QUATRIÈME
CONSIDÉRATION
DE L'EXERCICE DE SA
CHARGE
I - Qu'il faut
s'acquitter fidèlement de ses emplois
Comme vous n'êtes pas à
vous mais à Dieu, vous ne devez pas travailler pour vous, mais pour
Dieu. Jamais vous ne faites mieux vos affaires que lorsque vous
faites celles de Dieu ; vous faites les affaires de Dieu quand vous
regardez votre charge comme un emploi qu'il vous a donné, et que
vous vous en acquittez avec toute la force, la vigilance et la
fidélité qui vous est possible. Le faites-vous ?
Ne faites point de
distinction entre les affaires de Dieu et les vôtres. Vous n'avez
qu'une affaire, qui est de vous sauver, et votre salut est l'unique
affaire de Dieu aussi bien que la vôtre. C'est à cette affaire qu'il
a pensé de toute éternité ; c'est pour cette affaire qu'il travaille
dés le commencement du monde; c'est cette affaire qui l'a fait
descendre du ciel en terre, et qui l'a fait naître dans une étable
et mourir sur une croix. Y pensez vous ? Ne mérite-t-elle pas qu'on
y pense bien ?
Persuadez-vous
que vous travaillez. à l'affaire de votre salut et de votre
perfection quand vous vous occupez aux affaires propres de votre
charge. Votre salut est attaché à l'accomplissement de la volonté de
Dieu, et Dieu veut que vous vous acquittiez fidèlement de l'emploi
qu'il vous donne. Nous sommes tous serviteurs de ce grand maître,
chacun travaille à sa vigne, chacun a reçu des talents qu'il doit
faire profiter. À quoi employez-vous les vôtres ?
II - Esprits
libertins et déréglés
Il y a des gens qui
veulent toujours faire ce qu'ils ne doivent pas faire, et qui ne
font jamais ce qu'ils doivent faire. C'est assez pour leur donner de
l'aversion d'une chose que de savoir qu'ils y sont obligés. lues
charges leur sont des supplices et les lois des tyrannies. Tout ce
qu'ils peuvent faire, c'est de souffrir un Dieu, parce qu'ils ne
peuvent pas l'empêcher d'être ; mais ils ne sauraient se soumettre à
sa domination ni à celle des hommes. Ils travaillent quand il leur
plaît, et parce qu'il leur plaît ; et dés lors qu'on les y oblige,
le travail leur devient un joug insupportable. Ce sont des âmes sans
règle et sans discipline, sans ordre et sans lois, sans subjection
et sans obéissance, qui troublent la paix de toutes les communautés,
et qui sont à charge à tout le monde. N'êtes-vous point de ces
gens-là ?
Il y en a d'autres qui
veulent justement faire ce qu'ils ne sauraient faire, et qui ne font
jamais ce qu'ils peuvent faire. Ils refusent les emplois pour
lesquels Dieu leur a donné des talents, et recherchent avec passion
ceux pour lesquels ils n'en ont point. Ils mesurent leur pouvoir à
leur désir, et non pas leur désir à leur pouvoir. Leur passion leur
fait croire qu'ils sont capables de tout, honnis de l'unique chose
dont ils sont capables. Ces gens-là travaillent beaucoup et ne
gagnent rien. Ils enfouissent les talents que Dieu leur a donnés, et
se rendent coupables de deux crimes : l'un de n'avoir pas fait ce
qu'ils devaient faire ; l'autre d'avoir fait ce qu'ils ne devaient
pas faire. N'êtes-vous point de ces enfants rebelles ? Laissez-vous
à vos supérieurs l'entière disposition de vous-même ?
III - Nous n'avons
des talents que pour faire
C'est une grande
croix qu'une grande ambition. C'est une grande folie que de se
croire capable de tout. Nos forces et nos industries
sont bornées. Dieu, dit saint Paul, divise les grâces.
Quand il nous envoie travailler à sa vigne, il nous donne justement
ce qu'il nous faut
.
Quand il nous met dans un emploi, il nous assigne un fond de grâces
pour nous en acquitter dignement. Ainsi, à proprement parler, nous
n'avons des talents que pour faire ce que Dieu nous ordonne de faire
; hors de là, nous sommes aussi peu capables de réussir qu'un oiseau
de voler sans ailes
.
Ôtez la bénédiction de Dieu, à quoi servent ces talents, et qui
donne la bénédiction sinon l'obéissance ? Si vous ne réussissez pas
dans votre emploi, il y a sujet de croire que ce n'est pas celui que
Dieu vous avait destiné ; que vous vous y êtes ingéré de vous-même ;
que c'est l'ambition qui vous l'a fait rechercher ; que c'est la
faveur qui vous y a poussé ; du moins, que vous n'avez pas demandé à
Dieu sa grâce et sa bénédiction, et que vous y cherchez secrètement
votre satisfaction plutôt que la sienne
.
