LIVRE DEUXIÈME

CHAPITRE XI

OÙ L'ON TRAITE DES VISIONS IMAGINAIRES ET NATURELLES. ON DIT CE QU'ELLES SONT ET L'ON PROUVE COMMENT ELLES NE PEUVENT ÊTRE UN MOYEN CONVENABLE POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE. ON MONTRE ENFIN LES DOMMAGES QU'IL Y A À NE PAS SAVOIR S'EN DÉGAGER À TEMPS.

Avant de parler des visions imaginaires qui ont coutume de se présenter surnaturellement aux ses intérieurs, qui sont l'imagination et la fantaisie, il convient, pour procéder avec ordre, de parler ici des perceptions naturelles de ce même sens intérieur corporel. Nous procéderons ainsi du moins au plus, de ce qui est plus extérieur à ce qui est plus intérieur, et nous arriverons ainsi jusqu'au recueillement intime où l'âme s'unit à Dieu.

Nous avons parlé du détachement de l'âme par rapport aux communications naturelles des objets extérieurs et par conséquent des forces naturelles de nos tendances: tel a été l'objet du premier livre, où nous avons traité de la Nuit des sens. Aussitôt après, nous avons commencé à parler en particulier du détachement de l'âme par rapport aux communications extérieures surnaturelles, qui se produisent dans les sens extérieurs, comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent; notre but dans ce second livre est d'introduire l'âme dans la nuit de l'esprit.

Or l'objet qui se présente à nous tout d'abord, c'est le sens intérieur corporel, c'est-à-dire l'imagination et la fantaisie. Nous devons également dépouiller ce sens de toutes les formes et conceptions imaginaires qu'il peut naturellement avoir; nous devons prouver, en outre, comment il est impossible à l'âme d'arriver à l'union divine tant qu'elle ne cessera pas d'agir d'après ces connaissances, car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et immédiat pour l'amener à l'union.

Il faut donc savoir que les sens dont nous nous occupons ici en particulier sont les deux sens corporels intérieurs, qu'on appelle l'imagination et la fantaisie. Ils sont ordonnés l'un à l'autre et se prêtent un mutuel concours.

L'un produit une sorte de raisonnement imparfait, l'autre forme l'image conforme à l'objet représenté. Mais pour le but que nous nous proposons, parler de l'un c'est parler de l'autre. Aussi, quand nous ne les nommerons pas en particulier, il est convenu que ce que nous dirons de l'un s'entend aussi de l'autre, et que nous parlons indifféremment des deux.

Cela posé, nous disons que tout ce que les sens peuvent recevoir ou fabriquer s'appelle imagination ou fantaisie; ce sont des formes qui, sous l'image ou la figure d'un corps, se représentent aux sens. Ces formes peuvent être de deux sortes. Les unes sont surnaturelles; elles n'ont pas besoin du concours des sens pour être représentées et sont représentées en eux passivement; nous les appelons visions imaginaires qui viennent par la voie surnaturelle, nous en parlerons plus tard. Les autres sont naturelles; ce sont celles que les sens peuvent produire à l'aide de leur activité personnelle par des formes, figures ou images. C'est à ces deux puissances que se réfère la méditation, qui est un acte discursif aidé par les images, formes et figures qui sont fabriquées et formées dans les sens. Il en est ainsi quand nous nous représentons Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié, attaché à la colonne ou souffrant dans une autre scène de sa Passion, quand nous considérons Dieu assis sur son trône et environné d'une grande majesté, ou encore quand nous nous imaginons la gloire du ciel comme une lumière incomparable, ou quoi que ce soit d'humain ou de divin.

Or l'âme doit rejeter toutes ces imaginations ou représentations et demeurer dans l'obscurité par rapport à ce sens intérieur si elle veut parvenir à l'union divine. Elle n'ont en effet aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu, et n'ont pas plus de puissance que les représentations corporelles qui proviennent des cinq sens extérieurs. La raison, la voici: l'imagination ne peut rien produire ou représenter en dehors de ce que les sens extérieurs, par exemple la vue, l'ouïe..., ont expérimenté. Tout au plus peut-elle former une ressemblance des choses vues, entendues ou senties, et encore cette ressemblance ne s'élève pas à une entité plus grande et plus importante que celle reçue par les sens. On a beau, en effet, imaginer des palais de diamants ou des montagnes d'or, parce que l'on aura vu de l'or et des diamants, tout cela est en réalité inférieur à l'essence d'un peu d'or et de diamant, malgré la quantité et la splendeur de la chose imaginée. Et comme toutes les choses créées, ainsi que nous l'avons dit, ne peuvent avoir la moindre proportion avec l'être de Dieu, il s'ensuit que toutes les images qu'on en formera ne peuvent servir de moyen proche à l'union divine; nous le répétons, elles seraient plutôt un obstacle. Ceux donc qui se représentent Dieu sous quelqu'une de ces images, ou celle d'un feu dévorant, d'une lumière éclatante ou de quelque autre forme, et qui croient par là acquérir quelque ressemblance avec lui, s'en éloignent au contraire beaucoup. Sans doute les commençants ont besoin de ces considérations, de ces représentations, et de ces sortes de méditations pour enflammer peu à peu leur amour et donner à l'âme un aliment par le moyen des sens, comme nous le dirons dans la suite. Elles leur servent donc comme d'un moyen éloigné de s'unir à Dieu; c'est par là que passent d'ordinaire les âmes pour arriver au terme et à la demeure du repos spirituel. Mais elles doivent se contenter d'y passer et veiller à ne pas s'y fixer, parce qu'alors elles n'arriveraient jamais au terme qui n'a aucun rapport avec ces moyens éloignés et n'a rien à voir avec eux. Ces moyens sont comme les degrés de l'escalier: ils n'ont rien qui ressemble au terme, à la demeure qui est au sommet; ils ne sont que des moyens pour y monter; si celui qui monte ne les laisse pas derrière lui, les uns après les autres jusqu'au dernier, il n'arrivera pas, il ne parviendra pas à cette demeure où il n'y a plus à monter et où tout est paisible. De même, l'âme qui, dès cette vie veut parvenir à l'union avec Celui qui est notre repos souverain et notre Bien suprême, doit passer par tous les degrés des considérations, des représentations et des connaissances, et s'en défaire, car elles n'ont aucune ressemblance ou proportion avec le terme avec lequel elles conduisent, c'est-à-dire avec Dieu. Aussi saint Paul dit-il dans les Actes des Apôtres « Non debemus aestimare auro, aut argento, aut lapidi sculputurae artis, et cogitationis hominis, Divinum esse similie: Nous ne devons pas penser que l'Être divin est semblable à l'or, à l'argent ou à la pierre précieuse bien travaillée, ou à l'imagination de l'homme (Act. XVII, 2). » Voilà pourquoi beaucoup de personnes qui sont adonnées à la spiritualité se trompent étrangement. Elles se sont exercées à s'approcher de Dieu par le moyen des images, des représentations et des méditations, comme il convient à des commençants; or Dieu veut les appeler à des biens plus élevés qui sont intérieurs et invisibles; dans ce but, il les prive du goût et de la saveur qu'elles trouvaient dans la méditation discursive; et elles n'en finissent plus; elles n'ont ni courage ni savoir-faire pour se dégager de ces manières grossières et palpables auxquelles elles sont habituées; elles travaillent même à les conserver; elles veulent comme précédemment se servir encore des considérations et de la méditation, et s'imaginent qu'il en doit être toujours ainsi. Cette méthode leur donne beaucoup de peine, mais leur procure très peu de suavité et même ne leur en procure aucune; par là, au contraire, elles augmentent d'autant plus la sécheresse, la fatigue et l'inquiétude, qu'elles recherchent davantage la suavité première qu'il n'y a plus espoir de recouvrer. Comme nous l'avons dit, l'âme ne goûte plus cette nourriture si sensible; il lui en faut une autre plus délicate, plus intérieure, moins sensible, qui ne consiste plus dans le travail de l'imagination mais dans le repos et la quiétude, et cette nourriture est plus spirituelle. Plus l'âme, en effet, se spiritualise, plus elle diminue les actes particuliers de ses puissances. Elle se concentre dans un seul acte général et pur, et alors ses puissances abandonnent la voie qui l'avait amenée à cet état. C'est ainsi que cessent de marcher et s'arrêtent les pieds à la fin de la course; car si le voyageur devait toujours marcher, il n'arriverait jamais. Si tout n'était que moyen, où et quand jouirait-on de la fin et du terme?

C'est donc une chose digne de pitié d'en voir un grand nombre qui, voulant le repos et le calme de la quiétude intérieure pour y goûter la paix et s'y nourrir de Dieu, troublent leur âme, la ramènent dehors à ce qui est plus extérieur, l'obligent à recommencer sans motif le chemin déjà parcouru, quittent ce but, ce terme où elle se reposait déjà, et reprennent le chemin des considérations qui l'y avaient amenée. Ce n'est pas sans dégoût et sans répugnance qu'elle s'y résigne. Elle préférerait rester dans cette paix inexprimable comme dans son centre; et elle gémit comme cet homme qui, à force de travail, est parvenu au lieu de son repos et qu'on oblige à reprendre le travail. Malheureusement ces personnes ne comprennent pas le mystère de cette nouveauté; elles s'imaginent qu'elles sont dans l'oisiveté et qu'elles ne font rien; elles ne consentent pas à laisser leur âme tranquille, elles s'efforcent de la conduire toujours dans la voie des considérations et de la méditation discursive. Elles ne font que tomber dans une sécheresse plus grande, et c'est en vain qu'elles s'efforcent de trouver de la suavité dans un aliment qui n'en a plus pour elles. On peut bien leur appliquer le proverbe: Plus il gèle, plus l'on souffre du froid. Plus elles persévèrent dans cette conduite, et plus leur état empire, parce qu'elles sortent leur âme de la paix de l'esprit; elles laissent le plus pour le moins; elles recommencent le chemin déjà parcouru et veulent refaire ce qui était déjà fait.

