LE
CANTIQUE SPIRITUEL
O fontaine cristalline,
Si sur vos surfaces argentées
Vous faisiez apparaître tout à coup
Les yeux tant désirés
Que je porte esquissés dans mon cœur !
L'âme est embrasée du plus ardent désir de s'unir à son divin
Époux. Comme elle ne trouve dans aucune créature le moyen de le réaliser, elle
se tourne de nouveau vers la foi, qui lui donnera les lumières les plus vives
sur le Bien-Aimé, et sera son intermédiaire. En réalité elle n'a pas d'autre
moyen d'arriver à la véritable union avec Dieu. L'Époux nous le donne à entendre
dans cette parole d'Osée: « Je t'épouserai dans la foi (Os. II, 20). » Elle lui
dit donc, tout embrasée du désir de cette union: O Foi du Christ, mon Époux, si
ces vérités concernant mon Bien-Aimé que vous avez infusée en moi dans
l'obscurité et les ténèbres, vous daigniez me les manifester dans toute leur
clarté! Si ces vérités de foi, connaissances confuses, vous daigniez me les
manifester et me les découvrir distinctement et parfaitement, les présentant
soudain comme elles apparaissent en la gloire! Elle dit donc le vers:
O fontaine cristalline.
Elle donne à la foi le nom de cristalline pour deux raisons.
La première, parce qu'elle vient du Christ, son Époux. La seconde, parce qu'elle
a les propriétés du cristal; elle est pure dans les vérités qu'elle révèle; elle
est forte, claire, exempte d'erreurs et de formes naturelles. L'âme l'appelle
une fontaine parce qu'il en découle pour elle les eaux de tous les biens
spirituels. Aussi le Christ, Notre-Seigneur, s'adressant à la Samaritaine, a
appelé la foi une fontaine en disant que chez ceux qui croiraient en lui
s'ouvrirait une fontaine dont les eaux jailliraient jusqu'à la vie éternelle
(Jean, IV, 14). Or cette eau signifiait l'Esprit qu'allaient recevoir par la foi
ceux qui croiraient en lui (Ibid. VII, 39).
Si sur vos surfaces argentées.
Les surfaces argentées sont les propositions et les articles
de la foi. Pour bien comprendre ce vers et les suivants, il faut remarquer que
la foi est comparée à l'argent dans les propositions qu'elle nous enseigne;
quant aux vérités elles-mêmes et à leur substance, elles sont comparées à l'or.
Car cette même substance que nous croyons maintenant vêtue et recouverte de
l'argent de la foi, nous devons la voir à découvert et en jouir dans l'autre vie
quand nous contemplerons l'or pur de la foi. David, parlant de la foi, s'est
exprimé ainsi: « Si vous dormez entre deux camps, les ailes de la colombe seront
argentées, et ses extrémités seront de couleur d'or (Ps. LXVII, 14). » Ce qui
signifie: Si nous fermons les yeux de l'entendement à toutes les choses du ciel
et de la terre, ou d'après David, si nous dormons entre deux camps, nous nous
trouverons fixés uniquement dans la foi. Il appelle la foi une colombe, dont les
ailes, c'est-à-dire les vérités qu'elle nous annonce, seront argentées, car sur
la terre la foi nous propose ces vérités obscures et recouvertes; d'où leur nom:
surfaces argentées. Au terme de la foi, quand elle aura cessé d'être pour faire
place à la claire vision de Dieu, il ne restera plus que la substance de la foi
dépouillée de cette surface argentée, et elle resplendira comme l'or pur.
Ainsi donc la foi nous donne Dieu lui-même et nous le fait
connaître; sans doute il est voilé sous les surfaces argentées de la foi, mais
ce n'est pas là un motif pour qu'il ne nous soit pas donné en réalité. Si
quelqu'un donne un vase d'or recouvert d'une couche d'argent, il n'en donne pas
moins un vase d'or, malgré la surface argentée du vase. Aussi quand l'Épouse des
Cantiques désirait cette possession de Dieu, l'Époux la lui promit dans la forme
possible en cette vie, et il ajouta qu'il lui ferait les pendants d'oreille en
or émaillé d'argent (Cant. I, 10). Par là il lui promettait de se donner à elle
sous le voile de la foi. Voilà pourquoi l'âme s'adressant à la foi lui dit: Oh!
Si dans ces surfaces argentées (ou articles de la foi dont nous avons parlé)
sous lesquelles vous cachez l'or des divins rayons, c'est-à-dire les yeux
désirés dont elle parle aussitôt en ces termes :
Vous faisiez apparaître tout à coup
Les yeux tant désirés!
Par ces yeux tant désirés, on entend, comme nous l'avons dit,
les rayons divins, les vérités divines, qui, nous le répétons, nous sont
proposées dans les articles d'une foi d'une façon confuse et obscure. L'âme
semble donc dire: Oh! Si ces vérités que vous m'enseignez d'une manière confuse,
obscure et cachée dans les articles de foi, vous acheviez enfin de me les
montrer distinctement et entièrement à découvert comme le réclame l'ardeur de
mes désirs! Les yeux tant désirés sont donc ces vérités, qui lui font sentir la
présence du Bien-Aimé d'une manière si vive qu'il lui semble être constamment
l'objet de son regard. Aussi l'âme ajoute:
Que je porte esquissés dans mon coeur.
Elle dit qu'elle les porte esquissés dans son coeur, ou dans
son âme par le moyen de l'entendement et de la volonté. C'est en effet
l'entendement qui possède ces vérités qui lui sont infusées par la foi. Mais
leur connaissance étant imparfaite, l'âme dit que ces vérités sont esquissées;
car de même qu'une esquisse n'est pas une peinture parfaite, de même la
connaissance de la foi n'est pas une connaissance parfaite. Aussi les
connaissances infusées dans l'âme par la foi y sont comme une ébauche.
Lorsqu'elles seront dans la claire vision, elles se trouveront dans l'âme comme
une peinture parfaite et complètement achevée. C'est la pensée de l'Apôtre: Cum
autem venerit quod perfectum est, evacuabitur quod ex parte est: « Quand
arrivera ce qui est parfait », c'est-à-dire quand arrivera la claire vision, «
alors sera achevé ce qui est imparfait (I Cor. XIII, 10) », c'est-à-dire la
connaissance de la foi.
Au-dessus de cette ébauche de la foi, il y a une autre
ébauche, celle de l'amour dans l'âme de celui qui aime; elle s'opère par la
volonté; le portrait du Bien-Aimé s'y représente d'une manière tellement
parfaite, tellement intime et vive, lorsqu'il y a union d'amour, qu'on peut dire
en vérité que le Bien-Aimé vit en elle et elle en lui. L'amour, en transformant
ceux qui s'aiment, établit entre eux une telle ressemblance qu'on peut dire que
chacun d'eux est l'autre et que tous les deux ne sont qu'un. La raison en est
que dans l'union et la transformation d'amour chacun d'eux donne la possession
de lui-même à l'autre, chacun s'abandonne, se livre et s'échange pour l'autre;
chacun d'eux vit dans l'autre, et est pour ainsi dire l'autre, et tous les deux
ne sont qu'un par la transformation de l'amour. C'est là ce que saint Paul a
voulu faire comprendre quand il a dit: Vivo autem, jam non ego, vivit vero in me
Christus: « Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en
moi (Gal. II, 20) ». Quand il dit: Je vis, mais ce n'est plus moi qui vis, il a
voulu nous faire comprendre que s'il vivait, ce n'était plus de sa vie propre,
car il était transformé dans le Christ, et que sa vie était plus divine
qu'humaine; aussi il a ajouté que ce n'était plus lui qui vivait, mais le Christ
en lui. Après cette transformation, la ressemblance était telle, nous pouvons
bien le dire, que sa vie et la vie du Christ n'étaient plus qu'une seule vie par
l'union d'amour. Mais c'est au ciel que se réalisera parfaitement cette union
dans la vie divine pour tous ceux qui auront mérité de se voir en Dieu.
