LIVRE PREMIER

CHAPITRE VI

OÙ L'ON PARLE DE DEUX PRINCIPAUX DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME PAR SES TENDANCES; L'UN EST PRIVATIF L'AUTRE POSITIF. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Il est bon de donner un exposé plus clair et plus détaillé de ce que nous avons dit. Nous allons donc montrer comment nos tendances causent à l'âme deux dommages principaux. Le premier la prive de l'Esprit de Dieu; l'autre la fatigue, la tourmente, l'obscurcit, la souille, l'affaiblit. C'est là ce qu'enseigne Jérémie par ces paroles: « Mon peuple a fait deux maux: il m'a abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et il s'est creusé des citernes qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Ces deux maux sont causés par un seul acte de la tendance naturelle. Il est clair, en effet, que l'âme qui s'affectionne à une créature tombe, par le fait même, plus bas que la créature; plus elle s'y attache, et moins elle est capable de s'unir à Dieu. Deux contraires ne peuvent pas exister à la fois dans le même sujet; or l'amour de Dieu et l'amour de la créature sont deux contraires; ils ne peuvent exister en même temps dans une âme. Quel rapport y a-t-il entre la créature et le Créateur? Entre le sensible et le spirituel? Entre le visible et l'invisible? Entre le temporel et l'éternel? Entre l'aliment céleste, pur et spirituel, et la nourriture grossière des sens? Entre le dénûment du Christ et l'attachement à un objet quelconque?

Dans l'ordre naturel des choses, une forme ne peut s'introduire dans un sujet si elle n'en a pas tout d'abord chassé la forme contraire; car celle-ci, tant qu'elle dure, lui est un obstacle; il y a incompatibilité entre les deux; de même, tant que l'âme est assujettie à l'esprit sensible et animal, elle est incapable de recevoir l'esprit purement spirituel. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Il n'est pas juste de prendre le pain des enfants pour le donner aux chiens (Mat. XV, 26) »; et dans un autre endroit: « Veillez à ne pas donner aux chiens ce qui est saint (Mat. VII, 6). »

Dans ces textes, Notre-Seigneur Jésus-Christ appelle enfants de Dieu ceux qui renoncent à toutes leurs tendances vers les créatures, pour se disposer à recevoir purement l'Esprit de Dieu; et il compare à des chiens ceux qui veulent trouver pour leurs tendances un aliment dans les créatures. Aux enfants il est donné de manger avec leur père et à sa table, c'est-à-dire à se nourrir de son esprit; tandis que les miettes qui tombent de la table sont pour les chiens. Il faut savoir ici que toutes les créatures ne sont que des miettes qui sont tombées de la table de Dieu. C'est donc à bon droit que l'on appelle chien celui qui cherche son aliment dans les créatures; on lui enlève le pain des enfants, parce qu'il ne veut pas s'élever au-dessus des créatures, qui ne sont que de vraies miettes, jusqu'à la table de l'Esprit incréé de son Père. Aussi ils sont justement comme des chiens toujours affamés, car les miettes servent plutôt à exciter leur faim qu'à l'apaiser. David dit d'eux: « Ils souffriront de la faim comme des chiens, et rôderont autour de la cité; et s'ils ne sont pas rassasiés, ils murmureront (Ps. LVIII, 15-16). » Tel est le propre de celui qui est esclave de ses tendances; il est toujours mécontent et inquiet comme un famélique. Or quel rapport peut-on établir entre la faim que provoquent toutes les créatures, et le rassasiement que donne l'Esprit de Dieu? Tant que l'âme n'aura pas rejeté cette faim du créé, elle ne pourra recevoir le rassasiement de l'incréé. Ainsi qu'il a déjà été dit, deux contraires, comme le sont la faim et le rassasiement, ne peuvent pas se rencontrer à la fois dans le même sujet. Ce qui précède montre comment Dieu fait plus en quelque sorte quand il purifie et dégage une âme de ces oppositions à son esprit que quand il la tire du néant; les dérèglements de ses tendances et de ses affections sont plus opposés à l'action divine et lui résistent plus que le néant. Ce néant, en effet, ne résiste pas à Sa Majesté, comme le fait la tendance de la créature.

Nous en avons dit assez sur le premier dommage principal causé à l'âme par ses tendances, en résistant à l'Esprit de Dieu; d'ailleurs nous en avions déjà parlé longuement plus haut.