A ces personnes il faut dire qu'elles apprennent à garder la quiétude de l'esprit dans une considération et contemplation pleine d'amour pour Dieu, et à ne se préoccuper ni de leur imagination ni de ce qu'elle fait. C'est ici, nous le répétons, que les puissances de l'âme sont dans le repos; elles n'agissent pas; si parfois elles montrent quelque activité, ce n'est pas avec effort, ni à l'aide de discours préparés, mais avec la suavité de l'amour et sous l'impulsion de Dieu plutôt que de leur propre habileté, comme nous le verrons plus loin.

Pour le moment, ce que nous avons dit suffit pour montrer comment il convient et comment il est nécessaire à ceux qui veulent progresser, de savoir se détacher à temps de toutes ces méthodes, sortes d'oraison ou représentations imaginaires, et lorsque le demande et le requiert le progrès de l'état où ils se trouvent. Afin que l'on comprenne l'époque, le moment opportun, nous donnerons quelques signes; l'homme adonné à la spiritualité qui les découvrira en soi comprendra que le moment et l'heure ont sonné où il peut librement se servir du moyen indiqué et cesser de marcher par la voie du raisonnement et du travail de l'imagination. (Les anciennes éditions commençaient ici le chapitre XIII. Le P. Silverio fait de même).

Pour que cette doctrine ne reste pas confuse, il convient de montrer à quel temps, à quelle époque, l'homme, adonné à la spiritualité, doit abandonner l'oraison discursive qu'il fait au moyen des représentations, images, formes et figures dont nous avons parlé; car il ne doit les abandonner ni plus tôt, ni plus tard que ne le demandent les dispositions de son âme. S'il convient de les quitter à temps pour qu'elles n'empêchent pas l'âme d'aller à Dieu, il est également nécessaire de ne pas abandonner avant le temps la méditation imaginaire, sous peine de retourner en arrière. Sans doute, les opérations de ces puissances ne sont pas un moyen proche d'union à Dieu pour ceux qui sont déjà avancés, elles servent cependant aux commençants de moyens éloignés pour disposer et préparer leur esprit par les sens aux choses spirituelles; elles servent également à écarter en passant toutes les autres formes ou images grossières, matérielles, mondaines, naturelles.

Nous donnerons donc ici quelques signes ou marques que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour juger s'il convient ou non de laisser ces formes à un moment donné.

Les signes que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour abandonner la méditation discursive sont au nombre de trois.

Premier signe. L'âme découvre qu'il lui est désormais impossible de méditer et de se servir de l'imagination; elle n'y puise aucun goût comme précédemment. Elle trouve, au contraire, de la sécheresse dans ce qui auparavant captivait habituellement ses sens et lui procurait de la suavité. Mais tant qu'elle y trouvera du goût et qu'elle pourra se servir de la méditation discursive, elle ne doit pas s'en éloigner, et elle y restera jusqu'à ce que son âme soit placée dans la paix et la quiétude dont nous parlerons quand il sera question du troisième signe.

Second signe. L'âme n'éprouve aucune envie d'appliquer son imagination et ses sens à d'autres objets particuliers, soit extérieurs, soit intérieurs. Je ne dis pas qu'elle doive constater alors que son imagination ne va plus ici ou là, car cette faculté a coutume d'être vagabonde, même quand l'âme jouit d'un profond recueillement; mais je dis qu'il s'agit du moment où l'âme n'a plus envie d'appliquer à dessein son imagination sur ces objets.

Troisième signe. Ce troisième signe est le plus certain. L'âme se plaît à se trouver seule avec Dieu, à le regarder avec amour sans s'occuper d'aucune considération particulière; elle jouit de la paix intérieure, du calme, et du repos; elle ne produit aucun acte des puissances ni de la mémoire, ni de l'intelligence, ni de la volonté; je parle d'actes au moins raisonnés qui passent d'une idée à une autre; elle a seulement cette connaissance ou attention générale et amoureuse dont nous avons parlé, mais sans avoir l'intelligence particulière d'un autre objet.

L'âme adonnée à la spiritualité doit reconnaître en elle au moins ces trois signes réunis pour se décider en toute sécurité à abandonner l'état de méditation discursive et sensitive et entrer dans celui de contemplation et de pur esprit. Il ne lui suffit pas d'avoir le premier seul, sans le second. Car il pourrait se faire que l'impuissance de se représenter et de méditer les choses de Dieu comme précédemment vînt de ses distractions ou de son peu de recueillement. Il faut donc qu'elle découvre en elle le second signe, c'est-à-dire qu'elle n'éprouve aucune envie, aucun désir de s'occuper d'autres choses étrangères: quand, en effet, l'impuissance de fixer l'imagination et les sens dans les choses de Dieu procède de la distraction ou de la tiédeur, l'âme éprouve aussitôt le désir et l'envie de s'occuper d'autres choses différentes, et trouve des prétextes pour abandonner l'oraison.

Il ne suffit pas, non plus, de découvrir en soi le premier et le second signe, il faut avoir simultanément le troisième. Si, en effet, l'âme constate qu'elle ne peut discourir sur les choses de Dieu ni y penser et que, de plus, elle n'a pas envie de s'occuper de choses différentes, cet état pourrait procéder de la mélancolie ou de quelque autre humeur provenant de la tête ou du coeur; cette humeur, en effet, cause ordinairement dans nos sens une sorte d'enivrement ou suspension des facultés, de telle sorte que l'on ne pense à rien; on ne songe qu'à goûter les charmes de cet assoupissement. Pour se prémunir de pareille illusion, l'âme doit constater qu'elle possède le troisième signe, qui consiste dans la connaissance et l'attention amoureuse de Dieu qui, comme nous l'avons dit, lui communiquent la paix.

Il est vrai que, dans les commencements de cet état, on ne s'aperçoit presque pas de cette connaissance amoureuse, et cela pour deux raisons: la première, parce que, dans les débuts, cette connaissance amoureuse est ordinairement très subtile et délicate et presque insensible; la seconde, parce que l'âme, ayant été habituée à l'autre exercice, celui de la méditation qui est totalement sensible, ne comprend pas ou presque pas cette connaissance insensible, nouvelle pour elle et purement spirituelle. Cela lui arrive surtout lorsque, par suite de cette ignorance, elle ne garde pas le repos et s'efforce de continuer son premier état qui était plus sensible; aussi, bien qu'elle se trouve dans une paix intérieure pleine d'amour, plus abondante, elle n'arrive pas à s'en rendre compte et à en jouir. Toutefois, plus elle s'habituera à se tenir dans le calme, plus aussi elle le sentira et plus elle goûtera cette connaissance générale et amoureuse de Dieu; elle s'y plaira plus que dans toutes les choses créées, parce qu'elle y trouvera la paix et le repos, la saveur et les délices, sans qu'il lui en coûte de fatigue.

Pour donner plus de clarté à cette pensée, nous en exposerons au chapitre suivant les causes ou les motifs, et nous verrons ainsi que les trois signes dont nous avons parlé sont nécessaires pour passer à l'état de contemplation surnaturelle.

CHAPITRE XII

ON PROUVE LA CONVENANCE DES SIGNES DONT IL A ÉTÉ QUESTION, ET ON MONTRE LA NÉCESSITÉ POUR L'ÂME DE LES CONSTATER EN ELLE-MÊME POUR MONTER PLUS HAUT.

Il faut savoir, au sujet du premier signe dont nous avons parlé, que l'âme adonnée à la spiritualité qui doit entrer dans la voie de l'esprit, c'est-à-dire la contemplation, doit abandonner la voie imaginaire ou de méditation sensible, lorsqu'elle n'y trouve plus aucun goût et qu'elle est dans l'impossibilité de discourir. Il y a à cela deux raisons, qui n'en forment pour ainsi dire qu'une seule. La première, c'est que l'âme a déjà reçu d'une certaine manière tout le bien spirituel qu'elle devait trouver dans les choses de Dieu par la voie de la méditation et du raisonnement. La marque consiste en ce qu'elle ne peut plus comme précédemment ni méditer, ni faire de raisonnement, ni y trouver du goût ou de la suavité; car elle n'était pas encore arrivée jusqu'alors à l'esprit qu'il y avait là pour elle. D'ordinaire, en effet, chaque fois que l'âme reçoit quelque nouveau bien spirituel, elle le goûte au moins spirituellement et dans le moyen qui le lui communique et lui est utile; sans cela, ce serait une merveille qu'il lui fût de quelque utilité. Elle ne trouve pas dans sa cause cet attrait et cette saveur qu'elle éprouve lorsqu'elle le reçoit. Et alors se vérifie l'axiome des philosophes: Quod sapit, nutrit: ce qui a de la saveur fortifie et donne de l'embonpoint. Aussi Job a-t-il dit: Numquid... poterit comedi insulsum, quod non est sale conditum? « Est-ce que l'on peut manger ce qui est fade et nullement assaisonné de sel? (Job, VI, 6) ».

