LE CANTIQUE SPIRITUEL

 

STROPHE CINQUIÈME

C'est en répandant mille grâces
Qu'il est passé à la hâte par ces bocages.
En les regardant
Et de sa figure seule
Il les a laissés revêtus de beauté.

EXPLICATION

Cette strophe donne la réponse des créatures à la question de l'âme. Cette réponse, comme dit encore saint Augustin à l'endroit cité, est le témoignage que les créatures donnent de la grandeur et de l'excellence de Dieu à l'âme qui les considère et les interroge. En substance, cette strophe renferme ceci: Dieu a créé toutes choses avec la plus grande facilité et en un moment. Il a déposé en elles quelque vestige de ce qu'il est, car non seulement il les a créées de rien, mais encore il les a dotées de grâces et de propriétés innombrables, il a augmenté leur beauté par une hiérarchie admirable et une harmonie mutuelle qui ne se dément jamais. Toutes choses viennent de la Sagesse; par elle il les a créées; et sa Sagesse, c'est le Verbe Éternel, son Fils Unique, aussi l'âme dit:

En répandant mille grâces.

Ces mille grâces qu'il répandait désignent la multitude innombrable des créatures; l'âme met le nombre élevé de mille pour donner une idée de cette multitude de créatures qu'elle appelle grâces; et elle leur donne ce nom à cause des beautés multiples dont le Bien-Aimé a doté chacune des créatures, lorsqu'il a rempli d'elles l'univers tout entier.

Il est passé à la hâte par ces bocages.

Passer par les bocages c'est-à-dire créer les éléments; l'âme déclare que le Bien-Aimé les traversait en répandant mille grâces: il décorait ces éléments de toutes les créatures, si belles; de plus il répandait en elles mille grâces et donnait à toutes la vertu de pouvoir concourir à leur reproduction et à leur conservation.

Elle dit qu'il est passé, car toutes les créatures sont comme un vestige du passage de Dieu où l'on entrevoit sa grandeur, sa puissance, sa sagesse et autres vertus divines. Il est passé à la hâte, car les créatures sont les oeuvres inférieures de Dieu; il les a créées comme en passant: car les grandes oeuvres de sa main, celles où il se montre davantage et où il a apporté plus d'attention, sont l'Incarnation du Verbe et les mystères de la foi chrétienne; si on les compare, toutes les autres oeuvres ont été créées comme en passant et à la hâte.

En les regardant
Et de sa figure seule
Il les a laissés revêtus de beauté.

Saint Paul nous dit que le Fils de Dieu est la splendeur de sa gloire et la figure de sa substance (Hb. I, 3). Or nous devons remarquer que c'est seulement par la figure de son Fils que Dieu a regardé toutes les créatures, et que cela a suffi pour leur donner l'être naturel et leur communiquer une foule de grâces et de dons naturels; il les faisait accomplies et parfaites, selon ces paroles de la Genèse: « Dieu a regardé tout ce qu'il avait créé, et tout était très bon (Gen. I, 31) ». Les voir toutes très bonnes, c'était les créer toutes très bonnes dans le Verbe, son Fils. Non seulement il leur donna l'être et les dons naturels en les regardant, comme nous l'avons dit, mais encore par la figure de son Fils il les laissa revêtues d'une beauté supérieure, en leur communiquant l'être surnaturel; cela s'est réalisé lorsqu'il créa l'homme qu'il éleva à une beauté divine et par conséquent toutes les créatures en lui, dès lors qu'il s'est uni à la nature de toutes les créatures en se faisant homme. Voilà pourquoi ce même Fils de Dieu a dit: Si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum: « Lorsque je serai élévé de terre, j'attirerai tout à moi (Jean, XII, 32) ». Ainsi le Père, par le mystère de l'Incarnation de son Fils et de sa glorieuse résurrection selon la chair, non seulement a embelli en partie les créatures, mais nous pouvons affirmer qu'il les a laissées complètement revêtues de beauté et de dignité.

