Le Combat Spirituel

CHAPITRE XXIII

De quelques autres moyens de régler nos sens
selon les diverses circonstances qui se présentent

Après vous avoir enseigné la manière d’élever votre esprit des choses sensibles à la considération de la divinité et des mystères du Verbe incarné, j’ajouterai ici quelques autres moyens d’en tirer divers sujets de méditation, afin de procurer aux âmes une nourriture abondante et appropriée à la diversité de leurs goûts, et de rendre service, non seulement aux personnes simples, mais même aux personnes d’un esprit plus élevé et plus versé dans les choses spirituelles ; car quelque avancé que l’on soit dans la voie de la perfection, on ne se sent pas toujours également disposé aux plus hautes spéculations. Vous n’avez point à craindre de vous embarrasser dans cette variété de pratiques, du moment que vous usez de discrétion et que vous prenez conseil d’un sage directeur. Abandonnez-vous entre ses mains avec humilité et confiance, non seulement pour ce qui regarde ce que je vais dire maintenant, mais pour tout ce que je vous dirai dans la suite. Quand vous jetterez lez yeux sur des objets qui flattent la vue ou jouissent de l’estime des hommes, persuadez-vous bien que toutes ces choses sont souverainement méprisables, qu’elles ne sont pour ainsi dire que de la boue en comparaison des richesses du Ciel, et foulez aux pieds les biens de ce monde pour n’aspirer qu’à la possession des biens éternels. Quand vous tournez les yeux vers le soleil, pensez que votre âme, lorsqu’elle est ornée de la grâce, est plus radieuse et plus belle que l’astre du jour ; et que, sans la grâce, elle est plus noire et plus affreuse que les ténèbres de l’enfer. Quand vous levez vos regards vers la voûte céleste, pénétrez des yeux de l’âme jusqu’au divin empire, et arrêtez-vous-y par la pensée, comme dans le lieu destiné à devenir le séjour de votre éternelle félicité, si vous suivez ici-bas le chemin de l’innocence. Quand vous entendez le chant des oiseaux ou de suaves mélodies, élevez votre esprit au séjour des délices où résonne l’éternel alléluia, et priez le Seigneur de vous rendre digne de chanter éternellement ses louanges avec les esprits célestes. Quand vous vous apercevez que vous prenez plaisir à la beauté des créatures, songez que le serpent infernal se cache sous ces charmes trompeurs ; qu’il vous observe et s’apprête à vous donner la mort, ou du moins à vous blesser grièvement. Dites-lui alors : Eh quoi ! serpent maudit, tu me tends des embûches pour me dévorer ? Vous tournant ensuite vers Dieu : Soyez béni, lui direz-vous, de m’avoir découvert l’ennemi et de m’avoir délivré de sa rage meurtrière. De ces attraits séducteurs, fuyez soudain aux plaies de Jésus crucifié ; et, retiré dans cet asile, considérez combien le Seigneur a souffert dans sa chair adorable pour vous délivrer du péché et vous inspirer l’horreur des plaisirs charnels. Un autre moyen de vous dérober aux dangereuses amorces du plaisir, c’est de rentrer en vous-même et de penser à ce que deviendra après sa mort cette créature dont les charmes vous attirent. Quand vous êtes en chemin, souvenez-vous que chacun de vos pas vous approche du tombeau ; et à la vue des oiseaux qui traversent l’air et du ruisseau qui fuit, pensez que votre vie vole à son terme avec plus de rapidité encore. Lorsque s’élèvent des vents impétueux, que l’éclair brille et que l’orage gronde, souvenez-vous du jour épouvantable du jugement et, fléchissant le genou, adorez le Seigneur et priez-le de vous donner la grâce et le temps de vous bien préparer à paraître devant sa majesté souveraine. Dans les accidents nombreux auxquels votre vie est sujette, voici la conduite que je vous engage à tenir. S’il arrive, par exemple, que la douleur ou la mélancolie vous accable, que la chaleur, la froidure ou toute autre incommodité vous fasse souffrir, élevez votre esprit à cette volonté éternelle qui se plaît, pour votre bien, à vous envoyer cette peine et qui sait la proportionner à vos forces. Vous réjouissant alors de l’amour que Dieu vous témoigne et de l’occasion qu’il vous présente de le servir de la manière qui lui est le plus agréable, vous direz du fond du cœur : C’est maintenant que s’accomplit en moi la volonté de la divine Providence qui a décrété de toute éternité de m’envoyer aujourd’hui cette affliction. Que sa bonté en soit louée à jamais ! Et quand vous découvrirez un saint