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LIVRE PREMIERCHAPITRE XIOÙ L'ON MONTRE ET OÙ L'ON PROUVE QU'IL EST NÉCESSAIRE POUR ARRIVER À L'UNION DIVINE QUE L'ÂME AIT MORTIFIÉ TOUTES SES TENDANCES, SI PETITES QU'ELLES SOIENT. Il y a longtemps, ce me semble, que le lecteur désire me demander si, pour arriver à ce haut état de perfection, il est absolument nécessaire de commencer tout d'abord par la mortification complète de toutes nos tendances petites et grandes, ou s'il ne suffirait pas d'en mortifier quelques-unes et de laisser les autres, celles du moins qui paraîtraient de peu d'importance. Il semble dur, en effet, et très difficile d'arriver à une telle pureté et à un tel dépouillement, que l'on n'ait plus de volonté ni d'affection pour quoi que ce soit. A cette question nous répondons tout d'abord que sans doute nos tendances ne sont pas aussi préjudiciables les unes que les autres, et ne nuisent pas au même degré. Je parle des tendances volontaires, car les tendances naturelles n'empêchent que très peu l'union divine, ou même ne l'empêchent pas quand on n'y consent pas et qu'elles ne sont que des premiers mouvements. J'appelle tendances de la nature et de premiers mouvements toutes celles où la volonté, éclairée par la raison, n'a eu aucune part ni avant ni après les actes. Il est impossible de les faire disparaître et de les mortifier complètement en cette vie. Alors même qu'elles ne seraient pas mortifiées d'une façon absolue, elles ne constituent pas un obstacle à l'union divine. Elles peuvent fort bien exister dans notre nature, tandis que l'âme, dans sa partie raisonnable, en sera complètement maîtresse. Il peut même arriver parfois que l'âme soit par sa volonté élevée à une haute union de quiétude, tandis que les tendances se manifestent dans la partie sensitive; l'âme qui est en oraison n'en est nullement troublée dans sa partie supérieure. Quant aux tendances volontaires, qu'il s'agisse des plus graves qui portent aux péchés mortels, ou des moins graves qui portent aux péchés véniels, ou de celles moindres encore qui portent aux imperfections, si petites qu'elles soient, il faut les faire disparaître complètement; sans quoi l'âme est incapable d'arriver à l'union parfaite avec Dieu. En voici la raison. L'état de cette divine union consiste en ce que la volonté de l'âme est complètement en la volonté divine; il n'y a plus rien en elle qui soit opposé à la volonté divine; aussi elle ne se meurt en tout et pour tout que d'après la volonté divine. Voilà pourquoi nous disons que, dans cet état les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, n'en font plus qu'une, et que cette volonté de Dieu est bien celle de l'âme. Or si l'âme s'attache à quelque imperfection que Dieu ne veut pas, elle n'est pas encore arrivée à avoir une seule volonté avec celle de Dieu. Elle voudrait, en effet, une chose que Dieu ne voudrait pas. Il est donc clair que, pour s'unir à Dieu par l'amour et par la volonté, l'âme doit maîtriser toutes ses tendances volontaires, si petites qu'elles soient. Il ne faut pas qu'elle donne jamais sciemment ou avec advertance son consentement à une imperfection, mais qu'elle ait assez de possession d'elle-même et de liberté pour le refuser dès qu'elle en est prévenue. Je dis avec advertance, parce que sans qu'elle le remarque ou le comprenne, ou que cela dépende entièrement de sa bonne volonté, elle tombera souvent dans les imperfections, des péchés véniels ou ces tendances naturelles dont nous avons parlé. Il est écrit de ces fautes qui ne sont pas absolument volontaires, que le juste tombera sept fois le jour et se relèvera (Pro. XXIV, 16). Quant à nos tendances volontaires, il suffit, je le répète, qu'il y en ait même vers des choses très minimes, pour empêcher l'union divine; je parle de l'habitude qui n'a pas été mortifiée, et non de quelques actes concernant des objets différents qui ne procèdent pas d'une habitude déterminée et produisent moins d'inconvénients. L'âme cependant doit s'appliquer à les faire disparaître eux aussi, parce qu'ils procèdent également d'une habitude imparfaite. S'il s'agit de certaines habitudes d'imperfections volontaires que l'on n'achève jamais de surmonter, non seulement elles empêchent