Parlons maintenant du second dommage qu'elles produisent. Il se manifeste de beaucoup de manières; car les tendances de l'âme la fatiguent, la troublent, l'obscurcissent, la souillent et l'affaiblissent. Nous traiterons de ces cinq effets en particulier.

Tout d'abord, il est clair que ces tendances lassent et fatiguent l'âme. Elles ressemblent à de petits enfants inquiets et mécontents, qui ne cessent de demander tantôt une chose, tantôt une autre à leur mère, et ne sont jamais satisfaits. De même que se lasse et se fatigue celui qui creuse la terre avec le désir d'y trouver un trésor, ainsi se lasse et se fatigue l'âme qui veut acquérir ce que réclament ses tendances; alors même qu'elle réussit enfin à l'obtenir, elle se fatigue toujours, car elle n'est jamais satisfaisante. En définitive, elle n'a creusé que des citernes crevassées qui ne peuvent contenir l'eau pour étancher la soif. Aussi Isaïe a dit: « Après s'être lassé et fatigué, il a encore soif et son âme est toujours altérée (Is. XXXIX, 8) ». Cette âme se lasse et se fatigue à cause de ses tendances; elle est comme le malade qui a la fièvre: à chaque instant sa soif augmente, il ne se trouve bien que lorsque la fièvre l'a quitté. Comme il est dit au livre de Job: « Après s'être bien rassasié, il se trouve déchiré, étouffé, et toutes les douleurs fondent sur lui (Job XX, 22) ». L'âme est fatiguée et affligée par ses tendances, qui la blessent, la secouent et la troublent comme le sont les flots sous l'action des vents. Comme eux, elle est bouleversée sans pouvoir trouver nulle part un moment de repos. Isaïe dit en parlant de ces âmes: « Les impies sont comme une mer agitée qui ne peut se calmer (Is. LVII, 20) »; et celui-là est méchant qui ne surmonte pas ses tendances.

Elle se lasse et fatigue, l'âme qui veut satisfaire ses penchants; elle ressemble à celui qui, poussé par la faim, ouvre la bouche pour se rassasier de vent; et, au lieu de se rassasier, il se dessèche davantage, parce que le vent n'est pas son aliment. Aussi Jérémie a dit « Dans l'ardeur de ses désirs, elle a aspiré le vent dans ses affections (Jér. II, 24) ». Et voulant aussitôt après expliquer la sécheresse où elle se trouve, il lui donne cet avis: « Préserve ton pied de la nudité, et ton gosier de la soif (Jér. II, 25) », c'est-à-dire: préserve ta volonté de l'accomplissement d'un désir qui ne lui causerait que plus d'aridité. L'amoureux s'est lassé et fatigué, car, le jour où il comptait réaliser ses voeux, il voit s'évanouir ses espérances; de même se lasse et se fatigue l'âme qui cède à ses tendances et les réalise, car tout lui cause un vide plus grand et une faim plus cruelle. Comme on le dit vulgairement, nos tendances sont comme le feu: jetez-y du bois, il grandit; mais à peine l'a-t-il consumé, qu'il s'éteint nécessairement. Or les tendances sont encore dans une condition pire sous ce rapport. Car le feu s'éteint dès que le bois est consumé, tandis que nos tendances ne diminuent pas quand on a travaillé à les réaliser et que leur objet s'évanouit; bien loin de diminuer, à l'exemple du feu qui a consumé son aliment, elles tombent dans la défaillance et la fatigue, car leur faim s'est accrue et par ailleurs leur aliment a diminué. Isaïe dit à ce propos: « Il ira à droite, et il aura faim; il mangera à gauche, et il ne sera point rassasié (Is. IX, 20) ». Ceux-là, en effet, qui ne mortifient pas leurs tendances, quand ils marchent dans la voie de Dieu, qui est leur droite, sont justement torturés par la faim, parce qu'ils ne méritent pas le rassasiement de l'Esprit de suavité. Lorsqu'ils mangent à gauche, c'est-à-dire lorsqu'ils se laissent aller à la jouissance de quelque créature, ils ne se rassasient nullement, et c'est justice; car ils laissent de côté ce qui seul peut les satisfaire, et ils se nourrissent de ce qui augmente leur faim. Il est donc clair que les tendances sont pour l'âme une cause de lassitude et de fatigue.

