LIVRE PREMIER

OU L'ON EXPLIQUE CE QU'IL FAUT ENTENDRE PAR NUIT OBSCURE ET COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE DE LA TRAVERSER POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE ; ON PARLE EN PARTICULIER DE LA NUIT DES SENS ET DES PASSIONS, AINSI QUE DES DOMMAGES QU'ILS CAUSENT À L'ÂME.

CHAPITRE I

ON RAPPELLE LA PREMIÈRE STROPHE ; ON PARLE DES DIFFÉRENCES QU'IL Y A ENTRE LES NUITS PAR LESQUELLES PASSENT LES PERSONNES ADONNÉES À LA SPIRITUALITÉ ET QUI CONCERNENT LA PARTIE INFÉRIEURE ET LA PARTIE SUPÉRIEURE DE L'HOMME. ON EXPLIQUE LA STROPHE

STROPHE I

Par une nuit profonde,
Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour,
Oh ! l'heureux sort !
Je sortis sans être vue,
Tandis que ma demeure était déjà en paix.

L'âme chante dans cette strophe l'heureux sort et la bonne fortune qu'elle a eus de se dégager de toutes les choses du dehors, des tendances et imperfections qui résident dans la partie sensitive de l'homme par suite du désordre où se trouve sa raison.

Pour comprendre cette doctrine, il faut savoir que l'âme, avant d'arriver à l'état de perfection, doit ordinairement passer tout d'abord par deux sortes principales de nuit que les auteurs spirituels appellent voies purgatives ou purifications, et que nous appelons ici des nuits, parce que, dans les deux cas, l'âme marche pour ainsi dire de nuit et dans l'obscurité.

La première nuit ou purification est celle de la partie sensitive de l'âme dont il est question dans cette strophe et dont il sera parlé dans la première partie de ce livre. La seconde est celle de la partie spirituelle de l'âme dont parle la seconde strophe et dont nous parlerons dans la seconde partie en montrant le rôle actif de l'âme; quant à son rôle passif, il en sera question dans la troisième et dans la quatrième partie.

Cette première partie est celle des commençants et regarde le temps où Dieu commence à les élever à l'état de contemplation auquel l'esprit participe lui aussi, comme nous le dirons en son temps. La seconde nuit ou purification est celle de ceux qui sont déjà dans la voie du progrès et regarde le temps où Dieu veut les élever à l'état d'union avec lui; c'est une nuit plus profonde que la précédente et une terrible purification, comme nous le dirons plus tard (Ce paragraphe est tiré des Ms. D'Albe-Burgos, Calatayud).

EXPLICATION DE LA STROPHE

Voici en résumé ce que l'âme veut dire dans cette strophe. L'âme, aidée de la grâce de Dieu et mue seulement par cet amour pour lui dont elle était tout enflammée, est sortie durant une nuit obscure. Cette nuit est la privation et la purification de toutes les tendances des sens par rapport à toutes les choses extérieures du monde, comme à celles qui réjouissaient sa chair ou plaisaient à sa volonté. Ce travail est le résultat de la purification des sens. Aussi l'âme ajoute qu'elle est sortie, lorsque sa maison était déjà en paix; elle désigne la partie sensitive, alors que toutes ses tendances étaient endormies et calmes en elle, et qu'elle-même était en sûreté à leur endroit. Car elle ne sort pas des peines et des angoisses que fomentent, du fond de leur demeure, les tendances, tant qu'elles ne sont pas elles-mêmes comme mortes et endormies. Voilà pourquoi elle parle de son heureux sort. Elle est sortie sans être vue, c'est-à-dire sans qu'aucune tendance de la chair ou autre ait pu l'empêcher; elle dit encore qu'elle est sortie de nuit, c'est-à-dire pendant que Dieu la privait de toutes ses tendances, ce qui était pour elle une nuit.

Ce fut une heureuse fortune pour elle que Dieu la plaçât dans cette nuit, d'où lui est venu un si grand bien, et où elle n'aurait jamais pu s'introduire d'elle-même. Il n'y a personne d'ailleurs qui soit capable par ses seules forces de se dégager de toutes ses tendances pour aller à Dieu.

Telle est en résumé l'explication de la strophe. Nous allons maintenant en expliquer chaque verset et exposer ce qui convient à notre but. Nous ferons de même pour les autres strophes, comme nous l'avons dit dans le prologue: nous rappellerons d'abord la strophe et son exposé, puis nous parlerons de chaque verset à part.

