LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE VI

OÙ L'ON MONTRE COMMENT EST ÉTROITE LA VOIE QUI MÈNE À LA VIE, ET QUELS DOIVENT ÊTRE LE DÉNÛMENT ET LE DÉTACHEMENT DE CEUX QUI ONT À LA SUIVRE. ON COMMENCE À PARLER DE LA NUIT DE L'ENTENDEMENT.

Pour traiter maintenant du dénûment et de la pureté des trois puissances de l'âme, il faudrait plus de science et plus de lumière que je n'en ai. Il s'agit, en effet, de bien faire comprendre aux personnes adonnées à la spiritualité combien est étroit ce chemin qui, au dire de Notre-Seigneur, mène à la vie; une fois bien persuadées de cette vérité, elles ne s'étonneraient plus du vide et du dénûment où nous devons laisser les puissances de l'âme durant cette nuit de l'esprit dont nous nous occupons. Voilà pourquoi il faut bien considérer les paroles de Notre-Seigneur qui sont rapportées dans saint Matthieu sur ce chemin et que nous allons appliquer à cette nuit obscure et à ce chemin élevé de la perfection. Voici ces paroles: Quam angusta porta et arcta via est, quae ducit ad vitam, et pauci sunt qui inveniunt eam! : « Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui mène à la vie! Et qu'il y en a peu qui la trouvent! (Mat. VII, 14) ». Il faut bien noter qu'à l'autorité de cette parole s'ajoute l'exclamation emphatique exprimée par la particule combien. C'est comme si Notre-Seigneur avait dit: En vérité elle est très étroite cette voie, et beaucoup plus même que vous ne pensez. Il faut remarquer en outre qu'il dit tout d'abord que la porte est étroite; il nous fait entendre par là que pour entrer par cette porte qui est le Christ, et le commencement du chemin, l'âme doit avant tout mortifier sa volonté et la dépouiller de toutes les choses sensuelles et temporelles, et aimer Dieu au-dessus de tout. Cette opération s'accomplit dans la nuit des sens dont nous avons parlé.

Il ajoute aussitôt: il est resserré le chemin, c'est-à-dire celui de la perfection, pour nous faire comprendre que celui qui marche par ce chemin de la perfection, non seulement doit entrer par la porte étroite en se séparant de tout ce qui est sensible, mais il faut en outre se mortifier, se détacher, se purifier dans la partie spirituelle. Ce qu'il dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à la partie sensitive de l'homme, et ce qu'il dit du chemin qui est resserré, nous pouvons l'entendre de la partie spirituelle ou raisonnable. Quand il ajoute qu'il y en a peu à trouver ce chemin, nous devons en remarquer la cause: c'est qu'il y en a bien peu qui sachent et veuillent entrer dans cet extrême dénûment et ce vide de l'esprit qui est nécessaire. Ce chemin de la haute Montagne de la perfection est escarpé, il est étroit; il ne veut que des voyageurs qui n'ont aucune charge dans la partie inférieure, et aucune gêne dans la partie supérieure. Puisque l'on n'a d'autre but que de rechercher Dieu et de le posséder, c'est vers Dieu seul que l'on doit tendre.

On le voit clairement, non seulement l'âme doit être débarrassée de toute affection vers les créatures, mais elle doit être dégagée et détachée de tout obstacle qui lui viendrait de sa partie spirituelle. Aussi Notre-Seigneur, pour nous enseigner ce chemin, nous expose dans saint Marc une doctrine admirable qui est d'autant moins mise en pratique par les personnes spirituelles qu'elle leur est plus nécessaire. Elle est, en effet, si nécessaire et convient si bien à notre sujet que je la rapporterai ici et en donnerai le sens vrai et spirituel. Voici cette doctrine: Si quis vult me sequi, deneget semetipsum; et tollat crucem suam et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam; qui autem perdiderit animam suam propter me... salvam faciet eam: « Si quelqu'un veut suivre mon chemin, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Parce que celui qui veut sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra par amour pour moi... la sauvera. (Marc VIII, 34-35) »

Oh! Que ne puis-je en ce moment faire comprendre, pratiquer et goûter ce que renferme cette doctrine si profonde de Notre-Seigneur! Il nous dit de nous renoncer, pour que les personnes adonnées à la spiritualité voient combien la conduite qu'il leur convient d'avoir dans ce chemin est différente de celle que beaucoup s'imaginent. Les uns se figurent qu'il leur suffit de garder une certaine solitude et d'opérer quelques réformes dans leur vie; d'autres se contentent de quelques exercices de vertus; ils persévèrent dans l'oraison, s'adonnent à la mortification; mais ils n'arrivent pas au dénûment, à  cette pauvreté, à cette abnégation, à cette pureté spirituelle – ce qui est tout un – que nous demande ici Notre-Seigneur. Car ils cherchent encore à entretenir leur nature dans les consolations et les sentiments spirituels, au lieu de se renoncer et de se dépouiller en tout par amour pour Dieu. Ils pensent qu'il suffit de la retirer des biens du monde, sans la jeter dans l'annihilation et la tenir à l'abri de toute propriété spirituelle.

Il résulte de là que si se présente l'occasion d'accomplir un acte de vertu solide et parfait, qui consiste dans le renoncement absolu à toute suavité au service de Dieu, dans la sécheresse, le dégoût, les travaux, en un mot tout ce qui constitue la croix purement spirituelle, le dénûment et la pauvreté d'esprit du Sauveur, ces personnes s'en détournent comme de la mort. Ce qu'elles cherchent uniquement, ce sont les douceurs au service de Dieu, ses communications suaves et pleines d'attraits; cela n'est pas le renoncement à soi-même, ni la nudité d'esprit, mais plutôt la gourmandise spirituelle.