désir dans votre cœur, tournez-vous à l’instant vers le Seigneur ; reconnaissez que cette bonne pensée vient de lui et rendez-lui grâces. Quand vous faites une lecture pieuse, imaginez-vous que c’est le Seigneur qui vous adresse les paroles que vous lisez, et acceptez-les comme si elles sortaient de sa bouche divine. Quand vous regardez la croix, pensez qu’elle est votre enseigne de guerre, qu’en vous éloignant d’elle vous tomberez aux mains de vos ennemis, et qu’en la suivant vous entrerez dans le Ciel, chargé de glorieuses dépouilles. Quand vous voyez l’image bien-aimée de la Vierge Marie, tournez votre cœur vers cette auguste Reine du Ciel ; remerciez-la de ce qu’elle est soumise en toute occasion à la volonté de Dieu, de ce qu’elle a enfanté, allaité et nourri le Rédempteur du monde, et de ce qu’elle est toujours prête à nous accorder sa faveur et son aide dans votre combat spirituel. Que les images des saints vous rappellent le souvenir de ces soldats généreux qui, en fournissant vaillamment leur carrière, vous ont frayé le chemin que vous devez suivre pour obtenir comme eux la couronne d’éternelle gloire. Lorsque vous verrez une église, vous pourrez, entre autres considérations pieuses, penser que votre âme est le temple de Dieu, et que vous devez la conserver pure et nette, comme sa demeure. En quelque temps que vous entendiez la cloche avertir les fidèles de réciter trois fois la salutation angélique, vous pouvez faire de courtes réflexions en rapport avec les paroles que l’on a coutume de dire avant chaque Ave Maria. Au premier coup, remerciez Dieu du céleste message qu’il envoya sur la terre et qui fut le commencement de notre salut. Au second coup, réjouissez-vous avec la Vierge Marie des grandeurs auxquelles Dieu l’a élevée, à cause de sa profonde et incomparable humilité. Au troisième coup, unissez-vous à la bienheureuse Mère et à l’ange Gabriel pour adorer le divin Enfant nouvellement conçu. N’oubliez pas de faire, en signe de respect, une légère inclination de tête à chaque tintement de la cloche, et tout spécialement au dernier. Ces courtes méditations ainsi divisées peuvent servir pour tous les temps. En voici d’autres relatives à la Passion de Notre Seigneur que l’on pourra faire le soir, le matin et le midi. On ne saurait se rappeler trop souvent les douleurs que notre divine Reine a ressenties à la vue des souffrances de son Fils ; y manquer serait de notre part une noire ingratitude. Le soir, souvenez-vous des angoisses que causèrent à cette Vierge très pure la sueur de sang, la prise de Jésus au jardin des oliviers et tant de douleurs secrètes que son bien-aimé Fils a endurées durant cette nuit affreuses. Le matin, compatissez à l’affliction que lui causa la présentation de Jésus à Pilate et à Hérode, sa condamnation à mot et le portement de croix. À midi, pensez au glaive de douleur qui transperça le cœur de l’inconsolable Mère, quand elle fut témoin du crucifiement et de la mort de Jésus, et qu’elle vit une lance cruelle ouvrir son côté sacré. Vous pourrez faire ces méditations sur les douleurs de la Sainte Vierge du jeudi soir au samedi, et faire les premières aux autres jours. Suivez pourtant votre dévotion particulière et les inspirations qui vous viendront des circonstances extérieures. Et pour résumer en peu de mots la méthode à suivre pour le règlement de vos sens, tenez-vous sur vos gardes afin de ne vous laisser émouvoir et attirer ni par l’amour, ni par l’aversion que les objets extérieurs vous inspirent, mais uniquement par la volonté de Dieu, n’embrassant ou ne rejetant jamais que ce que Dieu veut que vous embrassiez ou que vous rejetiez. Et remarquez que je ne vous ai pas donné ces moyens de régler vos sens pour que vous en fassiez votre occupation. Ce que vous devez faire, c’est vous tenir presque continuellement faire, c’est vous tenir presque continuellement recueilli en Dieu et vous attacher, pour accomplir sa volonté sainte, à vaincre vos ennemis et vos passions mauvaises, en résistant à leurs suggestions et en produisant les actes des vertus contraires. Je ne vous ai signalé ces règles de conduite que pour que vous sachiez vous en servir au besoin. Vous devez savoir que la multiplicité des exercices, même les meilleurs, bien loin d’être favorable à l’avancement spirituel, n’est souvent qu’un embarras pour l’esprit, une illusion d’amour-propre, une marque de légèreté et un piège du démon.

