut quand vous serez agité
de passion. Prenez alors, s'il vous reste quelque étincelle de bon sens et de
piété, le parti du silence ; et s'il vous en coûte un peu de confusion, croyez
que vous n'y perdez rien, et que c'est gagner beaucoup que de vaincre sa
passion. Allez au divertissement avec une pure intention, priez Dieu de
gouverner votre langue, tenez-vous toujours en sa présence, mettez un frein à
votre bouche; en quelque compagnie que vous soyez, comptez toujours combien vous
êtes, et souvenez-vous que Dieu et ses anges sont avec vous.
Je ne sache rien de plus honteux à un homme que d'avoir la
réputation de n'être pas homme et raisonnable en tout temps, Irais seulement par
intervalle. C'est ce qui arrive à la plupart des gens qui se gouvernent par
humeur et par caprice. Il n'y a rien de plus agréable que leur conversation
quand ils sont en belle humeur ; rien de plus fâcheux et de plus insupportable
quand ils n'y sont point.
Ne soyez pas de ces esprits qui changent selon les temps.
Prenez l'ascendant sur vos passions. Ne vous abandonnez jamais à ces conduites
brutales.
Vous êtes homme, vous êtes chrétien. En tant .qu'homme, vous êtes sous la
conduite de la raison ; en tant que chrétien, vous êtes sous la conduite de la
grâce : l'une et l'autre tient l'âme dans une égalité d'esprit et dans une
sérénité de cœur inaltérable.
Corrigez-vous de ce défaut si vous y êtes sujet, car il est
honteux à votre réputation, et préjudiciable à votre conscience. Persuadez-vous
que vous ne faites rien pour Dieu si vous n'agissez par un principe de grâce, et
que c'est la passion qui vous fait agir s'il y a de l'inégalité dans votre
conduite.
Si vous êtes sage, vous parlerez peu, et vous serez aussi bon
ménager de vos paroles que vous l'êtes de votre argent. Quand il faut payer une
dette, vous ne donnez pas aussitôt tout ce qu'on vous demande ; vous voulez
savoir si la somme est due, si c'est à vous à la payer, si le terme en est échu,
s'il n'y a rien à rabattre. Ensuite vous entrez dans votre cabinet, et vous
prenez de l'argent, vous le comptez auparavant, vous prenez garde à ne vous pas
tromper, et vous ne donnez précisément que ce qu'il faut.
Voilà, dit saint Bonaventure, la circonspection qu'il faut
avoir à parler. Si c'est une dette qu'il faut payer, payez-la sans vous faire
contraindre, mais avec soin, étude et attention. Prenez garde à vos paroles,
comptez-les toutes, et les pesez les unes après les autres ; gardez-vous bien
d'en donner plus qu'il n'en faut, et si vous êtes un homme d'un esprit précieux
(c'est comme les saintes Lettres appellent l'homme sage), faites que vos paroles
soient précieuses aussi.
Quand vous allez rendre visite, vous voulez qu'on vous
reçoive bien ; faites le même à ceux qui vous visitent ; parlez toujours d'un
esprit rassis et composé ;
ne vous laissez pas aller à la joie ; ne vous abandonnez point à la tristesse ;
accordez de bonne grâce ce que vous pouvez donner; assaisonnez de douleur et de
témoignage d'affection le refus que vous êtes obligé de faire.
La fidélité que vous devez à Dieu vous oblige à empêcher les
mauvais discours, ou à les détourner adroitement, ont à faire semblant que vous
ne les entendez pas, ou à témoigner qu'ils ne vous plaisent pas.
Ne soyez pas de ces flatteurs qui louent tout ce qu'on fait,
bien ou mal. Ne soyez pas aussi de ces esprits chagrins et dédaigneux qui
méprisent tout, et à qui rien ne saurait plaire. La justice veut que vous louiez
ce qui est digne de louange et la charité, que vous preniez part à la joie de
votre prochain. Il n'y a pour l'ordinaire gens qui louent moins que ceux qui
n'ont rien de louable : soit parce qu'ils ne connaissent point le mérite, soit
parce qu'ils ne le sauraient aimer. Ils croient par là s'élever au-dessus des
autres ; mais ils se détruisent dans l'esprit des gens raisonnables, qui sont
persuadés que ce silence dédaigneux ne saurait procéder que d'ignorance ou
d'envie.