Il y a plus; et, pour parler conformément à l'état de contemplation, il faut savoir qu'à la lumière vive de la contemplation et des connaissances des créatures qui en découle, l'âme les sait dotées d'une telle abondance de grâces, de vertus et de beautés, qu'elles lui semblent toutes revêtues d'une admirable beauté naturelle qui dérive de l'infinie beauté surnaturelle de la figure de Dieu dont le regard revêt de charme et d'allégresse le monde et les cieux. Dans le même sens David dit au Seigneur qu'il n'a eu qu'à ouvrir la main et: Imples omne animal benedictione, « et il a rempli de bénédiction tous les êtres animés (Ps. CXIV, 16) » . Aussi l'âme, blessée d'amour par ce vestige de la beauté de son Bien-Aimé qu'elle a découvert dans les créatures et embrasée du désir de contempler cette beauté invisible, chante la strophe suivante :

STROPHE SIXIÈME

Ah ! qui pourra me guérir !
Achevez de vous donner en toute vérité.
Ne m'envoyez plus
Désormais des messagers
Qui ne savent pas répondre à ce que je veux.

EXPLICATION

Les créatures ont donné à l'âme quelque connaissance de son Bien-Aimé; elles lui ont montré qu'elles portent en elles-mêmes des vestiges de sa beauté et de son excellence; l'âme a vu grandir ainsi son amour pour lui; par là même la douleur de son absence s'est accrue. Plus en effet l'âme connaît Dieu, et plus elle est anxieuse de le voir. Comme elle constate que rien ne peut guérir sa douleur hors la vue et la présence du Bien-Aimé, elle ne veut aucun autre remède. Voilà pourquoi elle demande dans cette strophe la faveur de le voir et de le posséder. Elle déclare qu'elle refuse désormais toutes les autres connaissances qu'il pourrait lui donner ou des communications qu'il pourrait lui envoyer; car tout cela ne saurait combler ses désirs ni son amour. Son amour ne sera satisfait que par sa vue et sa présence; qu'il daigne enfin se donner en vérité dans toute la perfection de l'amour.

Ah ! qui pourra me guérir !

C'est-à-dire: Toutes les délices du monde, tous les contentements des sens, toutes les joies et les suavités de l'esprit, non, rien ne pourra me guérir, rien ne pourra me satisfaire. Et puisqu'il en est ainsi,

Achevez de vous donner en toute vérité.

Il faut savoir, en effet, que toute âme qui aime vraiment Dieu ne peut vouloir ni satisfactions ni contentement jusqu'à ce qu'elle le possède en vérité. Tout le reste ne la satisfait pas, mais au contraire, comme nous l'avons dit, ne fait qu'exciter en elle la faim et le désir de le voir tel qu'il est. Toutes les visites qu'elle reçoit du Bien-Aimé, une connaissance, un sentiment, ou toute autre communication lui paraissent des messagers porteurs de renseignements sur ce qu'il est, mais qui ne font qu'augmenter et aiguiser ses désirs. Ce sont là comme des miettes de pain pour celui qui se meurt de faim: elles la font encore souffrir d'avoir à se contenter de si peu.

Achevez de vous donner en toute vérité,

dit-elle donc.

En effet tout ce que l'on peut savoir de Dieu en cette vie, si élevé qu'il soit, n'est pas encore la connaissance parfaite, mais une connaissance partielle et très éloignée de la réalité. Connaître Dieu dans son Essence est la seule connaissance véritable; telle est celle que demande l'âme, qui ne peut se contenter des autres. Voilà pourquoi elle ajoute aussitôt:

Ne m'envoyez plus
Désormais des messagers.

Elle semble dire: Que je ne vous connaisse plus désormais aussi imparfaitement. Ne m'envoyez plus des messagers qui me donnent de vous des connaissances et des sentiments si éloignés de ce que vous êtes et si étrangers à ce que je désire de vous. Car, vous le savez bien, ô mon Époux, les messagers ne font qu'augmenter la douleur de l'âme qui soupire après votre présence. D'une part ils rouvrent la blessure d'amour par les nouvelles qu'ils apportent, et d'autre part ils donnent la preuve que votre venue est retardée. Ainsi donc, à partir d'aujourd'hui, je vous en prie, ne m'envoyez plus de ces connaissances si éloignées de ce que vous êtes. Si jusqu'à ce jour j'ai pu m'en contenter, c'est que je vous connaissais peu et vous aimais peu; mais l'amour que je vous porte maintenant est tellement intense que je ne puis me contenter de ces messagers. Aussi achevez donc de vous donner. Ou pour traduire sa supplication dans un langage plus clair: O Seigneur, ô mon Époux, qui vous donnez à moi par fragments, achevez de vous donner tout entier à moi. Ce que vous me montrez comme à travers des fentes, montrez-le-moi au grand jour. Ce que vous me communiquez par des intermédiaires, comme pour vous jouer de moi, achevez de me le donner en vous communiquant à moi par vous-même. Il semble parfois dans vos visites que vous allez me donner le joyau de votre possession, et quand mon âme se recueille intérieurement pour en jouir elle s'en trouve dépourvue car vous l'aviez dérobé; n'est-ce pas une sorte de plaisanterie?

