DEUXIÈME
CONSIDÉRATION
DES OCCUPATIONS ET DES
DIVERTISSEMENTS
I. - Des occupations
L'homme sage fait son
divertissement de ses occupations ; l'homme insensé fait son occupation de ses
divertissements. Nous ne sommes pas au monde pour jouer, mais pour travailler.
Adam dans l'état d'innocence avait une occupation douce et agréable pour fuir
l'oisiveté, mais depuis qu'il a péché, son occupation est devenue pénible et
laborieuse. Il est condamné à cultiver la terre, et à l'arroser de la sueur de
son visage.
C'est donc se moquer de la justice de Dieu que de vouloir se divertir au lieu de
travailler.
L'oisiveté est un vice qui est
condamné de la nature et de la grâce. Si vous ne faites rien pour Dieu, vous
faites beaucoup contre Dieu. Dans un pays de guerres et de combats comme est la
vie présente, on ne peut vivre sans prendre parti. Nos passions sont des
torrents qui nous entraînent au vice ; il faut leur faire une résistance
continuelle. Ne pas monter, c'est descendre; ne pas avancer, c'est reculer.
II - Il faut s'acquitter de sa
charge
Si vous avez une charge, la
première et la plus importante de vos dévotions est de vous en acquitter comme
il faut, comme nous dirons en la quatrième Considération. fout le monde
n'est pas appelé à la même vocation ; Dieu est un grand prince qui a créé ce
monde comme un palais où il veut être servi par autant d'officiers qu'il y a
d'états différents sur la terre ; ainsi le mérite d'un homme ne consiste pas
précisément à faire le bien, mais à faire ce qu'il doit faire. Que chacun, dit
saint Paul, demeure dans l'état où Dieu l'a appelé, et qu'il s'en acquitte comme
d'une commission qui lui est donnée.
C'est en cela que consiste notre perfection, et c'est sur l'exercice de notre
charge que nous serons principalement jugés.
Faites réflexion sur cette
vérité importante. Voyez comme vous vous acquittez de la vôtre. La
considérez-vous comme un état où la Providence de Dieu vous a mis, auquel il a
attaché vos grâces,
votre repos et votre salut ? Dans lequel il veut être honoré et servi de vous ?
Est-ce pour Dieu que vous
travaillez ou pour quelque fin naturelle et humaine ? Quelle récompense
devez-vous attendre de lui si vous ne travaillez point pour lui ? Ce n'est pas
assez de faire ce que Dieu veut, il faut le faite comme il veut. Les hommes ne
se contentent pas de la bonne volonté de leurs serviteurs, ils veulent des
effets ; Dieu récompense la volonté des siens comme le service même.
Faites autant de conscience
de vous occuper en ce que vous ne devez pas faire, que de ne pas vous occuper en
ce que vous devez faire. Comptez pour rien tout ce que vous faites, s'il n'est
fait pour Dieu. La peine qui est attachée à votre emploi n'est pas une raison
suffisante pour vous en dispenser ; si vous ne faites que ce qui vous plaît,
devez-vous passer pour serviteur de Dieu ?
III - Il ne faut pas
s'empresser
Ni trop ni peu. L'empressement et
la négligence sont deux vices qui corrompent une bonne action. Pourquoi tant
vous hâter ? D'où vient ce bouillonnement de coeur, et cette impétuosité de
nature ? Ce n'est iras de Dieu, car il n'est point dans ces agitations d'esprit.
C'est un être tranquille qui charge tout sans se changer, qui remue tout sans se
remuer. Il joint la douceur à la force, et quelque tempête qu'excite sa colère,
elle ne trouble jamais la paix de son cœur.
Défiez-vous de votre zèle
quand il est turbulent, et de votre action quand vous l'entreprenez avec trop de
chaleur. Pouvez-vous faire quelque chose sans le secours de Dieu ? Est-ce vous
fier en lui que de vous empresser de la sorte ? Croyez-vous qu'il fasse réussir
ce que vous entreprenez avec tant d'ardeur ? S'il vous aime, il ne permettra
jamais que vos desseins précipités aient l'effet que vous prétendez.
Vous tomberez quand vous vous appuierez sur vos forces. Dieu veut avoir la
gloire de votre action, et vous la lui dérobez quand vous la faites avec
précipitation.
Travaillez, mais sans
travail, je veux dire sans empressement et sans inquiétude, Considérez-vous
comme l'instrument de la divinité, et tout ce que vous ferez sera divin. Il faut
qu'un instrument soit mort pour recevoir le mouvement
de celui qui s'en sert. Que pourrait faire un peintre si un pinceau se remuait
de lui-même entre ses doigts ? Soyez mort à tous vos désirs, et toutes vos
actions seront des actions de vie. N'agissez que par le mouvement de la raison
et de la grâce, et vous ne ferez rien que de juste.