IV - Il faut être
prêt à tout faire et à ne rien faire
Quoi qu'il en
soit, il est certain que c'est là le cours ordinaire de la
Providence, et que si quelqu'un ne réussit pas dans l'emploi que
Dieu lui a donné, c'est l'effet d'une conduite bien rare et bien
extraordinaire. Je ne vous conseille pas de prendre ce parti
,
mais d'attribuer à vos péchés le mauvais succès de vos travaux.
Vivez sans choix, ne vous destinez à rien, dites toujours avec le
prophète : Seigneur, me voici, que désirez-vous de moi ? Me voilà
prêt d'aller où il vous plaira
.
Heureux l'homme qui est capable de tout faire, et qui est prêt à ne
rien faire, qui se tient caché sous le boisseau
jusqu'à ce que Dieu le mette sur le chandelier. Ne vous ingérez
jamais dans un emploi où vous n'êtes point appelé, et ne refusez
jamais celui qui vous est donné. Vous jouirez ainsi d'une paix
admirable; Dieu bénira tous vos travaux, et le succès que vous aurez
ne diminuera rien de votre mérite.
V - Chacun selon sa
vocation
Le monde est une scène
où chacun joue son rôle : l'un fait le capitaine et l'autre le
soldat ; l'un le marchand et l'autre le juge ; l'un le roi, l'autre
le prélat. Est-ce au prélat à faire le capitaine ? Est-ce au
capitaine de faire le prélat ? Vous avez la grâce pour une fonction,
et non pas pour une autre. Si vous entrez en scène à contretemps et
mal en ordre, vous y ferez une très méchante figure. Si vous ne vous
acquittez pas comme il faut de votre devoir, vous troublerez le bel
ordre de l'univers, vous offenserez Dieu et les anges qui sont les
spectateurs de votre action, et vous vous immolerez à la risée, au
mépris et à l'indignation de toutes les créatures.
Mais il restera
toujours une ressource, en cas d'insuccès, ce sera de le faire
servir à l'humilité, et de n'attribuer qu'à soi les déficits et les
lacunes.
VI - Comme il faut
s'en acquitter
Faites tout ce
que vous voudrez, vous ne ferez rien qui vaille si vous ne faites ce
que vous devez. Votre devoir, encore une fois, c'est de taire ce que
Dieu veut, et de vous acquitter dignement de l'emploi qu'il vous
donne. Vous vous en acquitterez comme il le faut si vous le recevez
de sa main, si vous y entrez par ses ordres, si vous vous appuyez
sur sa grâce, si vous lui demandez sa bénédiction, si vous n'aspirez
point à un autre office, si vous travaillez gaiement,
tranquillement, courageusement, constamment. Gaiement, sans chagrin;
tranquillement, sans trouble ; courageusement, sans lâcheté ;
constamment, sans dégoût et sans relâche. Quel est votre défaut ?
Dieu ne veut pas
que tout le monde soit dans des fonctions honorables et dans des
emplois éclatants. Il y en a qui sont destinés dans le corps de
l’Église, pour voir, comme les yeux, d'autres pour entendre, comme
les oreilles, d'autres pour parler, comme la langue, d'autres pour
travailler, comme les bras, d'autres pour marcher et pour porter la
charge de tout le corps, comme les pieds. Ôtez un membre de sa
place, il n'y a plus ni paix ni repos ni vie ni mouvement : il
incommode les autres, il trouble l'harmonie de la nature
;
il le faut couper et retrancher. Si l'un veut être à la place d'un
autre et faire son office, il est évident qu'il se perdra et ne
réussira point. Êtes-vous où vous devez être ? Faites-vous ce que
vous devez faire et comme vous le devez faire ?
VII - Il s'y faut
affectionner
Ne jugez pas que
votre emploi ne vous soit pas convenable parce qu'il ne vous agrée
pas. L'inclination est à la vérité une marque de vocation, mais il
faut qu'elle soit pure, tranquille, obéissante, désintéressée,
dépouillée de tout respect humain, dégagée de toute ambition.
Défiez-vous d'une inclination qui est turbulente, impérieuse,
rebelle, et impatiente. Si vous êtes religieux, vous devez autant
que vous pourrez vivre sans inclination, ou soumettre celle que vous
avez à la disposition de l'obéissance. Si vous êtes séculier, vous
pouvez donner quelque chose à l'inclination, niais défiez-vous de la
passion. C'est pourquoi demandez ' conseil à ceux qui peuvent vous
en donner.
