LIVRE DEUXIÈME

OÙ L'ON TRAITE DU MOYEN DE PARVENIR IMMÉDIATEMENT À L'UNION DIVINE, C'EST-À-DIRE DE LA FOI, ET DE LA SECONDE PARTIE DE CETTE NUIT QUE NOUS AVONS APPELÉE NUIT DE L'ESPRIT QUI EST DANS CETTE SECONDE STROPHE :

J'étais dans les ténèbres et en sûreté,
Quand je sortis déguisée par l'escalier secret.
Oh! l'heureux sort !
J'étais dans les ténèbres et en cachette,
Quand ma demeure était déjà en paix.

EXPLICATION DE LA STROPHE

Dans cette seconde strophe l'âme chante l'heureux sort qu'elle a eu de pratiquer le dénûment de l'esprit par rapport à toutes ses imperfections spirituelles et tendances égoïstes dans les choses spirituelles. Son sort a été d'autant plus heureux qu'il y avait plus de difficulté pour pacifier cette partie spirituelle de sa demeure et entrer dans ces ténèbres intérieures qui consistent dans le détachement spirituel par rapport à toutes les choses sensuelles et spirituelles; car l'âme n'a alors d'autre appui que la foi pure pour aller à Dieu. Aussi cette voie s'appelle escalier secret, et en effet tous les degrés et articles de la foi que l'âme suit sont secrets et cachés aux sens et à l'entendement. Voilà pourquoi l'âme est dans les ténèbres par rapport à la lumière naturelle des sens et de l'entendement; elle passe au-delà des limites de la nature et de la raison pour gravir ce divin escalier de la foi; par là elle arrive et pénètre jusqu'aux profondeurs de Dieu.

Elle dit qu'elle était déguisée, parce que la foi qui l'a guidée dans son ascension lui a fait changer sa forme et sa manière d'être naturelle pour revêtir une forme divine. C'est grâce à cette transformation qu'elle n'a pas été reconnue ni retenue par les choses de la nature et de la raison ou par le démon. Aucun de ces trois ennemis ne peut lui nuire si elle marche par ce chemin de la foi. Il y a plus: l'âme alors est tellement cachée, protégée, et étrangère à tous les artifices du démon, qu'elle s'avance véritablement, comme le dit la strophe dans les ténèbres et en cachette, c'est-à-dire par rapport au démon, à qui la lumière de la foi est plus funeste que les plus épaisses ténèbres. Nous pouvons donc le dire, l'âme qui se guide par la lumière de la foi est cachée au démon et à l'abri de ses coups, comme nous le montrerons plus clairement dans la suite. Aussi chante-t-elle elle-même qu'elle est sortie dans les ténèbres et en sûreté. Celui qui a l'heureux sort de suivre le chemin obscur de la foi, et la choisit pour l'accompagner, lui pauvre aveugle, s'élève au-dessus de ses représentation naturelles et des raisonnements pour avancer en toute sécurité, comme nous l'avons dit.

            L'âme ajoute qu'elle est sortie par cette nuit de l'esprit;

quand sa demeure était déjà en paix,

c'est-à-dire quand sa partie raisonnable et spirituelle était déjà pacifiée. Lorsque l'âme, en effet, est sortie de sa demeure et est arrivée à l'union divine, c'est qu'elle tient dans la paix toutes les puissances naturelles, et sa partie spirituelle domine l'activité et l'inquiétude de ses sens. Elle ne dit donc pas qu'elle est sortie avec anxiété, comme dans la première Nuit des sens. Pourquoi? Parce que pour entrer dans la Nuit des sens et se dépouiller du sensible, il fallait qu'elle eût éprouvé les angoisses de l'amour sensible. Mais pour achever de pacifier la demeure de son esprit, il ne lui faut que fixer ses facultés, tous ses attraits et ses tendances spirituelles dans la foi pure. Cela fait, elle s'unit avec le Bien-Aimé par une union pleine de simplicité et la pureté d'amour et de ressemblance.

Il faut remarquer, en outre, que dans la première strophe où elle parle de la partie sensitive, l'âme dit qu'elle est sortie par une nuit obscure; mais ici où elle parle de la partie spirituelle, elle dit qu'elle est sortie dans les ténèbres; au milieu de la nuit, si grande que soit l'obscurité, on y voit encore un peu; mais quand l'obscurité est complète, on ne voit plus rien. Ainsi dans la nuit des sens il y a encore une certaine lumière, car l'entendement et la raison ne sont pas frappés de cécité. Mais la nuit de l'esprit, qui est la foi, prive de toute lumière et l'entendement et les sens. Aussi l'âme qui est dans cette nuit dit qu'elle s'avançait dans les ténèbres et en sûreté, ce qu'elle ne disait pas dans la nuit des sens. Moins l'âme agit en vertu de ses aptitudes personnelles, plus sa marche est sûre, car plus elle agit par la foi. C'est là ce que nous expliquerons longuement dans ce livre, où nous parlerons de choses très importantes pour la véritable spiritualité. Il est vrai qu'elles offrent quelque obscurité, mais elles s'enchaînent si bien les unes aux autres qu'elles s'éclairent mutuellement et que, à mon avis, on les comprendra très bien.

