TROISIÈME
CONSIDÉRATION
DE L’ÉTAT DE VIE
QU'ON A CHOISI
OU QU'ON VEUT EMBRASSER
I - Combien il
importe d'être en l'état
où Dieu nous veut
Après avoir
admiré le bel ordre de l'univers, et la sage économie de la
Providence, persuadez-vous que c'est Dieu qui a créé cette grande
variété d'états, d'offices et de conditions que nous voyons sur la
terre,
pour unir tous les hommes par les liens de la nécessité et de la
dépendance ; pour les élever à la connaissance de leur principe par
cette multitude d'emplois ; pour leur découvrir la grandeur de sa
maison et les trésors de sa magnificence. Car c'est par la
multiplicité des êtres qu'on arrive à l'unité de l'être, et par le
cours des ruisseaux que l'esprit remonte à leur source.
La reine de Saba
vit quantité de choses très belles et très magnifiques dans le
palais du roi Salomon ; mais ce qui la ravit, fut la multitude de
ses officiers et le bel ordre de sa cour.
Il n'y a point d'esprit raisonnable qui ne soit saisi d'étonnement
lorsqu'il considère cette grande multitude de créatures qui
composent la cour du Roi du ciel, quand il voit leurs richesses,
leur beauté, leur emploi, leurs fonctions, leur ordre, leur
disposition et leurs industries. Mais il ne faut pas en demeurer là.
Pour profiter de cette connaissance, il faut encore nous persuader
que Dieu qui fait tout avec poids, nombre et mesure, comme parle le
Sage,
nous a de toute éternité marqué, et destiné pour un emploi dans le
monde, où il veut que nous lui rendions service ; qu'il y a attaché
notre repos et notre salut : notre repos, parce que chaque chose est
en paix quand elle est à sa place ; notre salut, d'autant que les
grâces qui nous sont nécessaires, et qui sont pour ainsi dire nos
gages et nos appointements, suivent l'état, le lieu et l'office où
Dieu nous met.
Si l'Église est
un bâtiment, tous les fidèles en sont les pierres.
Si c'est une armée, tous les fidèles en sont les soldats.
Les pierres d'un édifice, les soldats d'une armée, les membres d'un
corps ont tous leur place et leur emploi, hors duquel ils sont
inutiles.
Et pour nous
arrêter à la similitude du corps humain, dont saint Paul se sert si
souvent,
qu'y a-t-il de plus misérable qu'un bras disloqué, et qui est hors
de sa place ? Il sent beaucoup de douleur, il devient infirme et
languissant, il ne profite plus de la nourriture ; celle qui lui
donnerait la vie s'il était dans sa situation naturelle lui donne la
mort quand il n'y est pas.
Voilà ce qui
arrive à une âme qui n'est point en l'état
où Dieu la veut. Elle est dans les peines et dans les agitations
continuelles ; elle ne reçoit plus les grâces qui lui étaient
préparées
et qui étaient attachées à son emploi ; elle ne profite pas même de
celles qu'elle reçoit, mais elle les rejette, ou elle en abuse. Elle
sent incessamment le poids de la justice de Dieu qui pèse sur elle
de toute sa force pour la redresser et pour la remettre dans l'ordre
; car tout ce qui sort des voies de la bonté de Dieu n'y rentre que
par les rigueurs de sa justice, et tout ce qui est défectueux en son
action n'est corrigé ni réparé que par la souffrance, comme dit très
bien l'Ange de l'École.
Jonas est battu
de tempêtes et jeté dans la mer pour s'être égaré de la conduite de
Dieu.
Voilà l'image d'une âme qui s'écarte des voies de la divine
Providence pour suivre ses propres volontés. Elle est battue de
continuelles tentations, Dieu ne la laisse jamais en repos, elle
trouble toutes les maisons et toutes les communautés où elle demeure
; on est enfin obligé de la jeter dans la mer, où elle fait un
triste naufrage. O mon Dieu, vous êtes droit, juste et équitable ;
vous ne laissez jamais en paix celui qui trouble vos ordres. Vous
l'avez ordonné et il en est ainsi, qu'une âme déréglée porte son
enfer et son supplice avec soi. . C'est ce que dit saint Augustin.