Livrez-vous donc à moi véritablement. Donnez-vous tout entier à mon âme tout entière, afin que toute elle vous possède tout. Mais désormais ne m'envoyez plus de messagers

qui ne savent pas répondre à ce que je veux.

En d'autres termes: Je vous veux tout entier; or ces messagers ne savent pas me dire tout, et ils ne peuvent vous dire tout, car aucune chose de la terre ni du ciel ne peut donner à l'âme la connaissance qu'elle désire avoir de vous; ainsi ils ne savent me dire ce que je veux. Par conséquent, remplacez-les, soyez vous-même le messager et les messages.

STROPHE SEPTIÈME

Tous ceux qui vont et viennent
Me racontent de vous mille beautés
Et ne font que me blesser davantage,
Mais ce qui me laisse mourante
C'est un je ne sais quoi qu'ils sont à balbutier.

EXPLICATION

Dans la strophe précédente l'âme a montré qu'elle était malade ou blessée de l'amour de son Époux par suite de la connaissance que lui en avaient donnée les créatures irraisonnables. Dans la strophe présente elle donne à comprendre qu'elle a reçu une plaie d'amour, à cause d'une connaissance plus élevée du Bien-Aimé venue des créatures raisonnables, plus nobles que les premières, à savoir: les Anges et les hommes. Elle dit plus: elle ajoute qu'elle se meurt d'amour à cause de cette immensité admirable que ces créatures lui dévoilent quoique incomplètement; elle appelle cela un « je ne sais quoi », parce que c'est ineffable, et cependant a tant de vertu que l'âme se meurt d'amour.

Nous déduisons de là que l'âme qui aime Dieu souffre de trois manières pour le Bien-Aimé, et ces trois sortes de souffrances correspondent aux connaissances qu'on peut avoir de lui.

La première s'appelle une blessure; c'est la plus légère et elle passe plus rapidement que les autres, et cela précisément parce que cette blessure qui vient de la connaissance procède de celles qui occupent un rang inférieur. Nous appelons encore « langueur » cette blessure, dont l'Épouse des Cantiques parle ainsi: Adjuro vos, filiae Jerusalem, si inveneritis dilectum meum, ut nuntietis ei quia amore langueo: « Je vous en conjure, ô filles de Jérusalem, si vous rencontrez mon Bien-Aimé, dites-lui que je languis d'amour (Cant. V, 8) ». Par filles de Jérusalem, elle entend les créatures.

La seconde s'appelle une plaie; elle pénètre plus profondément dans l'âme que la blessure; aussi dure-t-elle plus longtemps. C'est une blessure qui s'est aggravée et transformée en plaie. Aussi l'âme sent véritablement qu'elle porte une plaie d'amour. Cette plaie lui vient de la connaissance qu'elle reçoit des oeuvres de l'Incarnation du Verbe et des mystères de la foi, car ce sont là les plus grandes oeuvres de Dieu: par elles-mêmes elles renferment plus d'amour de Dieu qu'il n'y en a dans les autres créatures. Voilà pourquoi elles ont pour effet de produire dans l'âme un amour plus ardent; et si le premier amour était comme une légère blessure, le second peut être comparé à une plaie qui dure. C'est de cette plaie que l'Époux parle dans les Cantiques, quand il dit: « Vous avez blessé mon coeur, ô ma soeur, vous avez blessé mon coeur avec un seul de vos yeux, avec un seul des cheveux de votre cou (Id., IV, 9) ». L'oeil signifie ici la foi au mystère de l'Incarnation de l'Époux, et le cheveu signifie l'amour de ce mystère.

La troisième sorte de souffrance de l'amour est semblable à une mort. L'âme semble avoir une plaie envenimée qui l'atteint tout entière. Sa vie est comme une mort, jusqu'à ce qu'elle succombe sous les coups de l'amour qui la transformera en amour et la fera vivre d'une vie d'amour. Cette mort d'amour provient de ce que l'âme a reçu la touche d'une connaissance très profonde de la Divinité. C'est là ce je ne sais quoi dont il est parlé dans cette strophe et que les créatures raisonnables vont balbutiant. Cette touche n'est pas très intense ni continuelle, sans quoi l'âme se détacherait de son corps; mais elle passe rapidement, et ainsi l'âme se meurt d'amour parce qu'elle n'en finit pas de mourir d'amour.

