LE CANTIQUE SPIRITUEL

 

STROPHE QUINZIÈME

Notre lit est tout fleuri,
Entouré de cavernes de lions,
Tendu de pourpre,
Établi dans la paix,
Couronné de mille boucliers d'or

EXPLICATION

Dans les deux strophes précédentes l'Épouse a chanté les grâces et les grandeurs de son Bien-Aimé. Dans celle-ci elle chante l'état heureux et élevé où elle a été placée, ainsi que la sécurité dont elle y jouit, comme la richesse des dons et des vertus dont elle est dotée et parée dans le lit nuptial de son Époux; car elle déclare qu'elle ne fait déjà plus qu'un avec le Bien-Aimé, qu'elle possède les vertus dans toute leur force, la charité parfaite et une  paix souveraine; elle ajoute qu'elle est enrichie de dons et ornée de beauté dans toute la mesure où l'on peut les posséder et en jouir ici-bas. Elle dit donc:

Notre lit est tout fleuri.

Ce lit fleuri c'est le sein et l'amour du Bien-Aimé. C'est là que l'âme, devenue son épouse, lui est déjà unie; il est déjà fleuri pour elle, à cause de l'union ou jonction qui existe déjà entre eux deux et qui lui communique les vertus, les grâces et les dons du Bien-Aimé. Ces faveurs la comblent de tant de beauté, de richesses et de délices, qu'il lui semble se trouver sur un lit de toutes sortes de fleurs les plus suaves, dont le toucher la ravit et les parfums la fortifient; aussi nomme-t-elle cette union un lit fleuri. Ainsi s'exprime l'Épouse des Cantiques: elle dit à l'Époux: « Notre lit est fleuri (Cant. I, 5). » Elle l'appelle « notre », parce que les mêmes vertus et le même amour que le Bien-Aimé sont à l'un et à l'autre; la même jouissance est aux deux , selon cette parole du Saint-Esprit dans les Proverbes: « Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes (Pro. VIII, 31). » L'âme dit encore que ce lit est « fleuri », parce que dans cet état l'âme possède déjà les vertus parfaites; elle accomplit des oeuvres parfaites et héroïques, ce qu'elle n'avait pu réaliser jusqu'à ce que ce lit fût fleuri par son union parfaite avec Dieu. Aussi elle dit:

Entouré de cavernes de lions.

Revêtue de la force et de la puissance redoutable du lion, l'âme compare ici les vertus dont elle est déjà en possession dans cet état aux cavernes des lions qui sont très sûres et à l'abri des incursions de tous les autres animaux. Car ceux-ci redoutent la force et l'audace du lion qui s'y trouve; non seulement ils n'osent pas y entrer, mais ils se gardent bien de rester dans le voisinage. Il en est de même de chaque vertu: quand l'âme la possède à l'état parfait, elle est comme une caverne de lion, où demeure et réside l'Époux qui est fort comme un lion et qui lui est uni par cette vertu et par chacune des autres vertus. L'âme de son côté, qui lui est unie par ces mêmes vertus, est forte comme un lion, parce qu'elle participe alors aux perfections de son Bien-Aimé. L'âme est alors si bien fortifiée par chaque vertu et si bien protégée par toutes les vertus réunies que, dans cette union divine qu'elle appelle un lit tout fleuri, non seulement le démon n'ose pas l'attaquer, mais qu'il craint même de se tenir en sa présence, tant il redoute son pouvoir; il la voit en effet tellement élevée et fortifiée par les vertus parfaites qu'elle a trouvées dans le lit du Bien-Aimé, depuis qu'elle est unie à Dieu par la transformation de l'amour, qu'il la redoute comme Dieu lui-même et n'ose même pas la regarder. Il a une crainte extrême de l'âme vraiment parfaite.

Ce lit de l'âme est tout entouré de vertus; car ces vertus sont tellement liées entre elles qu'elles se fortifient mutuellement et se trouvent unies dans la plus haute perfection. Aussi le démon n'a aucune prise sur une âme de cette sorte. De même aucune chose de ce monde, ni d'en haut ni d'en bas, ne saurait l'inquiéter ou l'émouvoir, tant elle est protégée. Elle est déjà affranchie de toute la servitude des passions naturelles, étrangère aux tempêtes d'ici-bas et dégagée des vicissitudes de toutes les choses temporelles. Elle jouit en toute sécurité de la participation aux perfections divines. C'est là ce que désirait l'Épouse des Cantiques, quand elle disait: Quis det te mihi fratrem meum sugentem ubera matris meae, ut inveniam te solum fortis, et deosculer te, et jam me nemo despiciat: « Que n'es-tu mon frère? Que n'as-tu sucé les mamelles de ma mère? Que ne puis-je te trouver seul dehors? Je t'embrasserais, et personne n'oserait me mépriser (Cant. VIII, 1). » Ce baiser c'est l'union dont nous parlons, et qui rend l'âme semblable à Dieu par l'amour. C'est ce qu'elle désire quand elle demande que le Bien-Aimé soit son frère, paroles qui signifient et produisent l'égalité; qu'il suce les mamelles de sa mère, pour consumer toutes les imperfections et tendances naturelles qu'elle tient d'Ève sa mère; qu'elle le trouve seul dehors, c'est-à-dire s'unisse à lui seul, sans rien de créé et quand sa volonté et ses tendances seront complètement dégagées de toutes choses d'ici-bas. Et alors personne ne la méprisera, c'est-à-dire que ni le monde, ni la chair, ni le démon, n'oseront plus l'attaquer. L'âme étant libre, purifiée de tout et unie à Dieu, rien ne pourra lui nuire. De là vient qu'elle est désormais dans un état où elle goûte ordinairement une suavité et une paix qu'elle ne perdra jamais et qui ne peut lui manquer.