CHAPITRE XXIV

De la manière de régler sa langue

La langue de l’homme a grand besoin d’être bien réglée et tenue en bride, parce que nous sommes tous fort enclins à parler à tout propos des choses qui flattent les sens. L’intempérance de langage vient le plus souvent d’un certain orgueil qui nous persuade que nous avons de grandes connaissances. Pleins d’admiration pour nos propres pensées, nous nous efforçons, à force de les redire, de les imprimer dans l’esprit des autres et de nous constituer leurs maîtres, comme s’ils avaient besoin de nos leçons. Il faudrait un long discours pour dire les maux qui naissent de cette surabondance de paroles. La loquacité est une source d’oisiveté, une marque d’ignorance, une folie, une porte ouver te à la médisance, une source de mensonges et un obstacle à la ferveur. L’affluence des paroles fortifie les passions mauvaises, et cette force qu’elle donne aux passions porte la langue à se livrer de plus en plus à l’indiscrétion du langage. Ne vous étendez pas en longs discours avec les personnes qui ne vous écoutent pas volontiers, de peur de les ennuyer, et faites de même avec ceux qui vous prêtent une oreille attentive, de peur d’excéder les bornes de la modestie. Évitez le ton magistral et les éclats de voix. Cette manière de parler est fort désagréable et dénote beaucoup de suffisance et de présomption. Ne parlez jamais de vous, de vos actions, de vos parents, à moins que la nécessité ne vous y oblige ; et en ce cas, faites-le brièvement et avec beaucoup de retenue. S’il vous semble qu’un autre parle trop de lui-même, croyez qu’il le fait pour un bon motif mais ne l’imitez point, parlât-il pour s’humilier et s’accuser lui-même. Parlez le moins possible du prochain et des choses qui le concernent, si ce n’est pour en dire du bien quand l’occasion s’en présente. Parlez volontiers de Dieu et tout spécialement de son amour et de sa bonté pour nous, mais en cela même craignez de dépasser les bornes ; prenez plutôt plaisir à écouter ce que les autres disent à cet égard, et conservez leurs paroles dans le fond de votre cœur. Quant aux discours profanes, qu’ils s’arrêtent à vos oreilles et laissent votre pensée absorbée dans le Seigneur. Que s’il est nécessaire d’écouter celui qui parle pour le comprendre et être à même de lui répondre, ne laissez point pourtant d’élever de temps en temps un regard vers le Ciel où votre Dieu habite ; considérez sa majesté suprême, comme lui-même regarde votre bassesse. Pesez bien les choses qui vous viennent à l’esprit avant de les confier à la langue, et vous en trouverez beaucoup qu’il serait mieux de taire. Parmi les choses même qui vous sembleront bonnes à dire, plusieurs pourront avec avantage être passées sous silence ; pour vous en convaincre, pensez-y quand l’occasion de les dire sera passée. Le silence est une grande force dans le combat spirituel ; c’est le gage assuré de la victoire. Le silence est ami de celui qui se défie de lui-même et se confie en Dieu ; il conserve l’esprit d’oraison et nous aide merveilleusement dans l’exercice des vertus. Pour vous accoutumer à vous taire, considérez souvent les maux et les dangers qu’entraîne l’intempérance de langage, les avantages immenses que procure le silence. Excitez-vous à l’amour de cette vertu et, pour en acquérir l’habitude, taisez-vous durant quelque temps, alors même que vous auriez sujet de parler, pourvu toutefois que votre silence ne soit préjudiciable ni aux autres, ni à vous-même. Un excellent moyen encore, ce sera de vous tenir éloigné des conversations ; au lieu de la compagnie des hommes, vous aurez celle des anges, des saints et de Dieu lui-même. Enfin, songez à la guerre que vous avez entreprise, et la considération de ce qui vous reste à faire vous détournera des entretiens inutiles.

CHAPITRE XXV

Que pour bien combattre les ennemis, le soldat du Christ
doit éviter avec tout le soin possible
ce qui est de nature à troubler la paix de son cœur