l'union divine, mais encore le progrès dans la perfection. Ces imperfections habituelles sont, par exemple, la coutume de parler beaucoup, une petite attache, dont on ne veut jamais se défaire, à un objet quelconque, une personne, un vêtement, un livre, une cellule, tel genre de nourriture, certains petits entretiens, certains petits désirs de chercher de la sensualité, de savoir, d'entendre, ou choses semblables. Une seule de ces imperfections, si l'âme y est attachée ou en a l'habitude, lui cause autant de dommage pour son avancement et son progrès dans la vertu que si elle tombait chaque jour dans une foule d'imperfections et de péchés véniels, qui ne procéderaient pas de l'habitude d'une passion vicieuse. Elles lui sont moins nuisibles que ses attaches à un objet quelconque. Tant qu'elles les aura, elle ne pourra, si petite que soit l'imperfection, réaliser de progrès. Qu'importe que l'oiseau soit retenu par un fil léger ou une corde? Le fil qui le retient a beau être léger, l'oiseau y reste attaché comme à la corde, et tant qu'il ne l'aura pas rompu, il ne pourra voler. Sans doute ce fil léger est plus facile à rompre; mais si facile à rompre que soit ce fil, l'oiseau ne peut, tant qu'il ne l'a pas rompu, prendre son essor. Ainsi en est-il de l'âme qui est attachée à un objet quelconque. Quelle que soit sa vertu, elle n'arrivera pas à la liberté de l'union divine. Nos tendances et nos attaches ont la même propriété que la remora possède, dit-on, sur le navire: bien que ce soit un poisson très petit, s'il parvient à s'attacher au navire, il l'arrête et l'empêche de naviguer et d'arriver au port. C'est une pitié de voir certaines âmes; elles sont comme de riches navires, chargées de bonnes oeuvres et d'exercices spirituels, de vertus et de faveurs divines, mais elles n'ont pas le courage d'en finir avec un petit attrait, une légère attache ou affection, ce qui est tout un; aussi ne progresseront-elles pas; elles n'arriveront pas au port de la perfection. Et cependant que leur fallait-il pour cela? Il suffisait d'un bon coup d'aile pour achever de rompre le fil d'attache ou enlever cette remora à leurs tendances. Dieu les a déjà aidées à briser d'autres liens beaucoup plus forts des affections qu'elles portaient au péché et aux vanités. Aussi est-il vraiment déplorable de voir que pour une attache à un enfantillage que Dieu leur a laissé à vaincre par amour pour lui et qui n'est qu'un simple fil, un léger duvet, elles cessent d'avancer et n'arriveront jamais à ce bien incomparable de l'union avec Dieu. Il y a pire encore. Non seulement elles n'avancent pas, mais cette attache les fait aller à reculons, elles perdent ce qu'elles avaient acquis durant tant de temps et au prix des plus grandes fatigues. C'est une vérité bien connue: si l'on n'avance pas dans ce chemin spirituel en remportant des victoires, on recule; si l'on ne gagne pas, on perd. C'est ce que Notre-Seigneur a voulu nous signifier quand il a dit: « Celui qui n'est pas avec moi est contre moi (Mat. XII, 30). » Celui qui n'a pas soin de réparer la petite fente d'un vase verra toute sa liqueur s'en échapper. « L'Ecclésiastique » nous donne cet enseignement: « Celui qui méprise les petites choses tombera peu à peu dans les grandes (Eccl. XIX, 1). » Il nous dit de plus: « Une seule étincelle suffit pour allumer un grand feu (Ibid. XI, 34) ». De même une imperfection suffit pour en attirer une autre, et celle-ci d'autres encore. On ne verra jamais une âme qui a négligé de vaincre une tendance, qui n'en ait beaucoup d'autres provenant de la même faiblesse et imperfection qu'elle devait surmonter. Nous l'avons vu. Beaucoup de personnes favorisées de Dieu étaient parvenues à un très haut détachement et à une très grande liberté spirituelle; et par cela seul qu'elles ont commencé à se laisser aller à quelque petite attache, à un peu d'affection, sous prétexte de bien, de conversation et d'amitié, ont perdu peu à peu l'esprit de ferveur, le goût des choses de Dieu et l'amour de la solitude; elles ont perdu leur allégresse et leur constance dans les exercices spirituels; elles ne se sont point arrêtées qu'elles n'eussent tout perdu. Et pourquoi? Uniquement parce qu'elles n'ont pas dès le début mortifié