Mais il y a une autre faveur que ce bonheur et cette paix dont elle jouit d'une manière habituelle: car les fleurs des vertus du jardin susdit ont coutume de s'ouvrir si bien et de répandre de tels parfums qu'elle se voit, comme c'est la vérité, toute remplie des délices de Dieu. J'ai dit que les fleurs des vertus qui sont en l'âme ont coutume de s'ouvrir; car, bien qu'elle soit remplie de vertus parfaites, elle n'en jouit pas toujours actuellement; je le répète, d'ordinaire elle jouit seulement de la paix et de la tranquillité qui en découlent; mais, nous pouvons le dire, ces vertus ici-bas sont en elle comme des fleurs dans leurs boutons qui sont renfermés dans leur jardin mystérieux: c'est une chose admirable que de les voir parfois s'épanouir toutes, sous l'action de l'Esprit-Saint, et répandre une foule d'arômes et de parfums délicieux. En effet, l'âme voit en elle les fleurs des montagnes dont nous avons parlé, c'est-à-dire l'opulence, la grandeur et la beauté de Dieu; parmi elles son regard découvre ici et là les muguets des vallées boisées, c'est-à-dire le repos, le rafraîchissement et la sécurité; ou encore les roses odoriférantes et des îles étrangères, c'est-à-dire, avons-nous dit, les connaissances extraordinaires de Dieu qui lui sont données; de plus, elle est toute pénétrée du parfum des lis des fleuves aux eaux bruyantes qui, nous l'avons dit, sont la majesté de Dieu dont elle est remplie toute entière; elle jouit encore en cet état du parfum que répand çà et là le jasmin sous le murmure des zéphires pleins d'amour dont nous avons également parlé; en un mot, elle jouit de toutes les autres vertus de toutes les faveurs dont il a été question et qui sont figurées par la connaissance tranquille, la musique silencieuse, la solitude harmonieuse et le festin qui charme et remplit d'amour. La jouissance et l'impression que produisent toutes ces fleurs réunies sont telles parfois que l'âme peut dire en toute vérité: Notre lit est tout fleuri, entouré de cavernes de lion. Heureuse l'âme qui a mérité de jouir parfois dès cette vie du parfum de ces fleurs divines.

Elle dit ensuite que ce lit
Est tendu de pourpre.

La pourpre figure la charité dans la Sainte Écriture, mais elle est aussi destinée aux vêtements et à l'usage des rois. L'âme dit ici que ce lit plein de fleurs est tendu de pourpre, parce que toutes ses vertus, ses richesses et ses biens ne se soutiennent, ne fleurissent et ne sont objet de jouissance que par la charité et l'amour du Roi du ciel. Sans cet amour, il serait impossible à l'âme de jouir de ce lit et de ses fleurs. Et ainsi toutes ces vertus sont en quelque sorte tendues sur l'amour de Dieu, comme sur un fond où elles se conservent admirablement. Elles sont comme baignées dans l'amour; toutes et chacune ne cessent d'embraser l'âme d'amour pour Dieu; partout et toujours l'amour qui les anime les porte à un amour plus vif. Voilà ce que signifie cette expression « tendu de pourpre ».

Établi dans la paix.

Chaque vertu est par elle-même paisible, douce et forte; par conséquent elle produit dans l'âme qui la possède ces trois effets: la paix, la douceur et la force. Or ce lit étant tout fleuri, couvert, avons-nous dit, des fleurs des vertus, et toutes ces vertus étant paisibles, douces et fortes, il en résulte que ce lit est établi dans la paix. L'âme elle-même est donc paisible, douce et forte; aussi elle ne redoute aucune guerre, ni du monde, ni du démon, ni de la chair. Les vertus l'ont placée dans une telle paix et une telle sécurité qu'il lui semble être tout entière édifiée dans la paix.

Couronné de mille boucliers d'or.

L'âme appelle boucliers les vertus et les dons qui l'enrichissent; ces boucliers couronnent son lit de délices, car les vertus et les dons ne sont pas seulement une couronne et une récompense pour celui qui les a acquis, mais encore comme autant de boucliers contre les vices qu'il a domptés; aussi le lit tout fleuri en est-il couronné en récompense et protégé par les boucliers.

L'âme ajoute que ces boucliers sont d'or, et par là elle désigne la haute valeur des vertus. Les vertus sont donc sa couronne et sa défense. C'est ce que l'Épouse du livre des Cantiques nous dit en ces termes: En lectulum Salomonis sexaginta fortes ambiunt ex fortissimis Israel, uniuscujusque ensis super femur suum propter timores nocturnos: « Considérez qu'il y a soixante forts d'Israël qui entourent le lit de Salomon; chacun d'eux porte l'épée sur la hanche pour le protéger contre les terreurs de la nuit » (Cant. III, 7).