CHAPITRE I

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DE LA SECONDE PARTIE, OU DE LA CAUSE DE CETTE NUIT QUI EST LA FOI. ON PROUVE PAR DEUX RAISONS QU'ELLE EST PLUS OBSCURE QUE LA PREMIÈRE ET LA TROISIÈME.

Nous allons parler maintenant de la seconde partie de cette nuit qui est la foi. Elle est, comme nous l'avons dit, le moyen admirable que nous avons pour parvenir à notre fin qui est Dieu; et Dieu étant naturellement pour l'âme la cause ou la troisième partie de cette nuit, la foi qui se trouve au milieu est comparée au milieu de la nuit. Nous pouvons donc dire que pour l'âme cette nuit est plus obscure que la première, et d'une certaine manière plus obscure aussi que la troisième. La première, ou la nuit des sens, est comparée au crépuscule, c'est-à-dire au moment où tous les objets matériels se dérobent à la vue; voilà pourquoi elle n'est pas aussi éloignée de la lumière que le milieu de la nuit. La troisième partie ou l'aurore, étant déjà proche de la lumière du jour, n'est pas aussi obscure que l'est le milieu de la nuit: car elle précède immédiatement le rayonnement et l'éclat de la lumière du jour, et elle est comparée à Dieu même. A la vérité, si nous nous mettons au point de vue naturel, Dieu est pour l'âme comme une nuit aussi obscure que la foi. Néanmoins, lorsque l'âme a traversé ces trois sortes de nuit, Dieu l'éclaire surnaturellement des rayons de sa lumière, et d'une manière plus élevée, transcendante et expérimentale. C'est le commencement de l'union parfaite, qui a lieu une fois qu'elle a passé la troisième nuit; aussi on peut dire qu'elle est moins obscure que la seconde nuit; mais elle est également plus obscure que la première, car celle-ci a rapport à la partie inférieure de l'homme, celle des sens, qui par conséquent est plus extérieure. La seconde nuit, celle de la foi, a rapport à la partie supérieure de l'homme ou partie raisonnable; elle est par conséquent plus intérieure et plus obscure dès lors qu'elle prive l'âme de la lumière de la raison ou, pour mieux m'exprimer, qu'elle l'aveugle. C'est donc à bon droit qu'elle est comparée au milieu de la nuit, parce que c'est la partie la plus centrale et la plus obscure de la nuit.

Nous allons maintenant prouver comment cette seconde partie où la foi est une nuit pour l'esprit, comme la première en est une pour les sens. Nous dirons ensuite les obstacles que la foi rencontre et la part d'activité qu'elle doit elle même mettre en oeuvre pour y entrer. Quant à son état passif, c'est-à-dire à ce que Dieu opère sans son concours pour l'y introduire, nous en parlerons dans le troisième livre, quand nous aurons traité de l'état passif de la première nuit dans le second livre, comme nous l'avons dit et promis.

CHAPITRE II

COMMENT LA FOI EST UNE NUIT OBSCURE POUR L'ÂME.

La foi, disent les théologiens, est une habitude de l'âme, certaine et obscure en même temps. Elle est obscure parce qu'elle nous fait croire des vérités révélées par Dieu même, qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et excèdent incomparablement la portée de tout entendement humain. De là vient que cette lumière de la foi est pour l'âme comme une obscurité profonde, parce que le plus absorbe le moins et lui est supérieur. La lumière du soleil éclipse toutes les autres lumières, celles-ci ne paraissent plus quand celle-là brille et s'impose à notre puissance visuelle; aussi son éclat, au lieu de favoriser la vue, éblouit plutôt parce qu'il est excessif et trop disproportionné avec la puissance visuelle. Ainsi en est-il de la foi: sa lumière, par son excès, opprime et éblouit la lumière de notre entendement; de lui même il ne s'étend qu'à la science purement naturelle, bien qu'il ait une aptitude pour l'acte surnaturel quand il plaira à Notre-Seigneur de l'y élever. Il ne peut donc rien savoir de lui-même, si ce n'est par la voie naturelle: c'est là la seule connaissance qu'il obtient par les seuls sens; mais pour cela il lui faut les images et figures des objets présents par eux-mêmes ou leur ressemblance; sans cela il n'aurait aucune connaissance, car, disent les philosophes: « Ab objecto et potentia paritur notitia: De l'objet présent et de la faculté naît la connaissance. » Voilà pourquoi si on racontait à quelqu'un des choses dont il n'aurait jamais entendu parler, et dont il n'aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aura pas plus d'idée que si on ne lui avait jamais rien dit. Si par exemple on racontait à quelqu'un qu'il y a, dans une certaine île, un animal qu'il n'a jamais vu, et si on ne lui signale pas quelque trait de ressemblance de cet animal avec d'autres animaux qu'il a vus, il n'en aurait pas plus de connaissance ni d'idée qu'auparavant, malgré tout ce qu'on pourrait lui en dire. Voici encore un autre exemple qui fera mieux comprendre ma pensée. Si vous vous adressez à un aveugle-né, qui par conséquent n'a jamais vu de couleurs, et si vous lui dites comment est la couleur blanche et la couleur jaune, vous aurez beau lui donner des explications, il ne vous comprendra nullement, parce qu'il n'a jamais vu ces couleurs ni quelque chose de semblable qui lui permette d'en juger. Tout ce qu'il retiendra, ce sera le nom de ces couleurs, parce qu'il peut le percevoir par l'ouïe; quant à leur forme ou leur figure, il lui sera impossible de s'en former une idée, parce qu'il ne l'a jamais vue.