Par là, elles se rendent ennemies de la croix du Christ; car l'âme vraiment spirituelle cherche en Dieu ce qu'il y a d'insipide plutôt que ce qu'il y a de savoureux pour sa nature; elle se porte vers la souffrance plutôt que vers les consolations, plutôt vers la privation de tout bien par amour pour Dieu, qu'à la possession d'un bien quelconque; vers les aridités et les afflictions, plutôt que vers les suaves communications. Elle sait que de la sorte elle suit le Christ et renonce à elle-même, tandis que si on agit différemment on se recherche peut-être soi-même en Dieu, ce qui est très contraire à l'amour: car se rechercher soi-même  en Dieu, c'est rechercher les joies et les délices de Dieu; au contraire, rechercher Dieu pour lui-même, ce n'est pas seulement vouloir manquer de tout par amour pour Dieu, mais c'est, par amour pour le Christ, choisir tout ce qu'il y a de plus insipide soit de la part de Dieu, soit de la part du monde, et c'est en cela que consiste le véritable amour de Dieu.

Oh! Qui pourrait faire comprendre jusqu'à quel degré Notre-Seigneur veut que ce renoncement parvienne! Il faut certainement qu'il soit comme une mort, un anéantissement volontaire par rapport à tout ce qui est du temps, de la nature et de l'esprit: et là est la source de tous les biens, comme Notre-Seigneur le déclare par ces paroles: Celui qui voudra sauver son âme, la perdra, c'est-à-dire celui qui voudra posséder ou rechercher quelque chose pour lui-même, le perdra. Mais celui qui perdra son âme par amour pour moi, la trouvera (Jean, XII, 25), c'est-à-dire celui qui par amour pour le Christ renonce à tout ce que sa volonté peut désirer ou goûter, et choisit de préférence ce qui se rapproche le plus de la Croix (ce que Notre-Seigneur appelle, dans saint Jean, haïr son âme), celui-là la trouvera.

Tel est l'enseignement que le Sauveur donné à ces deux disciples qui lui demandaient d'être assis à sa droite et à sa gauche: il ne leur donne aucun espoir de parvenir à la gloire qu'ils convoitent; il leur offre le calice qu'il doit boire lui-même comme un bien plus précieux et plus sûr ici-bas que toutes les jouissances (Mat. XX, 22). Ce calice c'est la mort à la nature que l'on dépouille et mortifie afin de pouvoir marcher par ce chemin étroit, en tout ce qui concerne la partie sensitive, comme nous l'avons dit, et en tout ce qui concerne l'esprit, comme nous le dirons maintenant, c'est-à-dire ses pensées, ses goûts, ses sentiments spirituels.

De la sorte, l'âme est dégagée sous les deux rapports, mais même sous le second rapport, le spirituel, elle ne trouve plus d'obstacle à suivre le chemin étroit car, ainsi que le dit le Sauveur, il n'y a plus que le renoncement avec la Croix qui est le bâton sur lequel elle s'appuie et avec lequel sa marche devient merveilleusement facile et aisée. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Mon joug est suave et mon fardeau léger (Mat. XI, 30) », c'est-à-dire ma Croix est douce à porter.

Si l'homme, en effet, se détermine à prendre ce joug et à porter cette Croix, s'il se décide résolument à vouloir trouver et supporter par amour pour Dieu toutes sortes de travaux, il trouvera en tous une facilité et une suavité merveilleuse pour suivre ce chemin, dès lors qu'il est dénué de tout et ne désire rien. Mais s'il prétend avoir la moindre propriété dans une chose qui ait rapport à Dieu ou à la créature, il n'est pas dans le dénûment et le renoncement absolu; dès lors il ne peut entrer dans le sentier étroit ni le gravir. Voilà pourquoi je voudrai convaincre les personnes adonnées à la spiritualité que ce chemin qui mène à Dieu ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni dans les méthodes, les exercices ou les goûts, bien que cela soit, d'une certaine manière, nécessaire aux commençants; mais dans une seule chose indispensable, celle de savoir se renoncer véritablement à l'intérieur et à l'extérieur, et de se dévouer à la souffrance par amour pour le Christ et à la mort complète de soi-même. En étant fidèle à cet exercice, on acquiert tous les autres biens. Si on le néglige, quand il est le fondement et la racine des vertus, et si l'on prend d'autres moyens, on ne s'attache qu'à ce qui est accessoire et l'on n'avance pas, alors même que l'on serait favorisé des plus hautes lumières et que l'on serait en communication avec les anges. On ne réalise de progrès qu'en imitant le Christ; il est la voie, la vérité, la vie; personne ne va au Père si ce n'est par lui, comme il le proclame lui-même. Il dit aussi ailleurs: « Je suis la porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé (Jean XIV, 6; X, 9) ». Voilà pourquoi je ne regarde pas comme bon l'esprit qui veut marcher par la voix douce et facile ou refuse d'imiter le Christ.

J'ai dit que le Christ est la voie et que cette voie est la mort à notre nature tant spirituelle que sensible. Je veux l'expliquer maintenant à l'exemple du Christ, qui est notre modèle et notre lumière.

Tout d'abord, il est certain qu'il mourut aux sens d'une manière morale pendant sa vie et d'une manière naturelle à la fin de sa vie. Comme il l'affirme, il n'a pas eu, dans le cours de sa vie, où reposer sa tête (Mat. VIII, 20). A sa mort ce fut de même; il est certain qu'alors il fut aussi abandonné et comme anéanti dans son âme. Son Père le laissa sans aucune consolation et sans nul secours; il l'abandonna à la sécheresse la plus profonde; voilà pourquoi il ne put s'empêcher de s'écrier à la Croix: Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? (Mat. XXVII, 46) » Ce fut l'abandon le plus grand et le plus sensible qu'il eût jamais éprouvé dans sa vie. Mais c'est alors aussi qu'il opérait la plus grande oeuvre de sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges qu'il avait jamais accomplis sur la terre et au ciel, je veux dire la réconciliation du genre humain et son union à Dieu par la grâce. Cette oeuvre s'accomplissait au temps et au moment où le Sauveur était le plus complètement anéanti. Il l'était, en effet, dans sa réputation vis-à-vis des hommes, qui, le voyant expirer sur le bois de la Croix, non seulement ne lui donnaient pas la moindre marque d'estime, mais l'accablaient de leurs moqueries; il l'était dans sa nature, puisque par elle il s'anéantissait dans la mort; il l'était vis-à-vis de son Père, qui, loin de lui accorder un secours, une consolation, le délaissa et l'obligea à payer intégralement la dette de l'homme pour le réconcilier à Dieu. Il resta ainsi comme détruit et réduit à néant. Voilà pourquoi David, parlant en son nom, a dit: Ad nihilum redactus sum et nescivi (Ps. LXXII, 22; « J'ai été réduit au néant, et je l'ignorais »).

