Jean Crasset
de la Compagnie de Jésus

Considérations
sur les
principales actions de la vie

CINQUIÈME CONSIDÉRATION

DU RÈGLEMENT DE SES ACTIONS

I - Du bien qu'il y a de vivre dans l'ordre

L'ordre et la vertu sont deux noms qui signifient presque une même chose. L'ordre est une conduite de vertu, et la vertu est une conduite d'ordre [1]. Quelque bien que vous fassiez, si vous ne le faites pas dans l'ordre, vous ne le faites point comme il faut. La raison veut quelquefois qu'on quitte l'ordre qu'on s'est prescrit, mais c'est pour suivre un ordre plus parfait qui nous est déclaré par la nécessité, par la charité, par l'infirmité, ou par l'obéissance. L'humeur est la conduite des bêtes ; la raison, de l'homme ; la règle, du religieux ; l'ordre, de tous les êtres. Quel parti prenez-vous ?

C'est l'ordre qui fait le paradis, et le désordre qui fait l'enfer. Si vous vivez dans l'ordre, vous serez heureux ; si vous vivez dans le désordre, vous serez misérable. Qui peut vivre en paix, faisant la guerre à Dieu ? [2] et qui lui fait la guerre, sinon celui qui trouble son ordre ? Avez-vous été en repos, tandis que vous avez été dans le désordre ? Un soldat qui quitte son rang n'est-il pas aussitôt châtié de son capitaine ? Tout ce qui trouble l'ordre trouble la paix, et celui qui n'est pas bien d'accord avec Dieu ne s'accordera jamais avec soi-même. Recherchez la cause de vos troubles.

L'ordre met chaque chose en son lieu ; il prescrit à tous les êtres leur rang, leur office, leur emploi et c'est ce qui les met en repos. Si vous gardez l'ordre, il vous gardera ; si vous troublez l'ordre, il vous troublera ; si vous détruisez l'ordre, il vous détruira.

Considérez l'univers, et vous verrez que c'est l'ordre qui fait la beauté, la perfection, la paix et la félicité de tous les êtres. Qu'est-ce qu'une armée sans ordre, sinon une confusion de victimes qu'on mène à la mort ? Qu'est-ce qu'un royaume sans ordre, sinon une forêt de brigands qui vivent de meurtres et de larcins ? Qu'est-ce qu'une religion sans ordre, sinon un corps sans âme, dont toutes les parties se divisent et se détachent ? Qu'est-ce qu'un homme sans ordre, sinon un chaos de passions qui se font une guerre mortelle, et qui mettent tout en confusion ?

Si l'Église est une armée, c'est l'ordre qui la range en bataille. Si l'Église est un vaisseau, c'est l'ordre qui en est le pilote, et qui le conduit. Si l'Église est un corps, c'est l'ordre qui le fait vivre. Si l'Église est un état, c'est l'ordre qui le gouverne. Dites le même de la Religion.

L'ordre, pour ainsi parler, est le créateur du monde, il en est le conservateur, il en est le réparateur. C'est de l'ordre que nous procédons, c'est par l'ordre que nous subsistons, c'est dans l'ordre que nous vivons. Tout ce que Dieu fait, il le fait dans l'ordre, et tout ce qui se fait sans ordre n'est point de Dieu. L'ordre nous conduit à Dieu. On ne va point à un contraire par son contraire.

Dieu est l'ordre par essence ; jamais le désordre ne nous mènera à Dieu.

II - Réflexion

Êtes-vous dans l'ordre ? Vivez-vous d'ordre ? Vos actions sont-elles réglées ? Faites-vous chaque chose en son temps ? N'agissez-vous point par humeur et par caprice ? Votre volonté est-elle assez droite pour vous servir de règle ? Vous êtes donc aussi saint que Dieu, car il n'y a que lui qui ait pour règle sa volonté. Qu'y-a-t-il de plus déréglé que la vôtre ? Quel mérite aurez-vous, ne faisant que ce qui vous plaît ? Vous ne servez Dieu que par vos actions, et si vos actions ne sont point dans l'ordre, comment voulez-vous qu'elles puissent plaire à Dieu ?