Au contraire, qu'un
homme est heureux qui fait bien son devoir et qui suit fidèlement
l'ordre qui lui est marqué par la divine Providence. Il jouit d'une
profonde paix ; il est sous la protection du Prince de l'ordre ; il
reçoit des grâces en abondance, grâces qui le nourrissent, grâces
qui le fortifient, grâces qui le font croître en vertu, grâces qui
le conduisent à la perfection ; d'autant que cette nourriture lui
est propre et couronne h la disposition de son âme. Comme il est
fidèle h la loi, la loi lui est fidèle aussi. Comme il garde
l'ordre, l'ordre le garde, le défend et le protège. Mon Dieu, dit
David, que ceux qui aiment votre loi sont heureux, qu'ils jouissent
d'une profonde paix ! ils ne trouvent rien en leur chemin qui les
fasse tomber, et qui leur soit une pierre de scandale.
II - Comme il faut
choisir son état
Après avoir considéré
cette vérité, faites réflexion sur vous-même, et voyez en quel état
vous êtes. Êtes-vous engagé? Ne l'êtes-vous point encore ? Si vous
êtes libre, et que vous n'avez point encore choisi d'état, priez
Dieu de vous faire connaître celui où il vous veut. Écoutez ce qu'il
vous dira après la communion et pendant cette retraite. Voyez où se
porte votre inclination quand votre coeur est en paix, et qu'il
n'est point agité de passion. La raison est une lumière divine et
une inspiration naturelle qui ne trompe jamais ceux qui la suivent,
principalement quand elle est dirigée par la foi.
Considérez encore la
fin pour laquelle Dieu vous amis au monde, qui est pour lui procurer
de la gloire et pour vous sauver. Voyez de tous les états celui qui
vous fournit des moyens plus avantageux pour arriver à cette fin.
Examinez votre humeur, votre complexion, vos talents, vos forces,
vos inclinations, vos habitudes, les mouvements de votre coeur, les
attraits de la grâce, les inspirations du Saint-Esprit.
Voyez ce que vous
voudriez avoir fait à la mort, et ce que vous conseilleriez à votre
ami s'il était en votre place. Et d'autant qu'il est difficile de
discerner les mouvements de la nature et de la grâce ; que le démon
se transfigure souvent en ange de lumière ; que nul n'est bon juge
en sa propre cause, et qu'il y a danger que vous n'écoutiez trop les
sentiments de l'amour-propre : pour procéder avec sagesse en une
affaire de telle conséquence, le plus sûr est de prendre avis d'un
sage et d'un habile directeur, de lui communiquer tous les
sentiments de votre âme, et de vous tenir à la résolution qu'il vous
donnera, vous persuadant que Dieu ne permettra jamais qu'il vous
trompe quand vous traiterez sincèrement avec lui, et que c'est par
son organe qu'il vous déclarera ses volontés.
III - Ce que doivent
faire ceux qui sont engagés
Que si vous êtes engagé
dans un état de vie, voyez comme vous y êtes entré. Est-ce par
passion? Par intérêt ? Par dépit ? Par vanité ? Par inconsidération
? Par respect humain ? Avez-vous consulté Dieu ? Lui avez-vous
demandé ses lumières ? Votre état est-il bon ? Est-il mauvais ? S'il
,est bon, il faut vous y perfectionner ; s'il est mauvais, il le
faut quitter. Que si l'état est permanent, et que vous ne puissiez
vous en défaire, il y faut demeurer, mais en état de pénitence,
réparant autant que vous le pourrez la faute que vous avez commise,
et portant toutes les peines que Dieu vous y fera sentir.
Reconnaissez-vous
coupable d'avoir pris parti sans le consentement de Dieu votre père
et votre tuteur, au regard duquel vous serez éternellement mineur,
puisque votre dépendance est essentielle. Priez-le très humblement
de vous pardonner cette faute, qui jette du dérèglement dans toute
votre vie ; car les actions suivent la nature de l'état qui les
produit, comme les branches tirent le suc de la racine qui les
porte. C'est une source qui répand la bénédiction ou la malédiction
dans tous les lieux et dans tous les temps de la vie, selon qu'elle
est pure ou corrompue.
Acceptez toutes
les peines inséparables de votre dérèglement, comme une pénitence
juste, que Dieu vous impose. Protestez que c'est pour lui que vous
désirez désormais vivre dans cette condition, si rude et lâcheuse
qu'elle puisse être. Persuadez-vous, comme nous l'avons dit, qu'on
ne rentre dans l'ordre de la bonté que par les châtiments de la
justice ; que vous ne recouvrerez la paix que par la patience, et
l'innocence que par la pénitence ; que la passion supplée au défaut
de l'action,
qu'il n'y a point pour vous d'autre ressource de salut que
l'humilité et la souffrance ; qu'après les troubles, vous trouverez
la paix, et le calme après la tempête.