STROPHE SEIZIÈME

Sur la trace de vos pas
Les vierges courent le chemin;
Le choc de l'étincelle,
Le vin apprêté
Leur fait exhaler un baume divin.

EXPLICATION

Dans cette strophe l'Épouse loue le Bien-Aimé pour les trois faveurs qu'il accorde aux âmes dévotes, afin de les encourager et les porter à un plus haut amour de Dieu. Comme elle connaît par expérience cet état où elle est élevée, elle veut en faire mention ici.

La première faveur, dit-elle, est une suavité de lui-même qu'il donne à l'âme; or cette suavité est tellement efficace qu'elle fait courir l'âme avec une extrême rapidité dans le chemin de la perfection. La seconde est une visite d'amour à l'aide de laquelle il embrase subitement l'âme d'amour. La troisième est une abondance de charité qui est infusée dans l'âme et l'enivre de telle sorte que dans cette ivresse, comme dans la visite d'amour, son esprit est élevé pour chanter les louanges de Dieu et lui exprimer les plus suaves sentiments d'amour. L'âme parle donc ainsi:

Sur la trace de vos pas.

La trace est une empreinte laissée par celui qui marche; elle sert à le chercher et à le trouver. Or la suavité et la connaissance que Dieu donne de lui-même à l'âme qui le cherche sont une trace ou une piste par où on reconnaît et cherche Dieu. Voilà pourquoi l'âme dit au Verbe, son Époux: Sur la trace de vos pas; ce qui veut dire: aux traces de suavité de vous-même, que vous imprimez et répandez dans l'âme ainsi qu'aux parfums qui s'exhalent de vous-même.

Les vierges courent le chemin.

Il s'agit des âmes dévotes qui sont dans toute la force de la jeunesse; elles sont toutes pénétrées de la suavité de vos traces. Elles courent çà et là, à des buts différents et par des voies différentes, chacune selon l'esprit qu'elle a reçu de Dieu ou l'état de vie dans lequel elle se trouve; il y a une grande différence entre leurs exercices de piété comme aussi entre leurs oeuvres spirituelles; mais toutes suivent le chemin de la vie éternelle, c'est-à-dire la perfection évangélique; c'est ainsi qu'après avoir pratiqué le dénuement spirituel et le détachement de tout le créé, elles rencontrent enfin le Bien-Aimé et s'unissent à lui dans l'amour. Cette suavité ou cette trace que Dieu laisse de lui-même dans l'âme lui confère une extrême agilité pour qu'elle coure sur ses pas. L'âme n'éprouve presque aucune fatigue, ou même n'en éprouve plus pour suivre ce chemin; au contraire, elle est attirée et entraînée par cette trace de Dieu, non seulement pour suivre ce chemin, mais pour y courir, et cela de bien des manières, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi nous lisons au livre des Cantiques que l'Épouse a demandé à l'Époux cette divine attraction en ces termes: Trahe me, post te curremus in odorem unguentorum tuorum: « Attirez-moi à vous, et nous courrons à l'odeur de vos parfums (Cant. I, 3). » Or, après avoir reçu ce divin parfum, elle ajoute: In odorem unguentorum tuorum currimus; adolescentulae dilexerunt te nimis: « Nous avons couru à l'odeur de vos parfums; les vierges vous ont beaucoup aimé. » David, de son côté, a dit: « J'ai couru dans la voie de vos commandements quand vous avez dilaté mon coeur (Ps. CXVIII, 32) ».

Le choc de l'étincelle,
Le vin apprêté
Leur fait exhaler un baume divin.

L'explication des deux premiers vers de la strophe nous a montré que les âmes qui marchent sur les traces des pas divins courent rapidement dans la voie en s'exerçant à des pratiques de piété et à des oeuvres extérieures. Dans les trois derniers versets que nous venons de rapporter, l'Épouse nous fait comprendre les exercices intérieurs que ces âmes accomplissent sous l'impulsion de deux autres faveurs ou visites intimes du Bien-Aimé. Elle les appelle ici des chocs d'étincelles et un vin apprêté; quant aux exercices intérieurs de la volonté qui proviennent et résultent de ces deux visites, elle les appelle un baume divin. Et tout d'abord, le choc d'étincelle dont on parle ici est une touche très subtile que le Bien-Aimé fait parfois à l'âme, alors même qu'elle est très distraite; cette touche allume dans son coeur un tel feu d'amour, qu'on dirait une étincelle de feu qui a jailli et l'a embrasé. Alors, avec célérité, la volonté s'embrase comme quelqu'un qui revient tout à coup à lui-même et elle éclate en actes d'amour, de désirs, de louanges, de reconnaissance, de respect, d'adoration, de prière, et s'adresse à Dieu avec saveur d'amour: tous ces actes, elle les appelle les produits d'un baume divin, qui correspondent  au choc de l'étincelle, ou baume qui fortifie l'âme et la guérit par son parfum et sa substance. C'est de cette touche divine que parle l'Épouse quand elle dit au livre des Cantiques: Dilectus meus misit manum suam per foramen, et venter meus intremuit ad tactum ejus: « Mon Bien-Aimé a passé la main par le trou de la serrure, et il a fait tressaillir mes entrailles (Cant. V, 4). » La touche du Bien-Aimé figure la touche d'amour qu'il fiat à l'âme; la main symbolise la faveur dont il l'enrichit. La serrure par laquelle est passée sa main indique l'état, le genre et le degré de perfection où l'âme est élevée; selon lui la touche est plus ou moins forte; elle a tel mode ou telle qualité spirituelle. Par entrailles qui ont tressailli, on désigne la volonté qui a reçu la touche divine; le tressaillement signifie les facultés et les affections de l'âme qui s'élèvent vers Dieu pour produire les actes de désir, d'amour, de louanges et les autres dont nous avons parlé, c'est-à-dire les exhalaisons du baume qui proviennent de cette touche divine.