III - Pratique

Prescrivez-vous un ordre en la journée, que vous suivrez inviolablement, si vous n'en êtes empêché par un ordre supérieur qui vous oblige de le quitter. Réglez le temps de votre repos, de votre repas, de votre étude, et de votre divertissement. On ne vit au ciel que dans l'ordre ; commencez une vie que vous continuerez dans l'éternité. Elle en sera plus agréable à Dieu, plus commode à votre famille si vous en avez, et plus avantageuse à votre salut. Dieu est dans l'ordre et dans la paix ; le démon est dans le trouble et dans le désordre. Lequel est-ce des deux que vous voulez suivre ? À qui est-ce que vous voulez ressembler ?

IV - Les ennemis de l'ordre

Il y a des gens qui aiment naturellement l'ordre ; ceux-là n'ont pas de peine à se régler. Il y en a d'autres qui sont du naturel de ces sauvages, qu'on ne saurait discipliner et qui ressemblent à ces bêtes farouches qu'on ne saurait apprivoiser. Ils haïssent tout ce qui les tient dans l'ordre, dans la discipline et dans la dépendance. Ils se lèvent quand ils le veulent ; ils mangent quand il leur plaît ; ils étudient quand l'envie leur en prend ; ils jouent quand l'étude leur déplaît ; ils prient Dieu s'ils sont en bonne humeur; ils quittent l'oraison s'ils n'y sont pas, vous les verrez un jour dévots, modestes, composés ; un jour après, ce n'est plus cela. Ces sortes de gens ont une grande opposition à la vertu, et s'ils ne règlent leurs passions, il y a danger qu'ils ne meurent dans le dérèglement. N'êtes-vous point de ces gens-là ?

Accoutumez-vous à vivre d'ordre, et distinguez-vous des bêtes par une conduite de raison. Êtes-vous religieux ? Gardez vos règles. Ne l'êtes-vous point ? Faites-vous une règle que vous gardiez, comme si vous étiez en religion. Pour arriver à la perfection, il n'y a qu'à bien faire les actions, et pour les bien faire, il les faut faire dans l'ordre. Toutes les dévotions irrégulières sont de grands pas hors du bon chemin. Est-ce être chrétien que de vivre selon les sens, et de suivre le cours de ses passions ? Et qu'est-ce que vivre sans règle, sinon vivre par humeur et par passion ?

V - Dévots libertins

Il y a de certains dévots forts suffisants [3], qui traitent de tyrannie les règles les plus saintes et les conduites qu'on prescrit aux âmes qui veulent avancer à la vertu. Ils aiment la liberté et l'indépendance, et ne peuvent s'assujettir à aucun règlement. Ils disent que l'esprit de la grâce est un esprit de liberté ; que toutes ces méthodes d'oraison tiennent les âmes captives [4], et les empêchent de suivre le mouvement du Saint-Esprit ; qu'il faut s'abandonner à la conduite de Dieu, ne s'attacher à aucune pratique, n'observer aucune règle ; qu'en tout ce qu'on fait et en tout ce qu'on entreprend, il faut consulter son instinct, et suivre l'impression du Saint-Esprit ; que c'est là la conduite des enfants de Dieu, et la véritable dévotion.

Pour moi, j'appelle cela un franc libertinage [5], un état de tromperie et d'illusion, une conduite qui approche fort de celle de nos hérétiques, qui haïssent la dépendance, et qui se gouvernent par un esprit particulier, sous prétexte que l'esprit de la grâce est un esprit de liberté. Les saints Pères de l'Église, et les fondateurs de Religions, n'ont pas suivi ces maximes dangereuses, et il est croyable que ceux qui les enseignent n'ont jamais étudié ni leur doctrine ni leurs exemples [6]. Défiez-vous de ces gens qui vous mènent par des voies inconnues et irrégulières. Si vous êtes religieux, tenez pour illusion tout ce qui vous retire de l'obéissance. Si vous ne l'êtes pas, ne vous dispensez pas aisément de l'ordre que vous vous êtes prescrit.

VI - Leurs fausses maximes détruites

Il est hors de doute  qu'il faut quitter son ordre pour suivre le mouvement du Saint-Esprit ; mais d'où savez-vous que votre instinct est un mouvement de grâce et non point de nature, de l’Esprit de Dieu et non pas de l'esprit du démon ? Le Saint-Esprit est un esprit d'ordre, qui inspire aux âmes la sujétion et la dépendance. Il tire les hommes de la servitude de leurs passions, et non pas de l'obéissance qu'ils doivent aux lois. Quand les règlements sont libres, il veut qu'on les suive sans s'y attacher ; quand ils ne le sont pas, il veut qu'on les garde sans s'en dispenser. L'onction de sa grâce ne fait pas qu'on rejette le joug de la loi de Dieu, mais elle aide à le porter.

