Jean Crasset
de la Compagnie de Jésus

Considérations
sur les
principales actions de la vie

 

 

 

 QUATRIÈME CONSIDÉRATION

DE L'EXERCICE DE SA CHARGE

I - Qu'il faut s'acquitter fidèlement de ses emplois

Comme vous n'êtes pas à vous mais à Dieu, vous ne devez pas travailler pour vous, mais pour Dieu. Jamais vous ne faites mieux vos affaires que lorsque vous faites celles de Dieu ; vous faites les affaires de Dieu quand vous regardez votre charge comme un emploi qu'il vous a donné, et que vous vous en acquittez avec toute la force, la vigilance et la fidélité qui vous est possible. Le faites-vous ?

Ne faites point de distinction entre les affaires de Dieu et les vôtres. Vous n'avez qu'une affaire, qui est de vous sauver, et votre salut est l'unique affaire de Dieu aussi bien que la vôtre. C'est à cette affaire qu'il a pensé de toute éternité ; c'est pour cette affaire qu'il travaille dés le commencement du monde; c'est cette affaire qui l'a fait descendre du ciel en terre, et qui l'a fait naître dans une étable et mourir sur une croix. Y pensez vous ? Ne mérite-t-elle pas qu'on y pense bien ?

Persuadez-vous que vous travaillez. à l'affaire de votre salut et de votre perfection quand vous vous occupez aux affaires propres de votre charge. Votre salut est attaché à l'accomplissement de la volonté de Dieu, et Dieu veut que vous vous acquittiez fidèlement de l'emploi qu'il vous donne. Nous sommes tous serviteurs de ce grand maître, chacun travaille à sa vigne, chacun a reçu des talents qu'il doit faire profiter. À quoi employez-vous les vôtres ? [1]

II - Esprits libertins et déréglés

Il y a des gens qui veulent toujours faire ce qu'ils ne doivent pas faire, et qui ne font jamais ce qu'ils doivent faire. C'est assez pour leur donner de l'aversion d'une chose que de savoir qu'ils y sont obligés. lues charges leur sont des supplices et les lois des tyrannies. Tout ce qu'ils peuvent faire, c'est de souffrir un Dieu, parce qu'ils ne peuvent pas l'empêcher d'être ; mais ils ne sauraient se soumettre à sa domination ni à celle des hommes. Ils travaillent quand il leur plaît, et parce qu'il leur plaît ; et dés lors qu'on les y oblige, le travail leur devient un joug insupportable. Ce sont des âmes sans règle et sans discipline, sans ordre et sans lois, sans subjection et sans obéissance, qui troublent la paix de toutes les communautés, et qui sont à charge à tout le monde. N'êtes-vous point de ces gens-là ?

Il y en a d'autres qui veulent justement faire ce qu'ils ne sauraient faire, et qui ne font jamais ce qu'ils peuvent faire. Ils refusent les emplois pour lesquels Dieu leur a donné des talents, et recherchent avec passion ceux pour lesquels ils n'en ont point. Ils mesurent leur pouvoir à leur désir, et non pas leur désir à leur pouvoir. Leur passion leur fait croire qu'ils sont capables de tout, honnis de l'unique chose dont ils sont capables. Ces gens-là travaillent beaucoup et ne gagnent rien. Ils enfouissent les talents que Dieu leur a donnés, et se rendent coupables de deux crimes : l'un de n'avoir pas fait ce qu'ils devaient faire ; l'autre d'avoir fait ce qu'ils ne devaient pas faire. N'êtes-vous point de ces enfants rebelles ? Laissez-vous à vos supérieurs l'entière disposition de vous-même ?

III - Nous n'avons des talents que pour faire

C'est une grande croix qu'une grande ambition. C'est une grande folie que de se croire capable de tout. Nos forces et nos industries [2] sont bornées. Dieu, dit saint Paul, divise les grâces.[3] Quand il nous envoie travailler à sa vigne, il nous donne justement ce qu'il nous faut [4]. Quand il nous met dans un emploi, il nous assigne un fond de grâces pour nous en acquitter dignement. Ainsi, à proprement parler, nous n'avons des talents que pour faire ce que Dieu nous ordonne de faire ; hors de là, nous sommes aussi peu capables de réussir qu'un oiseau de voler sans ailes [5]. Ôtez la bénédiction de Dieu, à quoi servent ces talents, et qui donne la bénédiction sinon l'obéissance ? Si vous ne réussissez pas dans votre emploi, il y a sujet de croire que ce n'est pas celui que Dieu vous avait destiné ; que vous vous y êtes ingéré de vous-même ; que c'est l'ambition qui vous l'a fait rechercher ; que c'est la faveur qui vous y a poussé ; du moins, que vous n'avez pas demandé à Dieu sa grâce et sa bénédiction, et que vous y cherchez secrètement votre satisfaction plutôt que la sienne [6].