le plaisir sensible, ni gardé leur coeur pour Dieu seul. Dans ce chemin il faut toujours marcher si l'on veut arriver. Cela veut dire qu'il faut toujours mortifier nos désirs, sans jamais les favoriser; si l'on ne se défait de tous, on n'atteindra jamais le terme. Le bois ne se transforme pas en feu s'il lui manque un seul degré de chaleur pour cela; de même l'âme ne se transformera pas parfaitement en Dieu tant qu'elle aura une seule imperfection, serait-elle quelque chose de moindre qu'une tendance volontaire (Il s'agit ici d'actes qui ne sont pas pleinement délibérés), comme nous l'expliquerons dans la Nuit de la foi. L'âme n'a qu'une volonté. Si elle l'engage ou l'applique à quelque chose de créé, elle perd sa liberté, sa force, son détachement et sa pureté, toutes choses qui sont requises pour arriver à la transformation en Dieu. Il nous est dit à ce propos au livre des Juges: « Un ange est venu et a dit aux enfants d'Israël que, puisqu'ils n'avaient pas exterminés ces ennemis, mais avaient au contraire fait alliance avec eux, on les laisserait au milieu d'eux comme ennemis, afin qu'ils fussent pour eux une occasion de chute et de ruine (Jug. II, 3). » C'est justement que Dieu en agit ainsi avec certaines âmes; il les a retirées des dangers du monde, il a mis à mort leurs péchés, qui étaient comme des géants, et vaincu la multitude de leurs ennemis, c'est-à-dire les occasions dangereuses où elles étaient dans le monde, et toutes ces faveurs n'avaient d'autre but que de les introduire avec plus de liberté dans cette terre promise de l'union divine. Malgré cela ces âmes se sont liées d'amitié et ont contracté des alliances avec ce petit peuple de leurs imperfections, qu'elles n'arrivent jamais à mortifier complètement; elles vivent dans la négligence et la tiédeur. Aussi Sa Majesté en est irritée et les laisse s'abandonner à leurs tendances qui chaque jour vont de mal en pis. Le livre de Josué nous fournit également une figure de cette vérité: Au moment où les Israélites allaient entrer en possession de la Terre promise, Dieu leur commanda de détruire si bien tout ce qu'il y avait dans la ville de Jéricho qu'ils ne devaient pas y laisser âme qui vive, ni homme, ni femme, ni enfant, ni vieillard, et de mettre à mort tous les animaux; quant au butin, on ne devait ni le prendre ni même le désirer (Jos. VI, 21). Cela nous donne à comprendre que, pour entrer dans la divine union, ce qui est dans l'âme, que ce soit peu ou beaucoup, petit ou grand, doit tout d'abord mourir, et que l'âme n'en conserve aucun désir, et en soit tellement détachée qu'elle soit comme une étrangère pour tout. C'est ce que nous enseigne saint Paul quand il dit aux Corinthiens: « Je vous le dis, mes frères, le temps est court; ce qui nous reste à faire et ce qui convient, c'est que ceux qui ont des femmes soient comme s'ils n'en avaient pas; que ceux qui pleurent la perte des biens de ce monde soient comme s'ils ne pleuraient pas; que ceux qui se réjouissent soient comme s'ils ne se réjouissaient pas; ceux qui achètent, comme s'ils n'en usaient pas (I Cor. VII, 29) ». Voilà ce que nous dit l'Apôtre. Il nous enseigne combien l'âme doit être libre de toute attache pour s'élever à Dieu. CHAPITRE XIIOÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL FAUT RÉPONDRE À UNE AUTRE QUESTION. ON INDIQUE QUELLES SONT LES TENDANCES QUI SUFFISENT POUR CAUSER À L'ÂME LES DOMMAGES DONT NOUS AVONS PARLÉ. Nous pourrions nous étendre sur cette matière de la Nuit des sens. Nous verrions qu'il y a beaucoup à dire sur les dommages qui proviennent de nos tendances, non seulement sous les rapports dont nous avons parlé, mais encore sous un grand nombre d'autres. Toutefois, ce que nous avons dit suffit pour le but que nous nous proposons. Il semble, en effet, que nous avons suffisamment expliqué pourquoi la mortification de nos tendances s'appelle une nuit, et combien il convient d'entrer dans cette nuit pour s'élever à Dieu. Mais, avant de montrer comment l'âme doit y entrer, et afin de terminer cette partie de notre étude, il reste à éclaircir un doute qui pourrait se présenter au lecteur sur ce que nous avons dit. Tout d'abord on peut se demander si une tendance quelconque suffit pour produire et