VIII - Quelle est la
véritable dévotion
Ne séparez jamais le
service de Dieu du devoir de votre charge ; ne croyez point qu'il
soit permis d'être à l'église quand il faut être au Palais ; de
prier Dieu quand il faut travailler. La plus belle de toutes les
dévotions est de faire ce qu'on doit faire. Un travail sans prière
est une vaine occupation. Une prière sans travail est une fausse
dévotion. Satisfaites à votre dévotion après avoir satisfait à votre
obligation. Le précepte est préférable au conseil, et le devoir aux
actions libres.
Voulez-vous réussir
dans vos travaux ? Ne séparez aussi jamais le travail de la prière.
Priez avant que de travailler, priez en travaillant, priez après
avoir travaillé. Le spirituel est au temporel ce qu'est l'âme au
corps. Que peut faire un corps séparé de son âme ? Cherchez
premièrement le royaume de Dieu, et tout le reste vous sera donné.
Ayez soin du principal, et l'accessoire ne vous saurait manquer.
IX - Marques d'une
pure intention
Pour qui est-ce
que vous travaillez ? Vos intentions sont-elles pures ? En voici les
marques : Si vous travaillez avec tranquillité d'esprit ; si vous
êtes prêt de quitter ou de poursuivre l'action que vous avez
commencée ; si vous aimez les empêchements aussi bien que la fin
quand ils ne dépendent point de vous; si vous êtes bien aise de voir
les autres faire mieux que vous ; si vous ne faites aucune réflexion
volontaire sur vous-même
après l'action ; si vous travaillez comme s'il n'y avait que Dieu et
vous au monde ; si vous êtes content de n'avoir aucun contentement
possible et naturel ; si les mauvais succès ne vous abattent point
et ne vous affligent point ; Mais si vous travaillez avec trouble
d'esprit, inquiétude et empressement ; si vous vous fâchez lorsqu'on
vous interrompt, qu'on vous traverse, ou que vous ne réussissez pas
; si vous sentez et témoignez de la douleur quand les autres volent
plus haut que vous, quand ils font plus de progrès dans la vertu ;
quand ils ont plus d'estime, plus de succès, plus d'approbation ; si
vous êtes en peine, devant et après une action, du jugement qu'on en
fera ; si vous faites de continuelles réflexions sur vous-même ; si
vous recherchez votre satisfaction et si vous omettez les devoirs de
votre charge lorsque vous y sentez de la peine ; c'est une marque
que votre intention n'est pas pure, et que ce n'est pas pour Dieu
uniquement que vous travaillez.
X - Règlement de vie
Considérez tout le bien
et tout le mal que vous pouvez faire en vôtre charge, l'un pour le
pratiquer, l'autre pour l'éviter. Demandez pardon à Dieu de vous en
être si mal acquitté jusqu'à présent, et tâchez désormais de vous
comporter, en. Quelque état que vous soyez, comme un officier de la
Providence qui vous a donné cette commission, qui vous a mis dans
cet emploi, qui vous donne des grâces pour l'exercer dignement, qui
vous en demandera compte à la mort, et qui prépare de grandes
récompenses à votre fidélité.
Gardez exactement
les règlements de votre charge. C'est un droit que le public a sur
votre liberté, et vous ne pouvez vous en défendre sans injustice. La
coutume des gens de bien est une loi que vous devez suivre ;
conformez-vous à leur exemple en l'exercice de votre charge, et que
celui des méchants ne vous fasse jamais rien faire contre votre
devoir. N'abusez pas de votre autorité ; souvenez-vous que Dieu fera
justice à tout le monde, mais qu'il sera sévère et inexorable aux
grands qui auront opprimé les petits
.
Dans les affaires qui vous surviennent avec vos inférieurs, prenez
toujours leur parti contre vous, et présumez de l'équité de leur
cause, à moins que leur injustice ne soit manifeste. Ne tirez point
avantage de votre pouvoir et de leur infirmité
.
Souvenez-vous que vous n'êtes riche que pour assister les pauvres,
et que Dieu qui est votre Supérieur vous traitera comme vous aurez
traité vos inférieurs.
Telle est la mesure indiquée dans l’Évangile. Mathieu, 7 ; 2.
Cette Considération se place dans la retraite au cinquième jour.
On a médité l'imitation de Jésus-Christ, l'humilité et la
douceur que Notre-Seigneur nous a enseignées par ses leçons et
par ses exemples. Non pas, répétons-le, que nous songions à
tirer parti de ces rapprochements ; la concordance entre les
méditations et les considérations ne parait pas aussi étroite :
signalons seulement les points d'accord.