Le vin apprêté.

Ce vin apprêté est une autre faveur beaucoup plus élevée que Dieu accorde parfois aux âmes avancées dans la voie de la perfection. L'Esprit-Saint les enivre d'un vin d'amour qui est suave, délicieux, fortifiant, et qui pour ce motif est appelé vin apprêté. Car de même que ce vin est préparé avec une foule d'épices qui lui donnent de la force et du parfum, de même cet amour que Dieu accorde à ceux qui déjà sont parfaits est préparé, mis en eux et ajusté aux vertus particulières que chacun d'eux a acquises. Ce vin confère une telle force et une ivresse si complète et si suave à l'âme dans les visites qu'elle reçoit de Dieu, que c'est avec force et une efficacité très grande qu'elle lui en adresse les parfums et les arômes pour le louer, l'aimer, l'adorer, etc., faire ces actes dont nous avons parlé et lui exprimer les admirables désirs qu'elle a de travailler à sa gloire et de souffrir pour lui.

Il est bon de remarquer que cette faveur de la douce ivresse ne passe pas aussi rapidement que l'étincelle; elle dure plus longtemps. L'étincelle touche l'âme et passe, tandis que son effet dure un peu et quelquefois longtemps; mais le vin préparé dure d'ordinaire longtemps, ainsi que l'effet qu'il produit et qui est, je le répète, un amour plein de suavité dans l'âme; il dure parfois un jour ou deux ou même très longtemps; il n'a pas toujours le même degré d'intensité; mais il diminue ou grandit, sans que l'âme y puisse rien. Parfois également, sans qu'elle y contribue en rien, elle sent dans le plus intime d'elle-même que son esprit s'enivre délicieusement et s'enflamme de ce vin tout céleste, selon cette parole de David: Concaluit cor meum intra me, et in meditatione mea exardescet ignis: « Mon coeur s'est échauffé au dedans de moi, et le feu s'allumera dans ma méditation (Ps. XXXVIII, 4). » Les élans de cette ivresse d'amour durent parfois tout le temps qu'elle dure elle-même. D'autres fois, bien qu'elle existe dans l'âme, elle n'émet pas ces ardeurs qui ont d'ailleurs plus ou moins d'intensité, selon que l'ivresse est plus ou moins forte. Mais les exhalaisons ou effets de l'étincelle durent ordinairement plus longtemps que l'étincelle; elle les laisse dans l'âme et elles sont plus ardentes que celles de l'ivresse. Parfois même cette divine étincelle laisse l'âme s'embrasant et se consumant d'amour.

Mais puisque nous parlons d'un vin préparé, il est bon de remarquer ici rapidement quelle différence il y a entre ce vin préparé que l'on appelle vin vieux et le vin nouveau. Comme c'est la même qu'il y a entre l'amour des parfaits et celui des commençants, elle nous servira à expliquer la doctrine concernant les spirituels. Le vin nouveau n'a pas encore éliminé et déposé la lie; il bout extérieurement et on ne peut connaître sa qualité et son prix, tant qu'il n'a pas cessé de bouillir et déposé la lie; jusqu'alors il court grand risque de se gâter; il est dur et âpre au palais; en boire beaucoup pourrait faire mal. Sa force vient surtout de la lie. Le vin vieux, au contraire, a déjà éliminé et déposé la lie; aussi il n'a plus la fermentation extérieure du vin nouveau; il montre déjà quelle sera sa qualité, et on est assuré qu'il ne se gâtera pas, parce qu'il n'a plus la fermentation et le bouillonnement de la lie qui pouvaient le gâter. Ainsi en est-il du vin bien préparé. Car ce serait vraiment extraordinaire qu'il vînt à se perdre. Son goût est agréable; mais sa vigueur réside dans la substance même du vin, et non plus dans le goût; aussi quand on le boit, il est agréable et donne des forces.