Mettez-vous entre les mains
de Dieu quand il faut travailler de corps ou d'esprit. Regardez où vous allez
avant que de vous mettre en chemin. Empêchez la nature de prendre le devant et
de précéder la grâce. Faites ce que vous devez, et non pas ce qu'il vous plaît.
Réglez tous vos desseins sur vos devoirs. Dans tous vos mouvements appuyez-vous
sur l'immobile. Conservez dans toutes vos actions la tranquillité du coeur et de
l'esprit. Hâtez-vous, s'il le faut, mais ne vous empressez jamais.
IV - Il ne faut pas être
négligent
Or si l'empressement est à
craindre, beaucoup plus la négligence. Le premier défaut vient d'estime et
d'ardeur ; le second de mépris et de lâcheté
;
l'un procède d'un coeur trop chaud, l'autre d'un coeur trop froid. Celui, dit le
Saint-Esprit, qui se hâte trop fera un faux pas ; mais il donne sa malédiction à
celui qui fait l'oeuvre de Dieu avec négligence.
Est-ce pour Dieu que vous
travaillez ? Ne mérite-t-il point que vous le serviez avec plaisir ? Ne vous
a-t-il point fait assez de biens ? Ne vous promet-il point d'assez grandes
récompenses? Ne vous menace-t-il point d'assez grands châtiments ? S'endort-il
au service qu'il vous rend ? Manque-t-il d'un seul moment à faire lever son
soleil pour vous éclairer ? Quoi ! Le Créateur sert avec plaisir sa créature, si
méchante et si infidèle qu'elle soit, et la créature sert avec chagrin son
Créateur !
V - Esprits inconstants et
bizarres
Il y a des gens qui ne font rien
que par boutade et par humeur. Ils étudient quand il leur prend envie d'étudier.
Ils jouent quand il leur prend envie de jouer. Ils ne prennent de leur emploi
que ce qui est doux et honorable, et en rejettent tout ce qui est fâcheux et
désagréable. Ont-ils quelque succès ? Ils se laissent emporter à la joie. N'en
ont-ils point ? Ils se laissent abattre à la tristesse. Le plaisir et le chagrin
sont pour ainsi parler les deux pôles sur lesquels roule toute leur vie, et qui
font tous les mouvements de leur coeur.
Desquels êtes-vous ? Prenez-vous
plaisir à votre emploi ? Voilà qui est bien ; mais ne vous y attachez pas.
Purifiez votre intention. Travaillez, non parce que vous y avez du plaisir, mais
parce que Dieu vous l'ordonne. Mettez votre plaisir à lui plaire et vous
travaillerez toujours avec plaisir. Si vous désistez de travailler quand le
travail ne vous plaît pas, vous montiez que vous ne travaillez pas pour Dieu,
mais pour vous-même.
Êtes-vous mécontent de vous-même ?
Faites-vous les choses avec chagrin ? Vous dégoûtez-vous aisément du travail ?
Dans le choix de vos occupations ne vous jetez-vous point dans celles qui vous
agréent davantage ? Est-ce pour Dieu que vous vivez, ou pour vous ? À quoi doit
songer un serviteur, sinon à contenter son maître ? Commencez toutes vos
actions, non pas par la plus agréable, mais par la plus nécessaire, et donnez
toujours la préférence à Dieu. Gardez-vous d'agir par humeur, cette conduite est
brutale. L'homme se distingue des bêtes par la raison et non pas par l'humeur,
et que doit faire un chrétien ?
VI - Esprits raisonnables et
vertueux
Celui qui agit par raison et par
grâce conserve en tout temps une égalité d’esprit invariable. Il ne faut point
épier les temps pour en recevoir un accueil favorable, on le trouve toujours
raisonnable et chrétien. Il fait les choses, non parce qu’il les veut faire,
mais parce qu’il les doit faire. Comme la volonté de Dieu est la règle de tous
ses désirs, il ne faut que savoir ce que Dieu veut pour savoir ce que Dieu veut
pour savoir ce qu’il désire. Il se prête aux affaires, et ne s’y donne jamais.
Quand il n’y voit plus la volonté de Dieu, il s’en retire sans peine, parce
qu’il n’y voit plus ce qui l’y attachait. Examinez-vous sur cette matière, et
voyez en quoi vous manquez le plus.
VII - Des divertissements
Le jeu est un remède qu'il ne
faut prendre que lorsque l'on est malade, c'est-à-dire lorsque l'esprit est trop
abattu de travail. Il y en a, dit le Sage, qui s'imaginent que la vie de l'homme
est un jeu;
ils ne travaillent jamais, et veulent toujours se reposer. Ils sont en bonne
santé, et veulent toujours prendre des remèdes. C'est une passion qui n'est pas
raisonnable et qui approche de la folie.
VIII - Du jeu
Quoi que vous gagniez au jeu, vous
y perdez toujours plus que vous n'y gagnez, puisque vous y perdez votre temps et
votre conscience.