C'est cet amour, appelé « amour impatient », dont il est parlé au livre de la Genèse. En effet Rachel avait un tel désir d'avoir une postérité qu'elle dit à Jacob: Da mihi liberos, alioquin moriar: « Donnez-moi des enfants, ou je meurs (Gen. XXX, 1) ». Et le prophète Job de son côté: Quis mihi det ut qui coepit, ipse me conterat: « Qui me donnera de voir que celui qui a commencé à me broyer achève lui-même son oeuvre (Job, VI, 9)! »

L'âme dit donc dans cette strophe que les créatures raisonnables lui causent deux sortes de souffrances d'amour: la plaie et la mort; la plaie, quand elles lui racontent mille grâces que le Bien-Aimé a répandues dans les mystères de la sagesse de Dieu que la foi révèle, et la mort quand elles sont à balbutier. Elle éprouve alors parfois un sentiment et une connaissance extraordinaire de la Divinité lorsqu'elle en entend parler. Elle dit donc:

Tous ceux qui vont et viennent.

Les créatures raisonnables, nous l'avons dit, sont celles qui vont et viennent; ce sont les Anges et les hommes; car seuls entre toutes les autres créatures ils s'occupent de Dieu et comprennent quelque chose de ses perfections; en espagnol ce mot vagan a la même signification que le mot latin vacant. On veut donc désigner tous ceux qui s'occupent de Dieu, et c'est là ce que font au ciel les Anges qui le contemplent et jouissent de sa félicité, et ce que font sur la terre les hommes en l'aimant et en désirant s'unir à lui.

Grâce à ces créatures raisonnables, l'âme connaît Dieu d'une manière plus profonde. On lui montre son excellence sur toutes les choses créées, ou bien on lui donne des enseignements sur lui; et ces connaissances sont données intérieurement par de secrètes inspirations, sous l'action des Anges, ou extérieurement par l'intermédiaire des vérités de la Sainte Écriture. L'âme ajoute:

Ils me racontent de vous mille beautés.

Cela signifie qu'ils me font connaître les effets merveilleux de votre grâce et de votre miséricorde dans les oeuvres de l'Incarnation et les vérités de foi dont ils m'entretiennent; or ils m'en découvrent toujours de nouveaux; mais ils auront beau en parler, on découvrira toujours de nouvelles grâces en vous.

Ils ne font que me blesser davantage.

Car si les Anges me donnent de vous des inspirations, et les hommes des enseignements, tous, les uns et les autres, ne font qu'augmenter mon amour pour vous; et ainsi tous me blessent davantage de votre amour.

Mais ce qui me laisse mourante
C'est un je ne sais quoi qu'ils sont à balbutier.

Le sens est le suivant: Outre les plaies que me font les créatures par ces mille grâces qu'elles me racontent de vous, il y a encore un je ne sais quoi qui est tel qu'on ne l'a pas dit; c'est un vestige sublime du passage de Dieu qui se dévoile à l'âme et qui reste à découvrir complètement; c'est une connaissance profonde de Dieu qui est inexprimable; c'est le motif pour lequel on l'appelle un je ne sais quoi. Si d'un côté ce que je comprends me fait une blessure et une plaie d'amour, d'un autre côté ce que je ne puis comprendre et dont j'ai pourtant les plus hauts sentiments est pour moi une mort. Les âmes déjà avancées reçoivent parfois cette faveur. Dieu leur accorde la grâce de découvrir dans ce qu'elles entendent, voient ou comprennent, et même quelquefois sans cela, une haute connaissance où il leur donne à comprendre et à sentir la profondeur et la grandeur de sa nature. Aussi ces âmes voient clairement qu'il leur reste tout à comprendre de Dieu. Cette connaissance bien sentie d'une Divinité si immense dont on ne peut atteindre les limites est en elle-même une connaissance extrêmement élevée. Aussi l'une des plus insignes faveurs que Dieu accorde ici-bas d'une manière transitoire à une âme consiste à lui donner une vue si claire et un sentiment si profond de Dieu, qu'elle comprenne avec évidence l'impossibilité où elle et de le connaître et de le sentir tout entier. Cette perception a quelque ressemblance avec celle des bienheureux dans le ciel. Là les élus qui connaissent Dieu davantage sont aussi ceux qui comprennent le mieux qu'il leur reste un infini à comprendre, comme d'un autre côté ceux qui le connaissent moins sont ceux qui, comprenant moins, ne semblent pas avoir une vue aussi distincte de ce qui leur reste à connaître. Cette faveur ne sera bien comprise que de celui qui la connaîtra par expérience. Quant à l'âme expérimentée, certaine qu'elle ne comprend pas ce dont elle a un si profond sentiment, elle l'appelle un je ne sais quoi. Car de même qu'elle ne le comprend pas, de même elle ne saurait l'exprimer, bien que, comme nous l'avons dit, elle en ait le sentiment. Voilà pourquoi elle ajoute que les créatures balbutient dès lors qu'elles n'achèvent pas de lui en donner la connaissance: c'est bien là balbutier, comme font les enfants qui ne savent pas s'exprimer ni faire comprendre ce qu'ils voudraient dire.