Ceux qui commencent à aimer ou à servir Dieu sont comparés au vin nouveau. La ferveur du vin de leur amour se manifeste beaucoup au dehors dans les sens; ils n'ont pas encore éliminé la lie de leurs sens faibles et imparfaits; la force de leur amour vient de la ferveur sensible; c'est elle qui ordinairement les fait agir; c'est par elle qu'ils se meuvent. Aussi ne doivent-ils pas se fier à cet amour sensible, tant qu'ils n'auront fait cesser cette ferveur et ces goûts grossiers des sens. Sans doute, cette ferveur et la chaleur du sentiment peuvent les porter à un amour excellent et parfait; elles peuvent, en outre, leur servir de précieux moyen pour éliminer complètement la lie de leurs imperfections. Néanmoins c'est chose très facile que dans ces débuts et vu la nouveauté des goûts le vin de l'amour vienne à manquer et à se perdre, si la ferveur et la saveur sensible du nouveau disparaît. Ces débutants dans l'amour éprouvent toujours des angoisses et des peines d'amour sensible; ils doivent les modérer, car s'ils agissent beaucoup sous l'influence de cette ferveur sensible, il en arrivent à nuire à leur santé. Ces angoisses et ces peines d'amour signifient la saveur du vin nouveau qui, comme nous l'avons dit, est âpre, dur, et n'a pas encore la saveur que doit lui donner une épuration complète; car alors se terminent ces angoisses d'amour, comme nous le verrons bientôt.

Telle est la comparaison dont le Sage se sert dans l'Ecclésiastique, quand il dit: Vinum novum amicus meus, et cum suavitate bibes illud: « Un nouvel ami est comme un vin nouveau; il vieillira et vous le boirez avec plaisir (Eccl. IX, 15). » Aussi ceux qui sont avancés dans l'amour  et ont été éprouvés au service de l'Époux sont comme le vin vieux qui a déposé toute la lie. Ils n'ont plus ces ferveurs sensibles, ni ces impétuosités ou élans extérieurs; ils goûtent la suavité du vin d'amour dans sa substance; ils le trouvent bien préparé et rassis au centre le plus intime de l'âme. Ce n'est pas la saveur sensible des commençants; c'est la saveur qui vient de la substance, c'est une saveur spirituelle, une saveur véritable qui se manifeste par des oeuvres. Ils ne se laisseront pas aller à des goûts ni à des ferveurs sensibles; ils ne veulent même pas les éprouver; d'ailleurs quiconque se laisse aller au plaisir des sens ne manquera pas d'éprouver très souvent et nécessairement les peines et les amertumes qui proviennent des sens.

Or ceux qui sont avancés dans l'amour ne se laissent plus aller au plaisir qui a sa racine dans le sens; ils n'ont plus d'anxiétés ni de peines d'amour dans le sens ni dans l'âme; aussi serait-ce extraordinaire que ces vieux amis viennent à manquer à Dieu; ils sont désormais au-dessus de ce qui devait les faire tomber, c'est-à-dire au-dessus des sens inférieurs; ils possèdent le vin de l'amour, et ce vin non seulement est bien préparé et purifié de la lie, mais il est encore mélangé à ces épices merveilleuses dont nous avons parlé, c'est-à-dire aux vertus parfaites, qui l'empêchent de se gâter comme le vin nouveau. Aussi l'Ecclésiastique a-t-il dit: Amicum antiquum ne deseras; novus enim non erit similis illi: « N'abandonnez pas un vieil ami, car le nouveau ne lui sera pas semblable (Eccl. IX, 14). »

Tel est donc le vin bien préparé et parfumé que le Bien-Aimé donne à l'âme pour produire en elle l'ivresse divine dont nous avons parlé. C'est lui qui fait monter vers Dieu les exhalaisons les plus suaves. Le sens des trois derniers vers de la strophe est donc le suivant: Par le choc de l'étincelle vous réveillez mon âme; par le vin aromatisé dont vous l'enivrez avec amour, elle fait remonter vers vous les parfums d'un baume tout divin, c'est-à-dire les élans et les actes d'amour que vous causez en elle.

STROPHE DIX-SEPTIÈME

Dans le cellier intérieur
De mon Bien-Aimé j'ai bu; et quand j'en sortis,
Dans toute cette plaine
Je ne connaissais plus rien,
Et je perdis le troupeau que je suivais précédemment.

EXPLICATION

L'âme chante dans cette strophe la souveraine faveur que Dieu lui a faite en l'accueillant au plus intime de son amour qui est l'union et la transformation d'amour en Dieu. Elle parle de deux avantages qui découlent de cette faveur, à savoir l'oubli et le détachement de toutes les choses de ce monde, ainsi que la mortification de toutes ses tendances et de tous ses goûts.

Dans le cellier intérieur.

Pour donner quelque idée de ce cellier et expliquer ce que l'âme ici veut laisser entendre, il faudrait que le Saint-Esprit daignât me prendre la main et diriger ma plume. Ce cellier (dont parle l'âme) est le degré le plus élevé et le plus intime d'amour qu'elle puisse atteindre en cette vie; voilà pourquoi elle l'appelle cellier intérieur, c'est-à-dire  le plus intérieur de tous. Il s'ensuit qu'il en est d'autres qui ne sont pas aussi intérieurs: tels sont les degrés d'amour par lesquels on monte pour arriver jusqu'à cet ultime. Nous pouvons dire que ces degrés d'amour, ou celliers d'amour, sont au nombre de sept; et on les possède tous quand on a les sept dons du Saint-Esprit à un degré parfait dans la mesure correspondante à la capacité de l'âme.