causer dans l'âme les deux maux dont nous avons parlé, à savoir, un mal privatif, qui nous prive de la grâce de Dieu, et l'autre positif, qui produit cinq dommages principaux que nous avons exposés. On peut se demander, en second lieu, si une tendance, quelque petite qu'elle soit et de quelque sorte qu'on la suppose, est suffisante pour produire ces cinq dommages à la fois, ou bien si les unes en produisent un et les autres un autre: par exemple, celle-ci le tourment, celle-là la fatigue, ou les ténèbres... Je réponds à la première question. Le dommage privatif, qui consiste dans la privation de Dieu, vient seulement des tendances volontaires qui ont pour objet le péché mortel; ce sont elles qui le causent et le produisent totalement. Elles privent, en effet, l'âme de la grâce en cette vie, et dans l'autre elles la privent de la gloire céleste ou possession de Dieu. A la seconde question je réponds: Qu'il s'agisse de péché mortel, ou de péché véniel volontaire, ou d'imperfection, chacune de nos tendances est suffisante pour causer tous les dommages positifs réunis. Bien qu'ils soient privatifs d'une certaine manière, nous les appelons positifs parce qu'ils correspondent à la pente de l'âme vers la créature, tandis que les dommages privatifs correspondent à son éloignement de Dieu. Mais il y a une différence entre les tendances: celles qui ont pour objet le péché mortel causent d'une façon complète l'aveuglement, le tourment, la souillure, la faiblesse... Celles qui ont pour objet les péchés véniels ou l'imperfection évidente ne produisent pas ces maux dans ce degré absolu; elles ne privent pas l'âme de la grâce, ce qui la mettrait sous leur empire, car la mort de l'âme leur donne la vie. Elles produisent néanmoins quelque chose de ces maux, dans un degré moindre, et en proportion de leur lâcheté et de leur tiédeur; aussi plus une tendance a atténué la ferveur de la grâce, et plus elle lui cause d'aveuglement et d'impureté. Notons cependant que si chaque tendance produit tous ces préjudices que nous appelons positifs, elle en cause un d'une manière directe et principale et, les autres par voie de conséquence. Si la tendance sensuelle produit tous ces préjudices à la fois, il n'en est pas moins vrai que son effet propre et immédiat est de souiller l'âme et le corps. La tendance de l'avarice les produits également tous, mais elle engendre le chagrin d'une manière directe et immédiate. La passion de la vaine gloire, elle aussi, les produit tous, mais elle apporte immédiatement et directement l'aveuglement et les ténèbres. Ainsi la gourmandise engendre tous ces préjudices, mais son effet principal c'est la tiédeur dans la pratique de la vertu, et ainsi nous pouvons raisonner des autres tendances. Or, si tout acte volontaire d'une de nos tendances engendre tous ces effets réunis, c'est qu'il est directement contraire aux actes de la vertu opposée. Un acte de vertu, en effet, produit et engendre en même temps la suavité, la paix, la consolation, la lumière, la pureté et la force; et la tendance déréglée cause le tourment, la fatigue, la lassitude, l'aveuglement et la faiblesse. La pratique d'une vertu fait grandir toutes les autres; et de même un seul vice suffit pour faire grandir tous les autres et leurs effets. Tous ces préjudices ne se manifestent pas au moment même où la passion exerce son activité, car son attrait nous aveugle, mais, soit avant soit après, ses tristes effets se font sentir. Cette vérité est bien figurée par ce livret que l'ange, nous est-il raconté dans « l'Apocalypse », donna à manger à saint Jean, qui le trouva doux au palais, mais très aigre pour son estomac (Apoc. X, 9). La passion, au moment où elle s'exerce, est pleine de douceur et paraît bonne; c'est ensuite que l'âme ressent son amertume et ses tristes effets. Celui qui se laisse entraîner par elle pourra très bien en juger. Je n'ignore pas cependant qu'il y a des personnes tellement aveugles et insensibles qu'elles n'éprouvent point cette amertume. Elles ne songent pas à aller vers Dieu et, par suite, ne se préoccupent pas des obstacles qui les en séparent. Je ne traiterai pas ici des autres tendances de la nature qui ne sont pas volontaires, ni des pensées qui ne sont que des premiers