Aimez et faites tout ce que vous voudrez.
Aimez, dis-je, d'un amour de charité, et votre conversation sera semblable à
celle des anges, qui nous supportent dans nos défauts, qui nous conseillent dans
nos doutes, qui nous consolent dans nos peines, qui nous assistent dans nos
misères, et qui ne sont avec nous que pour nous faire du bien. Comportez-vous de
la sorte avec le prochain, et votre conversation sera angélique.
V - Des amitiés particulières
Il y a dans les communautés
deux
démons qui ont coutume de troubler la douceur de la conversation : l'inclination
et l'aversion. L'inclination nous approche trop du prochain ; l'aversion nous en
éloigne trop ; toutes deux blessent et détruisent la charité, quoique d'une
manière différente ; l'une par trop de chaleur, et l'autre par trop de froideur.
Les amitiés particulières sont des haines universelles. On ne
peut s'approcher trop prés d'une de ses soeurs sans s'éloigner de toutes les
autres. Celle qui ne les aime pas toutes également n'en aime pas une seule par
charité ; d'autant que cette vertu renferme tout le monde en son sein, son motif
est universel et indivisible. Si j'aime pour Dieu celui qui me plaît, je dois
aimer aussi celui qui me déplaît ; d'autant qu'ils sont tous deux créés à
l'image de Dieu, tous deux rachetés de son Sang, tous deux appelés à la gloire,
tous deux enfants de son Église.
Je ne dois pas aimer tout le monde également,
mais je . ne puis haïr personne. Je puis aimer plus tendrement une soeur qui me
paraît plus aimable, mais d'un amour sage, pur, et secret, qui ne donne point de
jalousie aux autres et qui ne se remarque point dans la communauté. Si l'on me
voit plus souvent avec elle qu'avec les autres, si je me sépare du commun, si je
lui parle au temps du silence et dans des lieux défendus, si l'affection que
j'ai pour elle m'occupe le cœur et me distrait l'esprit, si je sens de la peine
quand je ne la vois pas, mon amitié est humaine et non pas divine, elle est
profane et non pas religieuse, elle est schismatique et non pas catholique
; c'est
la charité des Juifs, qui croyaient ne devoir aimer que leurs amis, et non pas
celle des chrétiens, qui embrasse aussi des ennemis.
Aimer par inclination, c'est aimer eu bête. Aimer avec
inclination, c'est aimer en homme. Aimer sans inclination, c'est aimer en
chrétien. Aimer contre son inclination, c'est aimer en saint ; c'est le dernier
effort de la charité chrétienne, et le triomphe de l'amour divin ; car il n'y a
que Dieu, dit saint Thomas, qui nous puisse faire aimer celui qui ne nous plaît
pas, beaucoup plus celui qui nous déplaît, qui nous désoblige, et qui nous
offense.
Si vous êtes toute à une de vos soeurs, vous n'êtes rien à
toutes les autres, vous commettez une injustice considérable, puisqu'elles ont
toutes droit sur votre coeur; vous n'êtes même rien à Dieu, et Dieu ne vous est
plus de rien, car l'amour ne se divise point. Il ne saurait servir deux maîtres.
Pouvez-vous dire que vous aimez Dieu de tout votre coeur et de tout votre esprit
? N'est-il pas vrai que vous avez une idole à laquelle vous sacrifiez tontes vos
pensées et toutes vos affections ?
O que vous serez étonnée à la mort, quand vous verrez que
vous n'avez aimé personne par une pure charité, puisque vous faites des
distractions et des exceptions que la charité ne fait point. O la grande
consolation, d'avoir quelque assurance qu'on aime Dieu purement ! Vous n'en
pouvez avoir plus grande que si vous aimez toutes vos soeurs également.
Je ne dis pas que vous sentiez autant d'inclination pour
l'une que pour l'autre
; le
sentiment ne dépend pas de vous ; mais vous pouvez et devez le tenir caché. Vous
pouvez vous éloigner de celles pour qui vous sentez de l'inclination, vous
approcher de celles pour qui vous sentez de l'aversion. Ainsi votre charité sera
sainte, pure, héroïque, surnaturelle et divine.
Au contraire, si vous n'aimez que les personnes qui vous
agréent, votre charité sera une pure sensualité, un schisme de religion, une
hérésie de cœur.