Transformés en Dieu, ils vivront de la vie de Dieu et non de leur vie propre;
bien qu'on puisse dire qu'ils vivront de leur vie, dès lors que la vie de Dieu
sera la leur. Alors ils diront en toute vérité: Nous vivons, mais non pas nous,
car c'est Dieu qui vit en nous. Cet état est possible sur cette terre, comme il
le fut pour saint Paul; mais jamais il n'est parfait ni absolu, même si l'âme
parvient à la transformation d'amour du mariage spirituel, état le plus élevé
auquel on puisse arriver en cette vie. On peut appeler cela une esquisse d'amour
en comparaison de cette transformation parfaite qui ne s'accomplit que dans la
gloire. Pourtant cette esquisse de transformation réalisée sur la terre est déjà
un bonheur excellent car l'âme contente ainsi grandement le Bien-Aimé. Aussi
désirant voir l'Épouse le placer dans son âme comme un portrait, l'Époux lui dit
dans les Cantiques: « Mettez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau
sur votre bras (Cant. VIII, 6) ». Le coeur figure ici l'âme où Dieu habite
ici-bas comme un sceau de l'esquisse de foi, ainsi que nous l'avons dit. Le bras
symbolise la volonté forte où il demeure comme sceau de l'esquisse d'amour,
ainsi que nous venons de le dire.
Détournez-les, vos yeux, mon Bien-Aimé,
Voici que je prends mon vol.
Reviens, ma colombe,
Car le cerf blessé
Apparaît sur le sommet de la colline,
Attiré par l'air de ton vol, qui le rafraîchit.
Lorsque l'âme est animée de ces grands désirs et de ces élans
d'amour décrits dans les strophes précédentes, le Bien-Aimé a coutume de la
visiter d'une manière élevée, délicate, affectueuse, et lui communique la force
de son amour. D'ordinaire ces élans, ces anxiétés d'amour, sont suivis de
faveurs et de visites admirables du Bien-Aimé. Or comme l'âme a manifesté dans
la strophe précédente avec une si vive anxiété le désir de voir ces yeux divins,
le Bien-Aimé lui découvre quelques rayons de sa grandeur et de sa divinité,
comme elle le désirait. Cette communication est si élevée et si puissante que
l'âme sort d'elle-même par le ravissement et l'extase. Ces phénomènes, au début,
sont pour elle une cause de grandes souffrances et de terribles frayeurs pour sa
nature. Aussi se sent-elle trop faible pour en supporter l'excès et elle
s'écrie: Détournez-les (vos yeux), mon Bien-Aimé, c'est-à-dire ces yeux divins;
car ils me font sortir de moi, et prendre mon vol jusqu'à une souveraine
contemplation qui dépasse les forces naturelles. Elle s'exprime ainsi, car son
âme, lui semblait-il, se détachait de son corps selon son désir; lui demander de
détourner les yeux, revient à dire: cessez de me les montrer tant que je suis
dans mon corps car je ne puis les supporter ni en jouir comme je le voudrais;
mais montrez-les moi lorsque j'aurai pris mon vol en dehors de mon corps. Or ce
désir ou ce vol a été contenu immédiatement par l'Époux qui a dit: Revenez, ma
colombe. La communication que tu reçois de moi en ce moment n'appartient pas
encore à cet état de gloire auquel tu aspires. Mais reviens vers moi. Je suis
celui qui t'a blessée d'amour et que tu cherches. Moi aussi, comme le cerf,
blessé de ton amour, je commence à me montrer à toi dans une haute
contemplation; car c'est une joie et un rafraîchissement pour moi que cet amour
que tu me montres dans ta contemplation. L'âme dit donc à l'Époux:
Détournez-les, mon Bien-Aimé.
Comme nous l'avons dit, c'est en conformité avec ses immenses
désirs de voir ces yeux divins que l'âme a reçu intérieurement du Bien-Aimé une
communication et une connaissance de Dieu si haute qu'elle a dit: Détournez-les,
mon Bien-Aimé. Voilà donc quelle est la misère de notre nature ici-bas. Ce qui
est par-dessus tout vie pour l'âme, ce après quoi elle soupire le plus, à savoir
la communication et la connaissance de son Bien-Aimé, elle ne peut le recevoir
au moment voulu sans qu'il lui en coûte presque l'existence. Aussi, de ces yeux
qu'elle cherchait avec tant de sollicitude, tant d'anxiété, et de tant de
manières, elle dit, au moment où elle va enfin les contempler: Détournez-les,
mon Bien-Aimé. Parfois en effet elle éprouve de ces visites et ces ravissements
un tourment si vif qu'aucun autre ne peut briser les os à ce point. Son
existence même se trouve dans un tel danger, que si Dieu n'y pourvoyait, elle y
perdrait la vie. De fait, il en est ainsi, semble-t-il en cet état: l'âme a
l'impression qu'elle se détache de son corps et s'en sépare. La cause vient de
ce que de telles faveurs ne peuvent pas être supportées par notre être physique;
l'esprit est élevé pour s'unir à l'esprit divin qui vient à lui; aussi l'âme
doit par force abandonner son corps de quelque manière. De là vient que la chair
doit souffrir, et par conséquent l'âme aussi doit souffrir dans son corps, à
cause de leur union dans un même individu. Le grand tourment dont l'âme souffre
à l'heure où elle reçoit une visite de cette sorte, la frayeur qu'elle en
éprouve en se voyant traitée par voie surnaturelle l'obligent à dire:
Détournez-les, vos yeux, mon Bien-Aimé. Il ne faudrait pas croire néanmoins que,
si l'âme s'exprime ainsi, elle veut en réalité que le Bien-Aimé les écarte;
cette parole, en effet, exprime, comme nous l'avons dit, une frayeur naturelle.
Aussi, malgré tout ce qui pourrait lui en coûter, elle ne voudrait rien perdre
de ces visites et faveurs du Bien-Aimé. Malgré les douleurs naturelles, son
esprit prend son vol dans un recueillement surnaturel où il jouit de l'esprit du
Bien-Aimé; et c'est là ce qu'elle désirait et demandait. Elle ne demande pas
néanmoins de recevoir ces faveurs tant qu'elle vit dans une chair fragile où
elle ne peut en jouir que très peu et avec peine, mais elle les demande pour le
moment où son esprit, ayant pris son vol et étant séparé de son corps, pourra en
jouir librement. Aussi elle dit: Détournez-les, mon Bien-Aimé; ne me les montrez
pas tant que je suis unie à mon corps.
Voici que je prends mon vol.