Telle est la cause pour laquelle l'âme ne peut plus méditer ni discourir comme précédemment: le peu de goût que l'esprit y trouve et le peu de fruit qu'il en tire.

Le second motif vient de ce que l'âme possède déjà l'esprit de la méditation substantiellement et habituellement. Il faut savoir que la fin de la méditation et du discours dans les choses de Dieu est d'arriver à quelque connaissance et amour de Dieu; or chaque fois que l'âme produit ce fruit par la méditation, elle accomplit un acte, et de même que, dans tous les genres la multiplicité des actes finit par engendrer dans l'âme l'habitude, de même les actes multipliés de ces connaissances pleines d'amour de Dieu que l'âme a produits arrivent à en former l'habitude. Dieu a coutume, de son côté, de produire ce résultat en beaucoup d'âmes, sans l'intermédiaire de ces actes, ou du moins d'un grand nombre d'entre eux; il les met tout de suite dans la contemplation et dans l'amour.

Ainsi ce que précédemment l'âme obtenait parfois à l'aide de la méditation sur des connaissances particulières est, comme nous l'avons dit, devenu par l'usage une habitude et s'est changé en une connaissance amoureuse de Dieu qui est générale, sans rien de distinct ni de particulier comme avant. Aussi, dès que l'âme se met en oraison, elle ressemble à celui qui a l'eau à sa portée; il se désaltère avec plaisir sans qu'il lui en coûte le moindre travail et qu'il soit nécessaire d'amener l'eau spirituelle par les moyens précédents, c'est-à-dire les raisonnements, les représentations et les images. Dès qu'elle se met en présence de Dieu, elle possède la connaissance de Dieu confuse, amoureuse, pleine de paix et de calme, et boit les eaux de la sagesse, de l'amour et de la suavité. Voilà pourquoi elle éprouve beaucoup de peine et de répugnance lorsqu'on veut que, dans cet état de paix, elle s'applique à la méditation et aux connaissances particulières. Il lui arrive comme à l'enfant que l'on force à abandonner le sein où il prend le lait qui y est déjà amené, pour l'obliger à l'y attirer par la pression et le mouvement des mains. Il ressemble encore à celui qui, goûtant d'un fruit après en avoir ôté l'écorce, se voit obligé de le laisser pour recommencer à lui enlever la même écorce, qui n'existe plus; et ainsi il ne pourrait plus savourer le fruit qu'il avait en main. Ne serait-il pas semblable à celui qui abandonne la proie qu'il possède, pour courir après celle qu'il ne possède pas?

Telle est la conduite d'un grand nombre d'âmes qui commencent à entrer dans cet état. Elles s'imaginent que toute leur occupation doit consister à raisonner et à se représenter quelques particularités des choses de Dieu par des figures et des images, quand c'est là l'écorce de la vie spirituelle. Elles n'y trouvent point cette quiétude pleine d'amour substantielle à laquelle elles aspirent; elles ne comprennent rien à ce qui se passe; elles se croient perdues et se figurent perdre le temps; et alors elles recherchent de nouveau l'écorce de la vie spirituelle, c'est-à-dire les raisonnements; mais elles ne la trouvent plus, parce que cette écorce a disparu; et ainsi elles ne jouissent point du fruit en lui-même de la contemplation, ni même de son écorce qui est la méditation. Alors elles se troublent à la pensée qu'elles vont à reculons et qu'elles se perdent. Et, en vérité, elles se perdent, mais ce n'est pas de la manière qu'elles pensent. Elles se perdent en effet, par rapport à leurs propres sens et à leur première manière de sentir et de comprendre les choses; car par là elles gagnent le fruit spirituel qu'on est en train de leur donner; et moins elles comprennent ce qui se passe, plus elles entrent dans la nuit de l'esprit dont il est question dans ce livre et par laquelle elles doivent passer pour s'unir à Dieu, qui surpasse toute connaissance.

Il y a peu à dire du second signe. On voit avec évidence qu'il est impossible à l'âme de goûter alors les imaginations étrangères et mondaines, dès lors qu'elle ne goûte pas les choses de Dieu qui sont plus conformes à son état, et cela pour les motifs dont nous avons parlé. Toutefois, ainsi que nous l'avons dit, l'imagination a coutume, au milieu de ce recueillement, d'aller et de venir, elle se laisse à sa mobilité naturelle, sans que l'âme s'y plaise ou y consente; elle en éprouve plutôt de la peine en se voyant troublée dans sa paix et sa tranquillité.

Il convient et il est nécessaire, pour pouvoir abandonner la méditation, d'avoir le troisième signe dont nous avons parlé et qui consiste dans une connaissance et vue générale ou amoureuse de Dieu. Toutefois il ne semble pas nécessaire d'insister ici, dès lors que nous en avons déjà parlé un peu à l'occasion du premier signe, et que nous en traiterons expressément lorsqu'il sera question de cette connaissance générale et confuse, c'est-à-dire après que nous aurons achevé tout ce qui concerne les conceptions particulières de l'entendement.

Pour le moment, nous donnerons une seule raison qui montre avec évidence comment le contemplatif doit, dans le cas où il lui faut abandonner la voie de la méditation et du raisonnement, avoir nécessairement cette connaissance ou vue amoureuse de Dieu d'une façon générale; car si l'âme n'avait pas alors cette connaissance et cette présence de Dieu, il s'ensuivrait qu'elle ne ferait rien et qu'elle n'aurait rien: et, en effet, après avoir abandonné la méditation qui l'aide à discourir par ses puissances sensitives, s'il lui manque aussi la contemplation, ou connaissance générale dont nous avons parlé et où elle tient en activité ses puissances spirituelles, la mémoire, l'entendement et la volonté, qui sont déjà unies dans cette connaissance toute faite et possédée, elle serait nécessairement privée de tout exercice par rapport à Dieu; car l'âme ne peut agir, ni recevoir, ni conserver ce qu'elle a acquis, si ce n'est par la voie de ces deux puissances sensitives et spirituelles.

Par le moyen des puissances sensitives, nous l'avons vu, elle peut discourir, chercher, acquérir la connaissance des choses; par le moyen des puissances spirituelles elle peut se réjouir dans l'objet de ces connaissances déjà reçues, sans que ses puissances exercent encore leur travail, leur recherche, ou leur raisonnement.

Ainsi donc, la différence qu'il y a entre l'exercice des puissances dans l'un  et l'autre état, est celle qui existe entre travailler à une oeuvre et jouir de l'oeuvre faite, ou encore entre recevoir et profiter de ce que l'on a reçu, ou entre se fatiguer à suivre un chemin et se reposer au terme de ce chemin, ou, si l'on veut, entre préparer un mets et manger et savourer le mets déjà préparé et mastiqué.

Si l'âme n'est nullement occupée sous aucun de ces deux rapports, si elle n'agit pas à l'aide de ses puissances sensitives dans la méditation ou le raisonnement, ou à l'aide de ses puissances spirituelles dans la contemplation et connaissance simple dont nous avons parlé et dans laquelle elle jouit d'un bien reçu et acquis, en un mot, si elle ne se sert nullement de ses puissances, on ne voit pas où ni comment on pourrait dire qu'elle est occupée. Il est donc nécessaire pour elle de posséder cette connaissance générale avant d'abandonner la voie de méditation ou de raisonnement.

Il faut savoir ici que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois très subtile et très délicate, surtout quand elle est plus pure, plus simple, plus parfaite, plus spirituelle, plus intérieure; aussi l'âme, tout en s'en occupant, ne la voit pas et ne la sent pas. Cela arrive surtout, nous le répétons, quand cette connaissance est en soi plus lumineuse, plus pure, plus simple et plus parfaite; et elle l'est d'autant plus que l'âme qui la reçoit est plus pure et plus dégagée des autres notions et connaissances particulières où pouvaient avoir prise l'entendement et le sens. Aussi l'âme manquant des connaissances qui sont fournies par l'entendement et le sens selon leur capacité habituelle, ne les sent plus; elle n'a plus sa sensibilité accoutumée. C'est là le motif pour lequel, bien que cette connaissance soit plus pure, plus simple, plus parfaite, elle est moins sentie de l'entendement et lui paraît plus obscure. Au contraire, quand elle se trouve dans un entendement moins pur et moins simple, elle lui paraît plus claire et plus importante; parce qu'elle est alors investie, mélangée, enveloppée de quelques formes intelligibles, il est plus facile à l'entendement et aux sens de s'y arrêter.

Une comparaison fera mieux comprendre cette pensée. Voici un rayon de soleil qui entre par la fenêtre d'un appartement; or plus ce rayon est rempli d'atomes et de grains de poussières, plus aussi il est palpable, sensible et perceptible au sens de la vue. Mais il est évident que ce rayon est aussi moins pur, moins lumineux, moins simple, moins parfait, dès lors qu'il est rempli de tant de grains de poussière et d'atomes. Nous voyons, en outre, que plus le rayon est pur et dégagé de cette poussière et de ces atomes, moins il est palpable, et plus il paraît obscur à l'oeil matériel; plus il est pur, et plus il paraît obscur et insaisissable. Si ce rayon était complètement pur et dégagé de tous ces atomes et de toute cette poussière même la plus subtile, il serait alors tout à fait obscur et imperceptible pour l'oeil, qui n'y trouverait plus rien des objets visibles; l'oeil n'aurait plus d'objets visibles où s'arrêter, parce que la lumière n'est pas l'objet de la vue, mais un moyen de voir l'objet visible. Aussi, quand il n'y a point d'objets sur lesquels la lumière ou le rayon puissent se refléter, on ne voit ni cette lumière, ni ce rayon. Si un rayon, par exemple, entre par une fenêtre et sort par l'autre sans rencontrer quelque objet qui fasse corps, il semble bien qu'on ne verra rien. Et cependant le rayon serait en soi plus pur et plus limpide que quand il est tout enveloppé d'atomes visibles et qu'il se voit et se fait sentir plus lumineux.