mouvements, ni des autres tentations auxquelles on ne consent pas, car tout cela ne cause aucun des préjudices dont il a été question. Sans doute l'âme qui les éprouve pourra s'imaginer que la passion et le trouble où elle se trouve alors la souillent et l'obscurcissent; mais il n'en est rien; ce sont des effets tout contraires qui en résultent. En leur résistant, elle acquiert plus de force, de pureté, de lumière, de consolations, ainsi que beaucoup d'autres biens, comme Notre-Seigneur l'a enseigné à saint Paul en ces termes: « La vertu se perfectionne dans la faiblesse (II Cor. XII, 9). » Quant aux tendances volontaires, elles engendrent tous les maux dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore. Aussi les maîtres de la vie spirituelle doivent-ils mettre leur principale sollicitude à mortifier immédiatement toutes les tendances de leurs disciples, en les privant de la satisfaction de leurs désirs; et en les délivrant de toutes les misères dont nous avons parlé. CHAPITRE XIIIOÙ L'ON TRAITE DE LA CONDUITE QUE DOIT TENIR L'ÂME POUR ENTRER DANS CETTE NUIT DES SENS. Il reste maintenant à donner quelques avis pour que l'âme puisse et sache entrer dans cette Nuit des sens. Pour cela il faut savoir que l'âme y entre ordinairement de deux manières: l'une est active, et l'autre passive. L'active comprend ce que l'âme (Les éditions précédentes ajoutaient ici ce membre de phrase: « ayudada de la gracia, aidée de la grâce » ) peut faire et fait en réalité par elle-même pour y entrer. Nous allons nous en occuper tout de suite dans les avis qui vont suivre. La passive comprend ce que l'âme ne fait pas par elle-même ni par sa propre industrie, mais ce que Dieu fait en elle (Les éditions précédentes ajoutaient ici ces mots: « con mas particulares auxilios, avec des secours plus particuliers » ), et alors elle est comme passive ( « ... consintiendo libremente, tout en donnant librement son consentement » ). Nous en traiterons dans le second Livre, lorsque nous parlerons des commençants. Comme nous nous occuperons alors, avec la grâce de Dieu, de donner de nombreux avis aux commençants à cause d'une foule d'imperfections où ils tombent ordinairement dans ce chemin, nous nous abstiendrons maintenant de leur en fournir beaucoup. D'ailleurs ce n'est pas précisément le lieu de leur en parler, puisque nous ne nous occupons maintenant que de savoir quels sont les motifs pour lesquels on appelle Nuit cette voie qui mène à l'union divine, ce qu'est cette Nuit elle-même et de combien de parties elle se compose. Néanmoins, pour ne pas paraître trop bref et ne pas priver les âmes de tout le profit désirable en ne leur donnant pas tout de suite quelques moyens ou avis propres à ceux qui marchent dans cette Nuit de leurs tendances, j'ai tenu à leur fournir ici la méthode abrégée qui va suivre. Je ferai de même à la fin des deux autres parties ou causes de cette Nuit que je me propose de traiter sans retard avec l'aide de Dieu. Ces avis qui suivent et qui concernent la manière de vaincre nos tendances sont, il est vrai, brefs et en petit nombre, mais, selon moi, ils sont aussi profitables et efficaces qu'ils sont concis. Voilà pourquoi celui qui voudra sincèrement les mettre en pratique n'a plus besoin d'en avoir d'autres. Ceux-ci, en effet, embrassent tous les autres réunis. Tout d'abord il faut avoir le désir habituel d'imiter le Christ en tout, de se conformer à sa vie qu'il faut bien considérer afin de savoir l'imiter et d'agir en tout comme lui même l'aurait fait. En second lieu, si l'on veut bien se conformer à cet avis, et s'il s'offre aux sens quelque plaisir qui ne soit purement pour l'honneur et la gloire de Dieu, il faut se mortifier et se renoncer par amour pour Jésus-Christ, qui, durant sa vie sur la terre, n'a jamais eu d'autre goût ni d'autre désir que de faire la volonté de son Père; c'est là ce qu'il appelait sa nourriture et son aliment. Voici un exemple: s'il se présente une occasion d'entendre avec plaisir des choses qui n'intéressent pas le service de Dieu, je refuserai d'y chercher mon plaisir et même de les entendre. Si j'éprouve du plaisir à regarder des choses qui ne me portent pas directement vers Dieu, je ne rechercherai point ce plaisir et je