Elle semble dire: Je m'envole en dehors de mon corps pour que
vous me montriez vos yeux, car ce sont eux qui ont provoqué mon vol. Pour mieux
comprendre la nature de ce vol, il faut noter, comme nous l'avons dit, que, dans
cette visite de l'Esprit divin, l'esprit humain est enlevé avec une grande
force, il abandonne le corps, cesse de sentir et d'agir en lui, parce qu'il
n'agit qu'en Dieu. Aussi saint Paul a dit au sujet du ravissement où il fut
élevé qu'il ne savait pas si son âme était ou non dans son corps. Cela ne veut
pas dire que l'âme quitte son corps et lui enlève la vie naturelle; elle cesse
seulement d'agir en lui. De là vient que ces ravissements et ces vols d'esprit
privent le corps de ses sens et l'empêchent d'éprouver ce qui serait pour lui un
sujet de grandes souffrances. Cet état n'est donc pas assimilable aux
défaillances et faiblesses naturelles qui cessent sous l'impression de la
souffrance physique. Ce sont les sentiments qu'éprouvent dans ces visites
divines ceux qui ne sont pas encore arrivés à l'état de perfection, et qui se
trouvent dans l'état des progressants. Ceux qui sont parvenus en effet à l'état
de perfection reçoivent les communications divines dans la paix et dans la
suavité de l'amour; ils n'ont plus de ces ravissements dont le but d'ailleurs
était de préparer l'âme à l'union parfaite avec Dieu.
Ce serait ici le lieu de parler des différentes sortes de
ravissements et d'extases, et autres élévations ou vols d'esprit qui se
produisent d'ordinaire chez les personnes spirituelles. Mais comme mon but n'est
que d'exposer brièvement ces strophes, ainsi que je l'ai promis dans le
prologue, j'en laisse le soin à celui qui en parlera mieux que moi. D'un autre
côté, la bienheureuse Thérèse de Jésus, notre Mère, a déjà traité de ces
questions spirituelles en des pages admirables, et j'espère de la bonté de Dieu
qu'elles ne tarderont pas à être imprimées.
Quand donc l'âme parle ici de vol, comprenons qu'elle désigne
le ravissement et l'extase de l'esprit en Dieu. Voilà pourquoi le Bien-Aimé lui
dit aussitôt:
Revenez, ma colombe.
C'est avec le plus grand bonheur que l'âme s'échappait de son
corps dans ce vol d'esprit; elle s'imaginait que sa vie d'ici-bas touchait à son
terme et qu'elle pourrait enfin jouir à jamais de son Époux et le contempler
face à face. Mais l'Époux l'a arrêté au passage et lui a dit: Revenez, ma
colombe. Cela veut dire: Vous qui êtes une colombe par le vol élevé et rapide de
votre contemplation, par l'amour qui vous consume et par la simplicité de votre
vie (ce sont là les trois qualités de la colombe); eh bien! revenez de ce vol
sublime par lequel vous visiez à me posséder en réalité: il n'est pas encore
arrivé pour vous le temps de me connaître ainsi dans la gloire. Contentez-vous
de ce degré inférieur de connaissance de moi que je vous donne en ce moment dans
l'extase où vous êtes.
Car le cerf blessé...
L'Époux se compare au cerf. On sait que le cerf a la
particularité de gravir les hauteurs; s'il est blessé, il cherche en toute hâte
du rafraîchissement dans les eaux limpides. S'il entend gémir sa compagne et
sent qu'elle est blessée, il accourt aussitôt auprès d'elle pour la consoler et
la caresser. Tel est le mode d'agir de l'Époux à présent. Il voit que son Épouse
est blessée d'amour. En l'entendant gémir, il est, lui aussi, blessé d'amour
pour elle. On le constate entre ceux qui s'aiment: la blessure de l'un est une
blessure pour l'autre; ce que l'un ressent, l'autre également le ressent.
L'Époux semble donc dire: Ô mon Épouse, reviens à moi; si tu es blessée d'amour
pour moi, moi aussi, comme le cerf, je suis par ta blessure blessé d'amour pour
toi; je suis encore comme le cerf, en apparaissant sur les hauteurs. Voilà
pourquoi il dit qu'il
Apparaît sur le sommet de la colline.
C'est-à-dire sur les hauteurs de la contemplation où votre
vol vous a élevée. La contemplation, en effet, est un lieu élevé d'où Dieu
commence à se communiquer et à se montrer en cette vie; mais il n'achève pas;
car il ne dit pas qu'il achève de se montrer, mais qu'il se montre. Voilà
pourquoi, si hautes que soient les connaissances de Dieu qui sont données à
l'âme en cette vie, elles ne sont que des apparitions très imparfaites. Vient
ensuite la troisième propriété du cerf dont nous avons parlé; elle est contenue
dans le vers suivant:
Attirée par l'air de ton vol, qui le rafraîchit.
Le vol de l'âme signifie la contemplation dont elle jouit
dans cette extase dont nous avons parlé, et l'air désigne l'esprit d'amour que
cause en elle ce vol de contemplation. Il est légitime de représenter par l'air
cet amour causé par le vol. L'Esprit-Saint, qui est Amour, se compare, lui
aussi, au vent dans la Sainte Écriture, parce qu'il procède du Père et du Fils
par voie de spiration. De même qu'en Dieu l'amour est exprimé par le vent qui
procède de la contemplation et de la Sagesse du Père et du Fils, par voie de
spiration, de même ici l'amour est appelé un vent par l'âme, parce qu'il procède
de la contemplation et de l'amour qu'elle a alors de Dieu. Remarquons néanmoins
que l'Époux ne dit pas ici qu'il est attiré par le vol de la colombe, mais par
la brise de son vol. Dieu, en effet, ne se communique pas proprement par le vol
de l'âme, qui signifie, comme nous l'avons vu, la connaissance qu'elle a de
Dieu, mais par l'amour de cette connaissance. Car de même que l'amour est
l'union du Père et du Fils, il est de même l'union de l'âme et de Dieu. De là
vient que l'âme aurait beau posséder les connaissances de Dieu les plus élevées,
la contemplation la plus haute, et connaître tous les mystères, si elle ne
possède pas l'amour, tout cela ne lui servira de rien, dit saint Paul (I Cor.
XIII, 2), pour s'unir à Dieu. Car, dit encore l'Apôtre: Caritatem habete, quod
est vinculum perfectionis: « Ayez cette charité qui est le lien de la perfection
(Col. III, 14). » Voilà la charité, voilà l'amour de l'âme qui fait courir
l'Époux se désaltérer à cette source d'amour de son Épouse, comme les eaux
fraîches attirent le cerf altéré et blessé pour qu'il y trouve un
rafraîchissement. Voilà pourquoi il dit: et il prend le frais.
De même que l'air soulage et rafraîchit l'homme fatigué par
la chaleur, de même ce vent d'amour rafraîchit et soulage celui qui brûle de ce
feu d'amour. Car ce feu d'amour a une telle propriété que l'air qui lui procure
le soulagement et le rafraîchissement est un feu d'amour plus grand; et en effet
l'amour de celui qui aime est une flamme qui aspire à brûler davantage comme la
flamme du feu naturel. Aussi, pour satisfaire ce désir de s'embraser davantage
au feu d'amour de son Épouse, représenté par la brise de son vol, il dit qu'il y
prend le frais. Comme s'il disait: C'est à l'ardeur de votre vol que mon amour
grandit, parce qu'un amour en allume un autre. D'où il faut déduire que Dieu ne
met sa grâce et son amour dans une âme que d'après les désirs et l'amour de
cette âme. A cela doit s'appliquer celle qui est éprise d'amour. Par ce moyen,
nous le répétons, elle inclinera davantage le Seigneur, si l'on peut ainsi
parler, à lui témoigner plus d'amour, et à mettre davantage en elle ses
complaisances. Pour arriver à cette charité, il faut mettre en pratique les
recommandations de l'Apôtre: « La charité est patiente; elle est bonne; elle
n'est pas envieuse; elle ne fait pas le mal; elle n'est pas superbe; elle n'est
pas ambitieuse; elle ne recherche point son propre intérêt; elle ne s'irrite
pas; elle ne pense pas mal des autres; elle ne se réjouit pas de l'injustice;
elle se complaît dans la vérité; elle souffre tout ce qui se présente; elle
croit tout, c'est-à-dire tout ce qu'il faut croire; elle espère tout; elle
supporte tout, c'est-à-dire tout ce que demande la charité » (I Cor. XIII, 4-7).