CHAPITRE VII

OU L'ON MONTRE COMMENT L'ÂME EST TOURMENTÉE PAR SES TENDANCES. ON LE PROUVE AUSSI PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Il y a un second genre de mal positif que les tendances causent à l'âme: elles la tourmentent et l'affligent; elles la rendent semblable à celui qui est attaché par des liens à un objet et qui n'a pas de repos tant qu'il n'en est pas délivré. David dit à ce propos: « Les liens de mes péchés, c'est-à-dire mes tendances, m'ont enserré de toutes parts (Ps. CXVIII, 61). » Si celui qui s'étend tout nu sur des épines ou des pointes aiguës est tourmenté et affligé, il en est de même de l'âme quand elle s'appuie sur ses tendances; celles-ci, en effet la blessent, la chagrinent, s'attachent à elle et la torturent. C'est là ce que dit David: « Ils m'ont circonvenu comme des abeilles qui m'ont piqué de leurs dards et m'ont embrasé comme le feu embrase les épines (Ps. CXVIII, 12). » Car nos tendances, qui sont de véritables épines, activent le feu de nos angoisses et de nos tourments. De même que le laboureur qui a en vue la moisson, pique et tourmente le boeuf attaché à la charrue, ainsi la concupiscence afflige l'âme par ses tendances dans le but d'obtenir ce qu'elle veut.

Nous en avons un exemple bien frappant dans ce désir qu'avait Dalila de savoir quel était le secret de la force extraordinaire de Samson. La sainte Écriture nous raconte qu'elle en était tellement fatiguée et tourmentée qu'elle tomba dans une défaillance pour ainsi dire mortelle (Jug. XVI, 16).

Les tendances tourmentent d'autant plus l'âme qu'elles sont plus vives; aussi l'infortunée subit autant de tourments qu'elle a de tendances; plus ses tendances sont nombreuses, plus nombreux aussi sont ses tourments. C'est ainsi que se réalise en elle, même dès cette vie, ce que l'Apocalypse dit de Babylone: « Plus elle s'est glorifiée et plus elle a vécu dans les délices, plus aussi vous devez lui donner de tourments et d'angoisses (Apoc. XVIII, 7). » Voyez quel est le tourment de celui qui est tombé aux mains de ses ennemis. Eh bien! Tel est le tourment et telle est l'affliction de l'âme qui se laisse entraîner par ses tendances. Nous en avons une image au livre des Juges. Nous y lisons que le vaillant Samson était fort, jouissait de la liberté et était Juge en Israël. Mais il tombe au pouvoir de ses ennemis qui lui enlèvent sa force, lui crèvent les yeux, l'obligent à tourner une meule de moulin, et ainsi l'affligent et le torturent à l'envi. Tel est le sort de l'âme chez qui les tendances sont vivantes et victorieuses; elles commencent par l'affaiblir et l'aveugler, comme nous allons le dire bientôt, puis elles l'affligent et la tourmentent en l'attachant à la meule de la concupiscence; les liens qui l'attachent de la sorte sont ceux même de ses tendances.

Or Dieu a pitié de ces âmes qui, au prix de tant de fatigues et à si grands frais, cherchent à satisfaire la faim et la soif de leurs tendances dans les créatures. Il leur dit par la voix d'Isaïe: « Vous tous qui avez soif, venez à la source; et vous tous qui avez l'argent de la volonté propre, hâtez-vous de me faire vos achats et mangez, venez et achetez de mon vin et de mon lait, c'est-à-dire la paix et les douceurs spirituelles, sans me donner l'argent de votre propre volonté, ni même m'en donner l'intérêt, ni me payer par quelques travaux, comme vous le faites pour vos tendances. Pourquoi donnez-vous l'argent de votre propre volonté pour ce qui n'est pas du pain, je veux dire l'Esprit de Dieu? Pourquoi prenez-vous de la peine pour satisfaire vos tendances avec ce qui ne peut les rassasier? Venez, croyez-moi; vous aurez à manger le bien que vous désirez et votre âme aura des mets succulents pour se délecter (Is LV, 1-2 Ce passage n'est pas le texte pur de l'écrivain sacré, mais un commentaire de ce texte). » Or cette délectation indique que l'âme a rejeté la satisfaction que donnent toutes les créatures, car la créature tourmente, et l'Esprit de Dieu vivifie. Ainsi Notre-Seigneur nous appelle et nous dit dans saint Matthieu: « Venez à moi, vous tous qui êtes tourmentés et qui êtes accablés par le poids de vos soucis et de vos tendances; sortez-en, venez à moi, et je vous soulagerai; vous trouverez pour vos âmes le repos (Mat. XI, 28) » dont vous privent vos tendances qui sont une très lourde charge, comme le dit David: « Elles se sont appesanties sur moi comme un lourd fardeau (Ps. XXXVII, 5). »