CHAPITRE II

CE CHAPITRE MONTRE CE QUE C'EST QUE CETTE NUIT OBSCURE PAR LAQUELLE L'ÂME DIT QU'ELLE EST PASSÉE POUR ALLER À DIEU, ET EXPLIQUE QUELLES EN SONT LES CAUSES.

Par une nuit obscure

Nous pouvons pour trois motifs appeler nuit l'état par lequel passe l'âme pour arriver à l'union divine. Le premier vient du point de départ de l'âme, car elle doit priver peu à peu ses tendances du goût qu'elles éprouvaient dans toutes les choses du monde et le leur refuser; or ce refus, cette absence de toutes jouissances, est comme une nuit pour toutes les tendances et les sens de l'homme. Le second motif vient du moyen que l'on emploie ou du chemin par lequel l'âme doit passer pour arriver à l'union. Ce moyen est la foi, qui, obscure elle-aussi, est pour l'entendement comme une nuit. Le troisième vient du terme où l'âme tend, c'est-à-dire de Dieu: comme il est incompréhensible et infiniment parfait, on peut bien l'appeler une nuit obscure pour l'âme en cette vie. Ces trois nuits doivent passer par l'âme, ou plutôt l'âme doit passer par ces nuits avant d'atteindre l'union avec Dieu.

Nous en trouvons une image au livre de Tobie, dans ces trois nuits que, sur ordre de l'ange, le jeune Tobie devait passer avant de s'unir à son épouse (Tob, VI, 18). La première nuit, il devait consumer par le feu le foie du poisson, qui est le symbole du coeur affectionné et attaché aux choses de ce monde; de même, si l'on veut marcher dans cette voie qui mène à Dieu et purifié de tout ce qui est créature. C'est dans cette purification que l'on met en fuite le démon qui exerce son pouvoir sur l'âme à cause de son attachement aux choses temporelles et corporelles.

L'ange dit à Tobie que dans la seconde nuit il serait admis à partager la société des saints patriarches qui sont nos Pères dans la foi; cela signifie que l'âme en passant par la première nuit, c'est-à-dire en se privant de tous les objets qui flattent les sens, entre immédiatement dans la seconde nuit, où elle reste dans la solitude et la nudité de la foi, qui seule la dirige et qui ne tombe pas sous les sens.

L'ange dit à Tobie que la troisième nuit il obtiendrait la bénédiction, qui signifie Dieu lui-même; à la faveur de la seconde nuit qui figure la foi, il se communique en effet peu à peu à l'âme d'une manière si secrète et si intime qu'il est comme une autre nuit pour elle, car cette communication est beaucoup plus obscure que les autres, comme nous le dirons bientôt.

Une fois passée cette troisième nuit, et achevée cette communication de Dieu à l'esprit qui a lieu ordinairement lorsque l'âme est plongée dans de profondes ténèbres, s'accomplit aussitôt l'union avec l'Épouse c'est-à-dire la Sagesse de Dieu.

L'ange, en effet, a dit à Tobie qu'après la troisième nuit il s'unirait à son épouse dans la crainte de Dieu ce qui signifie que si la crainte est parfaite, l'amour de Dieu est parfait, et c'est alors que s'opère par l'amour la transformation de l'âme en Dieu.

Ces trois parties de la nuit ne sont en somme qu'une nuit, qui a trois parties comme la nuit naturelle. La première, celle des sens, correspond à la première partie de la nuit naturelle, alors que nous finissons par perdre de vue les choses qui nous entourent; la seconde, celle de la foi, correspond au milieu de la nuit, alors que tout est profondément obscur; et la troisième, qui est Dieu, correspond à l'aurore, qui est déjà proche de la lumière du jour.

Pour mieux comprendre cette doctrine, nous parlerons de chacune de ces nuits en particulier.

CHAPITRE III

CE CHAPITRE EXPOSE LA PREMIÈRE CAUSE DE CETTE NUIT OBSCURE, QUI CONSISTE DANS LA MORTIFICATION DE NOS TENDANCES SOUS TOUS LES RAPPORTS

Par nuit nous entendons ici la mortification du goût sous tous les rapports. De même que la nuit n'est qu'une privation de la lumière et, par suite, de tous les objets qu'elle peut nous montrer, de telle sorte que notre puissance visuelle est dans une obscurité complète et ne voit rien, de même on peut dire que la mortification de nos tendances est une nuit pour l'âme. Car l'âme en mortifiant ses tendances sous tous les rapports est comme dans les ténèbres et ne voit rien. La puissance visuelle s'exerce par le moyen de la lumière et se nourrit des objets visibles. Mais quand la lumière disparaît, elle ne les voit plus. Ainsi l'âme qui se sert de ses tendances se nourrit de tous les objets dont ses tendances lui offrent le goût. Si ce goût est éteint, ou mieux, s'il est mortifié, l'âme ne trouve plus d'aliment dans les créatures et, par suite, ses tendances sont dans l'obscurité et sans rien. Prenons un exemple dans chacune de nos puissances.