IV - Il faut être prêt à tout faire et à ne rien faire

Quoi qu'il en soit, il est certain que c'est là le cours ordinaire de la Providence, et que si quelqu'un ne réussit pas dans l'emploi que Dieu lui a donné, c'est l'effet d'une conduite bien rare et bien extraordinaire. Je ne vous conseille pas de prendre ce parti [7], mais d'attribuer à vos péchés le mauvais succès de vos travaux. Vivez sans choix, ne vous destinez à rien, dites toujours avec le prophète : Seigneur, me voici, que désirez-vous de moi ? Me voilà prêt d'aller où il vous plaira [8]. Heureux l'homme qui est capable de tout faire, et qui est prêt à ne rien faire, qui se tient caché sous le boisseau [9] jusqu'à ce que Dieu le mette sur le chandelier. Ne vous ingérez jamais dans un emploi où vous n'êtes point appelé, et ne refusez jamais celui qui vous est donné. Vous jouirez ainsi d'une paix admirable; Dieu bénira tous vos travaux, et le succès que vous aurez ne diminuera rien de votre mérite.

V - Chacun selon sa vocation

Le monde est une scène où chacun joue son rôle : l'un fait le capitaine et l'autre le soldat ; l'un le marchand et l'autre le juge ; l'un le roi, l'autre le prélat. Est-ce au prélat à faire le capitaine ? Est-ce au capitaine de faire le prélat ? Vous avez la grâce pour une fonction, et non pas pour une autre. Si vous entrez en scène à contretemps et mal en ordre, vous y ferez une très méchante figure. Si vous ne vous acquittez pas comme il faut de votre devoir, vous troublerez le bel ordre de l'univers, vous offenserez Dieu et les anges qui sont les spectateurs de votre action, et vous vous immolerez à la risée, au mépris et à l'indignation de toutes les créatures.

Mais il restera toujours une ressource, en cas d'insuccès, ce sera de le faire servir à l'humilité, et de n'attribuer qu'à soi les déficits et les lacunes.

VI - Comme il faut s'en acquitter

Faites tout ce que vous voudrez, vous ne ferez rien qui vaille si vous ne faites ce que vous devez. Votre devoir, encore une fois, c'est de taire ce que Dieu veut, et de vous acquitter dignement de l'emploi qu'il vous donne. Vous vous en acquitterez comme il le faut si vous le recevez de sa main, si vous y entrez par ses ordres, si vous vous appuyez sur sa grâce, si vous lui demandez sa bénédiction, si vous n'aspirez point à un autre office, si vous travaillez gaiement, tranquillement, courageusement, constamment. Gaiement, sans chagrin; tranquillement, sans trouble ; courageusement, sans lâcheté ; constamment, sans dégoût et sans relâche. Quel est votre défaut ? [10]

Dieu ne veut pas que tout le monde soit dans des fonctions honorables et dans des emplois éclatants. Il y en a qui sont destinés dans le corps de l’Église, pour voir, comme les yeux, d'autres pour entendre, comme les oreilles, d'autres pour parler, comme la langue, d'autres pour travailler, comme les bras, d'autres pour marcher et pour porter la charge de tout le corps, comme les pieds. Ôtez un membre de sa place, il n'y a plus ni paix ni repos ni vie ni mouvement : il incommode les autres, il trouble l'harmonie de la nature [11]; il le faut couper et retrancher. Si l'un veut être à la place d'un autre et faire son office, il est évident qu'il se perdra et ne réussira point. Êtes-vous où vous devez être ? Faites-vous ce que vous devez faire et comme vous le devez faire ?