CHAPITRE VIII

OÙ L'ON MONTRE COMMENT LES TENDANCES OBSCURCISSENT L'ÂME. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Il y a un troisième mal causé par nos tendances à l'âme. Elles aveuglent l'âme et obscurcissent la raison. De même que les vapeurs obscurcissent l'air et interceptent les rayons du soleil, ou qu'un miroir terni ne peut reproduire nettement l'objet qui lui est présenté, ou qu'une eau bourbeuse ne peut reproduire les traits de celui qui s'y regarde, de même l'âme qui cède à ses tendances a son intelligence obscurcie; elle ne laisse pas le soleil de la raison naturelle ni le soleil surnaturel de la sagesse de Dieu l'investir et l'éclairer. Aussi le prophète royal a dit à ce propos: « Mes iniquités m'ont environné, et je n'ai pu voir la lumière (Ps. XXXIX, 13). » Par cela même que l'intelligence est obscurcie, la volonté est affaiblie et la mémoire est engourdie, en un mot le désordre s'est introduit dans les opérations de l'âme; car ces puissances dépendent dans leurs opérations de l'entendement: si l'entendement est aveuglé, les autres puissances ne peuvent être que dans le trouble et dans le désordre. Aussi David a-t-il dit: « Mon âme est dans un trouble profond (Ps. VI, 4) », ce qui revient à dire que ses puissances sont dans le désordre.

Et, en effet, comme nous l'avons dit, l'entendement est aussi incapable de recevoir l'illumination de la sagesse de Dieu que l'air chargé de ténèbres l'est de recevoir la lumière du soleil. La volonté est aussi impuissante à aimer Dieu d'un amour pur que le miroir terni à réfléchir l'objet présent; la mémoire obscurcie par les ténèbres de ses tendances est encore moins apte à se pénétrer avec sérénité du souvenir de Dieu; pas plus que l'eau vaseuse ne peut rendre avec netteté les traits de celui qui s'y regarde.

De plus, les tendances aveuglent et obscurcissent l'âme, parce que les tendances, comme telles, sont aveugles; par elles-mêmes elles ne comprennent rien, et la raison est toujours leur guide assuré. Aussi chaque fois que l'âme se laisse entraîner par ses tendances, elle s'aveugle; elle ressemble à celui qui voit et se laisse guider par celui qui ne voit pas: c'est absolument comme s'ils étaient aveugles tous les deux, et alors se réalise exactement ce que Notre-Seigneur dit dans saint Matthieu: « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV, 4). » Il sert de peu au petit papillon d'avoir des yeux, puisqu'il se laisse charmer par la beauté qui l'attire pour le consumer. Nous pouvons dire encore que celui qui se complaît dans ses tendances ressemble au poisson qui, ébloui par la lumière qu'on lui présente, ne voit pas les pièges que lui ont tendus les pêcheurs. C'est ce que David fait très bien comprendre, quand il dit de pareilles âmes: « La lumière a frappé leurs yeux, et elles n'ont plus vu le soleil (Ps. LVII, 9). » Nos tendances sont comme le feu dont la chaleur échauffe et la lumière fascine. Telle est leur action: elles enflamment la concupiscence et éblouissent si bien l'entendement qu'il ne voit plus la lumière qui lui est propre. Le motif pour lequel l'éblouissement a lieu, c'est que l'on met devant les yeux une lumière qui leur est étrangère, la puissance visuelle s'y attache et ne voit plus l'autre. De même les tendances; elles se mettent si près de l'âme et s'imposent tellement à son regard, que la pauvre âme s'y arrête et s'en nourrit; la lumière de la saine raison a été écartée, et l'âme ne la reverra pas, tant que l'éblouissement produit par ses tendances n'aura pas disparu.