S’il n’y a point d’efforts que nous ne devions faire pour recouvrer la paix du cœur, quand nous l’avons perdue, il n’y a point non plus d’accident au monde qui doive raisonnablement nous la ravir ou même la troubler. Nous devons, sans doute, avoir le regret de nos fautes mais, comme je l’ai dit plusieurs fois déjà, ce doit être une douleur paisible et modérée ; nous devons également avoir une tendre compassion pour les autres pécheurs et pleurer leurs fautes au moins intérieurement, mais tout cela encore doit se faire sans inquiétude d’esprit. Pour ce qui regarde les autres maux auxquels nous sommes sujets, tels que la maladie, les blessures, la perte de nos proches, la peste, la guerre, les incendies et tant d’autres accidents pour lesquels les hommes éprouvent une horreur instinctive, nous pouvons, moyennant le secours de la grâce, les accepter non seulement avec résignation, mais même avec amour. Il suffit pour cela que nous les regardions comme autant de châtiments équitables infligés aux pécheurs et d’occasions de mérites offertes aux justes. Ces deux considérations font que Dieu même prend plaisir à nous éprouver ; et si nous savons nous conformer à sa volonté sainte, nous traverserons, l’esprit paisible et tranquille, toutes les contrariétés et les amertumes de la vie. Tenez pour assuré que toutes nos inquiétudes déplaisent aux yeux du Seigneur parce que, quelle que soit leur nature, elles sont toujours accompagnées d’imperfections et procèdent d’une mauvaise racine d’amour-propre. C’est pourquoi il vous faut avoir une sentinelle toujours éveillée qui, à la première apparition d’une cause quelconque de trouble et d’inquiétude, s’empresse de vous donner l’éveil, afin que vous vous armiez pour la défense, en considérant que tous ces maux, et beaucoup d’autres du même genre, ne sont que des maux apparents ; qu’ils sont impuissants à nous enlever les biens véritables et que Dieu les envoie ou les permet pour les fins que nous avons indiquées plus haut, ou pour d’autres raisons cachées à nos yeux, mais assurément très équitables et très saintes. Si nous conservons, au milieu des accidents même les plus fâcheux, cette tranquillité d’âme et cette paix inaltérable, nous pourrons faire beaucoup de bien ; sinon, nos efforts n’auront que peu ou point de succès. Notre ennemi déteste souverainement cette paix du cœur, car il sait que l’Esprit de Dieu choisit ce séjour pour y opérer de grandes choses. Aussi, il n’est point d’efforts qu’il ne fasse pour nous ravir ce précieux trésor. Le plus souvent, il vient à nous inspire des désirs excellents en apparence, mais dont la nature réelle se reconnaît à plusieurs marques, et à celle-ci spécialement qu’ils nous enlèvent la paix du cœur. Si vous voulez prévenir un mal si dangereux, gardez-vous bien, quand la sentinelle vous avertira de la présence d’un nouveau désir, de lui ouvrir immédiatement l’entrée de votre cœur. Dépouillez-vous auparavant de toute volonté propre, présentez ce désir à Dieu et, confessant votre aveuglement et votre ignorance, priez-le instamment de vous faire connaître, aux rayons de sa lumière, s’il vient de lui ou de votre ennemi ; recourez en outre, si vous le pouvez, à l’avis de votre père spirituel. Alors même que vous auriez la certitude que ce désir vient de Dieu, ne le mettez pas à exécution, que vous n’ayez auparavant mortifié votre ardeur excessive : votre bonne œuvre, précédée de cet acte de mortification, plaira beaucoup plus au Seigneur que si vous vous y portiez avec l’empressement qui vous est naturel ; bien plus, il arrivera parfois que la mortification lui sera plus agréable que l’œuvre même. En chassant ainsi loin de vous les désirs mauvais et en n’exécutant les bons qu’après avoir réprimé les mouvements de la nature vous parviendrez à maintenir en paix et en sécurité la forteresse de votre cœur. Pour conserver cette tranquillité parfaite, il faut en outre défendre et garder votre cœur contre certains remords de conscience qui, par le fait même qu’ils vous reprochent un défaut véritable, semblent être inspirés par Dieu, tandis qu’en réalité ils vous viennent du démon. Vous reconnaîtrez le principe aux effets qu’il produit. Si ces reproches vous humilient et augmentent votre ferveur pour le bien, s’ils ne vous ôtent point la confiance que vous avez en Dieu, vous devez les recevoir avec action de grâces comme des faveurs du Ciel. Mais s’ils vous troublent, s’ils vous rendent timide, défiant, paresseux et sans vigueur pour le bien, tenez pour certain qu’ils viennent de l’ennemi ; partant, méprisez-les et continuez votre exercice. En outre, comme l’inquiétude naît le plus souvent en notre cœur à la suite d’événements fâcheux, vous avez, pour repousser ses attaques, deux choses à faire. La première, c’est de considérer et de voir à quoi ces accidents sont contraires, si c’est à l’esprit de perfection ou bien à l’amour-propre et aux inclinations de la nature. S’ils sont contraires à vos penchants et à l’amour-propre qui est votre ennemi capital et votre plus redoutable adversaire, vous devez les regarder, non comme des événements fâcheux, mais comme une faveur et un secours que le Très-Haut vous envoie, et les recevoir avec des sentiments de joie et de reconnaissance. Et s’ils sont opposés à l’esprit de perfection, il ne faut pas pour cela perdre la paix du cœur, comme on le dira dans le chapitre suivant. La seconde chose que vous avez à faire, c’est d’élever votre esprit vers Dieu, et d’accepter avec indifférence et les yeux fermés les présents que vous fait sa main miséricordieuse, persuadé que ce sont autant de faveurs infiniment précieuses, quoique vous en ignoriez présentement la valeur.