Quand l'âme se prive de tout ce qui pourrait satisfaire le sens de l'ouïe, elle reste dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

Si elle se prive de tout ce qui pourrait réjouir le sens de la vue, elle reste également dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

Si elle se prive de toute la suavité des parfums qui peuvent affecter le sens de l'odorat, elle sera aussi forcément dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

Si elle se prive du goût que son palais trouverait dans les aliments, elle mortifie ce sens et se trouve dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

Enfin, en se privant de toute délectation et de tous les plaisirs qu'elle pourrait trouver dans le sens du tact, elle se mortifie par rapport à ce sens dans l'obscurité et sans rien par rapport à ce sens.

Ainsi donc l'âme qui aurait repoussé et rejeté le goût de toutes les choses créées, et mortifié toutes ses tendances, serait, nous pouvons le dire, comme dans la nuit et dans l'obscurité; ce ne serait en quelque sorte qu'un vide complet par rapport à tous les objets créés.

La cause de cela, c'est que l'âme selon les philosophes, est, au moment où Dieu l'unit au corps, comme une table rase ou lisse sur laquelle il n'y a rien de peint; et, à part les connaissances qu'elle acquiert peu à peu par les sens, il ne lui en vient naturellement aucune autre d'ailleurs. Tant qu'elle est dans le corps, elle ressemble à celui qui se trouve dans une prison obscure et qui ne connaît rien, si ce n'est ce qu'il parvient à voir par les fenêtres de sa prison; si ce moyen lui manque, il ne verra absolument rien autrement. Il en est de même de l'âme. Ôtez-lui ce qu'elle peut apprendre par les sens qui sont comme les fenêtres de sa prison, elle ne peut naturellement rien connaître par un autre moyen. Quand donc elle rejette les connaissances qu'elle peut recevoir par les sens et s'en prive, nous pouvons bien dire qu'elle se trouve comme dans l'obscurité et le vide; car, ainsi qu'il résulte de ce que nous avons vu, la lumière ne peut lui arriver par d'autres voies que celles dont nous avons parlé.

Sans doute elle ne peut pas ne plus exercer les sens de l'ouïe, de la vue, de l'odorat, du goût, du toucher, mais cela n'a pour ainsi dire aucune importance pour elle et ne la trouble pas plus, si elle n'y adhère pas et le rejette, que si elle ne jouissait point de l'ouïe, de la vue... Tel l'homme qui voudrait fermer les yeux et serait dans l'obscurité comme l'aveugle qui a perdu la faculté de voir. David a dit à ce sujet: « Je suis pauvre et dans les travaux dès ma jeunesse. » (Ps. LXXXVII, 16). Il s'appelle pauvre, tout riche qu'il est évidemment, parce qu'il n'a aucun attachement aux richesses: voilà pourquoi il était aussi pauvre que s'il n'avait rien possédé en réalité. Si, au contraire, il n'avait rien possédé en fait, sans être pauvre par la volonté, il n'eût pas été vraiment pauvre, car son âme eût été riche et pleine de désirs. Voilà pourquoi nous appelons ce détachement une nuit pour l'âme. Nous ne nous occupons pas ici de la privation des biens; cette privation n'en détache pas l'âme qui continue à les désirer; nous parlons du détachement de l'âme par rapport à ses tendances vers ces biens et les plaisirs qu'elle y trouve. C'est ce détachement qui fait l'âme libre et vide de tous les biens qu'elle pourrait posséder. Or les biens de ce monde n'occupent pas l'âme et ne lui nuisent pas, puisqu'ils ne pénètrent pas en elle; ce qui lui est nuisible, c'est l'attachement à ces biens et le désir qu'elle en a.

Cette première sorte de nuit, comme nous le dirons plus loin, concerne la partie sensitive de l'âme; c'est l'une des deux dont nous avons déjà parlé et par lesquelles l'âme doit passer.

Montrons maintenant combien il convient à l'âme de sortir de sa maison par cette nuit profonde des sens pour arriver à l'union avec Dieu.