Aussi faut-il déplorer amèrement l'ignorance de certaines personnes; elles se chargent de pénitences et de pratiques, mais sans règle et sans autre ordre que celui de leur propre volonté. Elles y mettent leur confiance et s'imaginent que cette voie seule, sans la mortification de leurs autres tendances, suffira pour les acheminer à l'union de la divine Sagesse. Or il n'en sera pas ainsi tant qu'elles n'apportent pas toute leur diligence à mortifier toutes les autres tendances. Si elles y apportaient la moitié seulement de pareils efforts avec le soin voulu, elles profiteraient plus en un mois que par tous les autres exercices en plusieurs années. Il est nécessaire de travailler la terre pour qu'elle porte des fruits; sans cela elle ne produit que de mauvaises herbes; de même la mortification de nos tendances est nécessaire pour le progrès de l'âme. Sans cela, je ne crains pas de le dire, elle n'acquerra pas de perfection et ne grandira pas dans la connaissance de Dieu et d'elle-même; tout ce qu'elle pourra faire ne produira pas plus que la semence qui est jetée sur une terre non labourée. Par conséquent, l'âme restera dans les ténèbres et l'impuissance tant qu'elle n'aura pas mortifié ses tendances. Celles-ci sont pour l'âme ce que la cataracte ou un corps étranger est pour l'oeil: ils empêchent la vue jusqu'à ce qu'on les enlève.

David a été frappé de l'aveuglement de ces âmes et des obstacles que leurs tendances opposent à la lumière de la vérité; il a vu combien Dieu en est irrité et il leur a adressé ces paroles: « Avant que vos épines, c'est-à-dire vos tendances, ne grandissent et se fortifient comme d'épais buissons, qui interceptent la vue de Dieu, le Seigneur se conduira avec vous comme avec les vivants; il coupe souvent le fil de leur vie au milieu de son cours, et il les engloutit dans sa colère (Ps. LVII, 10) ». Quand les tendances de l'âme sont encore vivantes et l'empêchent de comprendre la vérité surnaturelle, Dieu la frappe en cette vie et il la châtie dans l'autre vie en la vouant à l'expiation. Il est dit encore qu'il les consumera dans sa colère, parce que la souffrance endurée par l'âme lorsqu'elle se mortifie est un châtiment des ravages causés par ses tendances (Dans les éditions précédentes le texte était le suivant: « Dieu consumera dans sa colère ceux dont les tendances toujours vives empêchent de le connaître, ou bien il les châtie dans l'autre vie par les peines ou l'expiation du Purgatoire, ou il les châtie ici-bas soit par des souffrances et des épreuves pour les détacher de leurs tendances, soit par la mortification elle-même de leurs tendances. Il fait ainsi disparaître cette fausse lumière qui s'interpose entre lui et nous, qui nous éblouit et nous empêche de le connaître. La vue de l'entendement s'éclaircit alors, et les dommages occasionnés par nos tendances réparés. »).

Oh! Si les hommes savaient de quel prix est cette lumière divine dont les prive l'aveuglement causé par leurs tendances et leurs attraits! S'ils savaient dans combien de maux et de dangers ils tombent chaque jour, en ne les mortifiant pas chaque jour! Il ne faut pas se prévaloir de la belle intelligence et des autres dons que l'on a reçus de Dieu pour s'imaginer que leurs attraits et leurs tendances ne produiront pas l'aveuglement ou l'obscurcissement, et ne les feront pas tomber peu à peu dans un état pire. Et, en effet, qui aurait pu croire qu'un homme aussi accompli, aussi sage et aussi riche des dons de Dieu que l'était Salomon devait en venir à un tel degré d'aveuglement et de faiblesse de volonté qu'il élèverait des autels à une foule d'idoles et les adorerait, bien qu'il fût déjà vieux (III Rois, XI, 4)? Et pour faire une telle chute, qu'a-t-il fallu? Il a suffi de l'affection qu'il portait à des femmes étrangères, et de sa négligence à mortifier ses tendances et les satisfactions de son coeur. Il reconnaît lui-même au livre de l'Ecclésiaste qu'il n'a rien refusé à son coeur (Eccl. II, 10). Sans doute, dans le principe il se conduisit avec prudence, mais il se laissa tellement entraîner par ses tendances parce qu'il ne les mortifiait pas, qu'elles finirent par obscurcir peu à peu et par aveugler son entendement: il en arriva à ce point qu'il éteignit complètement cette grande lumière, cette sagesse que Dieu lui avait donnée; et c'est ainsi que dans sa vieillesse il abandonna le Seigneur. Or quand les tendances exercèrent tant d'empire sur un homme qui connaissait à fond la distance qu'il y a entre le bien et le mal, quelle influence n'auront-elles pas sur nous, pauvres ignorants, si nous négligeons de les mortifier? Aussi, comme le Seigneur s'adressant à Jonas l'a dit des Ninivites: « Nous ne savons pas distinguer la main droite de la main gauche (Jonas, IV, 11). » A chaque pas, nous prenons le mal pour le bien, et le bien pour le mal; voilà ce dont nous sommes capables par nous-mêmes. Que sera-ce donc si nos tendances viennent s'ajouter aux ténèbres de notre nature? Il nous arrivera ce que dit Isaïe: « Nous avons longé la muraille, comme le font les aveugles, et nous avons marché à tâtons comme si nous n'avions point d'yeux; notre aveuglement est arrivé à tel point qu'en plein midi nous nous heurtons comme si nous étions dans les ténèbres (Is. LIX, 10) ». Celui, en effet, qui est aveuglé par ses tendances a ceci de particulier que, tout en se trouvant en pleine lumière de la vérité et de son devoir, il ne voit pas plus que s'il était dans les plus profondes ténèbres.