VII - Il s'y faut affectionner

Ne jugez pas que votre emploi ne vous soit pas convenable parce qu'il ne vous agrée pas. L'inclination est à la vérité une marque de vocation, mais il faut qu'elle soit pure, tranquille, obéissante, désintéressée, dépouillée de tout respect humain, dégagée de toute ambition. Défiez-vous d'une inclination qui est turbulente, impérieuse, rebelle, et impatiente. Si vous êtes religieux, vous devez autant que vous pourrez vivre sans inclination, ou soumettre celle que vous avez à la disposition de l'obéissance. Si vous êtes séculier, vous pouvez donner quelque chose à l'inclination, niais défiez-vous de la passion. C'est pourquoi demandez ' conseil à ceux qui peuvent vous en donner.[12]

VIII - Quelle est la véritable dévotion

Ne séparez jamais le service de Dieu du devoir de votre charge ; ne croyez point qu'il soit permis d'être à l'église quand il faut être au Palais ; de prier Dieu quand il faut travailler. La plus belle de toutes les dévotions est de faire ce qu'on doit faire. Un travail sans prière est une vaine occupation. Une prière sans travail est une fausse dévotion. Satisfaites à votre dévotion après avoir satisfait à votre obligation. Le précepte est préférable au conseil, et le devoir aux actions libres.

Voulez-vous réussir dans vos travaux ? Ne séparez aussi jamais le travail de la prière. Priez avant que de travailler, priez en travaillant, priez après avoir travaillé. Le spirituel est au temporel ce qu'est l'âme au corps. Que peut faire un corps séparé de son âme ? Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné. Ayez soin du principal, et l'accessoire ne vous saurait manquer.

IX - Marques d'une pure intention

Pour qui est-ce que vous travaillez ? Vos intentions sont-elles pures ? En voici les marques : Si vous travaillez avec tranquillité d'esprit ; si vous êtes prêt de quitter ou de poursuivre l'action que vous avez commencée ; si vous aimez les empêchements aussi bien que la fin [13] quand ils ne dépendent point de vous; si vous êtes bien aise de voir les autres faire mieux que vous ; si vous ne faites aucune réflexion volontaire sur vous-même [14] après l'action ; si vous travaillez comme s'il n'y avait que Dieu et vous au monde ; si vous êtes content de n'avoir aucun contentement possible et naturel ; si les mauvais succès ne vous abattent point et ne vous affligent point ; Mais si vous travaillez avec trouble d'esprit, inquiétude et empressement ; si vous vous fâchez lorsqu'on vous interrompt, qu'on vous traverse, ou que vous ne réussissez pas ; si vous sentez et témoignez de la douleur quand les autres volent plus haut que vous, quand ils font plus de progrès dans la vertu ; quand ils ont plus d'estime, plus de succès, plus d'approbation ; si vous êtes en peine, devant et après une action, du jugement qu'on en fera ; si vous faites de continuelles réflexions sur vous-même ; si vous recherchez votre satisfaction et si vous omettez les devoirs de votre charge lorsque vous y sentez de la peine ; c'est une marque que votre intention n'est pas pure, et que ce n'est pas pour Dieu uniquement que vous travaillez.

X - Règlement de vie

Considérez tout le bien et tout le mal que vous pouvez faire en vôtre charge, l'un pour le pratiquer, l'autre pour l'éviter. Demandez pardon à Dieu de vous en être si mal acquitté jusqu'à présent, et tâchez désormais de vous comporter, en. Quelque état que vous soyez, comme un officier de la Providence qui vous a donné cette commission, qui vous a mis dans cet emploi, qui vous donne des grâces pour l'exercer dignement, qui vous en demandera compte à la mort, et qui prépare de grandes récompenses à votre fidélité.

Gardez exactement les règlements de votre charge. C'est un droit que le public a sur votre liberté, et vous ne pouvez vous en défendre sans injustice. La coutume des gens de bien est une loi que vous devez suivre ; conformez-vous à leur exemple en l'exercice de votre charge, et que celui des méchants ne vous fasse jamais rien faire contre votre devoir. N'abusez pas de votre autorité ; souvenez-vous que Dieu fera justice à tout le monde, mais qu'il sera sévère et inexorable aux grands qui auront opprimé les petits [15]. Dans les affaires qui vous surviennent avec vos inférieurs, prenez toujours leur parti contre vous, et présumez de l'équité de leur cause, à moins que leur injustice ne soit manifeste. Ne tirez point avantage de votre pouvoir et de leur infirmité [16]. Souvenez-vous que vous n'êtes riche que pour assister les pauvres, et que Dieu qui est votre Supérieur vous traitera comme vous aurez traité vos inférieurs.[17]