L'homme spirituel doit comprendre par là le mystère de la porte et du chemin, c'est-à-dire du Christ par qui il faut passer pour s'unir à Dieu; il doit savoir que plus il s'anéantira par amour pour Dieu, dans ses deux parties sensitive et spirituelle, plus aussi il s'unira à Dieu et plus son oeuvre sera grande. Quand il arrivera à ce degré où il sera réduit à rien, et dans la suprême humiliation, son âme alors achèvera son union spirituelle avec Dieu. C'est là l'état le plus glorieux et le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie. L'union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur.

Je ne veux par parler plus longuement de ce sujet, malgré mon désir de le continuer, car je vois que Jésus-Christ est très peu connu de ceux qui se croient ses amis. On les voit, en effet, rechercher en lui les douceurs et les consolations et s'aimer beaucoup eux-même, au lieu de rechercher ses amertumes et ses anéantissements, ce qui serait la marque de l'amour qu'ils lui portent; je dis cela de ceux qui se croient ses amis. Quant à ceux qui vivent loin de lui et sont séparés de lui, à ces grands, à ces savants, à ces potentats, et aux autres qui vivent au milieu du monde, préoccupés de satisfaire leurs ambitions et leurs désirs de grandeurs, comment pourrions-nous dire qu'ils connaissent le Christ? Leur fin, si bonne qu'elle soit, sera remplie d'amertume. Il n'est pas question d'eux dans cet écrit; mais au jour du jugement il en sera parlé. Car c'est à eux tout d'abord qu'il convenait d'adresser cette parole de Dieu, puisque leur science et leur haute situation les mettaient en évidence.

Nous nous adresserons maintenant à l'homme spirituel, et en particulier à celui que Dieu a daigné élever à l'état de contemplation. Je l'ai déjà dit, c'est avec lui que je m'entretiens. Nous verrons comment il doit se diriger vers Dieu par la foi, en purifiant son entendement de tout ce qui lui serait contraire, et en se mortifiant pour passer par la porte étroite de la contemplation obscure.

CHAPITRE VII

CE CHAPITRE MONTRE D'UNE MANIÈRE GÉNÉRALE COMMENT NULLE CRÉATURE NI CONNAISSANCE INTELLECTUELLE NE PEUVENT ÊTRE UN MOYEN PROCHAIN À L'UNION AVEC DIEU.

La foi est le moyen propre et proportionné à l'union de l'âme avec Dieu. Avant d'en parler, il convient de prouver comment il n'y a rien dans les objets créés, ni dans nos pensées, qui puisse servir à l'entendement de moyen propre pour s'unir à Dieu, et comment tout ce à quoi l'entendement peut atteindre ne peut que lui créer des obstacles au lieu de l'aider, s'il veut s'y attacher. Dans le présent chapitre, nous prouverons cette vérité d'une façon générale, et ensuite nous parlerons dans le détail de toutes les connaissances que l'entendement peut acquérir par le moyen de ses sens intérieurs et extérieurs, ainsi que des dommages ou inconvénients qui peuvent en résulter s'il ne s'attache au moyen véritable, celui de la foi.

Il faut savoir, d'après une règle de philosophie, que tout moyen doit être proportionné à sa fin, c'est-à-dire doit avoir avec elle la convenance et les rapports qui suffisent à obtenir le but qu'on poursuit. Voici un exemple. Si quelqu'un veut aller à la ville, il doit nécessairement passer par le chemin qui y conduit, car ce chemin est le moyen qui le met en rapport avec la ville. Autre exemple. Vous voulez allumer du bois; mais il est nécessaire que la chaleur, qui est le moyen, dispose le bois par autant de degrés qu'il en faut pour le rendre peu à peu semblable au feu. Si l'on voulait allumer le bois par un autre moyen que celui qui lui est propre, par exemple avec l'air, l'eau, la terre, on n'y pourrait jamais réussir, comme on n'arriverait jamais à la ville si l'on ne prenait le chemin qui y conduit. De même, pour que l'entendement puisse s'unir à Dieu, autant qu'il le peut ici-bas, il doit nécessairement prendre le moyen propre à cette union, celui qui le rapproche le plus de Dieu par la ressemblance.

Or nous devons remarquer que, parmi toutes les créatures supérieures et inférieures, il n'y en a aucune qui soit un moyen prochain d'union à Dieu ou qui ait de la ressemblance avec son être. Sans doute, comme disent les théologiens, toutes les créatures ont un certain rapport avec Dieu et retracent plus ou moins quelques vestiges de son être, selon le degré de perfection de leur nature; mais entre Dieu et elles il n'y a aucun rapport, aucune ressemblance essentielle. Au contraire, la distance qu'il y a entre Dieu et elles est infinie; voilà pourquoi l'entendement ne peut pas s'unir parfaitement à Dieu par le moyen des créatures, tant du ciel que de la terre, parce qu'il n'y a pas une ressemblance suffisante. David, parlant des créatures célestes, a dit: « Seigneur, il n'y a personne de semblable à vous parmi les dieux (Ps. LXXXV, 8) »; entendant par dieux les saints anges et les âmes saintes. Il dit ailleurs: Deus, in sancto via tua; quis Deus magnus sicut Deus noster? « Ô Dieu, votre voie est une voie de sainteté; où y a-t-il un Dieu comme notre Dieu? (Ps. LXXVI, 14) » C'est comme s'il disait: La voie pour aller à vous, ô Dieu, est une voie sainte, c'est-à-dire une voie de pure foi. Car où trouver un Dieu aussi grand? C'est-à-dire où trouver un ange d'une nature aussi élevée? Ou un saint aussi rempli de gloire et aussi grand, qui soit une voie convenable et proportionnée pour aller à vous? Le même prophète, parlant en même temps des choses terrestres et célestes, a dit: « Très haut est le Seigneur, et il voit les choses d'en bas; c'est de loin qu'il connaît les choses élevées (Ps. CXXXVII, 6) ». Comme s'il disait: Étant très élevé dans son être, il voit que toutes les choses de la terre sont bien basses comparées à sa nature sublime; quant aux choses élevées, ou créatures célestes, il les voit et connaît comme étant très éloignées de lui. En définitive, toutes les créatures ne peuvent servir de moyen proportionné pour que l'entendement s'approche parfaitement de Dieu.