Ces comparaisons nous représentent, quoique d'une manière imparfaite, ce que la foi est pour l'âme. Elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni comprises, soit en elles-mêmes, soit dans des objets qui leur ressembleraient, puisqu'il n'y en a pas. Nous ne pouvons donc en avoir aucune lumière par notre science naturelle, car ce qu'elle nous dit n'a aucun rapport avec nos sens. Nous les connaissons par l'ouïe; nous croyons ce qu'on nous enseigne et nous y soumettons aveuglément notre lumière naturelle. Car, comme le dit saint Paul, « la foi vient de l'audition, et l'audition de la parole du Christ (Rom. X, 17) ». C'est comme s'il disait: La foi n'est pas une science qui s'acquiert par un sens quelconque; elle n'est que l'acquiescement de l'âme à ce qui lui vient par l'ouïe.

Il y a plus: la foi dépasse de beaucoup ce que les exemples précédents nous ont donné à comprendre. Non seulement elle ne produit ni l'évidence ni la science, mais, je le répète, elle excède et dépasse toutes les connaissances et toutes les sciences, afin qu'on puisse bien juger d'elle dans la contemplation parfaite. Les autres sciences s'acquièrent avec la lumière de l'entendement, celle de la foi s'acquiert sans cette lumière; il faut même faire le sacrifice de cette lumière particulière pour ne point perdre celle de la foi. Isaïe a dit en effet: Si non credideritis, non intelligetis: « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Is. VI, 3) »

Il est donc clair que la foi est une nuit obscure pour l'âme, et c'est ainsi qu'elle l'éclaire, et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle lui donne sa lumière. C'est en l'aveuglant au point de vue naturel qu'elle lui donne sa lumière, selon la parole d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, c'est-à-dire, si vous n'êtes pas dans les ténèbres, vous ne comprendrez pas; cela veut dire: vous n'aurez pas la lumière ni la connaissance élevée et surnaturelle de la vérité.

C'est ainsi que nous voyons une figure de la foi dans cette nuée qui séparait les enfants d'Isarël des Égyptiens au moment d'entrer dans la mer Rouge et dont la sainte Écriture nous dit: « C'était une nuée ténébreuse, mais elle éclairait cependant la nuit (Ex. XIV, 20). » Phénomène admirable! Tout en étant ténébreuse, elle éclairait la nuit! Cela nous signifie la foi qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme (qui est elle-même nuit, puisque en présence de la foi elle est privée de sa lumière naturelle et aveuglée); mais la foi éclaire avec ses ténèbres les ténèbres de l'âme; il convenait que le maître qui est la foi fût en rapport avec le disciple qui est l'âme. Car l'homme qui est dans les ténèbres ne pouvait être convenablement éclairé que par d'autres ténèbres, comme nous l'enseigne le Psalmiste en ces termes: « Le jour annonce la parole au jour, et la nuit transmet la science à la nuit (Ps. XVIII, 3). » Pour parler plus clairement, cela veut dire que le jour c'est Dieu lui-même dans la bienheureuse patrie où il est comme un jour pour les anges et les saints, qui à leur tour deviennent jours aussi dans le reflet de la divine lumière. Il leur dit et communique la divine parole, qui est sont Fils, afin qu'ils le connaissent et en jouissent. La nuit, c'est la foi dans l'Église militante où il fait encore nuit. Elle communique la science à l'Église, et par suite à chaque âme qui est nuit elle aussi, puisqu'elle ne jouit pas de la vision béatifique de l'éternelle sagesse, et qu'en présence de la foi, elle est privée de sa lumière naturelle.

De là il faut déduire que la foi qui est une nuit obscure éclaire l'âme qui est dans l'obscurité, et c'est ainsi que se vérifie ce que David dit à ce propos: Et nox illuminatio mea in déliciis meis: « La nuit sera ma lumière au milieu de mes délices (Ps. CXXXVIII, 11) », ce qui équivaut à dire: Dans les délices de ma pure contemplation et de mon union avec Dieu, la nuit de la foi sera mon guide. Cela nous fait comprendre clairement que l'âme doit être dans les ténèbres (au point de vue naturel) pour avoir la lumière qui la guidera dans cette voie de l'union avec Dieu.

CHAPITRE III

CE CHAPITRE MONTRE D'UNE FAÇON GÉNÉRALE COMMENT L'ÂME, AUTANT QUE CELA DÉPEND D'ELLE, DOIT SE TENIR DANS LES TÉNÈBRES DE LA FOI POUR ÊTRE BIEN GUIDÉE JUSQU'À LA PLUS HAUTE CONTEMPLATION.