Ainsi en est-il de la lumière spirituelle par rapport à l'entendement, qui est la vue de l'âme. Cette connaissance générale, cette lumière surnaturelle dont nous parlons, se communique avec tant de pureté et de simplicité, et dans un dégagement et éloignement si complet de toutes formes intelligibles qui sont les objets propres de l'entendement, que l'entendement ne la sent pas, ne la voit pas. Parfois même, au contraire, quand cette connaissance est plus pure, elle aveugle l'entendement, parce qu'elle le prive de ses lumières habituelles, de ses représentations ou images, et alors il se rend bien compte des ténèbres où il se trouve.

Mais quand cette lumière divine ne se communique pas à l'âme avec tant de force, elle ne sent pas les ténèbres, elle ne voit pas la lumière; elle ne perçoit rien de ses connaissances d'ici-bas et de là-haut ;(Les anciennes éditions donnaient à cette phrase un sens tout différent: « Tambien esta divina luz embiste con tanta fuerza en el alma... Quand cette divine lumière se communique à l'âme avec beaucoup de force. » Le texte nouveau dit: « no embiste: Quand cette divine lumière ne se communique pas avec tant de force. » Ce texte, conforme aux manuscrits, est d'ailleurs en rapport parfait avec la doctrine de l'auteur. – Le P. Silverio donne également ce texte: no embiste.) aussi elle se trouve parfois comme dans un oubli si profond qu'elle ne sait ensuite ni où elle était, ni ce qu'elle a fait: la notion du temps semble avoir disparu pour elle. Il peut donc arriver et il arrive que l'âme passe de longues heures dans cet oubli et, quand elle revient à elle-même, il lui semble que cet oubli n'a duré qu'un moment, ou un rien de temps. La cause de cet oubli vient de la pureté et de la simplicité de la connaissance dont nous avons parlé. Et comme cette connaissance est pure et limpide, elle fait que l'âme à laquelle elle se communique est simple, pure, limpide, dégagée de toutes les conceptions ou images des sens et de la mémoire par lesquelles elle agissait dans le temps, et elle laisse l'âme dans l'oubli et en dehors de la notion du temps. Cette oraison, si longtemps qu'elle dure, nous le répétons, semble de très courte durée à l'âme, car elle a été unie à Dieu par son intelligence dégagée de tout créé et par suite indépendante du temps; telle est l'oraison dont il est dit qu'elle pénètre les cieux, parce qu'elle n'est pas dans le temps. Elle pénètre les cieux, parce que l'âme alors est unie à Dieu par son intelligence devenue céleste; aussi cette connaissance laisse-t-elle dans l'âme, quand elle revient à elle-même, les effets qu'elle y a produits sans qu'elle s'en aperçoive et qui sont l'élévation de l'esprit à l'intelligence céleste des choses de Dieu, le détachement et l'éloignement de toutes les choses de la terre, de leurs formes, figures et jusqu'à leur souvenir.

C'est là ce que David affirme lui être arrivé quand, revenu à lui-même après un semblable oubli, il a dit: Vigilavi et factus sum sicut solitarius in tecto: « A mon réveil, je me suis trouvé comme le passereau solitaire sur le toit (Ps. CI, 8). » Il se dit solitaire, parce qu'il est étranger à toutes les choses de la terre, et en est dégagé. Il habite sur le toit, parce que son esprit est élevé très haut. Aussi l'âme est-elle comme une personne qui ignore toutes les choses de la terre; elle ne connaît que Dieu, et ne sait même pas comment elle le connaît. L'Épouse déclare, au livre des Cantiques, un des effets produits en elle par ce sommeil ou cet oubli, c'est-à-dire l'absence de connaissance, quand elle dit, au moment où elle recevait cette faveur: « Nescivi: je ne savais (Cant. VI, 11) » d'où me venait cette faveur. Bien qu'il semble alors à l'âme qui reçoit cette connaissance qu'elle ne fait rien, qu'elle n'est occupée à rien, parce qu'elle n'agit point à l'aide de ses sens et de ses puissances, elle ne doit pas s'imaginer qu'elle se perd; loin de là. Sans doute, l'harmonie des puissances de l'âme est suspendue, mais son intelligence est dans l'état dont nous avons parlé. Voilà pourquoi l'Épouse des Cantiques se répondit à elle-même dans sa sagesse pour résoudre cette difficulté: Ego dormio, et cor meum vigilat: « Bien que je dorme » selon mon état naturel, en cessant d'agir, « cependant mon coeur veille (Ibid. V, 2) », parce qu'il est élevé surnaturellement à une connaissance surnaturelle. La preuve à laquelle on peut reconnaître que l'âme est occupée à cette connaissance secrète consiste en ce qu'elle ne goûte aucun plaisir dans les objets créés inférieurs ou supérieurs.

Il ne faut cependant s'imaginer que cette connaissance, étant ce que nous avons dit, doive nécessairement causer cet oubli. Cela arrive seulement quand Dieu éloigne spécialement l'âme de l'exercice de toutes ses puissances naturelles et spirituelles. Ce phénomène est même le moins fréquent, parce que ce n'est pas toujours que cette connaissance occupe l'âme tout entière. Pour que cette connaissance suffise dans le cas dont nous parlons, il suffit que l'entendement soit dégagé de toute connaissance particulière, soit de l'ordre temporel, soit de l'ordre spirituel, et n'ait aucun désir de s'occuper des objets créés, comme nous l'avons dit, parce que c'est le signe que l'âme est alors occupée.

Ce signe doit exister pour comprendre que l'âme est dans cet oubli, quand cette connaissance ne s'applique et ne se communique qu'à l'entendement, c'est-à-dire quand parfois l'âme ne la voit pas. Quand, en effet, elle se communique en même temps à la volonté, ce qui arrive presque toujours, l'âme ne manque pas de comprendre plus ou moins, si elle veut y faire attention, qu'elle est occupée de cette connaissance et s'en entretient. Elle le reconnaît à cette suavité pleine d'amour qui en découle, sans qu'elle sache ni comprenne d'une manière particulière ce qu'elle aime. C'est pour ce motif qu'elle appelle générale cette connaissance pleine d'amour. Car, de même qu'elle l'est dans l'entendement en se communiquant à lui d'une manière obscure, de même aussi elle l'est dans la volonté en lui communiquant l'amour et la suavité d'une façon confuse, sans qu'elle sache distinctement ce qu'elle aime.

Cela suffit maintenant pour comprendre comment il convient à l'âme d'être occupée dans cette connaissance avant d'abandonner l'oraison discursive. Elle doit donc s'assurer que, tout en ne paraissant rien faire, elle est occupée utilement, dès lors qu'elle découvre en elle les signes dont nous avons parlé. Cela suffit, en outre, pour comprendre comment, par la comparaison dont nous nous sommes servi, ce n'est point parce que cette lumière se représente à l'entendement plus compréhensible et plus palpable qu'elle doit être plus claire, plus élevée, plus pure; elle ressemble au rayon de soleil, que est d'autant plus sensible à l'oeil, qu'il est plus rempli d'atomes.

Il est donc clair, comme l'expriment Aristote et les théologiens, que plus la lumière divine est élevée et excellente, et plus elle est obscure pour notre entendement.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette divine connaissance considérée en elle-même ou dans les effets qu'elle produit chez les contemplatifs. Mais nous renvoyons ce sujet à la place qui lui convient. Il n'y avait même pas lieu d'en parler si longuement que nous venons de le faire, mais il était à craindre que cette doctrine demeurât encore plus confuse qu'elle ne l'est maintenant, car, il faut l'avouer, elle l'est encore beaucoup. Rien d'étonnant. C'est, en effet, une matière dont on traite bien rarement d'une façon explicite soit de vive voix soit écrit; de plus, elle est par elle-même si extraordinaire et si obscure! A ces difficultés s'ajoutent encore celles de la pauvreté de mon style et de mon peu de savoir. Aussi, je ne me flatte pas de savoir me faire comprendre. Bien des fois je constate que je m'étends trop longuement et que je sors des limites voulues pour l'endroit où je suis ou le point de doctrine en question. (Le reste du chapitre ne se trouve pas dans les mss. A et B. Il peut se faire qu'il ait été ajouté au texte.) Néanmoins j'avoue que je le fais parfois à dessein; car ce qui n'est pas compris quand on le présente avec certaines raisons, l'est peut-être mieux quand on l'expose avec d'autres arguments. Il me semble, en outre, qu'en agissant ainsi j'ai donné un peu de lumière sur le sujet que je dois traiter. Aussi il me semble bon, pour terminer cette question, de ne pas manquer de répondre à une difficulté qui peut surgir au sujet de la durée de cette connaissance générale; c'est ce que je vais faire rapidement dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XIII