Mon Bien-Aimé est comme les montagnes,
Comme les vallées solitaires et boisées,
Comme les îles étrangères,
Comme les fleuves aux eaux bruyantes,
Comme le murmure des zéphires pleins d'amour;
Comme la nuit tranquille
Lorsque commence le lever de l'aurore,
Comme la musique silencieuse,
Comme la solitude harmonieuse,
Comme le festin qui charme et remplit d'amour.
Avant d'entrer dans l'explication de ces strophes et des
suivantes, il est nécessaire, si nous voulons les bien comprendre, de remarquer
que ce vol spirituel dont nous venons de parler marque un état élevé, une union
d'amour où Dieu d'ordinaire établit l'âme qui s'est depuis longtemps adonnée à
la pratique des exercices spirituels; on l'appelle l'état des fiançailles
spirituelles avec le Verbe, Fils de Dieu. La première fois qu'il lui accorde
cette grâce, il lui fait part de grandes lumières sur son Être; il l'orne de
magnificence et de majesté; il l'embellit de dons et de vertus; il lui donne
comme vêtement suprême la connaissance de lui-même et de son honneur; en un mot
il la pare comme une épouse au jour de ses fiançailles. En ce jour heureux
cessent enfin les angoisses véhémentes et les plaintes d'amour qu'elle faisait
entendre précédemment; elle est enrichie de tous les biens dont je viens de
parler. Elle inaugure un état de paix, de délices et d'amour plein de suavité,
comme elle le donne à entendre dans les strophes présentes, où elle ne fait que
raconter et chanter les magnificences du Bien-Aimé; car elle les connaît et elle
en jouit depuis que l'union des fiançailles a eu lieu. Aussi dans les strophes
suivantes elle ne parlera plus de peines et de chagrins comme précédemment, mais
bien des communications du Bien-Aimé et de l'exercice de l'amour qu'elle a pour
lui, plein de paix et de suavité; une fois élevée à cet état, toutes ses peines
ont pris fin.
Remarquons bien que dans ces deux strophes sont marquées les
faveurs les plus hautes que Dieu a coutume d'accorder alors à une âme. Il ne
faut pas s'imaginer toutefois que toutes les âmes élevées à cet état jouissent
de toutes les faveurs exprimées dans ces strophes, ou de la même manière, ou
participent dans la même mesure aux lumières et aux sentiments d'amour qui y
sont communiqués. Les unes reçoivent plus, les autres moins; celles-ci reçoivent
d'une manière, celles-là d'une autre; mais les unes et les autres ne peuvent se
trouver dans cet état de fiançailles spirituelles. Néanmoins on a indiqué ici
tout ce que cet état renferme de plus important, et de la sorte tout s'y trouve
compris. Voici maintenant l'explication de ces strophes.
Comme cette petite colombe de l'âme volait dans les airs de
l'amour, au-dessus des eaux du déluge des fatigues et des angoisses d'amour
qu'elle a manifestées jusqu'ici, elle ne trouvait pas où poser le pied, quand,
au dernier vol dont nous avons parlé, le compatissant père Noé a étendu la main
de sa miséricorde, l'a recueillie et placée dans l'Arche de sa charité et de son
amour. C'était le moment où l'Époux lui disait dans la strophe que nous venons
d'expliquer: Revenez, ma colombe.
Remarquons ici qu'il y avait dans l'arche de Noé, nous dit la
Sainte Écriture, une foule de compartiments pour y renfermer les nombreuses
espèces d'animaux et les diverses sortes d'aliments destinés à leur entretien.
Or quand l'âme, de son vol, entre dans cette arche divine qui est le sein de
Dieu, non seulement elle y découvre les demeures nombreuses qui, au dire de sa
Majesté, selon saint Jean (Jean, XIV, 2), s'offrent dans la maison de son Père;
mais elle y voit et y distingue toutes sortes d'aliments. Par là elle entend
toutes les magnificences qu'elle peut goûter et qui sont exprimées dans les deux
dernières strophes en un langage ordinaire. Les voici en substance:
Dans cette divine union l'âme voit et goûte une abondance de
richesses inestimables; elle y trouve le repos et le contentement qu'elle
désirait; elle y entend des secrets et y reçoit des lumières extraordinaires sur
Dieu, et c'est l'un des mets qu'elle savoure le plus. Elle sent le terrible
pouvoir et la force de Dieu qui surpassent tout autre pouvoir et toute autre
force. Elle goûte combien sont admirables la suavité et les délices
spirituelles. Elle trouve là le véritable repos et la lumière divine. Elle jouit
d'une manière profonde de la sagesse de Dieu qui resplendit dans l'harmonie des
créatures et les oeuvres du Créateur. Elle se sent remplie de biens, exempte et
préservée de tout mal. Mais surtout elle comprend et jouit d'une inestimable
réfection d'Amour qui la confirme dans l'amour. Telle est la substance des deux
strophes susdites.
L'Épouse y déclare que son Aimé est toutes ces choses en
lui-même et pour elle; ce que Dieu a coutume de communiquer dans ce genre de
transports fait connaître à l'âme la vérité de cette parole de saint François: «
Mon Dieu et mon Tout! » Dieu étant tout pour l'âme et tout bien pour elle, nous
expliquerons comment il se communique dans ces faveurs élevées, en appliquant
par similitude la bonté des créatures mentionnées dans les strophes dont nous
avons parlé, et dont nous expliquerons chaque vers successivement.
Il demeure entendu que ces perfections dont nous allons
parler se trouvent en Dieu éminemment et d'une manière infinie; mieux encore,
que chacune de ces grandeurs est Dieu, que toutes réunies sont un seul Dieu, et
que par conséquent, lorsque l'âme s'unit à Dieu, elle sent que toutes ces choses
ne sont qu'un seul être avec lui. C'est là ce qu'éprouvait saint Jean quand il
dit: Quod factum est, in ipso vita erat: « Ce qui a été fait était vie en lui
(Jean, I, 3). » Ainsi il ne faut pas s'imaginer, quand on parle ici de ce que
l'âme éprouve, qu'il s'agit d'une vision des choses en la lumière de gloire ou
bien des créatures en Dieu, mais seulement du fait que, en raison de ce qu'elle
possède, l'âme sent que Dieu est tout pour elle. Il ne faut pas croire non plus,
que, par suite des connaissances si élevées qu'elle reçoit alors de Dieu, elle
le voie dans son essence et d'une manière claire. Il s'agit seulement d'une
connaissance qui, bien que vive et abondante, n'est que la pénombre de ce que
Dieu est en lui-même. L'âme sent alors le bien renfermé dans les créatures,
comme nous allons l'expliquer dans les vers suivants:
Mon Bien-Aimé est comme les montagnes.
Les montagnes sont élevées, fertiles, spacieuses, belles,
gracieuses, fleuries et odorantes. Mon Bien-Aimé et pour moi ces montagnes.
Comme les vallées solitaires et boisées.
Les vallées solitaires sont tranquilles, agréables, fraîches,
ombragées, pleines de douces eaux; la variété des bosquets et le chant
harmonieux des oiseaux font le charme et les délices des sens; la solitude et le
silence qui y règnent sont un rafraîchissement et un repos. Mon Bien-Aimé est
pour moi ces vallées.
Comme les îles étrangères.
Les îles étrangères sont entourées par les flots de la mer,
mais très éloignées dans l'océan et séparées de tout commerce avec les hommes.