CHAPITRE IV

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE QUE L'ÂME PASSE VRAIMENT PAR CETTE NUIT OBSCURE, C'EST-À-DIRE PAR LA MORTIFICATION DES SENS, POUR MARCHER VERS L'UNION DIVINE. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS, DES IMAGES, ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Il est nécessaire que l'âme qui veut arriver à l'union divine passe par cette nuit obscure de la mortification de ses tendances et du renoncement à tous les plaisirs des biens sensibles. En voici la cause. Toutes les affections qu'elle porte aux créatures sont devant Dieu comme de pures ténèbres; tant qu'elle y est plongée, elle est incapable d'être pénétrée de la pure et simple lumière de Dieu. Elle doit donc tout d'abord les rejeter; car la lumière est incompatible avec les ténèbres. Saint Jean dit, en effet, que les ténèbres ne l'ont point reçue: Tenebrae eam non comprehenderunt (Jean, I, 5). La raison, c'est que, d'après l'enseignement de la philosophie, deux contraires ne peuvent être contenus dans un même sujet. Or, les ténèbres, c'est-à-dire l'affection que l'on porte aux créatures, et la lumière qui est Dieu, sont contraires et il n'y a entre elles ni ressemblance ni rapport, ainsi que l'enseigne saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Quae societas luci ad tenebras? « Quel rapport y a-t-il entre la lumière et les ténèbres? (II Cor., VI, 14) ». Il suit de là que la lumière de l'union divine ne peut pas s'établir dans une âme, si tout d'abord ses affections aux créatures n'en ont pas été chassées.

Pour donner plus de clarté à cette doctrine, nous devons savoir que l'affection et l'attachement que l'âme porte à la créature la rend semblable à cette créature, et plus est grande l'affection qu'elle lui porte, plus aussi elle lui est égale et semblable, car l'amour établit la ressemblance entre celui qui aime et l'objet aimé. Voilà pourquoi le psalmiste, parlant de ceux qui placent leurs affections dans les idoles, dit: Similes illis fiant qui faciunt ea, et omnes qui confidunt in eis: « Qu'ils leur deviennent semblables ceux qui les font, et tous ceux qui mettent en elles leur confiance (Ps. CXIII, 8) ». Donc, celui qui aime la créature se place au niveau de cette créature, et même plus bas en quelque sorte, car l'amour non seulement rend semblables mais encore assujettit celui qui aime à l'objet aimé. Aussi, quand l'âme aime quelque chose en dehors de Dieu, elle est incapable de la pure union avec Dieu et de sa transformation en lui. La bassesse de la créature est, en effet plus éloignée de la grandeur du Créateur que les ténèbres ne le sont de la lumière. Toutes les créatures du ciel et de la terre comparées à Dieu ne sont rien, dit Jérémie: Aspexi terram, et ecce vacua erat, et nihil; et coelos, et non erat lux in eis: « J'ai regardé la terre, elle était vide et néant; j'ai considéré les cieux, et ils étaient sans lumière (Jer. IV, 23) ». Quand il dit qu'il a vu la terre vide, il donne à entendre que toutes les créatures de la terre n'étaient rien, et que la terre elle-même n'était rien; quand il dit qu'il a considéré les cieux et qu'il les a vus sans lumière, il veut dire que toutes les lumières du ciel, comparées à Dieu, ne sont que pures ténèbres.

Par conséquent, si toutes les créatures considérées sous ce rapport ne sont rien, et l'affection qu'on leur porte moins que rien, nous pouvons dire qu'elles sont un obstacle et un empêchement à notre transformation en Dieu. Car les ténèbres ne sont rien, et moins que rien puisqu'elles sont une privation de la vue. De même que celui qui est dans les ténèbres ne comprend pas la lumière, de même l'âme qui est attachée à la créature ne peut comprendre Dieu; et tant qu'elle n'en sera pas détachée, elle ne pourra pas posséder Dieu ici-bas par la pure transformation de l'amour, ni là-haut dans la claire vision du ciel.

Il faut expliquer davantage cette doctrine. Tout l'être des créatures comparé à l'être infini de Dieu n'est que néant. Dès lors, l'âme qui met son affection dans l'être des créatures est néant, elle aussi, devant Dieu, et même moins que néant; car, ainsi que nous l'avons dit, l'amour rend celui qui aime égal et ressemblant à l'objet aimé; il le met même au-dessous. Aussi cette âme ne pourra nullement s'unir à l'être infini de Dieu, car ce qui n'est pas n'a pas de rapport avec ce qui est.