OÙ L'ON MONTRE A CEUX QUI PROGRESSENT ET COMMENÇENT À ENTRER DANS CETTE CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE LA CONTEMPLATION, COMMENT IL LEUR CONVIENT PARFOIS DE SE SERVIR DE LA MÉDITATION DISCURSIVE ET DE LEURS FACULTÉS NATURELLES

Il peut surgir une difficulté au sujet de ce que nous avons dit. La voici. Est-ce que ceux qui progressent, je veux dire ceux que Dieu commence à placer dans cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous nous sommes occupés, ne doivent plus, par le fait même qu'il commencent à l'avoir, se servir jamais de la méditation ordinaire, des raisonnements et des représentations naturelles? A cela on répond comme il suit. On ne prétend pas que ceux qui commencent à avoir cette connaissance amoureuse et simple n'aient plus en général à recourir jamais à la méditation ni à la rechercher. Dans les débuts, en effet, ils ne possèdent pas cette connaissance à un degré assez parfait pour pouvoir en user dès qu'ils le veulent; de même ils ne sont pas encore si éloignés de la voie de la méditation, qu'ils ne puissent pas méditer et discourir quelquefois comme auparavant, en se servant des images et des représentations et y trouver quelque nouveau profit. Au contraire, quand, dans ces débuts, ils verront, d'après les signes dont nous avons parlé, que l'âme n'est pas occupée paisiblement dans cette connaissance, on devra profiter de la méditation discursive, jusqu'à ce que l'on ait acquis l'habitude de contempler d'une façon quelque peu parfaite; ce sera quand, toutes les fois que l'on voudrait méditer, on se trouvera tout de suite favorisé de cette paisible connaissance, sans pouvoir méditer ni en avoir la moindre envie, ainsi que nous l'avons dit; car tant que l'on ne sera pas arrivé à cet état, qui est celui des âmes déjà avancées, il y a un mélange de l'une et l'autre voie. Aussi, arrivera-t-il souvent que l'âme se trouvera dans cette contemplation paisible et amoureuse, sans y avoir travaillé à l'aide de ses puissances; mais souvent aussi elle devra s'aider doucement et modérément du discours pour y entrer: et une fois qu'elle y est parvenue, comme nous l'avons dit, elle ne doit plus se servir de ses puissances. Alors, en effet, il est plutôt vrai de dire que l'on agit en elle, et que la lumière et la suavité de l'amour s'y trouvent, sans qu'elle y concoure autrement que par une attention amoureuse pour Dieu, et sans qu'elle veuille éprouver ou voir quoi que ce soit sinon se laisser conduire par Dieu. Ainsi donc, c'est passivement que Dieu se communique alors, comme celui qui a les yeux ouverts reçoit passivement la lumière [et n'a pas autre chose à faire que de tenir les yeux ouverts pour la recevoir. Quand on dit qu'elle reçoit la lumière qui lui est communiquée surnaturellement, on veut dire qu'elle comprend passivement; quand on dit qu'elle n'agit pas, ce n'est pas qu'elle ne comprenne pas, mais parce qu'elle comprend ce qui ne lui a coûté aucun effort de son industrie personnelle; elle ne fait que recevoir ce qu'on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, révélations ou inspirations divines. Bien que la volonté reçoive librement cette connaissance générale et confuse de Dieu] (ce passage entre crochets ne se trouve dans aucun manuscrit. Il est donné seulement par le P. André de l'Incarnation, qui en affirme l'authenticité, sans indiquer cependant à quel manuscrit il l'emprunte. Cf. P. Gerardo..., t. III, ap. III.), il est nécessaire seulement pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette divine lumière, que l'âme ne se mêle pas d'interposer d'autres lumières plus palpables provenant d'autres connaissances, formes ou images d'un raisonnement quelconque, car rien de cela ne ressemble à cette lumière délicate et subtile de Dieu. Voilà pourquoi si l'âme voulait alors se livrer à l'intelligence et à la méditation d'objets particuliers, quelque spirituels qu'ils fussent d'ailleurs, elle serait un obstacle à cette lumière générale de l'esprit divin qui est si délicate et si subtile; ce serait comme des nuages qu'elle lui opposerait; elle ressemblerait à celui à qui on aurait posé un objet devant les yeux et qui  ne pourrait voir la lumière qui est au-delà de cet objet.

Il est donc clair que si l'âme se purifie entièrement et se dégage de toutes les représentations ou images, elle s'établira dans cette lumière pure et simple et s'y transformera en s'élevant à l'état de perfection. En effet, cette lumière ne manque jamais à l'âme; et si elle ne l'investit pas, c'est que l'âme est couverte et enveloppée par les images et le voile des créatures. Qu'elle enlève ces obstacles, complètement comme nous le dirons plus tard, et elle se trouvera dans le dénûment complet et la pauvreté d'esprit; devenue simple et pure, elle se transformera aussitôt dans la simple et pure Sagesse divine, qui n'est autre que le Fils de Dieu. Car le naturel disparaissant dans l'âme embrasée d'amour, le divin lui est aussitôt infusé, d'une manière naturelle et surnaturellement, pour qu'il n'y ait pas de vide dans la nature.

L'homme adonné à la vie spirituelle doit donc se tenir dans une attention amoureuse pour Dieu et conserver dans la paix son entendement, lorsqu'il en peut méditer, alors même qu'il lui semblerait ne rien faire. C'est ainsi que peu à peu et promptement il goûtera le repos et la paix de Dieu, recevra des connaissances de Dieu admirable et élevées, qui seront accompagnées d'amour. Mais qu'il veille à ne pas interposer des considérations, des images,  des méditations, ou quelques raisonnements, pour ne pas troubler l'âme et la priver du contentement et de la paix dont elle jouit; ce serait la jeter dans l'agitation et la gêne. Et si, comme nous l'avons dit, il a du scrupule à la pensée qu'il ne fait rien, il doit savoir que ce n'est pas peu de chose que de pacifier son âme, de l'établir dans son repos et dans une paix exempte de tout travail et de toute préoccupation. C'est là ce que le Seigneur nous demande par cette parole de David. « Vacate, et didete quoniam ego sum Deus: Apprenez à être dégagés de tout (intérieurement et extérieurement), et vous verrez que je suis votre Dieu (Ps. XLV, 11). »

CHAPITRE XIV

OÙ L'ON PARLE DE CONCEPTIONS IMAGINAIRES QUI SE FORMENT SURNATURELLEMENT DANS L'IMAGINATION ; ON MONTRE COMMENT ELLES NE PEUVENT PAS SERVIR À L'ÂME DE MOYEN PROCHAIN POUR SON UNION AVEC DIEU.

Après avoir parlé des représentations que l'âme peut recevoir naturellement en elle-même, et sur lesquelles s'exercent, à l'aide du raisonnement l'imagination et la fantaisie, il convient ici de traiter des perceptions surnaturelles que l'on appelle visions imaginaires. Ces visions, en effet, étant comprises sous le nom d'images, formes et figures, appartiennent également à l'imagination, au même titre que les perceptions naturelles. Or il faut savoir que sous ce nom de visions imaginaires nous voulons comprendre toutes les choses qui peuvent se représenter surnaturellement à l'imagination sous le nom d'images, formes, figures ou apparences, et cela d'une manière plus parfaite, plus vive que toutes les conceptions qui viennent par la voie connaturelle des sens. Car toutes les conceptions et formes qui viennent par les cinq sens corporels et se fixent dans l'âme par la voie naturelle peuvent aussi lui venir par la voie surnaturelle et lui être communiquées sans le secours d'aucun sens extérieur.

En effet, ce sens de l'imagination uni à la mémoire est comme une sorte d'archives ou de réservoir pour l'entendement où sont reçues toutes les formes et images intelligibles. Comme un miroir, il les garde en lui-même, après les avoir reçues par la voie des cinq sens, ou, nous le répétons, par la voie surnaturelle; et ainsi il les représente à l'entendement; l'entendement alors les considère et en juge. Son pouvoir va plus loin; il peut encore composer et former d'autres images semblables à celles qui lui sont fournies là.

Il faut donc savoir que, de même que les cinq sens extérieurs proposent et représentent naturellement les images et formes des objets aux sens intérieurs, de même Dieu peut, nous le répétons, surnaturellement et sans le secours des sens extérieurs, représenter les mêmes images ou les mêmes formes, et de beaucoup plus belles encore et plus parfaites; le démon le peut aussi.

Aussi, à l'aide de ces images, Dieu révèle souvent à l'âme beaucoup de choses. Il lui enseigne une sagesse profonde, comme on le voit à chaque pas dans la sainte Écriture, Isaïe, par exemple, a vu Dieu dans sa gloire sous la forme d'une nuée qui remplissait le Temple, ou des Séraphins qui, de leurs ailes, se couvraient la face et les pieds (Is. VI, 4). Jérémie fut instruit à son tour par le symbole de la verge qui veillait (Jér. I, 11); Daniel, par une foule de visions... (Dan. VII, 10).

le démon, de son côté, cherche à tromper l'âme par des représentations qui sont bonnes en apparence. Nous le voyons, au livre des Rois, lorsqu'il trompa tous les prophètes d'Achab. Il représenta à leur imagination des cornes avec lesquelles, affirmait-il, Achab devait détruire les Assyriens; or c'était là un mensonge (I Rois, XXII, 11). Telles sont, en outre, les visions qu'eut la femme de Pilate, pour qu'on ne condamnât pas Notre-Seigneur Jésus-Christ (Mat. XXVII, 19). Il y a beaucoup d'autres passages de l'Écriture où l'on voit comment, dans ce miroir de la fantaisie ou imagination, ces visions imaginaires arrivent aux âmes avancées plus fréquemment que les visions extérieures et corporelles. Or nous le répétons, elles ne se différencient pas de celles qui entrent par la voie des sens extérieurs quant à la forme et à la représentation; mais si nous considérons l'effet qu'elles produisent et la perfection qu'elles causent, il y a une grande différence. Elles sont plus subtiles, et produisent dans l'âme une action plus profonde, parce que, en même temps qu'elles sont surnaturelles, elles sont aussi plus intérieures que les surnaturelles qui viennent par les sens extérieurs.