 Il arrive encore à l'âme certaines lumières sur les autres créatures; elles ressemblent à celles dont nous venons de parler, bien qu'elles ne soient pas toujours aussi élevées. Quand Dieu en enrichit l'âme, il lui en donne la connaissance et lui en découvre le sens spirituel. Aussi ces créatures semblent lui donner sur Dieu des connaissances qu'elles n'achèvent pas de faire comprendre. On dirait qu'elles vont les faire comprendre, mais elles n'y arrivent jamais; voilà pourquoi c'est un je ne sais quoi qu'elles balbutient. L'âme continue donc sa plainte et, s'adressant à elle-même dans la strophe suivante, elle dit :

STROPHE HUITIÈME

Mais comment peux-tu subsister,
O vie, puisque tu ne vis plus là où est ta vie?
Lorsque tendent à te faire mourir
Les flèches que tu reçois
Des sentiments que tu formes en toi du Bien-Aimé !

EXPLICATION

L'âme se voit mourir d'amour, comme elle vient de le dire. Mais comme elle ne meurt pas encore et ne peut jouir de l'amour en toute liberté, elle se plaint de la durée de la vie d'ici-bas qui retarde le moment où elle jouira de la vie spirituelle. Aussi dans la strophe présente elle s'adresse à sa vie corporelle et lui reproche de la faire souffrir. Tel est en effet le sens de la strophe: O vie de mon âme! Comment peux-tu persévérer dans cette vie du corps? N'est-ce pas pour toi une mort et la privation de cette vie véritable de ton Dieu, en qui tu vis plus véritablement que dans ton corps par essence, par amour et par désir? Mais quand cela ne suffirait pas à te faire sortir de ce corps de mort pour jouir et vivre de la vie de ton Dieu, comment peux-tu continuer à vivre dans un corps si fragile? Est-ce qu'elles ne sont pas suffisantes par elles-mêmes (cette expression: suffisantes par elles-mêmes, solo por si,  a été ajoutée au manuscrit par le Saint lui-même) pour achever ta vie, ces blessures d'amour que tu reçois du Bien-Aimé quand il te fait part de ses grandeurs? te faut-il plus que cet amour véhément qu'il provoque en toi par les lumières dont il t'éclaire et les sentiments dont il t'anime? Ne sont-ils pas des touches et des blessures d'amour qui donnent la mort ?

Mais comment peux-tu subsister,
O vie, puisque tu ne vis plus là où est ta vie?

Cette exclamation fait comprendre que l'âme vit davantage dans l'objet aimé que dans le corps qu'elle anime. Car elle ne reçoit pas sa vie du corps; c'est elle au contraire qui lui donne la vie; quant à elle, elle vit dans l'objet qu'elle aime. Mais, outre cette vie d'amour par laquelle elle vit dans tout objet aimé, elle a naturellement et radicalement sa vie en Dieu, comme toutes les autres créatures, ainsi que nous le dit saint Paul: In ipso vivimus, movemur et sumus: « C'est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l'être (Act. XVII, 28) ». Saint Jean a dit également: Quod factum est, in ipso vita erat: « Tout ce qui a été fait, était vie en lui (Jean, I, 4). » L'âme voit donc qu'elle a sa vie naturelle en Dieu par l'être qu'elle y trouve, mais qu'elle a également sa vie spirituelle en lui, à cause de l'amour qu'elle lui porte. Aussi elle se lamente de vivre encore de la vie corporelle; car cette vie l'empêche de vivre véritablement là où elle a sa vraie vie par essence et par amour, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi sa plainte est profonde. Elle donne à comprendre qu'elle souffre de deux contraires: de sa vie naturelle dans le corps, et de sa vie spirituelle en Dieu; elles sont opposées l'une à l'autre; et comme l'âme vit dans l'une et l'autre, elle doit par force endurer un grand tourment. La vie naturelle, en effet, lui est comme une sorte de mort, puisqu'elle la prive de la vie spirituelle où son être, sa vie et ses opérations sont complètement embrasés de zèle et d'amour. Aussi, afin de mieux faire connaître le tourment d'une telle existence, l'âme ajoute aussitôt:

Lorsque tendent à te faire mourir
Les flèches que tu reçois.

Voici le sens de ces paroles : Outre ce qui a été dit: Comment peux-tu persévérer dans ton corps, puisqu'elles sont suffisantes par elles-mêmes pour t'ôter la vie, ces touches d'amour qui sont symbolisées par les flèches, et que le Bien-Aimé produit dans ton coeur? Ces touches produisent tant d'intelligence et d'amour de Dieu dans l'âme et dans le coeur, qu'on peut bien dire que l'âme a de Dieu cette conception dont elle parle dans le vers suivant:

Des sentiments que tu formes en toi du Bien-Aimé.

C'est-à-dire de sa beauté, de sa grandeur, de sa sagesse et de toutes les perfections que tu découvres en lui.

STROPHE NEUVIÈME

Pourquoi donc avez-vous blessé
Ce coeur, et ne l'avez-vous pas guéri?
Puisque vous me l'avez ravi,
Pourquoi le laissez-vous ainsi?
Et n'emportez-vous pas le larcin que vous avez commis ?

EXPLICATION

Dans cette strophe l'âme s'adresse de nouveau au Bien-Aimé et se plaint de la douleur qu'elle éprouve. Son amour est impatient. Elle montre qu'il ne souffre pas de retard et ne laisse aucun repos à son chagrin; elle s'ingénie de toutes sortes de manières pour manifester ses angoisses et y trouver un remède. Elle se voit blessée et seule. Son unique ressource est de recourir à son Bien-Aimé, qui est l'auteur de la blessure qu'elle porte. Puisqu'il a blessé d'amour son coeur, lui dit-elle, par quelque communication de ce qu'il est, pourquoi ne le guérit-il pas en lui manifestant sa présence? Et, puisqu'il a ravi ce coeur, l'embrasant de son amour et s'en rendant le possesseur, pourquoi l'a-t-il laissé ainsi après l'en avoir dépossédé? Car celui qui aime n'est plus le maître de son coeur, il en a fait don au Bien-Aimé; pourquoi le Bien-Aimé n'a-t-il pas mis encore ce coeur dans le sien? Pourquoi ne se l'est-il pas approprié par une entière et complète transformation d'amour dans la gloire? C'est ce que dit l'âme :

Pourquoi donc avez-vous blessé
Ce coeur, et ne l'avez-vous pas guéri?

L'âme ne se plaint pas d'avoir été blessée, car plus l'amant est blessé, plus il est satisfait; elle se plaint de ce que le Bien-Aimé, après lui avoir blessé le coeur, ne l'a pas guérie, en lui donnant la mort. Ces blessures d'amour sont en effet si pleines de douceur et de suavité que, si elles n'arrivent pas à la faire mourir, elles ne sauraient la satisfaire. Leur saveur est telle en effet que l'amour voudrait en recevoir la mort. Aussi l'âme s'écrie: « Pourquoi donc, puisque vous avez blessé mon coeur, ne l'avez-vous pas guéri? » C'est comme si elle disait: Pourquoi donc, après l'avoir blessé ce coeur jusqu'à y faire une plaie, ne l'avez-vous pas guéri, en le faisant mourir d'amour? C'est vous qui êtes la cause de cette plaie, de cette langueur (le Saint a effacé le mot enfermedad, maladie, que portait la copie, pour y substituer le mot dolencia, langueur) d'amour; soyez aussi la cause de sa santé en la faisant mourir d'amour. De la sorte le coeur qui porte la plaie causée par le chagrin de votre absence se guérira dans les délices et la gloire de votre douce présence. L'âme ajoute:

Puisque vous me l'avez ravi,
Pourquoi le laissez-vous ainsi?