De même, toute la beauté des créatures comparée à la beauté infinie de Dieu n'est que souveraine laideur, comme le dit Salomon au livre des Proverbes: Fallax gratia et vana est pulchritudo: « Trompeurs sont les charmes et vaine est la beauté (Prov. XXXI, 30) ». Ainsi l'âme qui est attachée à la beauté d'une créature quelconque participe devant Dieu à sa laideur. Voilà pourquoi cette âme qui est laide ne pourra se transformer dans la beauté divine, car la laideur est incompatible avec la beauté.

De même encore, toutes les grâces et les attraits des créatures comparés avec la grâce de Dieu ne sont que disgrâce souveraine et souverain déplaisir. Aussi l'âme qui se laisse prendre aux bonnes grâces et aux attraits des créatures est souverainement disgracieuse et désagréable aux yeux de Dieu; elle n'est pas capable de la grâce infinie de Dieu et de ses attraits, car ce qui est souverainement disgracieux est infiniment distant de Celui qui est la grâce même.

Toute la bonté des créatures du monde comparée à la bonté infinie de Dieu n'est que souveraine malice. Il n'y a de bon que Dieu seul (Luc, XVIII, 19). Aussi l'âme qui s'attache aux biens de ce monde est souverainement mauvaise devant Dieu. De même que la malice n'est pas capable de comprendre la bonté, de même l'âme dont nous parlons ne pourra s'unir parfaitement à Dieu, qui est souveraine bonté.

Toute la sagesse du monde et l'habileté des hommes comparée à la sagesse infinie de Dieu n'est qu'une pure et souveraine ignorance, comme le dit saint Paul en s'adressant aux Corinthiens: Sapientia enim hujus mundi stultitia est apud Deum: « La sagesse de ce monde est folie devant Dieu (I Cor. III, 18) ». Aussi toute âme qui s'appuie sur sa science et son habileté pour arriver à s'unir à la sagesse de Dieu est souverainement ignorante devant Dieu et en restera bien loin, car l'ignorance ne connaît pas ce qu'est la sagesse. Saint Paul dit que cette sagesse du monde est une folie devant Dieu. Ceux qui s'imaginent posséder quelque connaissance sont très ignorants, comme le dit le même apôtre: Dicentes enim se esse sapientes, stulti facti sunt: « Ils ont dit qu'ils étaient des sages, et ils sont devenus des insensés (Rom. I, 22) ». Ceux-là possèdent la sagesse de Dieu qui se font petits et ignorants, renoncent à leur science et marchent avec amour dans la voie du service de Dieu. Saint Paul enseigne encore cette sorte de sagesse quand il dit: « Si quelqu'un croit être sage parmi vous, qu'il se fasse ignorant pour être sage, car la sagesse du monde est folie devant Dieu (I Cor. III 18-19) ». Aussi l'âme qui veut s'unir à la sagesse de Dieu doit passer par le non-savoir, et non par le savoir.

Toute la souveraineté et la liberté du monde, comparées à la liberté et à la souveraineté de l'esprit de Dieu, ne sont que servitude profonde, angoisse et esclavage. Aussi l'âme qui est éprise des grandeurs et des dignités ou qui recherche la liberté de ses tendances est regardée et traitée devant Dieu non comme l'enfant libre, mais comme une personne basse, captive de ses passions; elle n'a pas voulu suivre la sainte doctrine du Sauveur, qui nous dit: Celui qui veut être le plus grand sera le plus petit; et celui qui veut être le plus petit sera le plus grand (Luc, XXII, 26). Voilà pourquoi elle ne pourra pas arriver à la liberté royale de l'esprit, qui s'acquiert dans la divine union, car l'esclavage est absolument incompatible avec la liberté; et celle-ci ne peut habiter un coeur assujetti aux caprices dont il est l'esclave: elle habite le coeur libre, le coeur du fils. Tel est le motif pour lequel Sara dit à son mari Abraham de chasser de la maison l'esclave et son fils, parce que le fils de l'esclave ne devait pas partager l'héritage du fils de la femme libre (Gen., XXI, 10).

Toutes les délices et douceurs que la volonté trouve dans les choses du monde ne sont que peines, tourments et amertumes si on les compare aux délices et aux douceurs de Dieu. Celui qui s'y attache ne mérite devant Dieu que peine extrême, tourment et amertume; aussi ne pourra-t-il pas parvenir aux suavités de l'union avec Dieu.