Cela ne veut pas dire pourtant que certaines de ces visions corporelles extérieures ne produisent pas plus d'effet. Car enfin Dieu fait ses communications comme il lui plaît. Mais nous parlons de ce que ces visions sont par elles-mêmes, parce qu'elles sont plus spirituelles.

Ce sens de l'imagination et de la fantaisie est celui où le démon a coutume de tendre ses pièges de l'ordre naturel ou de l'ordre surnaturel (Ce terme n'est plus employé aujourd'hui par les théologiens quand il s'agit de l'action du démon; il est remplacé par le mot préternaturel). Il est comme une porte qui donne entrée dans l'âme, et, comme nous l'avons dit, il est pour l'entendement, le port où il vient prendre et laisser ce qui lui convient, comme la place de ses provisions. Voilà pourquoi Dieu et aussi le démon viennent là pour y apporter les plus belles images naturelles, ainsi que nous l'avons dit, et les présenter à l'entendement. Cependant Dieu a également d'autres moyens d'instruire l'âme, puisqu'il y habite, et qu'il peut produire le même résultat par lui-même et par tout autre moyen.

Je ne m'arrête pas à décrire les marques auxquelles on reconnaît les visions qui viennent de Dieu ou non; telle n'est pas mon intention en ce moment. Je veux seulement montrer que l'entendement doit veiller à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour lui un embarras ou un obstacle à l'union de l'âme avec la divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent pas dans l'illusion.

Voilà pourquoi je déclare que toutes ces conceptions et visions imaginaires, ou représentations quelconques, qui se présentent sous une forme, figure ou connaissance particulière, qu'elles soient fausses et viennent du démon, ou qu'elles soient véritables et viennent de Dieu, ne doivent pas être pour l'entendement un embarras ou un appât. L'âme ne doit pas non plus chercher à se les procurer, ou à les retenir afin d'être dégagée, détachée, pure, simple, sans aucune forme ou modalité, comme le requiert l'union divine. La raison, la voici. Toutes les formes dont nous avons parlé sont représentées, comme nous l'avons vu, sous certaines conceptions d'un ordre restreint; mais la Sagesse divine, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a ni forme, ni mode spécial; elle est sans limite et n'est pas enfermée dans les bornes d'une connaissance distincte et particulière, parce qu'elle est totalement pure et simple.

Or si l'on veut unir ces deux extrêmes, l'âme humaine et la divine Sagesse, il faut nécessairement qu'il y ait entre elles une certaine ressemblance; voilà pourquoi l'âme doit être de son côté pure et simple, non limitée ni liée à quelque connaissance particulière, ni modifiée par des limites de formes, d'apparence ou d'images. Dieu, en effet, ne tombe pas sous le concept de formes ou d'images, ni d'une intelligence particulière; d'un autre côté, l'âme, pour s'unir à Dieu, ne doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière. Or, qu'il n'y ait en Dieu aucun rapport avec les formes ou images particulières, c'est ce que l'Écriture nous donne bien à comprendre dans le « Deutéronome »; Vocem verborum ejus audistis, et forman penitus non vidistis: « Vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n'avez point vu la forme de son être (Deut. IV, 12). » Mais elle ajoute qu'il n'y avait là que ténèbres, nuées et obscurité, c'est-à-dire cette connaissance confuse et obscure dont nous avons parlé et dans laquelle l'âme s'unit à Dieu. Plus loin encore elle dit: Non vidistis aliquam similitudinem in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis: « Vous n'avez pas vu quelque ressemblance de Dieu, le jour où le Seigneur vous a parlé au milieu des flammes sur la montagne Horeb (Ibid. IV, 15). » Or que l'âme ne puisse pas arriver à la hauteur de Dieu, autant que cela est possible ici-bas, par le moyen des figures et des images, c'est encore ce que la sainte Écriture nous dit au livre des « Nombres ». Dieu, en effet, y reproche à Aaron et Marie d'avoir murmuré contre Moïse, leur frère, et veut leur montrer le haut état d'union et d'intimité avec lui où il l'avait placé. Aussi leur dit-il: Si quis fuerit inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est; ore enim ad os loquor ei et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt: « Si parmi vous il y a quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai dans quelque vision ou représentation, ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n'y a personne comme mon serviteur Moïse; il est le plus fidèle qui soit dans toute ma maison; c'est bouche à bouche que je lui parle, et il voit le Seigneur non par le moyen des comparaisons, de figures ou d'images, mais à découvert (Nomb. XII, 6-8). » Ce texte nous fait clairement comprendre que, dans ce haut état d'union par l'amour dont nous nous occupons, Dieu ne se communique pas à l'âme par l'intermédiaire de quelque voile, d'une vision imaginaire, d'une figure ou ressemblance; car il ne doit pas y en avoir; il ne se communique que bouche à bouche, c'est-à-dire que l'essence pure et simple de Dieu, qui est comme sa bouche par l'amour, se communique à l'essence pure et simple de l'âme par sa volonté, qui est comme sa bouche par l'amour. Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions imaginaires, formes, représentations ou connaissances particulières; car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour atteindre un tel but; elles y seraient plutôt un obstacle; voilà pourquoi l'âme doit s'en détacher et s'appliquer à les fuir.

Si parfois elle devait les accepter et estimer, ce serait à cause des avantages et des bons effets que les visions véritables opèrent en elle; et encore dans ce cas elle devrait ne pas les accepter, et il lui est avantageux de les refuser toujours. En effet, le bien que peuvent produire ces visions imaginaires, comme aussi les visions corporelles extérieures dont nous avons parlé, c'est de lui communiquer quelque connaissance nouvelle, un peu plus d'amour et de suavité au service de Dieu. Or pour produire cet effet, il n'est pas nécessaire que l'âme veuille les accepter, comme nous l'avons déjà dit. Les visions le produisent au moment même où elles sont présentes à l'imagination; elles confèrent et infusent à l'âme les connaissances, l'amour et la suavité qu'il plaît à Dieu. Cet effet a lieu non seulement d'une façon simultanée, mais d'une façon principale; dans le même temps où elles apparaissent, leur effet est produit passivement dans l'âme, qui ne pourrait l'empêcher alors même qu'elle le voudrait, de même qu'elle a été impuissante à l'acquérir bien qu'elle ait dû travailler à s'y disposer.

Considérons la vitre. Elle ne peut pas empêcher le rayon de soleil de la pénétrer; elle le reçoit passivement dès lors qu'elle lui offre la limpidité requise, sans qu'il y ait d'autre diligence ou d'autre travail. Ainsi en est-il de l'âme. Elle ne peut pas, alors même qu'elle le voudrait, manquer de recevoir les influences et les communications de ces visions, toute résistance de sa part serait inutile; car les visions infuses surnaturelles s'imposent à la volonté qui résiste, pourvu qu'elle soit humble et pleine d'amour; elles ne trouvent d'obstacle que lorsqu'il y a de l'impureté et de l'imperfection, de même que les taches de la vitre l'empêchent de recevoir la clarté du soleil.

Il s'ensuit clairement que si une âme dégage sa volonté et ses affections des taches causées par ces conceptions, images et figures où sont enveloppées les communications spirituelles dont il a été question, non seulement elle ne se prive pas de ces faveurs et de ces biens, mais elle se dispose au contraire beaucoup mieux à les recevoir avec abondance, clarté, liberté d'esprit et simplicité, quand elle laisse à part ces connaissances, car ce ne sont là que les enveloppes et les voiles qui en recouvrent la partie la plus spirituelle.

Quand l'âme, au contraire, veut s'y complaire, ces visions occupent les sens et l'esprit, de telle sorte qu'elle n'a plus la simplicité et la liberté pour recevoir la faveur surnaturelle; elle est occupée à l'écorce, et par conséquent l'entendement n'a plus la liberté nécessaire pour recevoir le fruit même de cette faveur.

Il suit de là que si l'âme veut alors accepter ces visions et en faire cas, elle se met dans l'embarras et se contente de ce qu'il y a de moins important dans ces visions, c'est-à-dire de tout ce qu'elle peut en saisir ou comprendre, soit comme forme, image ou connaissance particulière. Quant à la partie principale, en effet, ou faveur spirituelle qui lui est infuse, elle est incapable de la saisir ou de la comprendre; elle ne sait ce qu'elle est, elle ne le pourrait dire, parce que c'est une faveur purement spirituelle. Ce qu'elle parvient seulement à en connaître, nous le répétons, c'est l'accessoire qui s'adapte à sa manière de voir, ou les formes sensibles. Voilà pourquoi je dis que c'est passivement et sans qu'elle mette en activité son entendement, sans même qu'elle sache s'en servir, que lui sont communiquées ces visions qu'elle ne pourrait ni comprendre ni imaginer. L'âme doit dont toujours se détourner de toutes ces visions qui peuvent frapper sa vue ou son ouïe d'une manière distincte, qui lui sont communiquées par les sens et ne sont pas un fondement ni une sécurité pour la foi. Elle doit porter son attention sur ce qui ne se voit pas et ne tombe pas sous les sens, mais sur ce qui relève de l'esprit et n'est pas susceptible d'une figure sensible. En un mot, c'est par la foi qu'elle s'élève à l'union; car, nous l'avons dit, la foi est le véritable moyen.