De même, tout ce que l'imagination peut produire et l'entendement concevoir ne saurait être un moyen prochain pour l'union avec Dieu. Nous mettant au point de vue naturel, l'entendement est incapable de concevoir autre chose que ce qui tombe sous les formes ou figures qui nous viennent par les sens du corps; or ces choses comme nous l'avons déjà dit, ne peuvent non plus servir de moyen pour l'union et, par suite, notre intelligence naturelle y est également impuissante. Si nous parlons de notre intelligence surnaturelle, autant qu'on peut l'avoir en cette vie, nous devons savoir que notre entendement, tant qu'il est dans la prison du corps, n'a ni disposition ni capacité pour recevoir la claire connaissance de Dieu, car cette connaissance n'est pas de la condition présente; il faut mourir ou en être privé. Aussi, quant Moïse demanda à Dieu cette claire connaissance, il lui fut répondu en ces termes qu'il ne pourrait l'avoir: « Aucun homme ne me verra et vivra (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi saint Jean dit: « Personne n'a jamais vu Dieu (Jean, I, 18). » Saint Paul et Isaïe disent: « L'oeil ne l'a point vu, l'oreille ne l'a point entendu, et le coeur de l'homme ne l'a point pressenti. (Act. VII, 32). » Tel est le motif pour lequel Moïse n'osait regarder le buisson ardent, où Dieu manifestait sa présence. Il savait que, malgré le profond sentiment de respect qui l'animait pour Dieu, son entendement était incapable de contempler Dieu comme il convenait.

Il est raconté d'Élie qu'étant au sommet de la montagne, il se couvrit le visage en présence de Dieu (III Rois, XIX, 13); cela signifie qu'il mettait son entendement dans les ténèbres, parce qu'il n'osait pas employer un moyen si bas pour contempler un objet si élevé. Il comprenait parfaitement que tout ce qu'il pouvait considérer ou comprendre était très éloigné et très différent de Dieu.

Il n'y a donc aucune connaissance ni conception surnaturelle qui puisse, dans notre condition mortelle, servir de moyen prochain pour cette haute union d'amour de l'âme avec Dieu. Tout ce que l'entendement peut connaître, tout ce que la volonté peut goûter, tout ce que l'imagination peut inventer, n'a, nous le répétons, de ressemblance ni de proportion avec Dieu. C'est ce que le prophète Isaïe nous donne admirablement à entendre quand il nous dit: « A quoi avez-vous pu comparer Dieu? Quelle image ferez-vous qui lui ressemble? Est-ce que par hasard celui qui travaille le fer pourrait vous en fabriquer une image? Ou celui qui travaille l'or vous en faire une statue en or, ou celui qui travaille l'argent vous le représenter avec des lames d'argent ? (Is. XL, 18-19) « Par l'ouvrier sur le fer, on désigne l'entendement dont l'office est de former les connaissances et de les dépouiller du fer des images représentatives et imaginatives. Par l'ouvrier sur l'or, on désigne la volonté dont le propre est de recevoir la figure et la forme des délices que lui cause son amour. Par l'ouvrier sur l'argent, qui, avons-nous dit, est incapable de représenter Dieu avec les lames d'argent, on entend la mémoire et l'imagination, dont on peut dire à bon droit que leurs connaissances et leurs fictions sont semblables à des lames d'argent. Tout cela revient à dire que ni l'entendement ne pourra avec ses connaissances comprendre quelque chose de semblable à Dieu, ni la volonté ne pourra goûter des délices et suavités comparables à celles de Dieu, ni la mémoire ne pourra mettre dans son imagination des connaissances et des images qui en approchent. Il est donc clair qu'aucune de ces connaissances ne saurait donner à l'entendement le moyen immédiat d'aller à Dieu. Pour approcher de Dieu, il doit plutôt faire abnégation de ses lumières que chercher à s'en servir, se mettre dans l'obscurité et les ténèbres qu'ouvrir les yeux afin d'arriver au rayon divin. Voilà pourquoi la contemplation, à l'aide de laquelle l'entendement reçoit la lumière divine, s'appelle théologie mystique, c'est-à-dire sagesse cachée de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement lui-même qui la reçoit. Saint Denys l'appelle rayon de ténèbres. Le prophète Baruch a dit d'elle: « Il n'est personne qui connaisse la route de la sagesse et qui puisse en découvrir les sentiers (Bar. III, 23). » Aussi l'entendement, pour s'unir à Dieu, doit se dépouiller de toutes les lumières qu'il peut acquérir par lui-même. Aristote nous dit que les yeux des chauves-souris en présence du soleil sont complètement aveuglés; or il en est de même de notre entendement: quand il se trouve en présence de cette très haute lumière divine, il est complètement aveuglé; il ajoute même que plus les choses de Dieu sont élevées et lumineuses en elle-mêmes, plus elles sont inconnues et obscures pour nous. C'est là aussi ce que l'Apôtre assure quand il dit: Ce qu'il y a de plus élevé en Dieu est ce qui est moins connu des hommes.

Nous n'en finirions plus sur ce sujet, si nous voulions rapporter toutes les autorités et toutes les raisons par lesquelles on prouve clairement qu'il n'y a aucune chose créée, ni aucune pensée humaine, qui puisse aider l'entendement à s'élever jusqu'à ce haut Seigneur. Il faut savoir, au contraire, que si l'entendement veut profiter de toutes les choses créées, ou de quelques-unes d'entre elles comme d'un moyen prochain à l'union divine, il y trouvera non seulement un obstacle pour gravir cette haute montagne, mais encore l'occasion de tomber dans une foule d'erreurs et d'illusions.