Toutes les richesses et la gloire des créatures, comparées à la richesse souveraine qui est Dieu, ne sont que pauvreté absolue et misère profonde. L'âme qui s'attache à leur possession est souverainement pauvre et misérable devant Dieu. Aussi n'arrivera-t-elle pas au bienheureux état de la richesse et de la gloire qui est celui de la transformation en Dieu, car par sa pauvreté et sa misère elle est à une distance infinie de Celui qui est souverainement riche et glorieux. Aussi la divine Sagesse se plaint de ces mortels qui se dégradent, s'avilissent, se rendent misérables et pauvres parce qu'ils recherchent ce qui est beau, grand et riche aux regards du monde, et Elle leur adresse cette apostrophe dans les Proverbes: « O hommes, je crie vers vous; ma voix s'adresse aux enfants des hommes. Comprenez, petits enfants, ce qu'est la sagesse; et vous, insensés, soyez attentifs. Écoutez, car j'ai à vous parler de grandes choses... Avec moi sont les richesses et la gloire, la magnificence et la justice. Les fruits que vous acquérez en me possédant valent plus que l'or et les pierres précieuses, et mes productions plus que l'argent le plus pur. Je marche dans les voies de la justice, dans les sentiers de la prudence, pour enrichir ceux qui m'aiment et remplir leurs trésors (Pro. VII, 4-6, 18-21). »

Par ces paroles, la Sagesse divine s'adresse à tous ceux qui mettent leur coeur et leurs affections dans une créature quelconque d'ici-bas, selon que nous l'avons expliqué. Elle les appelle petits, parce qu'ils se rendent semblables à ce qu'ils aiment et qui est tout petit. C'est pour ce motif qu'elle leur dit d'être prudents et de considérer les grandes choses dont elle traite, et non ce qui est petit comme eux. Elle leur représente que les grandes richesses et la gloire qu'ils aiment sont avec elle et en elle, et non là où ils s'imaginent. Elle ajoute que l'opulence et la justice sont en elle. Et si les trésors de ce monde leur paraissent précieux, elle les engage à bien considérer que ses trésors sont au-dessus de tout. Car le fruit qu'on en tire vaut plus que l'or et les pierres précieuses; de même, les effets qui en découlent sont plus estimables que l'argent pur qu'ils ambitionnent et qui est l'image de tous les genres d'affections que l'on peut avoir en cette vie.

CHAPITRE V

OU L'ON TRAITE ET CONTINUE LE MÊME SUJET ; ON MONTRE PAR L'AUTORITÉ ET DES IMAGES TIRÉES DE LA SAINTE ÉCRITURE COMBIEN IL EST NÉCESSAIRE À L'ÂME D'ALLER À DIEU PAR CETTE NUIT OBSCURE DE LA MORTIFICATION COMPLÈTE DE NOS TENDANCES.

Ce que nous avons dit peut nous donner quelque idée de la distance qui sépare tout ce que les créatures sont en elles-mêmes de ce que Dieu est en lui-même. Nous voyons également comment ceux qui s'attachent à quelques-unes d'entre elles sont aussi bien qu'elles éloignés de Dieu, puisque, comme nous le répétons, l'amour rend nos âmes égales et semblables à elles. Saint Augustin l'avait bien compris, quand , s'adressant à Dieu dans ses « Soliloques », il disait: « Infortuné que je suis! Quand donc ma petitesse et mon imperfection pourront-elles être en rapport avec votre rectitude? Vous êtes essentiellement bon, et moi je suis mauvais; vous êtes miséricordieux, et moi sans miséricorde; vous êtes saint, et moi misérable; vous êtes juste, et moi injuste; vous êtes la lumière, et moi je suis aveugle; vous êtes la vie, et moi la mort; vous êtes le remède, et moi le malade; vous êtes la souveraine vérité, et moi je ne suis que vanité (Solil. Ch. II (Migne, Patr. Lat., t. XL, p. 866)) ». Ces paroles, le Saint les prononçait pour montrer sa tendance vers les créatures.