[1] Le Père Crasset se tient, avec un soin marqué, tout proche de l'homme, qu’il avertit, et de Dieu, qu'il consulte. l craindrait autant de perdre l’un de vue que de ne plus apercevoir l'autre. Il s'efforce de faire ressortir ici, et dans les pages qu'on va lire, la dépendance étroite dans laquelle il faut que l'homme se tienne toujours vis-à-vis de Dieu, et la façon pratique de comprendre la soumission foncière de l'âme aux ordres divins, telle que a réclame l'ordre.

[2] Habiletés pratiques, ressources pour l'action ou la mise en œuvre.

[3] Saint Paul. I Corinthiens ; 12 ; 4.

[4] Saint Mathieu : 20 ; 1 - Cf. 25 ; 15.

[5] Le Père Crasset professe un grand respect pour le secours divin qui, sous le nom de grâce d'état, supplée aux insuffisances humaines en vue d'un résultat déterminé ; grâce appropriée, précise dans sa forme et dans son but ; grâce en de ors de laquelle l'activité la mieux appliquée demeurerait oiseuse ou stérile, — du moins le Père Crasset le pense ; mais il va atténuer ce point de doctrine ; et il y a lieu de le faire en effet, pour ne pas courir le risque d'exagérer l'inutilité de l'effort humain.

[6] Le « Quoi qu'il en soit » qui va suivre laissera voir, chez le bon guide qui vient de tenir un langage si ferme, non pas un remords, mais le désir de tempérer un peu la formule troublante : « Si vous ne réussissez pas dans votre emploi, il y a sujet de croire que ce n'est pas celui que Dieu vous avait destiné ». On peut ne pas réussir, sans qu'il y ait faute, retard ou illusion dans la vocation ; l'épreuve prend parfois a forme de l'insuccès. Dieu pour sanctifier lis siens permettra leur échec dans l'emploi même que sa Providence leur avait confié. Toutefois, le Père a raison : Dieu n'est pas contraire à Dieu ; dans le cours ordinaire des choses, il procure le succès dont sa gloire a besoin, par les agents de son choix.

[7] Le parti d'attribuer à un dessein délibéré de Dieu cet échec.

[8] Isaïe : 6 ; 8.

[9] Saint Mathieu : 5 ; 15.

[10] Ne pas oublier que, dans la pensée du Père Crasset, la Considération tend à l'examen.

[11] De la nature humaine, dont il compromet l'intégrité et le jeu.

[12] À l'homme incombe le devoir de se tenir dans la mesure en même temps que dans la dépendance, par conséquent de gouverner l'attrait sans le réduire ni le condamner. Cette direction est signifiée à l'âme, en vue de l'élection ou de la réforme, avec une insistance digne de remarque. Le chrétien s'efforcera de garder la paix ; les Exercices disent : de « se faire indifférent » dans toute la mesure possible et permise, pour n'être pas surpris, ballotté, surmené, par l'inclination maîtresse.

[13] Si vous supportez, d'une humeur égale, aussi bien l'interruption forcée de votre travail que son développement régulier et complet.

[14][14] Aucun retour délibéré, de complaisance ou autre, sur vous-même, par amour-propre satisfait ou attristé.

[15] Sagesse : 6 ; 6.

[16] Faiblesse.

[17] Telle est la mesure indiquée dans l’Évangile. Mathieu, 7 ; 2.

   Cette Considération se place dans la retraite au cinquième jour. On a médité l'imitation de Jésus-Christ, l'humilité et la douceur que Notre-Seigneur nous a enseignées par ses leçons et par ses exemples. Non pas, répétons-le, que nous songions à tirer parti de ces rapprochements ; la concordance entre les méditations et les considérations ne parait pas aussi étroite : signalons seulement les points d'accord.

  Ajoutons que ce chapitre venant après celui que l'on a lu dans la troisième considération, montre la souplesse du talent du Père Crasset et la richesse de son information psychologique ; disons, plus simplement, l'étendue et la sûreté de son expérience.

   

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