On commence à comprendre un peu, je crois, comment la foi est une nuit obscure pour l'âme, et comment l'âme doit être sous le rapport de sa lumière naturelle, dans l'obscurité, pour se laisser guider par la foi au terme élevé de l'union. Mais pour qu'elle sache se conduire alors, il convient d'expliquer maintenant un peu dans le détail cette obscurité de l'âme, et cet abîme de la foi où elle pénètre. Aussi ce chapitre sera-t-il consacré à en parler d'une façon générale et, ensuite, Dieu aidant, nous verrons quelle doit être sa conduite pour ne pas s'égarer, ni contrarier l'action d'un guide tel que la foi.

Je dis donc que, pour se laisser guider sûrement par la foi à cet état de contemplation, l'âme non seulement doit se tenir dans l'obscurité dans cette partie d'elle-même qui a rapport avec les créatures et le temporel, c'est-à-dire sa partie sensitive et inférieure, comme nous l'avons déjà dit, mais aussi dans cette partie qui a rapport à Dieu et aux choses spirituelles, c'est-à-dire sa partie raisonnable et supérieure dont nous nous occupons maintenant.

Pour arriver à la transformation surnaturelle, il est clair que l'âme doit être dans les ténèbres et se soustraire à tout ce qui concerne sa vie naturelle tant sensitive que raisonnable. Le mot surnaturel signifie ce qui est au-dessus de la nature; par conséquent ce qui est naturel est en bas. Mais, comme la transformation en Dieu ne dépend ni des sens ni de l'habileté humaine, l'âme doit se dépouiller complètement et volontairement de tout ce qu'elle peut contenir d'affection aux choses d'en haut ou d'en bas; elle le fera dans toute la mesure où cela dépend d'elle; et alors qui empêchera Dieu d'agir en toute liberté dans cette âme soumise, dépouillée, anéantie?

Le dépouillement devra être complet et s'étendre à tout ce qu'elle pourrait contenir. Voilà pourquoi, alors même qu'elle acquerrait peu à peu des faveurs surnaturelles, elle devrait toujours veiller à se considérer comme si elle en était dénuée, à se tenir dans les ténèbres comme l'aveugle, en s'appuyant sur la foi obscure, qui est sa lumière et son guide, et nullement sur ce qu'elle peut entendre, goûter, sentir ou imaginer, car tout cela n'est que ténèbres capables de l'égarer ou de la retarder; mais la foi est au-dessus de nos connaissances, de nos goûts, de nos sentiments et de nos imaginations. Si elle ne devient pas aveugle par rapport à ces choses, et cela d'une façon totale, elle n'arrivera jamais à ce bien surnaturel que nous enseigne la foi. Celui qui n'est pas complètement aveugle ne se laisse pas conduire  facilement par son guide. Pour peu qu'il y voie, il s'imagine qu'il vaut mieux prendre le premier chemin qui se présente parce qu'il n'en voit pas de meilleur: aussi il risque d'égarer son guide qui voit mieux que lui; car enfin il peut commander plus que son guide. Il en est de même de l'âme. Si elle s'appuie sur quelqu'une de ses connaissances ou quelqu'un de ses goûts et de ses sentiments pour Dieu, quelque excellents d'ailleurs qu'ils soient, ce sera toujours peu de chose et bien peu proportionné à ce qu'est Dieu; on se trompe facilement en suivant un tel chemin et l'on retarde la marche en avant, parce que l'âme ne se conforme pas aveuglément à la foi qui est son vrai guide. C'est là ce que saint Paul veut nous dire par ces termes: Credere enim oportet accendentum ad Deum quia est: « Celui qui veut s'approcher de Dieu doit croire qu'il est (Heb. XI, 6). » C'est comme s'il disait: Que celui qui aspire à s'unir à Dieu ne s'appuie pas sur ses connaissances, qu'il ne s'attache pas à ses goûts, ni à ses sentiments, ni à son imagination, mais qu'il croie que Dieu est, ce qui ne peut être saisi ni par l'entendement, ni par ses tendances, ni par l'imagination, ni par un sens quelconque, ni être connu ici-bas tel qu'il est, car tout ce qu'il peut y avoir de plus élevé sur cette terre dans nos sentiments, dans nos connaissances, dans nos attraits, est à une distance infinie de ce que Dieu est en lui-même, et de ce que sera pour nous la pure possession de Dieu. Isaïe et saint Paul ont dit: Neque oculus vidit, neque auris audivit, nec in cor hominis ascendit quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum: « Ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu son coeur ne l'a point goûté, et son intelligence ne saurait le concevoir (Le Saint ne cite littéralement que saint Paul. –  Isaïe, LXIV,4, dit: Oculus non vidit, Deus, absque te quae praeparasti expectantibus te. –  Saint Paul (I ad Cor., II, 9) dit comme nous le marquons dans le texte.) ». L'âme aura beau prétendre s'unir parfaitement ici-bas par la grâce à Celui à qui elle doit être unie dans la gloire du ciel; saint Paul nous dit ici: l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, son coeur de chair ne l'a point goûté. Il est donc clair que, pour arriver ici-bas à s'unir parfaitement à lui par la grâce et l'amour, l'âme doit être dans l'obscurité par rapport à tout ce que l'oeil peut voir, l'ouïe entendre, l'imagination représenter et le coeur percevoir. Elle se met donc dans un grand embarras, quand, pour arriver à cet état élevé d'union avec Dieu, elle s'attache à quelque pensée, à un goût ou imagination, à son jugement, à ses désirs, à sa manière d'agir ou à toute oeuvre ou chose personnelle, et qu'elle ne sait pas s'en délivrer et dépouiller complètement. Nous l'avons déjà dit: le terme où elle tend est au-dessus de tout cela et dépasse tout ce qu'elle pourrait connaître et goûter de plus sublime. Voilà pourquoi, passant par-dessus tout, elle doit s'appliquer à ne rien savoir. Aussi dans cette voie, quitter son chemin, c'est trouver le chemin véritable, ou mieux, passer au terme et laisser le moyen, c'est pénétrer dans le terme qui est sans mesure, je veux dire en Dieu lui-même. Car l'âme qui arrive à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui soient propres; elle ne s'y attache pas et ne peut s'y attacher. Je veux dire qu'elle ne s'attache plus à ses manières d'entendre, de goûter et de sentir, bien qu'elle les possède toutes; elle est comme celui qui, n'ayant rien, possède tout éminemment. Elle a le courage de franchir les limites naturelles de ses facultés intérieures et extérieures, aussi entre-t-elle pleinement dans le surnaturel qui n'a ni limite ni mesure, mais qui renferme tout en substance. Pour en arriver là, il faut sortir de l'état naturel, sortir de soi, s'éloigner de ce qui est bas pour arriver à ce qui dépasse toutes les hauteurs. Aussi, se transportant au-delà de tout ce qu'elle peut savoir ou comprendre spirituellement et naturellement, elle doit désirer ardemment parvenir à ce qu'elle ne peut connaître en cette vie ni goûter dans son coeur. Elle laisse derrière elle tout ce qu'elle goûte et ressent ou peut goûter et ressentir ici-bas dans sa partie spirituelle et sensitive, et brûle d'arriver à ce qui surpasse tout sentiment et toute joie. Si elle veut demeurer libre et dégagée de toute créature pour parvenir à un tel but, elle ne doit point s'éprendre des impressions qu'elle recevra dans sa partie spirituelle et sensitive, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous traiterons ce point en particulier; et elle n'en fera aucun cas.