C'est donc une ignorance souveraine de la part de l'âme de se croire capable d'arriver à ce haut état de l'union divine, si tout d'abord elle n'a pas détaché ses tendances de tous les biens naturels et surnaturels qui peuvent lui appartenir (...qui peuvent l'arrêter, comme nous le montrerons plus loin ». P. Silverio); il y a, en effet, une distance infinie entre eux et le don qui est fait en cet état de pure transformation en Dieu. Voilà, pourquoi le Christ, Notre-Seigneur, nous enseigne cette voie du renoncement, lorsqu'il nous dit dans saint Luc: « Celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être mon disciple (Luc. XIV, 33) ». Voilà qui est clair. La doctrine que le Fils de Dieu est venu enseigner en ce monde est celle du mépris de toutes choses créées, qui nous dispose à recevoir l'Esprit de Dieu. Tant que l'âme ne s'est pas détachée des créatures, elle est incapable de recevoir ce divin Esprit et d'arriver à la pure transformation en lui.

Nous avons une figure de cette vérité au livre de l'« Exode », où il est dit que la Majesté divine n'a pas donné l'aliment céleste, c'est-à-dire la manne, aux enfants d'Israël, tant qu'ils n'avaient pas épuisé la farine qu'ils avaient apportée d'Égypte (Ex. XVI, 3 sv). Cela nous fait comprendre que l'âme doit tout d'abord se détacher de tous les biens créés avant de parvenir à l'union divine, car cette nourriture des anges n'est pas pour le palais qui se plaît encore dans la nourriture des hommes. Non seulement elle est incapable de recevoir l'Esprit Divin, l'âme qui se nourrit ainsi et cherche de la saveur dans des mets étrangers, mais elle contriste même beaucoup la divine Majesté quand elle recherche l'aliment spirituel sans se contenter de Dieu seul, et en voulant conserver en même temps son affection pour d'autres objets et sa tendance vers eux.

C'est là ce que nous enseigne encore la sainte Écriture. Les Hébreux ne se contentèrent pas de cette nourriture simple qu'était la manne; mais ils désirèrent de la chair et en demandèrent; et le Seigneur s'irrita profondément de les voir allier un aliment si vil et si grossier à un aliment si élevé et si simple que renfermait cependant la saveur et la substance de tous les aliments (Nomb. XI. 4). Aussi ces viandes étaient encore dans leurs bouches, lorsque, nous dit David, la colère de Dieu fondit sur eux, et le feu du ciel en dévora des milliers (Ps. LXXVII, 31). Il regardait comme indignes de recevoir le pain du ciel ceux qui en voulaient un autre. Oh! Si les âmes adonnées à la spiritualité savaient de quels biens et de quelle abondance de faveurs spirituelles elles se privent en ne voulant pas se détacher entièrement des bagatelles de ce monde! Comme elles trouveraient dans cette simple nourriture le goût de tous les biens, à la condition de se détacher de toute jouissance sensible! Mais elles ne le trouvent pas parce qu'elles ne veulent pas ce renoncement. Pourquoi les Israélites n'ont-il pas trouvé le goût de tous les aliments qui était renfermé dans la manne? C'est parce qu'ils ne se contentaient pas d'elle seule. Si donc ils n'y trouvaient pas le goût et la force qu'ils auraient voulus, ce n'est point parce que la manne ne les avait point, mais c'est parce qu'ils désiraient autre chose.

Celui qui veut aimer autre chose avec Dieu montre clairement qu'il fait de Dieu bien peu de cas; il met dans une même balance avec Dieu ce qui, nous l'avons dit, en est infiniment éloigné. L'expérience nous apprend que la volonté, en s'affectionnant à un objet, le met dans son estime au-dessus de tout autre qui serait même bien plus excellent, mais qui ne lui plaît pas autant. Si elle veut jouir également de l'un et de l'autre, elle fait forcément injure au plus digne, puisqu'elle les met injustement sur le même pied. Or il n'y a rien qui puisse être égal à Dieu; c'est donc lui faire une grave injure que d'aimer autre chose avec lui ou d'y porter son affection. Et s'il en est ainsi, que serait-ce si l'âme aimait quelque chose au-dessus de Dieu!

Telle est la vérité que Dieu a voulu nous donner à entendre quand il ordonna à Moïse de gravir le sommet de la montagne où il devait lui parler. Non seulement il lui commanda d'y monter seul et de laisser en bas les enfants d'Israël, mais il défendit même que les bêtes de somme fussent dans les pâturages voisins de la montagne (Ex. XXXIV, 3). Il montre par là que l'âme qui doit parvenir à cette montagne de la perfection pour communiquer avec Dieu, non seulement doit se détacher de toutes les choses créées et les laisser en bas, mais doit aussi se détacher de toutes ses tendances figurées par les bêtes de somme et ne pas les laisser dans les pâturages qui sont en vue de la montagne, c'est-à-dire dans la jouissance d'autres choses qui ne sont pas Dieu. C'est en lui que tous les désirs sont remplis: c'est l'état de perfection.