Vous offenserez vos soeurs, vous scandaliserez la communauté, vous troublerez
l'ordre, vous blesserez l'union, vous attirerez sur vous la colère de Dieu.
Ensuite
vos
oraisons seront sans goût, vos confessions sans douleur, vos communions sans
fruit, et vos travaux sans mérite.
Examinez-vous sur cette maladie, et si vous avez quelque
attachement, faites les derniers efforts pour vous mettre en liberté.

Saint Paul : Galates : 3 ; 3.
Vous attendrez qu'on vienne à
vous, vous n'irez pas au devant : on n'expose pas sur le marché comme une
marchandise quelconque un article rare et de grand prix.
Récollection, dissipation,
c'est un des contrastes, une des incompatibilités sur lesquels il insiste le
plus; avec la plus ancienne tradition ascétique chrétienne : nul ne conciliera
jamais l'un avec l'autre ces deux « esprits ».
Osée : 2 ; 14.
Job : 28 ; 14.
Image aussi saisissante que
juste des instabilités de l'âme tourmentée par ses désirs, et qui se croit
active parce qu'elle est agitée. La même comparaison s'impose à l'apôtre saint
Jude à propos de la fièvre des impies : (v. 13).
Saint Pierre : I. 2, 12.
Saint Pierre : I. 1, 15.
Saint Paul : I Timothée. 4,
11.
Saint Paul : Lettre aux
Philippiens. 1, 27.
Saint Mathieu : 5 ; 13.
Proverbes : 25 ; 16.
La disposition qui les anime
ne mérite plus qu’on y ait égard.
Conduites, dans le
sens d'impulsions ou de directions ; ne vous laissez pas conduire par ces
caprices sans loi, à la manière des brutes.
Composé, maître de
soi, compos sui, équilibré. Il indique l'écueil : se laisser aller,
s'abandonner, deux façons de ne pas se posséder, qu'il s'agisse de joie ou de
tristesse.
Ama et fac quod vis,
maxime célèbre attribuée à saint Augustin. Elle ne se trouve pas telle quelle
dans ses Œuvres, mais elle en contient l'esprit, et elle en résume sous une
forme concise plusieurs passages importants. Il est facile d'en abuser, comme si
l'amour excusait tout. Mais il n'est rien qui, faute de mesure, de sagesse ou
d'équilibre, ait besoin d'excuse, quand c'est l'amour de charité qui inspire et
soutient la conduite. Aimez de la sorte, et l'on vous répond que « tout ce
que vous voudrez » sera dans l’ordre.
Les conseils qui terminent ce
chapitre ne sont pas de mise dans les seules communautés religieuses; ils
contiennent une excellente peinture des effets de la charité chrétienne, de
laquelle il vient de dire qu'elle est une régulatrice avisée et parfaite.
Il existe un ordre dans la
charité. Toute la question 26 de la 2a 2e de la Somme
Théologique de saint Thomas en fixe les principes et les règles.
Le Père Crasset emploie ces
deux mots, ingénieusement, mais non sans fondement, pour signifier la brèche
faite à une charité dont le caractère essentiel est de ne pouvoir point se
limiter, par exclusion, sans se nier.
Saint Mathieu : 6 ; 24.
Il prendra soin partout de
distinguer le sentiment d’avec la vertu ; nous retrouverons sa remarque à propos
de l'oraison, de la confession, de la communion.
Comme plus haut,
l'application va de soi. Hérésie, schisme, à ce point de vue se ressemblent, et
peuvent être tous deux mentionnés ici, pour donner quelque idée du mal que la
privauté introduit dans un tout aussi homogène que la famille religieuse. Il y a
fractionnement, choix, donc brisure de l'unité ; de part et d’autre est portée à
l'unité de la charité une blessure mortelle.
Comme pal une suite forcée ;
en conséquence.
Cette Considération se place,
dans la retraite, au sixième jour; elle coïncide avec la méditation sur la
charité envers le prochain, sur la patience, et sur les débuts de la Passion.
Elle donne quelque idée des ressources infinies de cette ascèse de la charité
dont saint Paul déclare qu'elle suffit à relever jusqu'à Dieu, pour la joie, et
pouf le mérite, les moindres actions de la vie ordinaire. Le lecteur s'en
convaincra plus encore par la Considération suivante.
ÉDITIONS SPES – 1932
PARIS (V°)
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