CHAPITRE IX

Où L'ON TRAITE DE LA MANIÈRE DONT LES TENDANCES SOUILLENT L'ÂME. ON LE PROUVE PAR L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Le quatrième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à la souiller et tacher; c'est ce que dit « l'Ecclésiastique » par cette parole: « Celui qui touche la poix en est souillé (Eccl. XIII, 1). » Or celui-là touche la poix qui se complaît dans quelque créature. Il faut noter que le Sage, par cette parole, compare les créatures à de la poix; car il y a plus de différences entre l'excellence de l'âme et toutes les créatures les plus riches qu'il n'y en a entre les plus purs diamants ou l'or fin et la poix. Mettez de l'or ou un diamant dans la poix bouillante, ils en seront aussitôt souillés et enduits selon le degré plus ou moins grand de chaleur de la poix. Ainsi l'âme qui se porte vers quelque créature en contracte la souillure et la tache. Il y a plus de différence entre l'âme et les autres créatures corporelles qu'entre une liqueur très limpide et une eau fangeuse. De même que cette liqueur serait toute troublée si on la mêlait à la fange, de même l'âme qui s'attache à la créature se souille, se rend semblable à elle. De même que les coups de pinceau imbibés de suie enlaidiraient le visage le plus beau et le plus parfait, de même les tendances désordonnées souillent et tachent l'âme qui en soi est une image de Dieu si belle et si parfaite. Aussi Jérémie, déplorant la dégradation et la laideur que ses tendances désordonnées lui ont causées, parle d'abord de sa beauté et ensuite de sa laideur en ces termes: « Ses cheveux étaient plus blancs que la neige, plus resplendissants que le lait, plus éclatants que l'ivoire antique, plus beaux que le saphir. Mais leur aspect a changé; ils sont devenus plus noirs que le charbon, et on ne les a plus reconnus sur les places publiques (Lament. IV, 7). » Les cheveux signifient ici les affections et les pensées de l'âme; quand elles sont dans l'ordre établi par Dieu, c'est-à-dire soumises à Dieu lui-même, elles sont plus blanches que la neige, plus pures que le lait, plus dorées que l'ivoire antique, plus belles que le saphir. Ces quatre qualités représentent toutes sortes de beautés et l'excellence de toutes les créatures corporelles; et au-dessus d'elles se trouvent la beauté et l'excellence de l'âme et de ses opérations, voilà pourquoi elle est comparée aux Nazaréens ou aux cheveux dont nous avons parlé; si les opérations de l'âme sont désordonnées et tournées vers un but opposé à la loi de Dieu, c'est-à-dire si elle est absorbée par les créatures, elle a, dit Jérémie, une face plus noire que le charbon.

C'est ce mal, sans parler d'un autre plus grand encore que causent à la beauté de l'âme ses tendances désordonnées vers les choses du siècle. Cela est tellement vrai que si nous devions traiter expressément de la laideur et de la souillure où elles la réduisent, nous aurions beau nous représenter les toiles d'araignées, les reptiles, les cadavres, tout ce qu'il y a ici-bas d'immonde et de repoussant, nous ne trouverions aucun terme de comparaison.