IV - Pour les
religieux
Si vous êtes
religieux, de quelque manière que vous soyez entré en religion, vous
devez vous persuader que vous êtes bien, et que c'est là que Dieu
vous veut. Le Fils de l'homme ne veut-il pas que tout le monde soit
pariait comme son Père ? Ne déclare-t-il pas que le moyeu de l'être
c'est de quitter ses biens, de renoncer à soi-même, de porter sa
croix, de suivre ses exemples et ses conseils ? Voilà l'état
religieux. Ainsi, quoique vous y soyez entré sans dessein,
vous devez croire que ç'a été la volonté de Dieu, et que vous êtes
dans une voie de salut et de perfection.
Faites donc de
nécessité vertu. Embrassez cet état, si contraire qu'il soit à vos
inclinations. Chargez sur vos épaules le joug aimable de
Jésus-Christ, et protestez que vous le voulez porter pour son amour
tout le temps de votre vie. Marchez sans vous faire traîner. Faites
par amour ce que vous faites par nécessité ; et vous trouverez enfin
des consolations que vous n'eussiez jamais osé espérer. Admirable
artifice de la Providence de Dieu, qui tire notre salut de notre
perte, et qui nous laisse tomber dans les filets pour nous mettre en
liberté. Il vous a tiré du monde comme il fit autrefois son peuple
de l'Égypte, sans vous faire connaître où vous alliez, et vous a
fermé le passage par les eaux de la mer pour vous empêcher d'y
retourner.
Acquittez-vous donc
fidèlement de votre charge comme d'une commission que Dieu vous a
donnée. Ne faites point de distinction entre les emplois
particuliers de votre condition et l'état général de votre vie.
Comme il ne faut point s'engager dans un état où l'on n'est point
appelé, il ne faut point aussi s'ingérer dans un office où l'on
n'est point employé.
V - Des états
particuliers
Les grâces ne
sont pas seulement attachées à l'état de vie où Dieu nous veut, mais
encore aux lieux et aux emplois particuliers qui nous sont marqués
par l'obéissance.
Voudriez-vous être religieux d'un ordre où Dieu ne vous a point
appelé ? Pourquoi voulez-vous être dans une maison, dans un office,
dans une charge que Dieu ne vous a point donnée ?
Dieu ne prédestine
point les hommes en général, mais en particulier, un tel homme, en
telle charge, et en tel lieu : par conséquent vos grâces sont
attachées au lieu et à l'emploi qui vous a été destiné par la
Providence, et qui vous est marqué par l'obéissance Si donc vous
obligez vos supérieurs à condescendre à vos volontés : si vous vous
procurez des emplois conformes à vos désirs, et à vos inclinations ;
si vous vous attachez à une maison plutôt qu'à une autre ; si vous
employez des moyens pour arriver à vos fins, et si vous détournez
par le crédit de vos amis le cours ordinaire de l'obéissance, vous
n'aurez point les grâces de Dieu qui vous attendaient en un autre
lieu et en un autre office ; vos travaux n'auront point sa
bénédiction et ne produiront que des ronces et des épines. Bien
plus, il traversera tous vos desseins, il ruinera tous vos projets,
il permettra à vos passions de se révolter, aux démons de vous
tenter, aux hommes de vous persécuter. Il vous laissera tomber dans
un sens réprouvé et vous rendra misérable en ce monde et en l'autre.
Faites un peu de
réflexion sur ces vérités, âme religieuse. Voyez si vous êtes dans
le lieu et dans l'emploi où Dieu vous veut. Ne vous êtes-vous point
procuré celui où vous êtes ? N'avez-vous point détourné le cours des
grâces et changé les desseins que les supérieurs avaient sur vous ?
Dieu ne vous voulait-il pas dans une autre maison? dans un autre
office ? Pour qui travaillez-vous ? Comment oserez-vous demander
votre salaire à celui qui ne vous a pas employé ? Un soldat peut-il
choisir le poste qui lui plaît, et quitter le rang qui lui est
marqué par son capitaine ? N'est-il pas vrai que vous n'avez plus
aucun goût dans vos oraisons? aucune satisfaction dans vos exercices
de piété, aucune paix dans votre conscience, aucune force dans vos
tentations ? D'où vient cela, sinon de ce que vous n'êtes pas en
votre place, et de ce que vous ne faites pas ce que vous devez faire
? Vous vous êtes poussé dans cette charge, vous vous êtes ingéré
dans cet office, vous avez obligé vos supérieurs à changer la
disposition qu'ils avaient faite de vous, et de condescendre à votre
volonté. Voyez et ressentez à présent combien c'est une chose
mauvaise et amère de s'être soustrait de la conduite de Dieu et de
s'être abandonné à ses passions déréglées.