Jouer pour se relâcher
l'esprit, c'est un divertissement louable. Jouer pour gagner de l'argent, c'est
un trafic honteux. Jouer pour passer le temps, c'est une oisiveté criminelle.
Nous ne sommes pas venus au monde pour prendre du plaisir, mais pour faire
pénitence ; pour gagner de l'argent, mais pour gagner le ciel.
Jouez rarement, s'il est
nécessaire. Jouez petit jeu. Jouez peu de temps. Jouez sans passion. Tenez pour
perdu ce que perte ne vous affligera point. Jouez pour les pauvres, si vous ne
pouvez vous dispenser de jouer, et vous gagnerez toujours au jeu, pourvu qu'il
ne vous eu revienne rien. Vous gagnerez, dis-je, les biens du ciel ou ceux de la
terre. Souvenez-vous que vous ne jouez jamais que Satan ne soit de la partie.
C'est lui qui brouille les cartes et qui vous fait souvent perdre pour vous
faire jurer. D'autres fois, c'est Notre-Seigneur, qui veut par ce mauvais jeu
vous faire renoncer au jeu. Réglez votre jeu et vos divertissements, et
souvenez-vous toujours de ce que disait saint François de Borgia, qu'on perd
ordinairement quatre choses au jeu : le temps, l'argent, la dévotion, et la
conscience.
Quelles dépenses faites-vous ?
N'êtes-vous point avare ou prodigue en vos habits, en vos meubles, en votre
train, en vos bâtiments, en vos divertissements, en votre table?
IX - Du repas
Nous ne mangeons que pour
vivre, et il y en a, ce semble, qui ne vivent que pour manger. Ils ne parlent
que de festins, que de bonnes chères, que de cadeaux, que d'ambigus,
que de bonnes tables, que de bons vins. Vous diriez que la nature s'est trompée
en les faisant hommes, et qu'elle devait les faire bêtes. Ceux qui sont forts du
côté de la vie animale sont pour l'ordinaire bien faibles du côté de la
raisonnable. De quoi s'entretiendraient les bêtes si elles pouvaient parler ?
Job ne mangeait pas sans soupirer, et plusieurs en font leur félicité.
Élevez votre coeur, allant prendre
votre repas, et rendez, par la pureté de votre intention, cette action, de
brutale qu'elle est, humaine et chrétienne. La bénédiction des viandes ne se
doit jamais omettre, en quelque lieu que vous soyez. L'effet en est plus
salutaire que vous ne pensez, et pour y avoir manqué souvent, les viandes
nuisent plus qu'elles ne profitent.
Gardez-vous de vous jeter sur
les viandes, de manger avec trop d'avidité, de témoigner du plaisir ou du
mécontentement de ce qu'elles sont bien ou mal apprêtées. Mangez avec la
tempérance et la modestie que mangeait Notre-Seigneur.
Donnez-lui toujours le meilleur morceau de ce qu'on vous sert, vous en privant
pour son amour.
Si vous manquez à remercier Dieu,
vous ne méritez pas qu'il vous donne un morceau de pain, et quelque bien que
vous en ayez, vous tomberez bientôt dans l'indigence : Dieu retire aux ingrats
les biens dont ils abusent, et dont ils ne sont pas reconnaissants.
X - De la parole de Dieu
Prenez-vous autant de soin de
nourrir votre âme que votre corps ? Entendez-vous la parole de Dieu ? Quel
profit en faites-vous ? Vous parlez à Dieu par l'oraison, mais Dieu vous parle
par la lecture des bons livres et par la prédication. La parole de Dieu n'est
jamais sans effet : ou elle convertit ceux qui l'entendent, ou elle les
pervertit.
N'êtes-vous point trop
curieux ? êtes-vous de ces gens qui ne sauraient lire un bon livre s'il n'est
écrit en beaux termes, ni entendre un prédicateur s'il ne parle poliment ?
Cherchez dans cet arbre de vie le fruit plutôt que la fleur. Dieu, dit saint
Paul, n'a pas voulu convertir le monde par les beaux discours des orateurs, mais
par la vertu de la croix,
qui serait anéantie si les apôtres avaient employé les artifices de l'éloquence.
Ce ne sont pas les belles paroles qui touchent les coeurs, mais la grâce et
l'onction du Saint-Esprit C'est en paraboles et en termes populaires que la
Sagesse de Dieu a parlé aux hommes. Jamais elle ne vous convertira par ces
discours étudiés, mais par la force de son Esprit et par la simplicité de sa
parole.
Cherchez les livres et les
prédicateurs qui vous touchent le coeur, et non pas ceux qui vous flattent les
oreilles. Ne manquez aucun jour à lire un bon livre. La lecture, dit saint
Bernard, cherche Dieu, la méditation le trouve, la contemplation le goûte. La
lecture aide la méditation, et la méditation conduit à la contemplation. Si vous
aimez la fin, prenez-en les moyens. Si vous voulez goûter les choses célestes,
lisez-les et les méditez auparavant.

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