Sans doute, l'âme viciée par ses tendances n'en reste pas moins, quant à son être naturel, aussi parfaite que Dieu l'a créée, mais dans son être moral elle est devenue abominable, souillée, pleine de ténèbres, remplie de tous les maux que nous venons de décrire et de beaucoup d'autres encore. Il y a plus, n'aurait-elle qu'une seule tendance désordonnée, comme nous le dirons plus loin, et alors même qu'il ne s'agirait pas d'un péché mortel, cela suffirait pour la rendre tellement obscure, souillée et laide, qu'il lui serait absolument impossible de contracter quelque union avec Dieu (Les éditions anciennes mettaient: « contracter l'union parfaite avec Dieu »). Elle n'y parviendra pas tant qu'elle ne se sera pas mortifiée. Quelle ne sera pas, par conséquent, la laideur de l'âme qui est complètement entraînée par toutes ses passions et livrée à toutes ses tendances? Combien ne sera-t-elle pas éloignée de la pureté de Dieu? Les paroles ne sauraient expliquer, ni même la raison comprendre, la variété des impuretés que la variété des tendances cause à l'âme. Si on pouvait le dire et le faire comprendre, on serait étonné et touché de compassion en voyant comment chacune d'elles, selon sa qualité et son degré d'intensité, y met son empreinte et sa couche de souillure et de laideur, comme aussi il peut y avoir sous un seul aspect seulement tant de différences de souillures et dans chaque degré de souillure. L'âme du juste possède une seule perfection: la rectitude; elle est comblée de dons innombrables qui sont du plus haut prix, et d'une foule de vertus splendides; et cependant chacune d'elles diffère de l'autre, et a sa grâce spéciale, selon les affections diverses qui la portent vers Dieu; ainsi l'âme entraînée par des tendances diverses vers les créatures se couvre avec elles d'une variété innombrable de souillures et de laideurs.

Cette variété de souillures est parfaitement figurée dans Ezéchiel. Il nous dit que Dieu lui montra, représentées sur le pourtour des murs de l'intérieur du Temple, toutes les sortes de reptiles qui rampent sur la terre ainsi que toutes les abominations des animaux impurs. Dieu dit alors à son Prophète: « Fils de l'homme, n'as-tu pas vu les abominations que commet chacun d'eux dans le secret de sa demeure? »

Dieu commanda ensuite au prophète de pénétrer plus loin afin d'y voir des abominations plus grandes encore. Et le prophète raconte qu'il vit là des femmes assises pleurant Adonis, le dieu de leurs amours.

Le Seigneur commanda encore au prophète d'avancer afin d'y voir des abominations plus grandes que les précédentes, et le prophète nous dit qu'il vit là vingt-cinq vieillards qui tournaient le dos au Temple (Ex. VIII, 10, 14, 16).

Les différents reptiles et animaux impurs qui étaient représentés dans la première partie du Temple figurent les pensées et les idées que l'esprit se fait des choses basses de la terre et de toutes les créatures et qui, telles qu'elles sont, se peignent dans l'âme quand elle en embrasse son entendement qui est son premier appartement.

Les femmes qui se trouvaient plus à l'intérieur du Temple où elles pleuraient leur dieu Adonis figurent les tendances qui sont dans la seconde puissance de l'âme, c'est-à-dire la volonté, et qui gémissent pour ainsi dire parce qu'elles désirent ce que convoite la volonté, c'est-à-dire les reptiles déjà représentés dans l'entendement.

Les hommes que le prophète a vus dans la troisième partie du Temple figurent les représentations et les images des créatures que conserve et repasse en elle-même la mémoire, troisième puissance de l'âme. Ces représentations tournent le dos au Temple; cela veut dire que l'âme qui par ses puissances se porte pleinement et parfaitement à quelque objet terrestre, a, on peut bien le dire, le dos tourné au temple de Dieu, c'est-à-dire à la droite raison qui n'admet pas qu'une créature soit opposée à Dieu.

Ce que nous avons dit jusqu'à présent suffit pour nous donner quelque idée du désordre causé dans l'âme par ses tendances.

Si nous devions traiter en particulier de la laideur la plus minime que causent dans l'âme les imperfections et leurs variétés, de celle plus grande que causent les péchés véniels avec leurs nombreuses variétés, et enfin de celle que causent les tendances aux péchés mortels qui rendent l'âme totalement hideuse, nous n'en finirions plus; l'intelligence des anges même est incapable de le comprendre. Ce que je dis, et je le maintiens, c'est que toute tendance, si minime que soit l'imperfection vers laquelle elle se porte, est une tache et une souillure pour l'âme.

CHAPITRE X

OÙ L'ON MONTRE COMMENT LES TENDANCES ATTIÉDISSENT ET AFFAIBLISSENT L'ÂME DANS L'EXERCICE DE LA VERTU. ON LE PROUVE PAR DES COMPARAISONS ET L'AUTORITÉ DE LA SAINTE ÉCRITURE.