Là les productions sont toutes différentes de celles de nos régions, par leur
aspect et leur propriétés; elles causent de la surprise et de l'admiration à
ceux qui les voient. Il en est de même de toutes ces connaissances profondes,
admirables, nouvelles, surprenantes, et bien éloignées des sentiments ordinaires
que l'âme voit en Dieu; elle les appelle des îles étrangères: car on appelle
quelqu'un étranger pour deux motifs, soit parce qu'il est retiré de la foule,
soit parce qu'il est au-dessus des autres par l'excellence et la perfection de
ses actes et de ses oeuvres. Pour ces deux motifs l'âme donne à Dieu le nom
d'étranger. Non seulement il renferme toutes les rares beautés des îles que l'on
n'avait jamais vues, mais ses voies, ses conseils, ses oeuvres, sont pour
l'homme extraordinaires, insolites, admirables. Rien d'étonnant que Dieu soit
étranger aux hommes qui ne l'ont jamais vu, dès lors qu'il l'est même aux
saints, aux anges et aux âmes qui le contemplent. Les uns et les autres, en
effet, n'ont pas achevé et n'achèveront pas de voir ce qu'il est. Jusqu'au
dernier jour du jugement, ils découvriront en lui, dans la profondeur de ses
desseins, tant de merveilles nouvelles sur les oeuvres de sa miséricorde et de
sa justice, qu'elles leur paraîtront toujours nouvelles et que leur admiration
ira toujours grandissant. Voilà pourquoi ce ne sont pas seulement les hommes,
mais aussi les anges, qui peuvent lui donner le nom d'îles étrangères. Il est le
seul qui ne découvre jamais en lui-même quoi que ce soit d'étranger ou de
nouveau.
Comme les fleuves aux eaux bruyantes.
Les fleuves ont trois propriétés. La première est d'inonder
et de submerger tout le terrain qu'ils rencontrent; la seconde, c'est de remplir
tous les bas-fonds et toutes les cavités qu'ils trouvent; la troisième, c'est de
produire un tel bruit qu'ils dominent et couvrent tous les autres bruits. Or,
comme l'âme, dans cette connaissance de Dieu qui lui est donnée, jouit alors
d'une manière délicieuse de ces trois propriétés, elle dit que son Bien-Aimé est
pour elle comme les fleuves aux eaux bruyantes. Quant à la première propriété
dont elle jouit: l'âme se voit alors complètement investie du torrent de
l'esprit de Dieu; on s'empare d'elle avec tant de force qu'il lui semble être
submergée sous tous les fleuves du monde; elle sent alors que toutes ses actions
et ses passions sont ensevelies. Néanmoins la véhémence du torrent n'est pas une
cause de souffrance: ces fleuves, en effet, sont des fleuves de paix, comme Dieu
lui-même le donne à entendre dans ces paroles d'Isaïe: Ecce ego declinabo super
eam quasi fluvium pacis et quasi torrentem inundantem gloriam: Sachez-le et
remarquez-le bien, « Je ferai descendre et je répandrai sur elle », c'est-à-dire
sur l'âme, « comme un fleuve de paix, comme un torrent débordant de gloire (Is.
LXVI, 12). » Quand Dieu a ainsi investi l'âme comme un fleuve aux eaux
bruyantes, il la remplit tout entière de paix et de gloire.
Seconde propriété dont l'âme jouit: cette eau divine remplit
alors les bas-fonds de son humilité et comble les vides de ses désirs. C'est ce
qu'affirme saint Luc en ces termes: Exaltavit humiles, esurientes implevit
bonis: « Il a exalté les humbles, et comblé de biens les affamés (Luc, I, 53). »
La troisième propriété que l'âme expérimente lorsqu'elle est
submergée par ces torrents d'amour du Bien-Aimé consiste dans un bruit
spirituel, ou voix spirituelle qui est au-dessus de tous les bruits et de toutes
les voix. Cette voix du Bien-Aimé couvre toute autre voix et domine tous les
bruits du monde. Pour expliquer cette faveur, il faut nous arrêter quelque peu.
Cette voix ou ce bruit retentissant des fleuves dont parle
l'âme est une plénitude si abondante de biens, un pouvoir si puissant qui
s'empare d'elle, qu'il lui semble non seulement entendre le bruit retentissant
des eaux, mais plutôt le fracas formidable du tonnerre. Néanmoins cette voix est
une vois spirituelle; elle n'a rien à voir avec les bruits corporels; elle ne
cause pas comme eux de la peine ou de la fatigue; tout en elle indique la
majesté, la puissance, les délices et la gloire. Elle est extraordinairement
puissante et intérieure; elle revêt l'âme de puissance et de force. Telle est la
voix spirituelle, tel est le bruit qui se fit entendre aux Apôtres lorsque le
Saint-Esprit descendit en eux comme un torrent violent, comme le racontent les
Actes (Act. II, 2). Pour signifier la voix spirituelle qu'il leur fit entendre
intérieurement, il produisit ce bruit au dehors semblable à un vent impétueux et
tous ceux qui étaient à Jérusalem l'entendirent. C'est ainsi, nous le répétons,
qu'il indiquait celui que recevaient en eux les Apôtres; c'est-à-dire une
plénitude de puissance et de force. De même lorsque le Seigneur Jésus priait son
Père, nous dit saint Jean (Jean, XII, 28), quand il se trouvait au milieu des
angoisses et des dangers qui lui venaient de ses ennemis, il entendit
intérieurement une voix du ciel qui fortifiait sa sainte Humanité. Mais le bruit
entendu au dehors par les Juifs était si fort et si véhément que les uns
disaient: C'est un coup de tonnerre, et d'autres: Un Ange du ciel lui a parlé.
En réalité ce bruit perçu à l'extérieur signifiait la force et le pouvoir dont
venait d'être investie intérieurement la saint Humanité du Christ.
De là, il ne faut pas conclure pourtant que l'âme ne perçoive
pas alors la voix spirituelle qui se fait entendre en elle. Remarquons-le: cette
voix spirituelle indique l'effet qu'elle produit dans l'âme, comme le son
corporel perçu par l'ouïe indique ce qui est signifié à l'esprit. David nous le
rappelle quand il dit: Ecce dabit voci suae vocem virtutis: « Considérez que
Dieu va donner à sa voix une voix de puissance (Ps. LXVII, 34) ». Cette
puissance, c'est la voix intérieure, Dieu va donner de la puissance à sa voix,
dit David, c'est-à-dire: Dieu donnera à la voie extérieure qui s'entend au
dehors une voix de puissance qui s'entendra au-dedans de l'âme. Il faut savoir
par ailleurs que Dieu est une puissance infinie, et quand il se communique à
l'âme de la manière que nous avons dite, il produit en elle l'effet d'une voix
dont la puissance est immense.
Saint Jean dit dans l'Apocalypse qu'il a entendu cette voix,
et qu'elle venait du ciel: Erat tanquam vocem aquarum multarum, et tanquam vocem
tonitrui magni: « Cette voix était comme la voix des grandes eaux, et comme la
voix d'un grand coup de tonnerre (Apoc. XIV, 2). » Mais, il faut qu'on le sache
bien, cette voix, malgré sa puissance, ne cause ni peine ni fatigue. Aussi saint
Jean ajoute qu'elle était si suave qu'elle est comme l'harmonie des harpistes
jouant de leurs instruments.
Ézéchiel dit, de son côté, que cette voix était comme celle
des grandes eaux, quasi sonum sublimis Dei: « Comme la voie du Dieu Très-Haut (Ez.