CHAPITRE VIII

COMMENT LA FOI EST POUR L'ENTENDEMENT LE MOYEN PROPRE ET PROPORTIONNÉ QUI CONDUIT L'ÂME À L'UNION DIVINE DE L'AMOUR.

D'après ce qui précède, l'entendement doit, pour se préparer à l'union divine, être dégagé et purifié de tout ce qui peut lui venir par les sens, dépouillé de tout ce qu'il pourrait connaître clairement, placé dans un calme profond, exempt de toute activité naturelle, en un mot établi dans la foi. Elle seule est le moyen prochain et proportionné pour l'union de l'âme à Dieu, car la ressemblance qu'il y a entre elle et Dieu est si grande qu'il n'y a pas d'autre différence qu'entre voir Dieu et croire en Dieu. Dieu est infini, elle nous le propose infini; Dieu est Trinité en personnes et Unité en nature, et c'est ainsi que la foi nous le propose. Dieu est ténèbres pour notre entendement. La foi est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l'âme dans cette divine lumière qui surpasse tout entendement. Aussi plus une âme a de foi, plus elle est unie à Dieu.

Telle est la vérité qu'exprimait saint Paul dans le texte déjà cité: « Celui qui veut s'unir à Dieu doit commencer par croire qu'il est (Heb. XI, 6) », c'est-à-dire par cheminer vers lui par la foi. L'entendement doit donc être dans les ténèbres et l'obscurité, pour se conduire uniquement par la foi, car c'est à la faveur de ces ténèbres qu'il s'unit à Dieu, et c'est dans l'obscurité de la foi que Dieu se trouve caché. David dit de même: « L'obscurité était sous ses pieds; il s'est élevé au-dessus des chérubins, et il a volé sur les ailes des vents. Il a pris les ténèbres pour sa retraite; autour de lui il a placé comme une tente l'eau ténébreuse des nuées du ciel (Ps. XVII, 10). » Or cette obscurité qu'il a placée sous ses pieds, ces ténèbres qu'il a choisies pour retraite, cette nuée ténébreuse qui l'entoure comme une tente, tout cela indique l'obscurité de la foi où il se trouve renfermé. Quand on dit qu'il s'élève au-dessus des chérubins et qu'il vole sur les ailes des vents, on donne à entendre qu'il plane au-dessus de tout entendement. Les chérubins, en effet, signifient les esprits qui voient et qui contemplent; les ailes des vents signifient les connaissances subtiles et élevées, ainsi que les conceptions des esprits. Comme l'Être divin les domine toutes, il n'est aucune créature qui par elle-même puisse l'atteindre.

Nous avons une figure de cette vérité dans la sainte Écriture. Quand Salomon eut achevé de bâtir le Temple Dieu y descendit dans une nuée et remplit le lieu saint d'une telle obscurité que les enfants d'Israël ne pouvaient rien voir. Salomon dit alors: « Le Seigneur a promis de demeurer dans la nuée (I Rois VIII, 12). » C'est également au milieu de la nuée où il se dérobait que Dieu apparut à Moïse sur la montagne. Toutes les fois que Dieu a fait des apparitions solennelles, il s'est montré dans la nuée, comme on le voit encore au livre de Job, qui nous raconte que Dieu lui parla au sein d'une nuée obscure (Job, XXXVIII, 1; XL, 1). Ces ténèbres signifient toutes l'obscurité de la foi sous laquelle s'enveloppe la Divinité pour se communiquer à l'âme. Cette obscurité cessera lorsque, comme dit saint Paul, sera achevé ce qui est imparfait, quand les ténèbres de la foi disparaîtront, et que viendra ce qui est parfait (I Cor. XIII, 10), c'est-à-dire la lumière de Dieu. Nous avons une image de cette vérité dans l'armée de Gédéon. Tous les soldats portaient des torches enflammées à la main, et ils ne les voyaient pas parce qu'ils les tenaient cachées dans des vases; mais dès que les vases furent brisés, la lumière apparut. Ainsi en est-il de la foi, dont ces vases sont la figure. Elle contient en elle-même la divine lumière, c'est-à-dire la vérité essentielle qui est Dieu; mais dès que le vase de la foi sera brisé au terme de cette vie mortelle, alors apparaîtra la lumière et la gloire de la Divinité qu'elle renferme en soi.

Il est donc clair que l'âme qui veut sur cette terre s'unir à Dieu et s'entretenir immédiatement avec lui doit nécessairement entrer dans ces ténèbres où Dieu avait promis à Salomon de demeurer; elle doit se tenir près de ce nuage ténébreux où il daigna révéler ses secrets à Job; elle doit porter dans ses mains les vases mystérieux de Gédéon. Cela signifie qu'il faut agir à la lumière obscure de la foi, dans l'union à Dieu par amour, et quand le vase de cette vie qui recouvre la lumière de la foi sera brisé, on verra Dieu face à face dans la gloire.

Il me reste maintenant à parler en détail des diverses connaissances et conceptions que l'entendement peut acquérir ainsi que des obstacles et des dommages qu'elles peuvent engendrer dans ce chemin de la foi. Nous dirons, en outre, comment l'âme doit se conduire alors pour que ces connaissances, qui viennent des sens ou de l'esprit, lui soient profitables et non nuisibles.

CHAPITRE IX

OÙ L'ON MARQUE QUELLE DISTICTION IL Y A ENTRE LES DIVERSES CONCEPTIONS ET CONNAISSANCES DE L'ENTENDEMENT.

Ayant à traiter en particulier du profit ou du dommage que les conceptions et connaissances de l'entendement peuvent causer à l'âme par rapport à la foi, qui est, comme nous l'avons dit, le moyen qui dispose à l'union divine, il est nécessaire d'établir ici quelle distinction il y a entre toutes ces connaissances naturelles et surnaturelles qu'il peut acquérir. Nous en traiterons ensuite avec ordre et séparément, de façon à diriger l'entendement au milieu de cette obscurité et de cette nuit de la foi. Cette distinction va se faire avec brièveté.