Ravir, ce n'est pas autre chose que d'enlever à quelqu'un l'objet qui lui appartient et de s'en constituer le propriétaire. De là cette nouvelle plainte de l'âme au Bien-Aimé. Puisque, dit-il, il lui a ravi son coeur, et l'a soustrait à son pouvoir et à sa possession, pourquoi l'a-t-il laissé ainsi, sans en faire vraiment sa propriété, ni le prendre pour soi, comme fait le voleur qui se rend maître du larcin et (cette fin de phrase est ajoutée par le Saint: que de hecho se le lleva) en réalité l'emporte?

D'une âme éprise d'amour on dit communément qu'on a ravi son coeur, et que ce coeur lui a été ravi par celui qu'elle aime; il est hors d'elle et se trouve dans l'objet aimé; elle n'a plus donc de coeur pour elle-même, mais seulement pour celui qu'elle aime. Cette considération est de nature à nous faire reconnaître aisément si une âme aime Dieu ou non. Car si elle l'aime, elle n'a plus de coeur pour elle-même, elle l'a donné tout entier à Dieu; tandis que plus le coeur se recherche lui-même, moins il est à Dieu. L'âme verra donc que son coeur a vraiment été ravi, si elle est tout embrasée d'amour pour le Bien-Aimé, ou si elle ne met sa joie dans aucune des créatures d'ici-bas, comme le montre l'âme dont nous parlons. La raison en est que le coeur ne peut goûter ni paix ni repos, s'il ne possède son objet. Or quand il s'affectionne à quelque objet, il ne se possède déjà plus lui-même et il ne possède rien; et s'il ne possède pas vraiment ce qu'il aime, il ne peut manquer de souffrir jusqu'à ce qu'il le possède, parce qu'il est jusqu'alors comme le vase vide qui attend qu'on le remplisse, ou comme le famélique qui aspire à satisfaire sa faim, ou comme le malade qui soupire après la santé, ou comme celui qui est suspendu en l'air et qui n'a pas de point d'appui pour ses pieds. Tel est l'état du coeur qui est épris d'amour. Voilà ce que l'âme connaît par expérience quand elle dit: Pourquoi m'avez-vous laissée ainsi, c'est-à-dire dans le vide, la faim, la solitude, avec une plaie, une maladie d'amour, et comme suspendue ?

Et pourquoi n'emportez-vous pas le larcin que vous avez commis ?

C'est-à-dire, pourquoi ne pas remplir le vide de ce coeur, le rassasier, lui tenir compagnie, le guérir, lui donner en vous un point d'appui et un repos parfait? L'âme éprise d'amour ne peut pas manquer de désirer la récompense et le salaire de son amour. N'est-ce pas pour cela qu'elle s'est mise au service du Bien-Aimé? Sans cela, elle n'aurait pas d'amour véritable; ce salaire et cette récompense ne sont que l'amour même; l'âme ne peut pas en désirer d'autre si ce n'est d'aimer toujours davantage jusqu'à ce qu'elle arrive enfin à la perfection de l'amour; l'amour n'est payé que par lui-même, comme le fit comprendre le prophète Job par ces paroles: Sicut servus desiderat umbram, et sicut mercenarius praestolatur finem operis sui, sic et ego habui menses vacuos, et noctes laboriosas enumeravi mihi. Si dormiero, dicam: quando consurgam? Et rursum spectabo vesperam, et replebor doloribus usque ad tenebras: « Comme le serviteur désire l'ombre et le mercenaire attend la fin de son travail, ainsi j'ai eu en partage des mois vides et des nuits de souffrances qui se prolongeaient. Lorsque je vais prendre mon repos, je me dis: Quand me lèverai-je? J'attends de nouveau le soir, et les chagrins m'accompagnent jusqu'à l'heure des ténèbres (Job, VII, 2-4) ». C'est ainsi que l'âme embrasée (le Saint a corrigé la copie qui disait estaando, pour estuando) d'amour de Dieu désire l'accomplissement et la perfection de son amour pour y trouver le rafraîchissement parfait. Semblable au serviteur fatigué des chaleurs de l'été, elle aspire à la fraîcheur de l'ombre, et comme le mercenaire, elle attend, elle aussi, la fin de son oeuvre. Qu'on le remarque bien, le prophète Job n'a pas dit que le mercenaire attendait la fin de son travail, mais la fin de son oeuvre, pour bien faire comprendre ce dont nous parlons: l'âme qui aime n'attend pas la fin de son travail, mais la fin de son oeuvre, parce que son oeuvre c'est d'aimer; elle en attend donc la fin et le couronnement qui consiste dans la perfection et l'accomplissement de l'amour de Dieu. Tant qu'elle n'y est pas arrivée, l'âme se trouve toujours dans l'état qui nous est dépeint par Job. Les jours et les mois lui semblent vides; ses nuits sont longues et pleines de fatigues. Tout cet exposé nous fait comprendre comment l'âme qui aime Dieu ne doit pas désirer ou attendre de lui autre chose que la perfection de l'amour.