Le cinquième dommage que les tendances causent à l'âme consiste à l'affaiblir et attiédir de telle sorte qu'elle n'a pas la force de suivre le sentier de la vertu et d'y persévérer. Par le fait même que la force de ses tendances se divise vers plusieurs objets, elle devient moins puissante que si elle était concentrée toute entière vers un seul; plus elle se divise, plus elle s'affaiblit pour chaque objet; aussi les philosophes disent que la force qui est une à plus de puissance que celle qui est divisée. Voilà pourquoi si la tendance de la volonté se porte vers quelque chose en dehors de la vertu, il est clair qu'elle deviendra plus faible pour pratiquer la vertu elle-même. L'âme qui éparpille sa volonté en objets frivoles est comme l'eau qui, trouvant une issue pour couler en bas, ne peut remonter et par suite n'est plus utile. C'est pourquoi le patriarche Jacob, comparant son fils Ruben à une eau répandue parce qu'il avait donné libre cours à ses tendances en commettant un certain péché, a dit: « Vous vous êtes répandu comme l'eau, vous ne croîtrez point (Gen. LIX, 4) ». C'est comme s'il avait dit: Parce que vous vous êtes répandu comme l'eau en suivant vos tendances, vous ne croîtrez pas en vertu.

De même que l'eau bouillante qui n'est pas renfermée perd facilement sa chaleur, et que les essences aromatiques qui sont exposées à l'air perdent peu à peu leur arôme et la force de leurs parfums, de même l'âme qui ne concentre pas ses tendances dans la seule affection de Dieu perd son ardeur et sa vigueur pour la pratique de la vertu. David avait compris cette vérité quand s'adressant à Dieu, il lui dit: « Je conserverai ma force pour vous (Ps. LVIII, 10) », c'est-à-dire: Je concentrerai la force de mes tendances pour vous seul.

Les tendances affaiblissent encore la force de l'âme parce qu'elles sont pour elle ce que sont pour l'arbre les jeunes pousses et les rejetons qui, naissant tout autour, lui dérobent la sève et l'empêchent de produire des fruits abondants. C'est de ces âmes que Dieu parle lorsqu'il dit: « Malheur aux femmes qui seront enceintes ou nourrices dans ces jours-là (Mat. XXIV, 19). » Ainsi en est-il de nos tendances. Si on ne les mortifie pas, elles enlèveront peu à peu sa force à l'âme, et elles grandiront pour sa perte, comme les rejetons pour celle de l'arbre. Aussi Notre-Seigneur nous recommande dans l'Évangile d'avoir les reins ceints (Luc, XII, 35), c'est-à-dire d'avoir les tendances mortifiées.

Les tendances ressemblent encore aux sangsues qui ne cessent de sucer le sang des veines. C'est ainsi que les appelle le Sage quand il dit: Les sangsues, c'est-à-dire les tendances, sont comme des enfants; elles répètent toujours: Donne, donne! (Pro. XXX, 15).

Il est donc clair que les tendances ne procurent à l'âme aucun bien; elles lui ôtent plutôt celui qu'elle avait; quand on ne les mortifie pas, elles n'ont pas de repos qu'elles n'aient réalisé ce que font les petits de la vipère, qui grandissent peu à peu dans son sein, la rongent et lui donnent la mort tandis qu'eux-mêmes sont pleins de vie à ses côtés. Les tendances, quand elles ne sont pas mortifiées, en arrivent également à tuer la vie divine de l'âme; et elles seules vivent parce que l'âme ne les a pas détruites. Voilà pourquoi « l'Ecclésiastique » a dit: « Ôtez de moi la concupiscence de la chair (Eccl. XXIII, 6) ».

Mais alors même que les tendances n'arriveraient pas à cette extrémité, c'est une chose digne de pitié que de voir dans quel état elles mettent la pauvre âme, et combien elles la rendent insupportable à elle-même, inutile au prochain, paresseuse et languissante au service de Dieu. Elles lui causent plus de lourdeur et de tristesse dans le chemin de la vertu qu'une humeur maligne n'occasionne de langueurs et de difficultés à la marche d'un infirme ou de dégoût pour sa nourriture. Ce qui ordinairement empêche beaucoup d'âmes d'avoir du zèle et de l'ardeur pour la pratique de la vertu, c'est qu'elles ont encore des tendances et des affections qui ne sont pas pures ni selon Dieu.

    

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