Il faut savoir qu'il y a deux voies par lesquelles l'entendement reçoit ses connaissances et ses conceptions: l'une est naturelle, et l'autre surnaturelle. La naturelle embrasse tout ce que l'entendement est capable de comprendre, soit par les sens du corps, soit par ses propres ressources. La surnaturelle contient tout ce qu'il comprend au-dessus de sa capacité et aptitude naturelle; et ces connaissances surnaturelles sont ou corporelles ou spirituelles. Les corporelles sont de deux sortes: les unes lui viennent par la voie des sens corporels extérieurs, les autres par la voie des sens corporels intérieurs, avec tout ce que l'imagination peut saisir, imaginer et inventer. Les spirituelles sont aussi de deux sortes: les unes sont distinctes et particulières, les autres, confuses, obscures et générales. Parmi les connaissances distinctes et particulières il y a quatre sortes de connaissances particulières qui se communiquent à l'esprit sans l'intermédiaire d'aucun sens corporel: ce sont les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. La connaissance obscure et générale n'a qu'une seule espèce c'est la contemplation obtenue par la foi, et c'est en elle que nous devons placer l'âme, en l'y acheminant par toutes les autres connaissances. Nous commencerons par lui parler des premières, et lui indiquerons comment elle doit s'en dégager.

CHAPITRE X

DE L'OBSTACLE ET DU DOMMAGE PROVENANT DES CONNAISSANCES QUE L'ENTENDEMENT REÇOIT SURNATURELLEMENT PAR LES SENS CORPORELS EXTÉRIEURS. DE LA CONDUITE DE L'ÂME À LEUR ÉGARD.

Les premières connaissances dont nous avons parlé dans le chapitre précédent sont celles que l'entendement acquiert par la voie naturelle. Nous en avons déjà parlé au Livre premier, où se trouve tracée la route à suivre dans la nuit des sens; nous n'en dirons rien ici, puisque les enseignements donnés alors sur ce point pour diriger l'âme sont suffisants.

Dans le présent chapitre, nous parlerons seulement des connaissances et conceptions qui viennent surnaturellement par la voie des sens corporels extérieurs: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tact. Les personnes adonnées à la spiritualité peuvent avoir dans tous leurs sens et ont souvent des représentations qui leur viennent d'une manière surnaturelle. Ainsi la vue perçoit des figures et des personnages de l'autre vie, des saints, et des anges bons ou mauvais, certaines  lumières ou splendeurs extraordinaires. L'ouïe perçoit des paroles extraordinaires prononcées par des personnages qu'on voit ou par d'autres qu'on ne voit pas. L'odorat perçoit parfois des parfums très suaves d'une façon sensible, sans qu'on en connaisse la provenance. Le goût perçoit les saveurs les plus exquises, et le tact éprouve tant de jouissance en certaines circonstances que le bonheur semble pénétrer jusqu'à la moelle des os  rajeunir le corps et le plonger au milieu des délices. Cette faveur ressemble à l'autre qu'on appelle l'onction de l'esprit, qui vient, en effet, de l'esprit et se répand dans tous les membres des âmes pures. Cette suavité des sens est très ordinaire chez les personnes adonnées à la spiritualité, car elle provient de l'affection et de la dévotion sensible de l'esprit, mais elle est plus ou moins grande dans chaque âme.

Or il faut savoir que si tous ces effets qui peuvent se produire dans les sens corporels ont Dieu pour auteur, on ne doit jamais les regarder avec sécurité et les accepter; il faut plutôt les fuir complètement, sans même chercher à examiner s'ils procèdent du bon ou du mauvais principe. D'ailleurs, plus ils sont extérieurs et corporels, moins il est certain qu'ils viennent de Dieu. Il est plus naturel que Dieu se communique  à l'esprit, et c'est ce qu'il fait ordinairement. Cette voie est plus sûre et plus avantageuse pour l'âme que celle des sens, où il y a ordinairement beaucoup de dangers et d'illusions. En effet, dans ces sortes de faveurs le sens corporel se fait juge et appréciateur des choses spirituelles, en s'imaginant qu'elles sont comme il les éprouve; et cependant il y a autant de différence entre les unes et les autres qu'entre le corps et l'âme, ou entre la sensualité et la raison. Le sens corporel est aussi ignorant des choses raisonnables, je veux dire spirituelles, que la bête de somme l'est des choses raisonnables; il l'est même davantage. Il se trompe donc beaucoup celui qui estime ces sortes de faveurs, et il se met dans un très grand danger de tomber dans l'illusion; du moins il mettra en lui un empêchement absolu à devenir vraiment spirituel. Toutes ces faveurs corporelles dont nous avons parlé n'ont aucun rapport avec les choses spirituelles; voilà pourquoi il faut toujours craindre qu'elles ne viennent du démon plutôt que de Dieu. Le démon, en effet, a plus de prise sur la partie qui est extérieure et corporelle, et il lui est plus facile de tromper sur ce point que dans la partie plus intérieure.

J'ajoute que plus ces formes et ces manifestations corporelles sont extérieures, et moins elles profitent à l'âme et à l'esprit, à cause de la distance et de la disproportion énorme qu'il y a entre ce qui est corporel et ce qui est spirituel. Lors même  qu'elles produiraient quelque bon effet spirituel, comme cela arrive toujours quand elles ont Dieu pour auteur, cet effet cependant est toujours bien moindre que si ces mêmes manifestations étaient plus spirituelles et intérieures. Aussi, elles engendrent plus aisément l'occasion de tomber dans l'erreur, la présomption et la vanité. Comme elles sont si palpables et si matérielles, elles émeuvent profondément les sens, et il semble à l'âme qu'elles sont d'autant plus précieuses qu'elles sont plus sensibles; elle les suit et abandonne le guide sûr de la foi: elle s'imagine que cette lumière est le guide et le moyen qui la fera parvenir au but désiré, à l'union divine; elle s'éloigne d'autant plus du moyen et de la lumière de la foi, qu'elle fait plus de cas de pareilles manifestations.