I, 24). » Cela signifie que Dieu se communiquait à lui d'une manière très
profonde et très suave. Cette voix est infinie, car ainsi que nous l'avons dit,
elle est Dieu lui-même qui se communique à l'âme et se fait entendre à elle.
Mais, adaptant sa puissance à chacune d'entre elles, il se fait sentir avec des
délices inexprimables et une souveraine grandeur. Voilà pourquoi l'Épouse dit
dans les Cantiques: Sonet vox tua in auribus meis, vox enim tua dulcis: « Que
votre voix résonne à mes oreilles, car votre voix est douce (Cant. II, 14). »
Voici maintenant le verset:
Comme le murmure des zéphires pleins d'amour.
Par ce vers l'âme appelle l'attention sur deux choses: les «
zéphires » et leur « murmure ». Par zéphires pleins d'amour, on entend les
vertus et les grâces du Bien-Aimé; elles revêtent l'âme, par suite de sa
bienheureuse union avec l'Époux, lui communiquent le plus profond amour et
atteignent sa substance. Le murmure des zéphires signifie une très haute et très
suave connaissance de Dieu et de ses vertus, qui rejaillit sur l'entendement par
suite de la touche que ces vertus de Dieu font à la substance de l'âme. Ce sont
là les délices les plus élevées que l'âme puisse goûter en cet état.
Pour mieux comprendre cette interprétation, remarquons que
l'on sent deux choses dans le zéphire, la touche et le bruit ou le son; de même
dans cette communication de l'Époux on sent aussi deux choses, une impression de
plaisir et l'intelligence de ces délices. La touche du zéphire est perçue par le
sens du toucher, et son murmure par le sens de l'ouïe; de même la touche des
vertus du Bien-Aimé se sent et se goûte par le toucher de l'âme, c'est-à-dire la
substance même de l'âme. Quant à la connaissance de ces vertus de Dieu, elle est
perçue par l'ouïe de l'âme, c'est-à-dire par son entendement.
On dit en outre que s'élève un zéphire plein d'amour, quand
il caresse avec suavité et satisfait le désir qu'on avait de ce
rafraîchissement, car le sens du toucher éprouve alors du plaisir et du repos.
En même temps, le sens de l'ouïe éprouve, lui aussi, une grande joie à entendre
le bruit ou le murmure du zéphire; et cette joie est plus élevée que celle que
le toucher éprouvait car le sens de l'ouïe est plus spirituel, ou pour mieux
dire se rapproche davantage de ce qui est spirituel; aussi l'âme y trouve une
jouissance supérieure à celle qui provient du sens du toucher. Ainsi en est-il
dans l'état surnaturel dont nous parlons: Cette touche divine produit une
satisfaction profonde; elle remplit de délices la substance de l'âme; elle met
avec suavité le comble à ses désirs de parvenir à cette union divine. Elle
appelle celle-ci une touche divine ou encore: zéphires amoureux; car, ainsi que
nous l'avons dit, d'une manière pleine d'amour et de suavité lui sont
communiquées alors les perfections du Bien-Aimé; de là s'écoule dans
l'entendement le murmure de la connaissance. Ce murmure, d'après elle, est
semblable à ce qui est causé par l'air quand il entre d'une manière aiguë dans
la petite cavité de l'oreille. Cette connaissance très subtile et très délicate
entre en effet dans le plus intime de la substance de l'âme avec une saveur
admirable et la comble de délices supérieures à touts les autres contentements.
En voici la cause. L'âme reçoit une substance déjà toute comprise, dégagée de
tout accident et de toute image; elle pénètre dans l'intellect que les
philosophes appellent passif, ou possible, car il reçoit passivement, sans rien
faire de sa part. C'est là pour l'âme la plus haute jouissance, parce qu'elle a
lieu dans l'entendement, siège de la fruition, comme disent les théologiens, qui
consiste à voir Dieu. Parce que ce murmure signifie cette connaissance dont nous
parlons, reçue substantiellement, quelques théologiens ont pensé que notre père
saint Élie a vu Dieu dans ce murmure délicat du zéphire qu'il sentit à l'entrée
de sa grotte sur le mont Horeb (III Rois, XIX, 12). L'Écriture l'appelle murmure
délicat du zéphire, car c'est de cette communication subtile et délicate que son
entendement recevait la connaissance. Et ici l'âme l'appelle le murmure des
zéphires pleins d'amour parce que c'est de la communication amoureuse des vertus
du Bien-Aimé qu'il rejaillit dans l'entendement.
Ce murmure divin qui pénètre par l'ouïe de l'âme est non
seulement, comme nous l'avons dit, une substance toute comprise, mais encore une
vue de vérités nouvelles qui lui est donnée sur la Divinité, ou une révélation
de ses secrets les plus intimes. D'ordinaire en effet, toutes les fois que la
Sainte Écriture raconte que quelque communication de Dieu a été faite à l'âme
par l'intermédiaire de l'ouïe, il s'agit d'une manifestation de ces vérités
toutes pures à l'entendement ou de la révélation des secrets de Dieu. Ce sont
des révélations ou visions purement spirituelles qui sont données exclusivement
à l'âme, sans le secours ou l'aide des sens. Voilà pourquoi les connaissances
que Dieu communique à l'âme par l'ouïe intérieure sont très élevées et très
certaines. Aussi saint Paul, pour nous faire comprendre la sublimité de la
révélation qu'il avait reçue, n'a pas dit: Vidi arcana verba, et moins encore
gustavi arcana verba, mais audivi arcana verba quae non licet homini loqui: «
J'ai entendu des secrets qu'il n'est pas permis à l'homme de raconter (II Cor.
XII, 4). » On pense qu'il a vu Dieu alors, comme notre père saint Élie l'avait
vu dans le murmure léger du zéphire. Car de même que la foi, ainsi que
l'enseigne saint Paul, nous parvient par l'oreille du corps, de même aussi ce
que nous dit la foi, ou la substance elle-même aussi ce que nous dit la foi, ou
la substance elle-même de la vérité toute comprise nous est donnée par l'ouïe
spirituelle. C'est là ce que nous fait comprendre le saint homme Job quand,
s'adressant à Dieu après la révélation qu'il en avait reçue, il dit: Auditu
auris audivi te; nunc autem oculus meus videt te: « Je vous ai entendu de mon
oreille, et maintenant mon oeil vous voit (Job, XLII, 5). » Ces paroles montrent
clairement qu'entendre Dieu avec l'ouïe de l'âme, c'est le voir avec l'oeil de
l'intellect passif dont nous avons parlé. Voilà pourquoi il ne dit pas: je vous
ai entendu par l'ouïe de mes oreilles, mais de mon oreille; je ne vous ai pas vu
avec mes yeux, mais avec mon oeil, c'est-à-dire mon intellect; par conséquent
entendre par l'ouïe de mon oreille est la même chose que voir avec l'oeil de mon
intellect.
Il ne faut pas croire néanmoins que si l'âme reçoit cette
connaissance substantielle dont nous avons parlé dépouillée de tout accident,
elle possède par le fait même la jouissance de Dieu claire et parfaite comme au
ciel. Bien que dégagée de tous ses accidents, elle n'en est pas plus claire,
mais plutôt obscure, car c'est une contemplation, et la contemplation ici-bas,
dit saint Denis, est un rayon de ténèbres. Aussi nous pouvons dire qu'elle est
un rayon ou une image de la jouissance en tant qu'elle est dans l'entendement;
car c'est en lui qu'a lieu la jouissance.
Cette connaissance reçue substantiellement et que l'âme
appelle ici le murmure des zéphires rappelle les yeux si désirés du Bien-Aimé.