ne regarderai même pas ces objets. Il en sera de même pour les conversations, ou toutes les autres satisfactions qui se présenteraient. Nous devons donc mortifier tous nos sens, quand nous le pouvons bonnement, et si nous ne le pouvons pas, il suffit de ne pas se complaire dans l'attrait naturel que l'on éprouve et de le désavouer. De la sorte, on arrive bientôt à rendre les sens mortifiés et à renoncer à ses goûts; on vit comme dans la nuit, et, en peu de temps, on peut réaliser de grands progrès. Si nous voulons mortifier et apaiser les quatre passions de notre nature: la joie, l'espérance, la crainte et la douleur, puisque de leur concorde et pacification découlent les biens dont nous avons parlé et beaucoup d'autres encore, il faut employer ce qui est un remède total à tous ces maux, la source du vrai mérite et des grandes vertus. Que l'âme donc s'applique sans cesse non à ce qui est plus facile, mais à ce qui est plus difficile ; Non à ce qui plaît, mais à ce qui déplaît ; Non à ce qui console, mais à ce qui est un sujet de désolation ; Non à ce qui est repos, mais à ce qui donne du travail ; Non à ce qui est plus, mais à ce qui est moins ; Non à vouloir quelque chose, mais à ne rien vouloir ; Non à rechercher ce qu'il y a de meilleur dans les choses, mais ce qu'il y a de pire, et à désirer entrer pour l'amour du Christ dans un dénuement total, un parfait détachement et une pauvreté absolue par rapport à tout ce qu'il y a en ce monde. Il faut embrasser ces pratiques de tout coeur et s'appliquer à y assujettir la volonté. Celui qui s'y soumet avec amour, intelligence et discrétion, ne tardera pas à trouver beaucoup de délices et de consolations. Il suffit de se conformer fidèlement à ces pratiques pour entrer dans la Nuit des sens. Néanmoins, pour donner de plus amples explications, nous parlerons d'une autre sorte de pratiques qui apprennent à mortifier la concupiscence de la Chair, la concupiscence des yeux et la superbe de la vie, trois choses, au dire de saint Jean (Jean, II, 16), qui occupent le monde et d'où procèdent toutes les autres tendances. La première consiste à travailler au mépris de soi et à désirer que les autres nous méprisent; cette pratique est contre la concupiscence de la chair. La seconde consiste à parler de soi-même avec mépris et à travailler à ce que les autres en parlent de même; cette pratique est contre la concupiscence des yeux. La troisième consiste à avoir de bas sentiments de soi, à se mépriser et à désirer que les autres fassent de même; et cette pratique est contre la superbe de la vie. Pour terminer ces avis et ces règles de conduite dont nous venons de parler, il nous semble bon de rapporter ici les vers que nous avons placés à l'image de la Montagne représentée au commencement de ce livre. Ils renferment la doctrine nécessaire pour gravir cette montagne qui symbolise l'union parfaite avec Dieu. Mais s'ils s'adressent à la partie spirituelle et intérieure de l'âme, ils enseignent également à mortifier l'esprit d'imperfection de sa partie sensuelle et extérieure, comme l'indiquent les deux chemins placés de chaque côté de notre image qui figure la montagne de la perfection. C'est dans ce dernier sens que nous les prenons ici. Dans la seconde partie de cette Nuit nous les examinerons dans le sens spirituel. Voici ces avis : a) Pour arriver à goûter tout, veillez à n'avoir goût pour rien. b) Pour arriver à savoir tout, veillez à ne rien savoir de rien. c) Pour arriver à posséder tout, veillez à ne posséder quoi que ce soit. d) Pour arriver à être tout, veillez à n'être rien en rien. e) Pour arriver à ce que vous ne goûtez pas, vous devez passer par ce que vous ne goûtez pas. f) Pour arriver à ce que vous ne savez pas, vous devez passer par où vous ne savez pas. g) Pour arriver à ce que vous ne possédez pas, vous devez passer par où vous ne possédez pas. h) Pour arriver à ce que vous n'êtes pas, vous devez passer par ce que vous n'êtes pas. MOYEN DE NE PAS EMPÊCHER LE TOUT 1) Quand vous voulez vous arrêter à quelque chose, vous cessez de vous abandonner au tout. 2) Car pour venir du tout au tout, il faut se renoncer du tout au tout. 3) Et quand vous viendrez à avoir tout, il faut l'avoir sans rien vouloir. 