Il y a plus. Quand l'âme se voit l'objet de telles manifestations extraordinaires, elle en conçoit très souvent une certaine satisfaction d'elle-même et s'imagine être quelque chose devant Dieu. Or cela est contre l'humilité. Le démon, en outre, sait très bien lui suggérer une secrète satisfaction d'elle-même, mais qui parfois est très manifeste: voilà pourquoi il produit parfois ces effets dans les sens; il montre à l'oeil des figures de saints et des splendeurs merveilleuses; il fait entendre à l'ouïe des paroles très flatteuses; il fait sentir des parfums très suaves; il flatte le palais de douceurs exquises, et le tact de grandes délices. Son but par là est de tromper les âmes et de les entraîner dans une foule de maux.

Ainsi faut-il toujours repousser ces représentations et ces communications sensibles. Supposé que quelques-une viennent de Dieu, on ne lui fait pas injure en les repoussant et en ne les voulant pas, et on ne manque pas pour cela de recevoir l'effet et le fruit que Dieu se proposait de produire dans l'âme par leur moyen. La raison est la suivante. La vision corporelle, ou la communication extraordinaire, affecte un sens quelconque, ou même les sens intérieurs. Si ce phénomène vient de Dieu, il produit, à l'instant où il se manifeste et se sent, son premier effet dans l'esprit; l'âme n'a même pas le temps de délibérer pour le vouloir ou pour le rejeter. De même que Dieu produit ces phénomènes surnaturels sans que l'âme y ait apporté tant soit peu de concours ou d'aptitude, de même c'est sans aucune coopération de sa part qu'il produit l'effet qu'il a eu en vue par ce moyen. C'est une chose qui s'accomplit et se réalise passivement dans l'esprit; il ne s'agit pas de vouloir ou non, pour que la chose soit ou ne soit pas. De même que si on jetait du feu sur quelqu'un dont le corps est nu, il lui servirait de rien de ne pas vouloir être brûlé; le feu aura forcément son effet. Ainsi en est-il des visions et des représentations qui viennent de Dieu: elles produisent leur effet premièrement et principalement dans l'âme avant de les produire dans le corps, alors même que l'âme ne les voudrait pas. Ainsi encore les représentations qui viennent du démon, sans que l'âme y consente, produisent en elle le trouble et la sécheresse, la présomption et la vanité spirituelle, mais elles n'ont pas autant d'efficacité pour le mal que celles de Dieu pour le bien. Celles qui viennent du démon peuvent seulement susciter des premiers mouvements dans la volonté, mais non aller au-delà si elle résiste; l'inquiétude qu'elles apportent n'est pas de longue durée si par son peu de vigilance et de courage l'âme ne lui permet de durer davantage. Quant aux manifestations qui viennent de Dieu, elles pénètrent intimement l'âme, elles inclinent la volonté à aimer, elles produisent leur effet; et voudrait-elle y résister, qu'elle ne le pourrait, pas plus que la vitre ne peut s'opposer au rayon du soleil qui l'illumine. Voilà pourquoi l'âme ne doit jamais avoir la prétention de se complaire dans ces manifestations, alors même, je le répète, quelles viendraient de Dieu. Car si elle s'y complaît, il en résulte six inconvénients:

Tout d'abord, la perfection de la foi qui doit régir l'âme est amoindrie, et c'est déroger grandement à ses lois que d'adhérer aux manifestations extraordinaires qui se produisent dans les sens; comme nous l'avons dit, la foi est au-dessus de tous les sens. Voilà pourquoi l'âme qui ne ferme pas les yeux à tout ce qui lui vient par les sens s'éloigne du moyen qui la conduisait à l'union divine.

Secondement, ces communications sont un obstacle pour l'esprit si on ne les rejette pas, car l'âme s'y arrête et l'esprit ne prend pas son essor vers l'invisible. C'est là l'un des motifs pour lesquels Notre-Seigneur déclara à ses disciples qu'il leur convenait d'être privés de sa présence pour que le Saint-Esprit vînt en eux. C'est pour cette raison également qu'i ne permit pas à Madeleine de toucher ses pieds après sa résurrection; il voulait l'affermir davantage dans la foi.

Troisièmement, l'âme apporte peu à peu un sentiment de propriété à ces communications; elle ne marche pas dans la voie du renoncement et du dénûment spirituel.

Quatrièmement, l'âme perd insensiblement l'effet spirituel que ces communications causent dans son intérieur; elle s'attache à ce qu'elles ont de sensible, à ce qu'il y a de moins important, et par conséquent, elle ne reçoit pas aussi abondamment qu'elle le pourrait l'effet spirituel qui est le but de ces communications, car cet effet se produit et se conserve d'autant plus que l'on renonce davantage aux choses sensibles qui sont si éloignées de ce qui est purement spirituel.

Cinquièmement, elle perd peu à peu les faveurs de Dieu, parce qu'elle y apporte l'esprit de propriété et n'en profite pas comme il faut. Or les recevoir avec esprit de propriété et ne pas les mettre à profit, c'est vouloir s'en rendre maître, tandis que Dieu ne les accorde pas pour qu'on les recherche; et jamais on ne doit croire qu'elles sont de Dieu. (Au lieu de mettre: nunca, jamais, les anciennes éditions mettaient facilmente: on ne doit pas croire facilement qu'elles viennent de Dieu. – Il est certain que le mot facilmente donne à la phrase un sens qui semble plus conforme à la doctrine générale du Saint et même à ce qu'il nous dit à la fin de ce chapitre. Néanmoins le mot jamais peut très bien être entendu dans ce sens que l'âme par elle-même, par son jugement propre, ne doit jamais croire que ces faveurs sont de Dieu; ce qui ne l'empêchera pas d'en avoir la certitude morale après avoir consulté un directeur prudent et éclairé.)

Sixièmement. Quand l'âme recherche ces communications, elle ouvre la porte au démon, qui la trompera dans des communications semblables qu'il sait très bien simuler et travestir et faire paraître comme venant de Dieu. Car il peut, comme nous le dit l'Apôtre, se transfigurer en ange de lumière (II Cor. XI, 14).