Plus elle pense à ce qu'elle entend, à ce qu'elle goûte ou imagine, plus elle l'estime, que ce soit spirituel ou non; et plus par conséquent elle enlève de son estime pour le souverain Bien, plus aussi elle retarde sa marche vers lui. Au contraire, moins elle se préoccupe de tout ce qu'elle peut avoir, si précieux que ce soit, et plus elle s'approche du souverain Bien et lui réserve son estime; plus aussi par conséquent elle s'en rapproche.

Marchant ainsi dans la nuit, elle s'avance à grands pas vers l'union avec Dieu par la foi, qui, tout obscure qu'elle est, lui donne son admirable lumière. Il est évident que si elle voulait voir Dieu par ses forces naturelles, elle tomberait dans un aveuglement plus profond que celui qui ouvre les yeux pour contempler la splendeur du soleil.

Voilà pourquoi celui qui suit ce chemin ne verra la lumière qu'en aveuglant ses puissances, comme Notre-Seigneur nous l'enseigne dans l'Évangile en ces termes: In judicium ego in hunc mundum veni, ut qui non vident, videant, et qui vident, caeci fiant: « Je suis venu en ce monde afin que par un juste jugement ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jean, IX, 39). » Ces paroles doivent s'entendre à la lettre de ce chemin spirituel dont nous parlons. Il faut donc savoir que l'âme qui est dans les ténèbres, et s'aveugle par rapport à toutes ses lumières propres et naturelles, sera éclairée surnaturellement. Celle au contraire qui voudra s'appuyer sur quelque lumière personnelle se mettra dans les ténèbres toujours plus profondes et se retardera dans le chemin de l'union.

Pour procéder avec plus de clarté, il me semble nécessaire d'expliquer dans le chapitre suivant ce que nous entendons par cette union de l'âme avec Dieu dont nous nous entretenons. Ce point, une fois bien compris, donnera une lumière très vive sur les questions dont nous aurons à parler désormais; il me semble que c'est bien le moment de traiter cette question, et ce ne sera pas inutile, quoique nous devions interrompre le fil de notre discours, dès lors que nous donnerons par là plus de lumière à notre sujet lui-même. Ce chapitre sera donc comme une sorte de parenthèse. Et immédiatement après nous reviendrons à parler des trois puissances de l'âme considérées dans leurs rapports avec les trois vertus théologales, dans cette seconde nuit spirituelle.

CHAPITRE IV

OÙ L'ON EXPLIQUE PAR UNE COMPARAISON CE QUE C'EST QUE L'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU.