STROPHE DIXIÈME

Éteignez mes ennuis,
Puisque personne n'est capable de les dissiper.
Mais que mes yeux vous voient,
Puisque vous en êtes la lumière,
Ce n'est que pour vous que je veux m'en servir.

EXPLICATION

L'âme continue donc dans la strophe présente à demander au Bien-Aimé qu'il daigne enfin mettre un terme à ses angoisses et à ses chagrins. Il est le seul d'ailleurs qui en ait le pouvoir; qu'il fasse donc que les yeux de son âme puissent enfin le contempler. Lui seul, en effet, est la lumière de ses yeux; lui seul est cette lumière que ses yeux veulent contempler; et elle ne veut s'en servir que pour lui. D'où sa demande:

Éteignez mes ennuis.

L'amour a cette particularité, comme nous l'avons dit (cette incise a été ajoutée par le Saint: como queda dicho), que tout acte ou toute parole qui ne sont pas en conformité avec ce que la volonté aime, la fatigue, l'importune, l'ennuie, l'inquiète, dès lors qu'elle ne voit pas l'accomplissement de ses désirs. Or tous ces troubles, toutes ces fatigues que lui fait éprouver son désir de voir Dieu, elle les appelle des ennuis, et rien ne saurait les dissiper si ce n'est la possession du Bien-Aimé. Aussi elle le conjure de les éteindre par sa présence, de leur donner le rafraîchissement que l'eau fraîche procure à celui qui est accablé de chaleur. Elle se sert donc du mot éteignez pour donner à comprendre ce que ce feu d'amour lui fait endurer.

Puisque personne n'est capable de les dissiper.

Pour toucher le Bien-Aimé et l'engager plus efficacement à l'exaucer, l'âme lui représente que lui seul est capable de la satisfaire et elle le conjure d'éteindre tous ses ennuis. Mais remarquons que Dieu est bien près de consoler l'âme et de remédier à ses chagrins et à ses peines, quand elle n'a et ne veut avoir ni satisfaction ni consolation en dehors de lui. Aussi l'âme qui n'est retenue par rien en dehors de  Dieu ne peut tarder beaucoup à recevoir la visite du Bien-Aimé :

Et que mes yeux vous voient.
C'est-à-dire que je vous voie face à face des yeux de mon âme.
Car vous êtes leur lumière.

On sait que Dieu est la lumière surnaturelle des yeux de l'âme. Sans cette lumière elle est dans les ténèbres. Mais son amour la porte à l'appeler la lumière de ses yeux, comme font les amants qui appellent ainsi ceux qu'ils aiment pour leur montrer l'amour qu'ils leur portent. L'âme semble donc dire dans les deux vers précédents: Puisque par nature et par amour mes yeux n'ont pas d'autre lumière que vous, eh bien! Que mes yeux vous voient; car de toute manière vous êtes leur lumière. C'est de cette lumière que David gémissait d'être privé quand il disait avec tristesse: Lumen oculorum meorum et ipsum non est mecum: « La lumière de mes yeux n'est plus avec moi. » (Ps. XXXVII, 11).

Ce n'est que pour vous que je veux m'en servir.

Dans le vers précédent, l'âme a donné à entendre comment ses yeux étaient dans les ténèbres, dès lors qu'ils ne voyaient pas le Bien-Aimé, car lui seul est leur lumière. Par là elle l'engageait à lui donner cette lumière de gloire. Dans le vers présent, elle veut lui en faire une obligation, quand elle lui dit qu'elle ne veut s'en servir que pour lui. S'il est juste en effet que l'âme soit privée de cette lumière quand elle jette les regards de sa volonté propre sur quelque chose en dehors de Dieu et en soit privée dans la proportion où elle y met obstacle, il est convenable que son mérite soit récompensé quand elle ferme les yeux à tout le créé, afin de les ouvrir seulement pour Dieu. (La copie de Jaën intercale ici une strophe spéciale, comme nous l'avons dit au début).

 

   

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