4) Car si vous voulez avoir quelque chose en tout, vous n'avez pas purement en Dieu votre trésor. C'est dans ce dénuement que l'esprit trouve sa paix et son repos. Comme il ne désire rien, rien d'en haut ne le fatigue, rien d'en bas ne l'opprime, car il est dans le centre de son humilité; si au contraire il désire quelque chose, c'est cela même qui est pour lui fatigue et tourment. CHAPITRE XIVOÙ L'ON EXPLIQUE LE SECOND VERS DE LA STROPHE : Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour.Nous avons déjà expliqué le premier verset de cette strophe qui traite de la Nuit des sens; nous avons dit ce qu'il faut entendre par Nuit des sens, et pour quel motif on l'appelle nuit; nous avons montré également quel ordre et quelle conduite il faut suivre pour y entrer activement. L'ordre logique demande maintenant que nous parlions de ses propriétés et de ses effets, qui sont admirables; ils sont contenus dans les vers suivants de la strophe. Je les signalerai brièvement afin de les expliquer, comme je l'ai promis dans le prologue; puis je passerai immédiatement au second Livre, qui traite de l'autre partie de cette Nuit, c'est-à-dire de la Nuit de l'esprit. L'âme dit donc: « Étant pleine d'angoisse et enflammée d'amour », je passai et entrai dans la Nuit obscure des sens pour arriver à l'union avec le Bien-Aimé. En effet, pour surmonter toutes les tendances et mortifier l'attrait de toutes les créatures vers lesquelles la volonté est ordinairement attirée par son amour et son affection dans le but d'en jouir, il lui faut les ardeurs plus vives d'un amour plus profond: celui de son Époux. Quand elle met en lui sa joie et sa force, elle trouve assez de courage et de générosité pour rejeter et surmonter aisément tous les autres amours. Non seulement il faut, pour triompher de la force de ses tendances, avoir l'amour de son Époux, mais cet amour doit être enflammé et plein d'angoisses. Il arrive, en effet, comme l'expérience le prouve, que notre nature se porte ou est attirée si violemment vers les choses sensibles que, si sa partie spirituelle n'a pas un amour plus fort vers les choses surnaturelles, elle ne pourra secouer le joug de la nature et des sens, ni entrer dans la Nuit obscure des sens, ni avoir le courage de rester dans la nuit par rapport à toutes les choses créées, ou d'en priver toutes ses tendances. Qui dira ces angoisses multiples et si variées de l'amour qui animent les âmes au commencement de ce chemin de l'union? Qui dira leur empressement et leurs industries pour quitter cette demeure de leur propre volonté et entrer dans la nuit de la mortification des sens? Qui dira combien ces angoisses d'amour pour leur Époux leur font paraître faciles, doux même et savoureux tous les travaux et dangers de cette Nuit? Ce n'est pas le lieu d'en parler; d'ailleurs on ne saurait les exprimer. Mieux vaut les éprouver et les contempler que les décrire. Aussi nous allons passer à l'explication des autres vers dans le chapitre suivant. CHAPITRE XVOÙ L'ON EXPLIQUE LES ACTES VERS LA STROPHE.
L'âme se sert d'une métaphore pour montrer le triste état de captivité où elle était; aussi elle regarde comme un heureux sort d'en avoir été délivrée sans qu'aucun de ses geôliers l'en empêchât. Par suite en effet du péché originel, l'âme est vraiment captive dans ce corps mortel, et y est assujettie à ses passions et aux tendances de sa nature. Une fois délivrée de leur tyrannie, elle proclame l'heureux sort qu'elle a de sortir sans être vue, c'est-à-dire sans en être empêchée ni retardée. Mais ce qui lui avait servi, c'est de sortir par une Nuit obscure, c'est-à-dire qu'elle avait renoncé à tous ses attraits et mortifié toutes ses tendances, comme nous l'avons dit. Cette réflexion: « tandis que ma demeure était déjà en paix », signifie que la partie sensitive, ou demeure de toutes les tendances, était en paix, parce qu'elle les avait déjà domptées et endormies. Et, en effet, tant que nos tendances ne sont pas endormies par la mortification des sens et que les sens ne sont pas en paix et n'ont pas cessé leur guerre à l'esprit, l'âme ne parviendra pas à cette véritable liberté qui lui permettrait de jouir de l'union avec son Bien-Aimé.
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