VII - Réflexion et résolution

Remerciez Dieu, âme chrétienne et religieuse, de vous avoir donné un esprit d'ordre. Voyez si vous êtes fidèle à garder vos règles. Demandez pardon à Dieu, d'avoir été si infidèle à sa loi, et de vous être tant de fois émancipé. Gardez-vous bien de confondre la liberté avec le libertinage. Défiez-vous de toutes les dévotions qui vous retirent des voies communes. Prenez avis des gens sages, et persuadez-vous qu'il n'y a que l'obéissance qui vous puisse préserver de l'illusion et vous faire marcher en assurance.

Heureux celui qui s'abandonne à la conduite de Dieu, et qui ne fait rien que par ses ordres, qui, jour et nuit, observe ses volontés, qui se tient toujours prêt au moindre signe de marcher ou de s'arrêter, de veiller ou de se reposer. C'est ce que fait celui qui ne vit point par passion, et qui suit les ordres qui lui ont été donnés de Dieu. On dira de lui ce que Moïse dit du peuple d'Israël dans le désert : Ils campaient quand le Seigneur l'ordonnait ; ils décampaient quand il le commandait. Ils marchaient et s'arrêtaient à son commandement [7]. Peut-on dire le même de vous ?


[1] La notion d'ordre, dont l'auteur a fait si grand cas quand il a traité plus haut de l'état de vie, revient ici à propos du règlement des actions. Le Père Crasset, voyant tout dans la lumière de foi, rattache aux vérités les plus hautes les moindres détails de la vie humaine ; c'est là un trait saillant de sa direction. Nécessité, charité, impuissance, obéissance, pourront bien, le cas échéant, contrarier les plans personnels ; mais on nous invite à y voir les signes d'un ordre plus parfait : l'ordre « qui fait le paradis », par la soumission à la très sainte volonté de Dieu. il dira plus loin qu'il faut quitter l'ordre qu'on s'est prescrit pour suivre le mouvement de l'Esprit-Saint, parce que l'Esprit-Saint est un esprit d'ordre ; mais la marque principale de cet esprit, c'est la sujétion volontaire qu'il inspire aux âmes.

[2] Job : 9 ; 4.

[3] À plusieurs reprises, et toujours avec la même verve, il a dénoncé les aux dévots, notamment dans son traité de la Dévotion à la très sainte Vierge.

[4] Ce n'est pas d'aujourd'hui que l'homme s'est avisé de voir dans la méthode comme dans la discipline un obstacle à la liberté.

[5] On sait le sens précis de ce mot au XVIIe siècle. Les libertins sont les sceptiques, les athées, les impies, les railleurs ; le Père Crasset les connaît bien ; il les a démasqués en toute occasion ; c'est pour les convaincre d'erreur et de contradiction qu'il a composé son ouvrage de La Foi Victorieuse de l'infidélité et du libertinage . C'est par dérivation du sens primitif (fausse liberté, émancipation insolente de l'esprit) que l'on a appelé libertinage le dérèglement ou dévergondage des moeurs : cette acception a prévalu aujourd'hui. Le Père Crasset partage ici l'émoi des grands chrétiens de son siècle, de Pascal à Bossuet et à La Bruyère, au spectacle de l'incrédulité déjà audacieuse, et qui allait bientôt s'afficher, en attendant l’Encyclopédie et Voltaire.

[6] Le Père Crasset n'avait qu'à se souvenir des Constitutions de son Ordre. saint Ignace attache plus de prix à la loi intérieure d'amour et de charité qu'à des constitutions écrites, mais il sait que la Providence de Dieu requiert la coopération de ses créatures, que la volonté de l’Église, les exemples des saints et la saine raison, persuadent aussi d'écrire des Règles, pour aider les âmes à mieux s'avancer dans la voie du service de Dieu ; les Constitutions écrites se concilient ainsi harmonieusement avec les justes libertés intérieures, comme avec les inspirations souveraines de l'Esprit-Saint.

[7] Nombres : 9, 18.

   

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