Ainsi par exemple, quand l'âme arrive à posséder l'esprit de crainte dans sa perfection, elle possède aussi dans sa perfection l'esprit d'amour; car cette crainte, qui est le dernier des sept dons, est une crainte filiale; or la crainte parfaite du Fils provient de l'amour parfait du Père. Aussi quand la Sainte Écriture veut nous représenter quelque personnage comme ayant la charité dans toute sa perfection, elle dit qu'il craint Dieu. Voilà pourquoi Isaïe a dit pour prophétiser la perfection du Christ: Replevit eum spiritus timoris Domini: « Il l'a rempli de l'esprit de crainte du Seigneur (Is. XI, 3). » Saint Luc, parlant de la crainte du vieillard Siméon, a dit: Erat vir justus et timoratus (Luc, II, 25). On pourrait citer beaucoup d'autres exemples.

Remarquons qu'un grand nombre d'âmes arrivent aux premiers celliers et y pénètrent, chacune selon le degré d'amour où elle est parvenue. Mais dans ce dernier, qui est le plus intérieur, très peu pénètrent, car l'union parfaite avec Dieu, appelée mariage spirituel est déjà accomplie, et c'est cette union que l'âme vise ici. Ce que Dieu communique à l'âme en cette étroite union est totalement ineffable; on n'en peut rien dire, comme on ne peut dire de Dieu quelque chose qui corresponde à la réalité. C'est Dieu qui se communique à l'âme dans une gloire admirable et la transforme en lui, Dieu et l'âme ne font plus qu'un, comme le cristal et le rayon de soleil qui le pénètre, comme le charbon et le feu, comme la lumière des étoiles et celle du soleil. Cette union toutefois n'est pas aussi essentielle ni aussi complète que dans l'autre vie. Pour donner une idée de ce qu'elle reçoit de Dieu dans ce divin cellier de l'union, l'âme se contente de dire ces paroles: (et je ne vois pas qu'elle pût mieux dire pour en exprimer quelque chose).

De mon Bien-Aimé j'ai bu.

Car de même que le vin que l'on boit se répand et pénètre dans tous les membres et dans toutes les veines du corps, de même cette communication de Dieu se répand dans toute l'âme, ou plutôt l'âme se transforme en Dieu plus ou moins, selon que s'y abreuvent sa substance, et ses facultés spirituelles. Son entendement s'abreuve de sagesse et de science; sa volonté, de l'amour le plus suave, et sa mémoire, de joie et de délices quand elle se représente le souvenir et le sentiment de la gloire.

Quant à la première faveur que l'âme reçoit et dont elle est substantiellement abreuvée, l'Épouse en parle en ces termes au livre des Cantiques: Anima mea liquefacta est, ut sponsus locutus est: « Mon âme s'est liquéfiée dès que l'Époux a parlé (Cant. V, 6). » La parole de l'Époux est ici le don qu'il fait de soi à l'âme.

En second lieu, que l'entendement s'abreuve de sagesse, l'Épouse le dit dans le même livre où, brûlant du désir d'arriver enfin au baiser de l'union avec l'Époux, et le conjurant de lui accorder cette faveur, elle ajoute: Ibi me docebis, et dabo tibi poculum ex vino condito: « Là vous m'enseignerez », c'est-à-dire vous me donnerez la sagesse et la science de votre amour, « et je vous donnerai à boire un vin bien apprêté (Cant. VIII, 2) », c'est-à-dire mon amour apprêté avec le vôtre, transformé dans le vôtre.

Le troisième point, que la volonté s'abreuve alors d'amour, l'Épouse du livre des Cantiques le signale en ces termes: Introduxit me Rex in cellam vinariam, ordinavit in me caritatem: « Le Roi m'a introduite dans le cellier secret et a réglé en moi la charité (Cant. II, 4). » Cela veut dire: en me plongeant dans son amour il m'en a abreuvée ou pour parler plus exactement, il a réglé en moi sa charité en me conformant à elle et en me l'appropriant. Ainsi l'âme s'abreuve de l'amour même du Bien-Aimé, puisque c'est le Bien-Aimé lui-même qui l'infuse en elle. Cela nous fait connaître une chose. S'il est vrai, comme le prétendent quelques-uns, que la volonté ne peut aimer que ce que l'entendement connaît tout d'abord, cela doit s'entendre au point de vue naturel, car par la voie naturelle il est impossible d'aimer si l'on ne connaît pas d'abord ce que l'on aime, mais il n'en est pas de même au point de vue surnaturel. Dieu peut très bien infuser son amour et l'augmenter sans infuser ni augmenter les connaissances spéciales de l'entendement, comme nous le fait comprendre le texte cité. C'est là, du reste, ce que l'expérience a montré à beaucoup de personnes spirituelles. Elles se voient bien souvent embrasées d'amour de Dieu, sans avoir cependant plus de lumières spéciales qu'auparavant. Elles peuvent même connaître peu de chose et aimer beaucoup; comme aussi on peut avoir beaucoup de connaissances et posséder peu d'amour. Bien plus, d'ordinaire, ces spirituels, qui n'ont pas de connaissances très élevées sur Dieu, se trouvent avoir leur volonté très avantagée: la foi infuse leur suffit et tient lieu de science de l'esprit; moyennant cette vertu, Dieu leur infuse la charité, l'augmente et la porte à agir, c'est-à-dire à aimer davantage, bien que, nous le répétons, leurs connaissances ne soient pas accrues. Ainsi donc la volonté peut s'abreuver d'amour, sans que l'entendement s'abreuve de lumières nouvelles. Néanmoins dans la circonstance dont nous nous occupons, et au sujet de laquelle l'âme dit qu'elle a bu de son Bien-Aimé, il n'en est pas de même. Il s'agit de son union avec lui dans son cellier intérieur; or cette union, nous le répétons, se fait dans les trois puissances de l'âme; ces trois puissances s'abreuvent donc en même temps.