Ainsi donc, la voie et le moyen nécessaire pour monter consistent dans un soin habituel que l'on porte à mortifier les tendances. On arrivera d'autant plus vite au sommet que l'on s'empressera davantage à ce détachement. Tant qu'on ne l'a pas obtenu, on ne parviendra pas au sommet, quelles que soient d'ailleurs les vertus que l'on pratique; et on ne les pratique pas parfaitement si l'âme n'est pas dans la nudité, le dépouillement et le détachement de toutes les tendances.

Nous en avons une image très vive dans « la Genèse ». Nous y lisons que le patriarche Jacob voulut aller sur le mont Béthel pour y élever un autel à Dieu et lui offrir un sacrifice. Mais il imposa tout d'abord trois conditions aux gens de sa suite: la première, de rejeter loin d'eux tous les dieux étrangers; la seconde, de se purifier; la troisième, de changer de vêtements (Gen. XXXV 2). Ces trois conditions nous donnent à comprendre ce que l'âme qui veut gravir cette montagne de la perfection doit accomplir pour y faire d'elle-même un autel où elle offrira à Dieu un sacrifice d'amour pur, de louange et d'adoration profonde. Avant de monter, elle doit avoir accompli parfaitement les conditions analogues à celles que nous avons rapportées; la première consiste à rejeter tous les dieux étrangers, c'est-à-dire toutes ses affections étrangères et toutes ses attaches; la seconde consiste à se purifier par la nuit obscure des sens des restes provenant de ses tendances: elle doit les mortifier et se repentir sincèrement; enfin la troisième condition nécessaire pour arriver à cette montagne élevée qui consiste dans le changement de vêtements.  Ces vêtements, une fois les deux premières conditions accomplies, Dieu même les remplace par des vêtements nouveaux. Il dote l'âme d'une nouvelle faculté de connaître et d'aimer Dieu en lui-même; mais tout d'abord il a dégagé sa volonté de tous ses anciens vouloirs et de tous les attraits du vieil homme, il a donc établi l'âme dans de nouvelles connaissances et un abîme de délices; il a relégué bien loin toutes ses autres connaissances et les souvenirs du passé; il a fait cesser tout ce qui restait du vieil homme, c'est-à-dire ses aptitudes naturelles, et a revêtu toutes ses facultés d'une nouvelle aptitude complètement surnaturelle, de telle sorte que ses opérations, d'humaines qu'elles étaient, sont devenues divines.

Voilà ce que l'on obtient dans l'état d'union. L'âme n'y est plus qu'un autel où Dieu reçoit l'adoration, la louange et l'amour, et où il habite seul. Voilà pourquoi il avait prescrit que l'autel sur lequel devaient lui être offerts les sacrifices fût vide à l'intérieur (Ex. XXVII, 8). Il voulait faire comprendre à l'âme qu'il la veut dégagée de toutes les choses créées, pour être digne de servir d'autel à Sa Majesté.

Il ne permettait pas non plus qu'il y eût sur cet autel un feu étranger, ni que son propre feu vînt jamais à s'éteindre. Aussi, parce que Nadab et Abiud, fils du grand prêtre Aaron, lui offrirent un feu étranger, il en fut irrité et les frappa subitement de mort devant l'autel même (Lévit. X, 1). Nous devons comprendre par là que l'âme, pour être un autel digne de Dieu, ne doit pas laisser le feu de la charité s'éteindre en elle, ni consentir au mélange d'un amour étranger. Dieu ne consent à aucun alliage de la créature avec lui. Voici en effet ce que nous lisons au premier livre des Rois.

Les Philistins avaient placé l'arche d'alliance dans le temple où était leur idole; or, tous les matins, on trouvait cette idole renversée par terre; et à la fin ils la trouvèrent brisée (I Rois V. 2-4). Le seul désir que Dieu admette et veuille là où il est, est celui de garder sa loi en toute perfection et de porter la Croix du Christ sur nos épaules. La sainte Écriture ne nous dit pas que Dieu ait ordonné de placer, dans l'arche où était la manne, autre chose que le livre de la Loi (Deut. XXXI, 26) et la verge d'Aaron, image de la Croix (Nomb. XVII, 10). Car l'âme, dont l'unique ambition sera de garder parfaitement la loi du Seigneur et de porter la Croix de Jésus-Christ, sera l'arche véritable qui renfermera en soi la véritable manne, c'est-à-dire Dieu lui-même.

    

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