Il convient donc à l'âme de les repousser les yeux fermés, sans examiner d'où elles proviennent. Sans cela elle se prêtera si bien à celles du démon et lui donnera à lui-même tant de prise que, loin de recevoir celles de Dieu, elle recevrait celles du démon, et celles-ci deviendraient si nombreuses que, celles de Dieu venant à cesser, tout ce qui se passerait alors ne serait que l'oeuvre du démon, sans que Dieu y fût pour rien. C'est ce qui est arrivé à beaucoup d'âmes imprudentes et ignorantes. Elles se comportaient avec tant de sécurité au milieu de ces manifestations, qu'il a été très difficile de ramener un grand nombre d'elles à chercher Dieu dans la pureté de la foi. Beaucoup d'entre elles n'ont même pu être ramenées dans la bonne voie, car les illusions du démon avaient produit en elles de profondes racines.

Il est donc sage de fermer la porte à toutes ces manifestations et de les rejeter toutes (Les éditions précédentes, au lieu du mot negar, mettaient le mot temer: les craindre toutes). Si elles sont mauvaise, on repousse, par le fait même, les pièges du démon; si elles sont bonnes, on écarte les obstacles à la foi, et ainsi on recueille le fruit qu'elles doivent produire. De même que Dieu enlève peu à peu les bonnes parce qu'on s'y complaît, qu'on y apporte un esprit de propriété et qu'on n'en profite pas comme il le faudrait, de même le démon insinue les siennes et les multiplie, parce que l'âme lui en donne l'occasion et la facilité. Quand l'âme les rejette et y est opposée, le démon, voyant qu'il ne peut plus lui nuire, cesse peu à peu son action. Dieu, au contraire, donne à l'âme humble et détachée de tout, des faveurs toujours plus nombreuses et plus élevées. Il la place et établit sur beaucoup de choses, comme le serviteur qui a été fidèle en de petites choses: Quia super pauca fuisti fidelis, super multa te constituam (Mat. XXV, 21).

Si l'âme est fidèle et détachée, le Seigneur ne s'arrêtera pas à de pareilles faveurs; il élèvera l'âme de degré en degré jusqu'à l'union divine, jusqu'à la transformation en lui. Il l'éprouve et l'élève peu à peu. Il lui donne tout d'abord des faveurs très extérieures et d'un ordre infime, sensible et conforme à son peu de perfection. Si elle se conduit comme elle le doit, si elle prend cette première nourriture avec sobriété, pour en retirer la force et la substance, il lui offrira un aliment plus abondant et plus exquis. Si elle remporte la victoire sur le démon dans ce premier état, elle passera au second; si elle remporte encore la victoire dans le second, elle montera au troisième, et, avançant toujours, elle franchira les sept demeures, qui sont les sept degrés de l'amour, jusqu'à ce que l'Époux l'introduise dans le cellier où se trouve le vin de la charité parfaite.

Heureuse l'âme qui saura combattre cette bête de l'Apocalypse aux sept têtes qui sont opposées aux sept degrés de l'amour, en faisant la guerre à chacun d'eux et en luttant contre l'âme dans chacune des sept demeures où elle s'exerce à acquérir chaque degré d'amour de Dieu! A coup sûr, si elle est fidèle à combattre dans chacun de ces degrés et remporte la victoire, elle méritera de passer de degré en degré, ou d'une demeure à une autre, jusqu'à la dernière, après avoir coupé à la bête les sept têtes avec lesquelles elle lui livrait les plus furieux combats. Saint Jean dit même qu'il lui a été permis de faire la guerre aux Saints (Apoc. XIII, 7), et de pouvoir les vaincre dans chacun des sept degrés d'amour, en y mettant toutes les armes et munitions nécessaires.

Il est donc très fâcheux de voir un grand nombre de personnes qui, après avoir commencé le combat de la vie spirituelle contre la bête, ne sont pas encore capables de lui trancher la première tête par le renoncement à toutes les choses sensuelles du monde. Il est très fâcheux encore de constater que quelques-uns, après avoir pratiqué ce renoncement et coupé à la bête la première tête, ne lui coupent pas la seconde, en renonçant aux visions sensibles dont nous nous occupons actuellement. Ce qui est plus triste encore, c'est que quelques-uns, après avoir réussi à couper à la bête non seulement la première et la seconde tête, mais même la troisième, en mortifiant leurs sens intérieurs, après avoir dépassé l'état de simple méditation et être parvenus plus loin encore, se laissent, au moment où ils allaient entrer dans la pureté de l'esprit, vaincre par la bête qui se relève de nouveau contre eux, recouvre toutes ses têtes jusqu'à la première et rend leur état pire qu'il n'était avant leur chute, car la bête prend alors avec elle sept autres esprits plus mauvais encore.

L'homme spirituel doit donc repousser toutes ces représentations et ces jouissances corporelles qui ont lieu dans les sens extérieurs, s'il veut trancher la première et la seconde tête de la bête; il entrera dans la première et la seconde demeure de l'amour par une foi vive; il ne se préoccupera et ne s'embarrassera pas de ce qui est accordé aux sens, car c'est là ce qui déroge le plus à la foi.

Il est donc clair que ces visions et représentations sensibles ne sauraient être  un moyen pour parvenir à l'union divine. Elles n'ont aucune proportion avec Dieu; et c'est là une des raisons pour lesquelles Notre-Seigneur Jésus-Christ ne voulait pas être touché par Madeleine et l'apôtre saint Thomas. Aussi le démon est-il très satisfait quand il rencontre une âme qui désire des révélations ou s'y porte. Il a alors une occasion facile de lui suggérer ses erreurs et de la détourner de la foi autant qu'il le pourra. Car, ainsi que je l'ai dit, cette âme qui désire les révélations se met dans une disposition très contraire à la foi et s'attire beaucoup de tentations et de dangers.

Si je me suis étendu quelque peu sur ces visions extérieures, c'est dans le but de donner quelque lumière sur les autres manifestations dont nous allons nous occuper maintenant. Il y aurait tant à dire sur ce point, que je n'en finirais plus. Et c'est vraiment en dire trop peu, à mon avis, que de se contenter seulement d'ajouter qu'il faut bien veiller à ne jamais admettre ces communications, si ce n'est dans quelques cas, fort rares d'ailleurs, après les avoir soumises à l'examen d'un homme qui se recommande par la doctrine, la piété et l'expérience. Or même dans ce cas, il ne faut jamais les désirer.

    

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