Quatrièmement, il est clair également que la mémoire s'abreuve alors elle aussi de son Bien-Aimé. L'âme, en effet, est éclairée des lumières de l'entendement qui lui rappelle les biens dont elle se voit enrichie et dont elle jouit dans l'union avec son Bien-Aimé. Ce divin breuvage l'a tellement divinisée, exaltée, abreuvée de Dieu qu'elle dit:

Et quand j'en sortis.

C'est-à-dire lorsque cette faveur fut passée. Il faut dire toutefois que l'âme reste toujours dans cet état sublime de mariage spirituel où Dieu l'a élevée. Elle y reste selon sa substance, bien que ses puissances ne soient pas toujours dans l'union actuelle avec Dieu; les puissances pourtant s'unissent très fréquemment à l'âme dans cette union substantielle, et vont s'abreuver, elles aussi, à ce divin cellier; l'entendement alors acquiert de nouvelles connaissances, et la volonté grandit en amour... Voilà pourquoi, lorsque l'âme dit ceci: Et quand j'en sortis, elle ne parle pas de l'union essentielle ou substantielle qu'elle possède et qui constitue cet état de mariage spirituel dont nous avons parlé, mais de l'union actuelle de ses puissances, union qui n'est pas continue sur la terre, et ne saurait l'être. Donc quand l'âme sortant de là,

Dans toute cette plaine,
C'est-à-dire dans toute l'étendue de ce monde,
Je ne connaissais plus rien.

L'âme, après avoir bu dans le cellier intérieur le vin mystérieux de la plus haute sagesse de Dieu, a oublié toutes les choses de ce monde. Les connaissances d'autrefois, et même toutes les sciences humaines, lui semblent n'être qu'une pure ignorance en comparaison de cette science qu'elle vient d'acquérir. La voilà divinisée, son esprit est élevé en Dieu; elle est comme ravie, enivrée d'amour, toute transformée en Dieu; toutes ces faveurs ne lui permettent pas de s'occuper de quoi que ce soit de ce monde; voilà pourquoi elle peut dire en toute vérité: Je ne connaissais plus rien. Car elle est détachée non seulement de tout, mais encore d'elle-même. Elle est morte à tout, et s'est transformée dans l'amour; en un mot, elle est passée d'elle-même dans le Bien-Aimé. Cette ignorance où elle est, l'Épouse du livre des Cantiques nous la fait comprendre quand, après avoir parlé de son union avec le Bien-Aimé, elle ajoute ce mot: Nescivi: « Je n'ai rien su; j'ai tout ignoré (Cant. VI, 11). » Une âme de cette sorte se mêlera peu des choses étrangères, dès lors qu'elle ne se souvient même pas de ce qui la concerne en particulier. L'esprit de Dieu a précisément ceci de particulier, c'est qu'il porte l'âme où il habite à ne rien connaître des choses qui ne la concernent pas et à les ignorer complètement, surtout si elles n'ont pas pour but son progrès spirituel; car l'esprit de Dieu dans l'âme est un esprit de recueillement, qui ne s'occupe point de choses étrangères au salut; aussi l'âme dont nous parlons demeure dans une sainte ignorance de tout.

N'allons pas imaginer cependant que l'âme perd alors les connaissances qu'elle possédait habituellement et qu'elle avait déjà acquises (Mais [Ici commence un fragment mis en page par le Saint] ces connaissances n'ont plus d'empire sur l'âme, car elles s'unissent à une sagesse supérieure, qui agit par elle-même, comme il arrive quand une lumière faible s'unit à une lumière puissante: c'est cette dernière qui domine et qui brille. Ainsi l'âme en cet état dont nous parlons n'avait plus les connaissances qu'elle possédait auparavant. Pour moi, je crois qu'il en sera de même au ciel de cette science que nous aurons acquise ici-bas; elle importera bien peu aux bienheureux dès lors qu'ils posséderont une science de beaucoup supérieure dans la Sagesse divine [Fin du fragment ajouté par le Saint]).

Ainsi donc l'âme n'a plus les connaissances qu'elle avait antérieurement; elle les perd de vue, elle n'en a plus le souvenir quand elle est dans le ravissement d'amour dont nous parlons; et cela pour deux raisons. La première, c'est qu'elle est actuellement ravie et enivrée de ce breuvage d'amour et qu'il lui est impossible actuellement de s'occuper d'autre chose. La seconde, c'est que cette transformation en Dieu lui donne une telle ressemblance avec la simplicité et la pureté de Dieu, qu'elle reste pure, limpide, dégagée de toutes les formes et de toutes les figures qu'elle avait précédemment; car l'acte de transformation est toujours accompagné d'effets de cette sorte (Ce dernier membre de phrase est ajouté entre les lignes par le Saint). C'est ainsi que fait le soleil sur le cristal; il le pénètre, le rend lumineux et empêche de voir les taches qu'on y apercevait; mais le soleil vient-il à se retirer, on y voit de nouveau les taches comme auparavant. Quant à l'effet produit par l'acte d'amour, il dure encore, et par conséquent l'âme elle-même continue à perdre de vue les connaissances naturelles qu'elle possédait d'une manière habituelle [1].