Aussi l'âme tirera-t-elle profit de ces visions dans ce qu'elles ont de substantiel, quand, prenant pour guide la foi, elle saura se détacher complètement de ce qu'il y a en elle de sensible et de ce qui est offert de connaissance particulière, quand enfin elle usera bien du but pour lequel Dieu les confère. Elle doit les rejeter, car, ainsi que nous l'avons dit en parlant des visions corporelles, Dieu ne les donne pas pour que l'âme veuille les rechercher ou s'y attacher.

Mais ici surgit un doute. Le voici. S'il est vrai que Dieu n'accorde pas les visions surnaturelles, pour que l'âme s'applique à les recevoir, à s'y attacher ou à en faire cas, pourquoi les lui donne-t-il? Car elle peut y trouver beaucoup d'erreurs et de dangers; du moins elle est exposée aux inconvénients dont nous parlons et qui sont un obstacle à son avancement; et surtout Dieu ne peut-il pas lui donner et communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique d'une manière sensible par les visions et les images sensibles?

Nous répondrons à cette difficulté, car il s'agit d'une question très importante et très nécessaire, à mon avis, tant pour les personnes adonnées à la vie spirituelle que pour les directeurs. On montrera le but ou la fin que Dieu se propose; c'est parce que beaucoup l'ignorent, qu'ils ne savent ni se guider eux-mêmes ni guider les autres vers l'union divine.

Ils s'imaginent, en effet, que, par le fait même que l'on reconnaît que ces visions sont véritables et viennent de Dieu, il faut les admettre et s'y attacher en toute sécurité. Ils ne voient pas que l'âme y trouvera aussi un esprit de propriété, de l'attachement et des embarras comme dans les choses du monde, si elle ne sait pas les rejeter également. Voilà pourquoi ils croient bon d'accepter les unes et de rejeter les autres; ils se mettent, eux et les autres, dans de grandes difficultés et de grands dangers de ne pouvoir discerner les visions vraies des visions fausses. Dieu ne leur impose point ce travail; il ne leur prescrit pas non plus d'exposer les âmes pures et simples à ce danger et aux difficultés de ce discernement. Ils ont une doctrine saine et sûre, la foi; c'est par elle qu'ils doivent réaliser des progrès. Pour cela, il est nécessaire de fermer les yeux à tout ce qui vient des sens, ainsi qu'aux connaissances claires d'objets particuliers. Saint Pierre était absolument certain d'avoir eu une vision de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ à sa Transfiguration, et cependant, après l'avoir racontée dans sa seconde Épître canonique, il ne la donne pas comme le principal témoignage de son assurance, et pour recommander sa foi, il ajoute: Et habemus fimiorem propheticum sermonem; cui benefacitis attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco: « Nous avons un témoignage plus sûr » que cette vision du Thabor, « ce sont les paroles des prophètes, auxquelles vous faites bien de vous attacher comme au flambeau qui brille dans un lieu obscur (II Pier.  I. 19) ».

Cette comparaison, si nous y réfléchissons bien, renferme la doctrine que nous enseignons. Quand nous disons qu'il faut suivre la lumière de la foi enseignée par les prophètes comme le flambeau qui brille dans un lieu obscur, nous disons que nous devons nous tenir dans l'obscurité, les yeux fermés à toutes les lumières d'ici-bas, et que, au milieu de cette obscurité, seule la foi, qui elle aussi est obscure, est le flambeau que nous devons suivre. Si nous voulons nous attacher aux autres lumières ou connaissances claires et particulières, par le fait même nous cessons de nous attacher à la lumière obscure de la foi qui ne nous donne plus sa lumière dans ce lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu obscur signifie l'entendement qui est le chandelier sur lequel repose le flambeau de la foi; il doit rester dans l'obscurité jusqu'à ce que lui apparaisse dans l'autre vie le jour de la claire vision de Dieu, ou bien dans cette vie celui de sa transformation et union avec Dieu vers qui l'âme s'achemine.

CHAPITRE XV

OÙ L'ON MONTRE DANS QUEL BUT ET POUR QUELS MOTIFS DIEU CONFÈRE À L'ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR LE MOYEN DES SENS. ON RÉPOND AU DOUTE DONT IL A ÉTÉ QUESTION.

Il y a beaucoup à dire sur le but et les motifs pour lesquels Dieu confère ces visions. Il veut élever l'âme de sa bassesse jusqu'à cette union avec lui dont parlent tous les livres de spiritualité. Tel est aussi le sujet que nous allons élucider dans ce traité. Mais dans le présent chapitre nous traiterons uniquement de ce qui suffit pour répondre à notre doute qui est ainsi formulé: Puisque dans ces visions surnaturelles il y a tant de dangers pour l'âme et tant d'obstacles qui l'empêchent  de réaliser des progrès, comme nous l'avons dit, pourquoi Dieu, qui est la Sagesse même, et dont le désir est d'éloigner des âmes toute occasion de chute et toute embûche, leur communique-t-il et leur offre-t-il ces visions?

Pour répondre à cette question, posons d'abord trois principes fondamentaux. Le premier se tire de l'épîte de saint Paul aux Romains. Il y dit: Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt: « Ce qui existe a été ordonné par Dieu (Rom. XIII, 1). » Le second est pris au livre de la Sagesse, où l'Esprit-Saint nous dit: Disponit omnia suaviter, comme s'il disait: La sagesse de Dieu, bien qu'elle atteigne d'une fin à l'autre, c'est-à-dire d'une extrémité à l'autre, dispose toutes choses avec suavité (Sag. VIII, 1). Le troisième, qui nous est fourni par les théologiens, est conçu en ces termes: Deus omnia movet secundum modum eorum. Cela veut dire: « Dieu meut tous les êtres selon le mode de leur nature. »

D'après ces principes fondamentaux, il est clair que pour mouvoir l'âme et l'élever de la profondeur et de l'extrémité de sa bassesse, à l'autre profondeur et extrémité de sa grandeur dans l'union avec lui-même, Dieu doit agir avec ordre, avec suavité et selon la nature de cette même âme.

Or le mode ou le moyen par lequel l'âme se procure les connaissances, n'est autre que celui des formes ou images des choses créées; elle connaît et elle apprend par les sens. Voilà pourquoi quand Dieu veut la conduire à la connaissance suprême, il doit, pour agir avec suavité, commencer par la mouvoir dès l'extrême bassesse des sens et l'élever graduellement selon sa nature jusqu'à l'autre extrémité, celle de la sagesse spirituelle, qui ne tombe plus sous les sens.

Il la soulève donc tout d'abord en l'instruisant par des formes, des images ou des moyens sensibles, et, selon son mode de comprendre, par des voies naturelles ou surnaturelles, par des méditations discursives jusqu'à la souveraine grandeur de son esprit.

Telle est la cause pour laquelle Dieu lui donne des visions, des représentations, des images et autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles. Cela ne veut pas dire que Dieu ne voudrait pas lui donner immédiatement et dès le premier acte la substance spirituelle elle-même, si les deux extrêmes, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, pouvaient par voie ordinaire se joindre et s'unir à la suite d'un seul acte, sans en faire intervenir une foule d'autres qui s'enchaînent avec ordre et suavité et servent de fondements et de disposition pour les autres. C'est ainsi qu'il en est des agents naturels; les premiers servent aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite.

C'est ainsi également que Dieu perfectionne l'homme, selon la nature même de l'homme. Il commence par ce qu'il y a de plus bas et de plus extérieur, afin de l'élever jusqu'au degré le plus haut et le plus intérieur. Il le perfectionne donc tout d'abord dans les sens du corps; il le porte à faire bon usage des objets de l'ordre naturel qui sont parfaits et extérieurs, comme entendre un sermon, assister à la messe, voir des choses saintes; il le porte en outre à mortifier le goût dans le manger, et à mortifier le toucher par les saintes rigueurs de la pénitence. Lorsque les sens sont quelque peu disposés, il les perfectionne encore d'ordinaire; il leur accorde quelques faveurs surnaturelles et quelques délices pour les affermir davantage dans le bien, et leur offre quelques communications surnaturelles, comme, par exemple, des visions de saints ou de choses saintes et corporelles, des parfums et des paroles très suaves, ou une très grande satisfaction dans le toucher. Par là les sens se confirment beaucoup dans la vertu et détournent les tendances de leur pente au mal. De plus, les sens corporels intérieurs dont nous avons parlé, l'imagination et la fantaisie, se perfectionnent simultanément et s'habituent au bien par des considérations, méditations ou saints discours, et tout cela contribue à instruire l'esprit.

Lorsque l'âme est ainsi disposée par cet exercice naturel, Dieu a coutume de l'éclairer et de la spiritualiser davantage par quelques visions surnaturelles qui sont celles que nous appelons ici imaginaires et qui, nous l'avons déjà dit, produisent de grands fruits dans l'esprit; car les unes et les autres lui enlèvent graduellement quelque chose de sa grossièreté et le perfectionnent, bien que très lentement.