Ce qui précède nous a déjà donné quelque idée de ce qu'il faut entendre ici par l'union de l'âme avec Dieu, et nous aidera à comprendre mieux ce que nous devons dire. Mon  but, en ce moment, n'est pas d'en expliquer les diverses parties; je n'en finirai plus si j'entreprenais d'exposer quelle est l'union de l'entendement, ou de la volonté, ou de la mémoire, ou encore l'union transitoire ou permanente de ces puissances, ou quelle est la totale union, soit transitoire, soit permanente; je parlerai d'ailleurs, à chaque pas, tantôt de l'une, tantôt de l'autre. Mais, pour le moment cela importe peu pour faire comprendre ma pensée. Mieux vaudra l'exposer à l'endroit voulu, quand je traiterai le sujet et que nous présenterons un exemple vivant à l'appui de la théorie; on comprendra mieux alors et on saisira mieux les détails, et on pourra mieux en juger. Je ne veux, pour le moment, parler que de l'union totale et permanente, selon la substance de l'âme et ses puissances et quant à l'habitude obscure de l'union, parce que quant à l'acte nous le dirons ensuite avec l'aide de Dieu; nous verrons comment nous n'avons et nous ne pouvons avoir d'union permanente dans nos puissances sur cette terre, mais seulement une union transitoire.

Et d'abord pour comprendre quelle est cette union dont nous parlons, il faut savoir que Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde, qu'il y demeure, et qu'il l'assiste substantiellement. Cette sorte d'union existe toujours entre Dieu et toutes les créatures, puisqu'il leur conserve l'être qu'elles possèdent; et s'il ne leur était pas présent de cette manière-là, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister. Quand donc nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui existe en fait avec toutes les créatures, mais l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en lui par amour, qui n'existe pas toujours, mais seulement quand il y a ressemblance par amour; voilà pourquoi cette union s'appelle union de ressemblance. Celle-là s'appelle union substantielle, essentielle ou naturelle; celle-ci au contraire s'appelle surnaturelle; elle a lieu quand les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, sont d'accord entre elles et que l'une n'a rien qui répugne l'autre. Quand donc l'âme rejette complètement ce qui en elle répugne ou n'est pas conforme à la volonté de Dieu, elle est transformée en Dieu par amour.

Ce dépouillement doit s'entendre non seulement des actes qui répugnent à Dieu, mais encore des tendances habituelles; aussi l'âme doit-elle repousser non seulement les actes volontaires des imperfections, mais elle doit réduire à néant les tendances de toutes ses imperfections. Toutes les créatures, toutes leurs actions, leurs habiletés, ne peuvent atteindre Dieu ni s'élever jusqu'à lui; aussi l'âme doit-elle se dépouiller de tout créé, de ses actions et habiletés, c'est-à-dire de sa manière de juger, de goûter, de sentir; c'est dégagée de tout ce qui n'est pas semblable ou conforme à Dieu, qu'elle arrive à recevoir sa ressemblance avec Dieu; il n'y a plus rien en elle qui ne soit la volonté de Dieu, et elle est transformée en lui.

Sans doute, comme nous l'avons dit, Dieu est toujours présent dans l'âme pour lui donner et lui conserver son être naturel par la vertu de sa puissance, mais il ne lui communique pas toujours l'être surnaturel. Celui-ci ne se donne que par l'amour et la grâce, et toutes les âmes ne sont pas en état de grâce; celles qui y sont ne la possèdent pas au même degré: les unes ont moins d'amour, les autres en ont plus. Une âme est d'autant plus unie à Dieu qu'elle est plus élevée en amour, ou qu'elle conforme mieux sa volonté avec celle de Dieu. Celle dont la volonté est totalement conforme et semblable à celle de Dieu est aussi celle qui est totalement unie à Dieu et transformée surnaturellement en Lui.

D'où il suit, comme nous l'avons dit, que plus l'âme se tourne vers la créature ou ses qualités personnelles par attrait et par affection, moins elle a de disposition à l'union divine, parce qu'elle ne donne pas entièrement à Dieu le moyen de la transformer surnaturellement. L'âme n'a besoin que de se dépouiller de ces oppositions et dissemblances naturelles pour que Dieu, qui communique  déjà naturellement à elle par la nature, se communique à elle surnaturellement par la grâce. C'est là ce que saint Jean a voulu nous faire comprendre quand il a dit: Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt (Jean, I, 13). C'est comme s'il avait dit: il a donné le pouvoir de devenir ses enfants, c'est-à-dire de pouvoir être transformés en lui, seulement à ceux qui ne sont pas nés du sang, ni des dispositions naturelles et corporelles, ni de la volonté de la chair, c'est-à-dire de la liberté, ou de la capacité ou aptitude naturelle, ni surtout de la volonté de l'homme; et par là on entend toutes les manières humaines de juger et de comprendre d'après la raison seule; à aucun de ces derniers, il n'a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu parfaits, mais à ceux qui sont nés de Dieu, c'est-à-dire à ceux qui ont pris une nouvelle naissance dans la grâce, après être morts tout d'abord à tout ce qui constitue le vieil homme, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes jusqu'au surnaturel, en recevant de Dieu cette régénération et filiation qui surpasse tout ce que l'on peut concevoir. Aussi saint Jean dit ailleurs: Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritus Sancto, non potest introire in regnum Dei (Jean III, 5). Cela veut dire: Celui qui ne reçoit pas de l'Esprit-Saint une nouvelle naissance ne pourra pas voir le royaume de Dieu, qui est l'état de perfection. Recevoir parfaitement du Saint-Esprit une nouvelle naissance ici-bas, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection; c'est ainsi que peut s'accomplir la pure transformation de l'âme en Dieu; elle participe à la nature de Dieu par son union avec lui, bien que cette union ne soit pas essentielle.

Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité. Voici le rayon du soleil qui donne sur une vitre; or si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide; il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée des voiles qui la recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans soute la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation.

Ainsi en est-il de l'âme. Elle est toujours, au point de vue naturel, investie de la lumière divine de l'être infini. Cette lumière même demeure en elle, comme nous l'avons dit. Or si l'âme se met dans les dispositions voulues, c'est-à-dire si elle se purifie de toutes les taches ou souillures formées par les créatures, si par conséquent elle met sa volonté en accord parfait avec celle de Dieu, car l'amour que l'on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n'est pas lui, l'âme devient immédiatement toute illuminé et transformée en Dieu. Dieu lui communique si bien son être surnaturel qu'elle semble Dieu lui-même; selle possède ce que Dieu possède; l'union provenant de cette souveraine faveur est telle que toutes les choses de l'âme ne font qu'un avec les choses de Dieu, l'âme paraît être Dieu plutôt qu'âme; elle est Dieu par participation. Sans doute, elle conserve son être naturel, aussi distinct de Dieu qu'auparavant malgré sa transformation, comme la vitre est distincte du rayon tout en étant éclairée par lui.

De là il suit clairement que le moyen pour l'âme de parvenir à l'union divine, comme nous l'avons dit, ne consiste pas dans ses pensées, dans ses goûts, dans ses sentiments, ou son imagination qui cherche à se représenter Dieu d'après un mode naturel ou dans un procédé quelconque, mais il consiste dans la pureté et l'amour, c'est-à-dire dans le dépouillement et l'abnégation de tout en vue de Dieu seul. Mais comme il ne peut y avoir de transformation parfaite s'il n'y a pas une pureté parfaite, l'illumination et l'union de l'âme avec Dieu seront plus ou moins grandes et en rapport avec sa pureté. Or, cette union, je le répète, ne sera pas absolument parfaite, tant que l'âme ne sera pas complètement purifiée et limpide.

Voici une autre comparaison qui fera bien comprendre cette vérité. Représentez-vous un tableau achevé, renfermant une foule des détails les plus parfaits, et rehaussé des émaux les plus délicats et les plus fins; quelques-uns même sont tellement parfaits qu'on ne peut guère en apprécier la finesse et l'excellence. Or supposez quelqu'un qui a une vue peu claire et imparfaite, il n'y découvrira que peu de beautés et de perfections; celui qui l'aura meilleure, en découvrira davantage; et enfin celui dont la puissance sera plus excellente, les verra encore mieux; car dans ce tableau il y a tant à voir, que, malgré tout ce qu'on a pu y admirer de merveilleux, il y aura toujours beaucoup plus à contempler.

Ainsi, pouvons-nous le dire, en est-il des âmes lorsqu'elles sont éclairées par Dieu et transformées en lui.

Sans doute une âme arrive à l'union d'après le degré plus ou moins grand de ses aptitudes, et ce degré n'est pas le même pour toutes. Il dépend de la grâce que Dieu accorde à chacune; et il est semblable à celui des saints qui voient Dieu dans le ciel. Les uns le voient d'une manière plus parfaite que les autres; mais tous le voient; tous sont contents et heureux, parce que leur capacité dépend des mérites plus ou moins grands qu'ils ont acquis durant leur vie mortelle. Aussi, de même que nous rencontrons sur la terre certaines âmes qui jouissent d'une égale paix et tranquillité dans leur état de perfection et que chacune d'elles est satisfaite, cependant l'une d'elles peut être beaucoup plus élevée que les autres dans son union avec Dieu; mais toutes sont également satisfaites, parce que la capacité de chacune d'elles est remplie. Quant à l'âme qui n'arrive pas à une pureté conforme à la capacité que Dieu lui a donnée, elle ne parviendra jamais à la satisfaction véritable; elle n'a pas encore opéré dans ses puissances le dépouillement et le vide qui sont exigés pour la pure union avec Dieu.

CHAPITRE V

OÙ L'ON MONTRE COMMENT CE SONT LES TROIS VERTUS THÉOLOGALES QUI DOIVENT PERFECTIONNER LES TROIS PUISSANCES DE L'ÂME, ET COMMENT ELLES Y ÉTABLISSENT LE VIDE ET LES TÉNÈBRES.

Nous allons traiter maintenant du moyen d'introduire les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, dans la nuit obscure spirituelle qui mène à l'union divine. Mais il faut tout d'abord montrer, dans ce chapitre, comment les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, qui ont rapport aux trois facultés susdites comme étant leur propre objet surnaturel et par lesquelles l'âme s'unit à Dieu dans ses puissances, font, chacune dans la puissance qui lui correspond, le même vide et la même obscurité: la foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la volonté. Nous verrons ensuite comment l'entendement doit se perfectionner dans les ténèbres de la foi, la mémoire par le vide de l'espérance, et la volonté par la privation et le dénûment de toute affection pour s'unir à Dieu.