Il y a des gens
raisonnables qui ne veulent que ce qui est juste ; mais ils le
veulent avec empressement de cœur et d'esprit. Ils veulent la raison
sans raison, parce qu'ils la veulent avec passion, Voulez-vous vivre
dans la paix et vous attirer les bénédictions du ciel ? Ne demandez
rien et ne refusez rien ; abandonnez-vous à la Providence de Dieu ;
laissez-vous conduire à l'obéissance ; reposez-vous sur vos
supérieurs. Comme vous n'êtes en religion que pour servir Dieu,
persuadez-vous que vous ne lui rendrez aucun service qui lui soit
agréable, si vous n'êtes où il veut et si vous ne faites que ce
qu'il désire.
Appréhendez, âme
religieuse, de vous égarer des voies de Dieu. O qu'elles sont
belles, qu'elles sont douces, qu'elles sont saintes, qu'elles sont
droites ! O qu'un homme est heureux qui se fie à Dieu, et qui
s'abandonne à sa conduite ! O qu'un homme est misérable qui
s'éloigne de Dieu, et qui suit le cours de ses passions ! C'est un
Caïn fugitif de la divine Providence, qui s'en va tremblant par les
forêts, qui ne trouve de repos nulle part, et à qui tous les objets
même les plus innocents font des plaies mortelles.
Retournez à Dieu,
pauvre Sulamite
;
demandez-lui pardon de vos infidélités ; reconnaissez que la cause
de tous vos troubles, de toutes vos inquiétudes, de toutes vos
peines, de tous vos chagrins, de tous vos péchés, de toutes vos
persécutions, de toutes vos chutes et de toutes vos tentations,
c'est que vous vous êtes écarté des voies de Dieu. Quoi donc ?
Êtes-vous entré en religion pour vous rendre esclave des hommes ?
Que ne demeuriez-vous dans le monde, si vous vouliez faire votre
volonté ? Quelle honte de rechercher avec passion un emploi que vous
eussiez laissé à vos serviteurs et à vos servantes ? Quel
aveuglement de croire pouvoir être en paix étant dans le désordre ?
Quelle misère de vivre sans consolation, banni de la présence et de
l'amour de Dieu ? Que deviendrez-vous, s'il ne vous gouverne, s'il
ne vous protège, s'il ne vous défend, s'il ne vous assiste ? Et
comment le fera-t-il si vous ne vous abandonnez à sa conduite ?
Imitez le roi-prophète,
et reconnaissant Dieu pour votre Pasteur, dites-lui avec tendresse
de cœur :
« Le Seigneur me
conduit, je ne manquerai de rien ; il m'a mis dans un lieu de
pâturages excellents ; il m'a élevé auprès des eaux nourrissantes,
et a converti mon âme. Il m'a conduit dans les sentiers de la
justice, pour la gloire de son nom. Aussi, quand je marcherais au
milieu de l'ombre de la mort, je ne craindrais aucun mal, parce que
vous êtes avec moi. Votre houlette et votre bâton m'ont bien
consolé. Vous m'avez préparé un festin magnifique contre ceux qui
m'affligent. Vous répandez sur ma tête une onction admirable, et
vous m'enivrez de consolations, me donnant à boire dans une coupe
infiniment délicieuse. Aussi j'espère que votre miséricorde
m'accompagnera fous les jours de ma vie, afin que j'habite
éternellement dans la maison du Seigneur. » (Ps. 22)
Voilà la félicité de
celui qui se laisse conduire à Notre-Seigneur, et qui se repose sur
sa Providence.
« C'est un arbre
planté sur le bord des eaux courantes, qui portera son fruit en son
temps ; sa feuille ne tombera point ; il sera toujours couvert d'une
belle verdure, et tout ce qu'il fera réussira heureusement. » (Ps.
1, 3)
L'exhortation s'achève sur deux images apaisantes : celle des
« pâturages excellents », celle de la verdure « au bord des eaux
courantes » ; toutes deux bibliques, et capables de réconforter
et d’encourager, par la vision nette des sollicitudes de la
Providence, l’âme que le tableau de ses misères ou des périls
partout présents pourrait intimider.