C'est ainsi que Dieu élève peu à peu l'âme; il la fait passer de degré en degré jusqu'à ce qu'il y a de plus intérieur. Il n'est pas toujours nécessaire que cet ordre progressif du premier au dernier degré soit suivi avec toute l'exactitude dont nous venons de parler. Car parfois Dieu se sert de certains moyens et non des autres, il passe du plus intérieur au moins intérieur, ou il accorde ses faveurs tout à la fois; il agit comme il voit que cela convient pour le bien de l'âme, ou comme il veut la favoriser; mais la voie ordinaire est celle que nous venons de dire.

C'est donc de cette manière que Dieu procède ordinairement pour instruire l'âme et la rendre spirituelle. Il commence par lui communiquer la vie spirituelle par les choses les plus extérieures, les plus palpables, les plus accommodées aux sens; il agit d'après la petitesse de l'âme et son peu de capacité. C'est par l'intermédiaire de cette écorce des choses sensibles, qui en soit sont bonnes, qu'il la meut à produire des actes particuliers, afin qu'à chaque fois elle reçoive de nouvelles communications spirituelles. Par là elle arrivera à contracter l'habitude de ce qui est spirituel et arrivera à ce qu'il y a de plus substantiel dans cette vie de l'esprit, qui est complètement détachée des sens; mais, comme nous l'avons dit, elle ne peut y arriver que peu à peu, et selon son mode d'agir, par le moyen des sens auxquels elle est toujours liée et attachée. Voilà pourquoi, à mesure qu'elle se rapproche davantage de la vie de l'esprit dans ses rapports avec Dieu, elle se dépouille et se détache des moyens sensibles qui sont la méditation raisonnée et la méditation imaginaire. Par conséquent, lorsqu'elle sera parvenue à traiter avec Dieu d'une façon parfaitement spirituelle, elle sera nécessairement affranchie de tout ce qui peut tomber sous les sens dans ses rapports avec Dieu.

Ainsi nous voyons que plus une chose s'approche d'un extrême, plus elle s'éloigne de l'autre et lui devient étrangère; et si elle est parfaitement attachée à l'un d'eux, c'est qu'elle est complètement séparée de l'autre. De là cet adage communément admis dans la vie spirituelle: Gustato spiritu, desipit omnis caro: Une fois que l'âme a goûté les douceurs de l'esprit, tout ce qui vient de la chair lui est insipide, c'est-à-dire qu'elle ne tire ni profit ni goût de ces voies de la chair, ou opérations des sens dans le domaine spirituel. Cela est évident. Car si la faveur est spirituelle, elle ne tombe déjà plus sous les sens; mais si la faveur est de telle sorte qu'elle peut être saisie par les sens, elle n'est plus purement spirituelle. Plus elle peut-être perçue par les sens et les facultés naturelles, et moins elle est spirituelle et surnaturelle, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi l'homme adonné à la spiritualité qui est déjà parfait ne fait plus de cas des sens, ne reçoit rien par leur intermédiaire, ne s'en sert plus et n'a plus besoin de s'en servir comme d'un moyen principal dans ses rapports avec Dieu, ainsi qu'il le faisait précédemment avant d'avoir grandi dans la vie spirituelle. C'est là ce que saint Paul dit aux Corinthiens: Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli: « Quand je n'étais qu'un petit enfant, je parlais comme un petit enfant, je sentais, je raisonnais comme un petit enfant. Mais depuis que je suis devenu un homme j'ai abandonné ce qui était de l'enfant (I Cor. XIII, 11). » Comme nous l'avons déjà dit, les choses qui affectent les sens et les connaissances que l'esprit en retire sont des exercices d'enfant. Aussi l'âme qui veut toujours s'y attacher et ne plus s'en affranchir ne cessera jamais d'être comme un tout petit enfant; elle parlera toujours de Dieu comme un enfant; elle connaîtra Dieu comme un enfant; elle pensera à Dieu comme un enfant. Et parce qu'elle s'attache à l'écorce, aux sens, ce qui est le propre des enfants, elle n'arrivera jamais à la substance de l'esprit, ce qui est le propre de l'homme parfait. Voilà pourquoi l'âme qui veut grandir ne doit pas rechercher les révélations dont nous avons parlé, alors même que Dieu en serait l'auteur; elle est dans le cas de l'enfant qui doit abandonner le sein maternel pour habituer son palais à une nourriture plus substantielle et plus forte. Mais, me direz-vous tout de suite: Faudra-t-il donc que l'âme, quand elle est toute petite encore, veuille recevoir ces révélations, mais qu'elle les abandonne lorsqu'elle est déjà plus grande, ainsi qu'il est nécessaire à l'enfant de vouloir prendre le sein pour se sustenter, jusqu'à ce que, étant devenu plus grand, il puisse le laisser? A cela je réponds. S'il s'agit de la méditation et de l'exercice du discours naturel, où l'âme commence à chercher Dieu, il est vrai que l'âme ne doit pas abandonner ce moyen sensible de se sustenter, elle doit le garder jusqu'au temps et au moment où elle pourra le laisser, c'est-à-dire lorsque Dieu l'introduit dans des rapports avec lui plus spirituels, ou dans la contemplation, comme nous l'avons dit dans le chapitre onzième de ce livre.

Mais quand il s'agit des visions imaginaires ou autres communications surnaturelles qui peuvent tomber sous le sens indépendamment de la volonté de l'homme, je dis que toujours, en tous temps, que l'on soit dans l'état de perfection ou dans un état moins élevé, l'âme ne doit pas les rechercher, alors même qu'elles viendraient à Dieu, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme nous l'avons dit, c'est que ces vision produisent passivement leur effet, sans que l'âme puisse l'empêcher, bien qu'elle puisse empêcher et empêche la vision elle-même, ainsi que cela arrive très souvent, et par conséquent ce second effet que la vision devait causer dans l'âme se produit en elle d'une façon plus substantielle par une autre voie. Car nous le répétons, l'âme ne peut pas empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, à moins que ce ne soit par quelque imperfection ou quelque attache. Or quand elle renonce à ces visions avec humilité et respect, elle n'apporte ni imperfection ni attache; au contraire, elle montre son désintéressement et son abnégation, et c'est là la meilleure disposition pour arriver à l'union avec Dieu.

En second lieu l'âme l'âme se délivre par là du danger et de la fatigue qu'il y a à discerner quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises visions, à reconnaître si c'est un ange de lumière ou un ange des ténèbres qui apparaît. Cela ne procure aucun profit, mais fait perdre le temps, crée des embarras pour l'âme, la jette dans l'occasion d'une foule d'imperfections, l'expose à ne plus avancer, l'occupe en choses qui ne sont pas de son état, quand elle devrait se dégager de ces détails de visions et de connaissances particulières, comme nous l'avons dit des visions corporelles et de celle dont nous parlons, et comme il en sera encore question. Que l'on soit donc bien persuadé de cette vérité: si Notre-Seigneur ne devait pas élever l'âme d'après la nature de cette même âme, comme nous le prétendons ici, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces moyens si étroits de formes, de figures, de connaissances particulières, où il ne lui donne que des miettes pour la sustenter. Voilà pourquoi David a dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas: « Il n'a donné sa sagesse (Ps. CXLVII, 17. P. Silverio ' Envio su sabiduria... ') que par parcelles. » Aussi est-il profondément triste que l'âme, dont la capacité est pour ainsi dire infinie, ne reçoive sa nourriture par les sens qu'en petites quantités, à cause de l'infirmité de son esprit et de son inaptitude sensuelle. C'est pour cela aussi saint Paul avait tant de chagrin de ce peu de disposition et de cette inaptitude à recevoir les dons spirituels. Il disait en effet, en s'adressant aux Corinthiens: Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi non escam; nondum enim poteratis; sed nec nunc quidem potestis; adhuc enim carnales estis; « Quant à moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des gens spirituels, mais comme à des gens charnels; car vous ne pouviez pas recevoir encore le langage de l'esprit, et vous ne le pouvez même pas maintenant, puisque vous êtes toujours charnels (I Cor. III, 2) », aussi vous ai-je donné comme à des enfants dans le Christ du lait à boire, et non une nourriture solide à manger.

Il faut donc savoir que l'âme ne doit pas s'arrêter à cette écorce des images et des objets qui lui sont présentés surnaturellement. Telle sera sa conduite d'abord quand il s'agit de ce qui lui vient par les sens extérieurs, comme les entretiens, les paroles qui frappent l'ouïe, les visions de Saints, les spectacles splendides qui frappent la vue, les parfums qui flattent l'odorat, les goûts et les suavités qui charment le palais ou les autres jouissances qui s'adressent au tact, toutes sensations qui découlent ordinairement de l'esprit et qui sont plus ordinaires encore chez les spirituels. Mais elle ne s'arrêtera pas non plus dans une vision quelconque des sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires et intérieures. Il faut plutôt qu'elle s'en éloigne complètement; elle ne doit s'arrêter qu'à l'esprit bon qui les produit, et s'appliquer à le conserver avec un zèle désintéressé dans tout ce qui touche au service de Dieu, sans s'occuper de ces représentations imaginaires, et sans y rechercher quelque goût sensible. De la sorte on ne retire de ces communications que le fruit que Dieu avait en vue, c'est-à-dire l'esprit de dévotion; il ne le donne pas pour une autre fin principale. On laisse en même temps ce qu'il ne donnerait pas, si on pouvait, comme nous l'avons dit, recevoir le résultat spirituel sans ces communications qui viennent par les sens.

    

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