Cela fait, on verra clairement combien il est nécessaire à l'âme, pour qu'elle marche avec sécurité dans ce chemin spirituel, de passer par cette nuit obscure en s'appuyant sur ces trois vertus qui la dégagent de toutes les choses créées et la mettent dans la nuit à leur sujet. Nous l'avons déjà dit, l'âme ne s'unit pas à Dieu sur cette terre par ce qu'elle peut entendre, goûter, imaginer ou sentir de quelque manière que ce soit, mais seulement par la foi qui correspond à l'entendement, par l'espérance qui correspond à la mémoire, et par la charité qui correspond à la volonté. Ces trois vertus font, nous l'avons dit, le vide dans nos puissances: la foi fait le vide dans l'entendement pour l'obscurcir et l'empêcher de comprendre; l'espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n'est pas Dieu. La foi, nous le savons en effet, nous parle de choses que nous ne pouvons comprendre à l'aide de la raison et de la lumière naturelle. Aussi saint Paul a dit: Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (Heb. XI, 1). La foi est la substance des choses que nous espérons, et bien que l'entendement y adhère avec fermeté et certitude, elles ne sont pas dans le champ de celles qu'il découvre, parce que, s'il les découvrait, ce ne serait plus la foi. Car bien que la foi donne la certitude à l'entendement, elle ne lui rend pas l'objet manifeste, elle le laisse au contraire dans l'obscurité. Quant à l'espérance, il n'y a pas de doute qu'elle ne mette aussi la mémoire dans le vide et les ténèbres par rapport aux choses de la terre et du ciel; car l'espérance se porte toujours vers les objets qu'elle ne possède pas et si elle les possédait, ce ne serait plus l'espérance. Aussi saint Paul dit-il: Spes autem quae videtur, non est spes; nam quod videt quis, quid sperat? « L'espérance d'un bien qui se voit n'est plus l'espérance, car ce que l'on voit, ce que l'on possède, comment l'espère-t-on? (Rom. VIII, 24) » Cette vertu fait donc aussi le vide dans la mémoire, car elle a pour objet ce que l'on ne possède pas et non ce que l'on possède. La charité à son tour fait dans la volonté le vide par rapport à toutes les choses créées, puisqu'elle nous oblige à aimer Dieu au-dessus de tout. Cela n'a lieu qu'en arrachant notre affection à toutes les créatures pour la reporter complètement sur Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ nous dit dans saint Luc: Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus: « Celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède par la volonté, ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 33). » C'est ainsi que ces trois vertus théologales mettent l'âme dans l'obscurité et le vide par rapport à toutes les choses créées.

Il est bon de rappeler ici cette parabole que notre Rédempteur nous donne dans saint Luc, d'un ami qui devait aller au milieu de la nuit demander trois pains à son ami (Luc, XI, 5). Ces trois pains signifient les trois vertus théologales; or il nous dit que l'ami demanda les trois pains au milieu de la nuit: cela signifie que c'est par l'obscurité et par la nuit où elle mettra ses puissances que l'âme doit acquérir ces trois vertus et s'y perfectionner.

Au chapitre VIè d'Isaïe nous lisons que les deux séraphins que le prophète vit de chaque côté du trône de Dieu avaient chacun six ailes. Avec deux d'entre elles ils se couvraient les pieds, ce qui signifie l'aveuglement et l'abnégation où il faut mettre les affections de la volonté par rapport à tout le créé pour la porter vers Dieu; avec deux autres ailes, ils se couvraient le visage, pour signifier les ténèbres de l'entendement en présence de Dieu; et enfin avec les deux autres ils volaient, ce qui signifie le vol de l'espérance qui se dirige vers les biens qu'elle ne possède pas, et s'élève au-dessus de tout ce que l'on peut posséder ici-bas et là-haut en dehors de Dieu.

Les trois puissances de l'âme doivent donc tendre à ces trois vertus, et chacune d'elles à sa vertu respective; il faut les mettre dans le dénûment et l'obscurité par rapport à tout ce qui serait étranger à ces vertus.

Telle est la nuit spirituelle que nous avons appelée active parce que l'âme fait ce qui dépend d'elle pour y pénétrer. Aussi, de même que nous avons, en parlant de la nuit des sens, montré le moyen de dégager les puissances sensitives de leur attrait pour les objets sensibles, afin que l'âme sorte de ses limites naturelles et arrive à la vie de foi, de même, avec l'aide de Dieu, nous donnerons dans cette nuit spirituelle le moyen de dégager et de purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est pas Dieu et de les établir dans la nuit de ces trois vertus, qui, je le répète, sont le moyen et la disposition nécessaire pour l'union de l'âme avec Dieu. Par là elle sera dans une sécurité complète contre les artifices du démon, contre la puissance de l'amour-propre et ses ramifications si subtiles qu'elles jettent d'ordinaire dans l'illusion les âmes adonnées à la spiritualité et les retardent dans leur marche. Elles ne savent pas, en effet, se dépouiller de tout créé et se diriger d'après ces trois vertus. Aussi n'arrivent-elles jamais à acquérir la substance même du bien spirituel et sa pureté; elles ne marchent pas par un chemin aussi direct et aussi court qu'elles le pourraient.

Il faut observer que maintenant je m'adresse d'une manière spéciale à ceux qui ont commencé à entrer dans l'état de contemplation. Car pour ceux qui débutent, il faut traiter ce point un peu plus au long, comme nous le verrons lorsque nous nous occuperons de leurs dispositions.

    

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