Or l'âme les eut à peine vus que, ses sens ne les pouvant supporter, elle
s'écria:
Détournez-les, vos yeux, mon Bien-Aimé.
Il me semble très à propos d'apporter ici un texte de Job qui
confirme en grande partie ce que nous avons dit de ce ravissement et de ces
fiançailles spirituelles. Je veux le citer, bien que cela nous arrête un peu
plus; je donnerai d'abord tout le texte en latin puis en langue vulgaire; cela
fait, j'en expliquerai en peu de mots les parties qui se rapportent à notre
sujet, et alors je continuerai l'explication des vers de la strophe suivante.
C'est Éliphaz de Théman qui s'adresse à Job en ces termes:
Porro ad me dictum est verbum absconditum, et quasi furtive suscepit auris mea
venas susurri ejus. In horrore visionis nocturnae, quando solet sopor occupare
homines, pavor tenuit me, et tremor, et omnia ossa mea perterrita sunt; et cum
spiritus, me praesente, transiret, inhorruerunt pili carnis meae; stetit quidam,
cujus non agnoscebam vultum, imago coram oculis meis, et vocem quasi aurae lenis
audivi. Ce qui veut dire en langue vulgaire: « En vérité, une parole cachée m'a
été dite, et c'est comme à la dérobée que mon oreille a saisi la substance de
son murmure. Dans l'horreur d'une vision nocturne, et lorsque les hommes sont
dans le sommeil, la frayeur me saisit, je tremblai, et tous mes os furent
secoués. Comme l'esprit passait devant moi, tous les poils de ma chair se
hérissèrent. Quelqu'un dont je ne connaissais pas le visage se présenta; c'était
comme une image devant mes yeux, et j'entendis une voix semblable à un léger
zéphire (Job, IV, 12-16). » Ce texte renferme presque tout ce que nous avons dit
du ravissement depuis ce vers de la douzième strophe qui dit: Détournez-les, vos
yeux, mon Bien-Aimé. Quand, en effet, Éliphaz de Théman raconte qu'on lui a
adressé la parole cachée, cela évoque cette autre parole cachée dont l'âme n'a
pu supporter la puissance et qui l'obligea à s'écrier: Détournez vos yeux, mon
Bien-Aimé. Quand il ajoute que son oreille a perçu comme à la dérobée la veine
de son murmure, il signifie la connaissance pure et substantielle dont nous
avons parlé, qui est reçue dans l'entendement. Les veines signifient une
substance intérieure, tandis que le murmure indique la communication et la
touche des vertus divines d'où procède pour l'entendement cette connaissance
toute acquise dont nous avons parlé. Le murmure indique que cette connaissance
est donnée avec la plus grande suavité. Dans l'un et l'autre cas l'âme dit qu'il
s'agit d'un murmure de zéphires pleins d'amour, parce qu'il se communique avec
amour. On ajoute qu'on l'a perçu comme à la dérobée; car de même que ce qui est
volé appartient à autrui, de même, pour parler au point de vue naturel, ce
secret est étranger à l'homme, car naturellement l'homme n'y a aucun droit; il
ne lui est donc pas permis d'en user. Saint Paul, non plus, ne devait pas le
révéler. Aussi un autre prophète a dit à deux reprises: « Mon secret est pour
moi (Is. XXIV, 16). » Quand on parle de l'horreur de cette vision nocturne qui
eut lieu à l'heure où les hommes prennent leur sommeil, et qu'on dit: « la
crainte et le tremblement s'emparèrent de moi », on signifie cette crainte et ce
tremblement qui se produisent naturellement dans l'âme quand elle reçoit dans
l'extase cette connaissance dont nous avons parlé, vu que sa nature est
incapable de supporter cette communication de l'esprit de Dieu. Le prophète
donne ici à comprendre que, de même que c'est au moment où les hommes vont
prendre leur sommeil qu'ils sont ordinairement opprimés et effrayés par une
vision que l'on appelle cauchemar qui leur arrive entre le sommeil et la veille,
c'est-à-dire au moment où commence le sommeil, de même au moment de ce passage
spirituel entre le sommeil de l'ignorance naturelle et la veille de la
connaissance surnaturelle, c'est-à-dire au commencement du ravissement ou de
l'extase, la vision sprituelle les fait craindre et trembler.
Il ajoute encore que tous ses os se sont épouvantés et
agités, ce qui veut dire qu'ils furent secoués et déboîtés; par là il fait
comprendre la pénible dislocation des os dont on souffre alors, comme nous
l'avons dit.
C'est là ce que nous explique parfaitement Daniel quand il
s'écria à la vue de l'Ange: Domine, in visione tua dissolutae sunt compages meae:
« Seigneur, ç votre vue se sont brisées les jointures de mes os (Dan. X, 16). »
Éliphaz continue aussitôt et dit: « Lorsque l'esprit passait
devant moi », c'est-à-dire lorsqu'il transportait mon esprit hors de ses limites
et de ses voies naturelles pour le mettre dans le ravissement dont nous avons
parlé, « tous les poils de ma chair se sont hérissés »; il nous fait comprendre
ce que nous avons dit du corps, à savoir que dans cette extase il demeure glacé
et raide comme s'il était mort.
Il dit encore: « Quelqu'un se présenta dont le visage m'était
inconnu; son image était devant mes yeux. » Or celui-là qui se présenta, c'était
Dieu lui-même qui se communiquait de la manière dont nous avons parlé.
Il dit qu'il ne connaissait pas son visage, pour nous faire
comprendre que dans cette communication ou vision, bien que très élevée, on ne
connaît pas, on ne voit pas le visage ni l'essence de Dieu.
Mais il dit que cette image était devant ses yeux, parce que,
comme nous l'avons dit, cette connaissance d'une parole caché était très
profonde comme l'image et la face de Dieu; ce n'était pas toutefois la vue de
l'essence de Dieu.
Enfin il conclut en ces termes: « J'ai entendu la voix d'un
léger zéphire »: par là on signifie ce murmure des zéphires pleins d'amour,
c'est-à-dire le Bien-Aimé dont l'âme parle ici. Il ne faut pas croire toutefois
que ces visites engendrent toujours des craintes et des défaillances
naturelles. Comme on l'a déjà dit, cela arrive à ceux qui commencent à entrer
dans l'état d'illumination et de perfection, et dans ce genre de communication,
car dans d'autres cela se passe plutôt avec la plus grande suavité. Expliquons
maintenant
Comme la nuit tranquille.
Durant ce sommeil spirituel dont l'âme jouit sur le sein de
son Bien-Aimé, elle possède et elle goûte complètement le repos, le calme et la
quiétude d'une nuit paisible. Elle reçoit en même temps une connaissance
extrêmement profonde mais obscure de la divinité, ce qui lui fait dire: mon
Bien-Aimé est comme une nuit tranquille.
Lorsque commence le lever de l'aurore.
Cette nuit tranquille, nous est-il dit, n'est plus comme la
nuit obscure, mais comme la nuit au moment où elle s'approche déjà du lever du
matin. Car ce repos et ce calme en Dieu ne sont plus pour l'âme complètement
obscurs, comme la nuit sombre; c'est un repos et une quiétude dans la lumière
divine, dans une connaissance de Dieu nouvelle; l'esprit goûte la tranquillité
la plus suave parce qu'il est élevé à la lumière divine. C'est à juste titre
qu'il donne ce nom à ce lever de l'aurore ou aux approches du jour. De même que
les approches du matin chassent l'obscurité de la nuit et annoncent la lumière
du jour, de même l'esprit qui jouit du calme et du repos en Dieu est élevé des
ténèbres de la connaissance naturelle à la lumière matinale de la connaissance
surnaturelle de Dieu. Et cette connaissance, nous l'avons dit, n'est pas encore
la connaissance claire de Dieu, ce n'en est qu'une connaissance obscure; elle
est semblable à cette partie de la nuit qu'on appelle le lever de l'aurore; ce
n'est plus la nuit, mais ce n'est pas encore le jour; c'est quelque chose qui
tient des deux à la fois. Ainsi en est-il de l'âme dans cette solitude et ce
repos qu'elle trouve en Dieu; elle ne jouit pas de toute la clarté divine, mais
elle ne laisse pas d'en recevoir quelque participation.