La transformation qu'elle a subie l'a comme enflammée et changée en amour; elle y a détruit tout ce qui n'était pas amour, et l'a laissée sans autre science que celle d'aimer. C'est ce que dit David dans le texte déjà cité: Quia inflammatum est cor meum, et renes mei commutati sunt, et ego ad nihilum redactus sum et nescivi: « Mon coeur s'est enflammé et mes reins se sont changés; aussi j'ai été réduit à rien et je n'ai plus rien su (Ps. LXXII, 21). » Ce changement  des reins produit par l'embrasement du coeur signifie que l'âme ainsi que toutes ses puissances ont été transformées en Dieu, et que ses anciennes habitudes sont maintenant détruites et ont fait place à des nouvelles. Quand le prophète ajoute dans ce texte qu'il a été réduit à rien et qu'il n'a plus rien su, il indique les deux effets dont nous avons parlé, et qui provenaient du vin merveilleux dont l'âme s'enivre dans ce cellier divin. Non seulement ses connaissances antérieures sont réduites à néant, et ne lui semblent que néant en comparaison des connaissances souveraines qu'elle acquiert alors, mais toute sa vie ancienne et ses imperfections sont également réduites à néant; le vieil homme est devenu un homme nouveau. De ce second effet, l'âme parle dans le dernier vers:

Et je perdis le troupeau que je suivais précédemment.

Remarquons-le bien, tant que l'âme n'est pas arrivée à cet état de perfection dont nous parlons, et quelque élevée qu'elle soit dans la spiritualité, elle conserve toujours quelque petit troupeau à la suite duquel elle marche. Ce sont des désirs, des goûts ou autres imperfections naturelles ou spirituelles; elle les suit, elle cherche à les entretenir et à les satisfaire. L'entendement se laisse aller habituellement à certaines imperfections dans le désir de savoir. La volonté se laisse entraîner par quelques petits attraits et sentiments d'amour-propre. Dans l'ordre temporel elle désire posséder certaines petites choses; elle s'attache plus à un objet qu'à un autre; elle tombe dans certaines présomptions, dans l'estime d'elle-même, dans les petits points d'honneur auxquels elle est très sensible, et dans une foule de bagatelles qui rappellent l'esprit et le goût du monde. Dans l'ordre naturel, elle se préoccupe du manger et du boire, elle préfère une chose à une autre; elle choisit et elle veut ce qu'il y a de meilleur. Dans l'ordre spirituel, elle recherche les consolations de Dieu et toutes ces autres imperfections que l'on ne finirait plus d'énumérer et qui se trouvent d'ordinaire chez les spirituels, tant qu'ils ne sont pas encore parfaits. Quant à la mémoire, elle est envahie par une foule de vicissitudes et de préoccupations comme aussi par toutes sortes de désirs inutiles qui entraînent l'âme à leur suite.

Il en est de même des quatre passions de l'âme. Ce sont parfois une foule d'espérances, de joies, de douleurs et de craintes inutiles, auxquelles elle se laisse aller.

Tout le troupeau d'imperfections retient plus ou moins les âmes spirituelles, tant qu'elles ne sont pas entrées dans la partie intérieure du divin cellier où elles s'enivrent d'un vin mystérieux; car alors elles laissent toutes leurs imperfections; elles deviennent, nous le répétons, toutes transformées en amour; et le troupeau de toutes leurs imperfections se consume plus facilement que la rouille des métaux dans la fournaise. L'âme se sent désormais affranchie de tous ces enfantillages, de toutes ces bagatelles, de toutes ces mesquineries et petites misères où elle tombait. Aussi elle peut dire à bon droit:

Et je perdis le troupeau que je suivais précédemment.

* * * * *

[1] Le Saint a fait ici une correction qui se trouve entre les lignes et à la marge de la page 226 de l'édition du P. Silverio. Malheureusement, le relieur du manuscrit ayant rogné plusieurs mots mis en marge, la correction n'est pas facile à restituer. Le P. Gerardo (t. II, p. 554) a lu ce qui suit: « ya por aquellos habitos naturales, sino por los actos de sciencia (aun los?) naturales de el habito superior infuso proceden cuando los ejercita, segun habemos dicho, quedando todo resuelto en aquella transformation. » Le P. Silverio, page 226, a lu au contraire ce qui suit: « ya por aquellos habitos naturales sino por les actos de (scien)cia aun-(que) a natur... de el hab(ito) superior (in)fuso pro(ce)den qua(nto) (a) los exerc(icio) quedando resuelto en aquella transformation en la qual. » Dans ce dernier membre de phrase le P. Silverio a omis après quedando le mot todo qui est très clair dans la partie photographiée. Comme le texte fourni par ces deux éditeurs est différent et loin d'être clair chez l'un et l'autre, nous nous dispensons d'en donner une traduction, d'autant plus que ni l'un ni l'autre ne nous présentent un sens obvie.

   

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