Dans ce repos de l'entendement se voit élevé, à sa grande
surprise, au-dessus de tous les modes naturels de comprendre et arrivé à la
lumière divine. Il ressemble à celui qui vient de faire un profond sommeil et
ouvre tout à coup les yeux à la lumière qu'il n'attendait pas. Telle est, à mon
avis, la connaissance que David a voulu nous donner quand il a dit: Vigilavi, et
factus sum sicut passer solidarius in tecto. Traduisons: « Je me suis éveillé,
et j'étais comme le passereau solitaire sur le toit (Ps. CI, 8). » En d'autres
termes: J'ai ouvert les yeux de mon entendement, et je me suis trouvé au-dessus
de toutes les intelligences naturelles, j'étais solitaire, et sans elles;
j'étais comme sur un toit dominant toutes les choses d'ici-bas. Il se dit
semblable au passereau solitaire, parce que, dans la contemplation dont nous
parlons, l'esprit possède les cinq propriétés que l'on trouve chez cet oiseau.
Tout d'abord le passereau recherche d'ordinaire le lieu le
plus élevé; ainsi fait l'esprit dans cet état: il monte jusqu'à la plus sublime
contemplation. Secondement, le passereau a toujours le bec tourné du côté d'où
vient le vent; ainsi fait l'esprit: il a toujours ses affections dirigées du
côté d'où lui vient l'esprit d'amour qui est Dieu. Troisièmement, le passereau
est ordinairement seul: il n'aime pas voir les autres oiseaux s'approcher de
lui, sans quoi il s'en va aussitôt; de même l'esprit qui est dans cette
contemplation dont nous parlons se trouve dans la solitude par rapport à toutes
les choses de la terre, il en est complètement dégagé: et il n'aime que sa
solitude en Dieu. Quatrièmement, le passereau chante d'une manière très suave;
ainsi fait l'esprit en cet état: les louanges qu'il adresse à Dieu respirent
l'amour le plus suave; elle sont extrêmement savoureuses pour lui et précieuses
pour Dieu. Cinquièmement, le passereau n'a pas de couleur déterminée; ainsi en
est-il de l'esprit dans l'état d'extase: non seulement il n'a aucune couleur
d'affection sensuelle ou d'amour-propre; il ne fait même pas de considérations
particulières sur les choses supérieures ou inférieures; et il ne pourrait rien
dire de leur mode ou manière d'être, car, ainsi que nous l'avons dit, la
connaissance de Dieu qu'il possède est tout un abîme.
Comme la musique silencieuse.
Une fois dans le calme et le silence de cette nuit dont nous
avons parlé, ainsi que dans cette connaissance de la lumière divine, l'âme voit
enfin les convenances et les dispositions admirables de la Sagesse infinie qui
brillent dans la variété de toutes les créatures et de toutes les oeuvres de
Dieu. Toutes en général, comme chacune d'elles en particulier, manifestent leur
dépendance de Dieu; chacune d'elles chante à sa manière ce que Dieu est en elle;
aussi l'âme semble entendre une harmonie incomparable qui surpasse tous les
concerts et toutes les mélodies d'ici-bas. Elle dit que cette musique est
silencieuse, car c'est, avons-nous dit, une connaissance paisible, tranquille,
où l'on n'entend me bruit d'aucune voix; voilà pourquoi l'âme y goûte la suavité
de la musique et la quiétude du silence. Son Bien-Aimé, dit-elle, est cette
musique silencieuse, car c'est en lui qu'elle connaît et goûte cette harmonie de
musique spirituelle. Il y a plus; elle dit encore qu'il est
Comme la solitude harmonieuse.
Ce qui diffère peu de « la musique silencieuse »; car si
pareille musique est silencieuse pour les sens extérieurs et les facultés
naturelles, elle est néanmoins une « solitude harmonieuse » pour les facultés
spirituelles. Celles-ci, en effet, étant seules et dégagées de toutes les formes
et connaissances naturelles, sont très disposées à percevoir ce concert
spirituel qui retentit en elles de la manière la plus sonore pour leur chanter
combien Dieu est grand en lui-même et dans ses créatures. C'est, avons-nous dit,
ce dont saint Jean nous parle au livre de l'Apocalypse. Il raconte qu'il a
entendu la voix d'une foule de harpistes qui jouaient de leurs instruments (Apoc.
XIV, 2). Or ce fut là un concert spirituel; il ne s'agit donc point de harpes
matérielles. C'était là une certaine connaissance des louanges que chacun des
Bienheureux d'après son degré de gloire ne cesse de faire monter vers Dieu.
C'est donc là une sorte de concert. Comme chacun possède des dons différents des
autres, ainsi chacun chante d'une manière différente les louanges du Créateur;
et quand tous s'unissent dans l'amour, ils font entendre le plus harmonieux des
concerts. Ainsi en est-il de l'âme; elle voit cette divine Sagesse resplendir
dans toutes les créatures de l'ordre supérieur ou de l'ordre inférieur; et
chacune d'elles, selon les dons qu'elle a reçus de Dieu, redit à sa manière ce
qu'il est et célèbre ses grandeurs; et toutes leurs voix réunies font un concert
admirable où se trouvent exaltées les grandeurs de Dieu sa sagesse et sa
science. C'est là ce que l'Esprit-Saint nous dit en ces termes au livre de la
Sagesse: Spiritus Dimini replevit orbem terrarum, et hoc quod continet omnia,
scientiam habet vocis: « L'Esprit du Seigneur a rempli toute la terre, et
l'univers qui renferme toutes les créatures, a la science de la voix (Sag. I,
7). » Telle est la solitude sonore que l'âme, avons-nous dit, connaît dans ce
ravissement; c'est le témoignage que toutes les créatures donnent par
elles-mêmes de Dieu. Or comme l'âme n'entend pas ce concert harmonieux sans être
dans la solitude et dégagée de toutes les choses extérieures, elle l'appelle une
musique silencieuse, une solitude harmonieuse. Et son Bien-Aimé, dit-elle, est
tout cela pour elle. Mais le Bien-Aimé est encore
Comme le festin qui charme et remplit d'amour.
Le festin produit chez ceux qui s'aiment, récréation,
rassasiement et amour. Comme ces trois effets sont produits par le Bien-Aimé
dans cette communication pleine de suavité, l'âme l'appelle ici le festin qui
charme et remplit d'amour. Or il faut savoir que dans la Sainte Écriture ce nom
de festin signifie la vision divine. Car de même que le festin est la fin du
travail du jour et le commencement du repos de la nuit, de même cette
connaissance tranquille qui est communiquée à l'âme, comme nous l'avons dit, lui
fait sentir que ses maux sont en quelque sorte finis et qu'elle est en
possession de biens où elle s'embrase plus que précédemment de l'amour de Dieu.
Aussi est-ce pour elle un festin qui la charme, parce qu'il termine ses maux et
la remplit d'amour en la mettant en possession de tous les biens.
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