CHAPITRE XXVI

De ce que nous avons à faire quand nous nous sentons blessés

Quand une faute quelconque a fait une blessure à votre âme, que cette faute provienne de votre fragilité naturelle ou qu’elle ait été commise avec intention et avec malice, gardez-vous bien de vous laisser aller au découragement et à l’inquiétude. Tournez-vous plutôt vers Dieu et dites-lui : Voilà, Seigneur, que j’ai agi en misérable pécheur que je suis ; que pouviez-vous attendre de moi, hormis des chutes ? Et, vous arrêtant quelques instants à cette pensée, humiliez-vous à vos propres yeux, repentez-vous de l’offense faite au Seigneur et, sans vous troubler, entrez dans les sentiments d’une juste colère contre vos passions mauvaises, et spécialement contre celle qui a causé votre chute. Poursuivez ensuite votre prière : Je n’en serais pas demeuré là, Seigneur, si vous ne m’aviez arrêté en chemin. Ici, remerciez et efforcez-vous d’aimer plus que jamais ce Dieu qui, malgré vos offenses, persiste à vous tendre une main secourable pour vous préserver de chutes nouvelles. Enfin, dites-lui avec une confiance sans bornes en son infinie miséricorde. Seigneur, agissez à mon égard, comme un Dieu que vous êtes ; pardonnez-moi ma faute, et ne permettez pas que je vous abandonne pour vivre loin de vous. Faites que je ne vous offense jamais plus. Votre prière achevée, ne vous demandez pas si Dieu vous a, oui ou non, pardonné. C’est là un prétexte spécieux qui ne cache qu’orgueil, inquiétude d’esprit, perte de temps et illusion du démon. Abandonnez-vous plutôt entre les mains miséricordieuses de Dieu et continuez votre exercice, comme si vous n’aviez pas fait de chute. S’il vous arrive de tomber plusieurs fois le jour, que le nombre de vos chutes et de vos blessures ne vous décourage pas. Faites ce que je vous ai dit autant de fois que vous tomberez, et avec autant de confiance la dernière fois que la première. Concevez toujours un plus grand mépris de vous-même et une plus grande horreur du péché, et efforcez-vous de vous tenir désormais mieux sur vos gardes. Le démon a cet exercice en horreur, parce qu’il est infiniment agréable à Dieu et que lui-même en retire toujours la confusion de se voir compté par une âme qu’il avait d’abord vaincue. C’est pourquoi il emploie tous ses artifices pour nous le faire abandonner, et il en vient souvent à bout, grâce à notre négligence et à notre peu de vigilance sur nous-mêmes. Ainsi, plus cet exercice vous présente de difficulté, plus vous devez faire effort sur vous-même pour y être fidèle. Revenez-y plusieurs fois, quand même vous n’auriez fait qu’une seule chute. Et si, après avoir commis une faute, vous vous sentez inquiet, troublé et découragé, la première chose que vous avez à faire, c’est de recouvrer la paix du cœur et la confiance en Dieu. Après vous être muni de ces armes, tournez-vous vers le Seigneur, car l’inquiétude que vous cause votre péché a bien moins pour objet l’offense faite à Dieu que le dommage qui en résulte pour vous-même. Le moyen de recouvrer cette paix si précieuse, c’est d’oublier pour un instant la chute que vous avez faite et de considérer l’ineffable bonté de Dieu, sa clémence toujours prête à oublier l’injure, toujours désireuse de pardonner l’offense, si énorme qu’elle soit, sa persévérance à appeler le pécheur et à l’exhorter de mille façons pour qu’il se jette entre ses bras qui sanctifie et dans l’autre par la gloire qui rend éternellement heureux. Après avoir, à l’aide de ces considérations ou d’autres semblables, rendu la paix à votre âme, revenez à votre chute et faites comme je vous ai dit plus haut. Enfin, quand le temps sera venu de vous approcher du sacrement de pénitence, ce que je vous engage à faire souvent, remettez-vous toutes vos chutes devant les yeux et déclarez-les à votre père spirituel avec une entière sincérité, une vive douleur d’avoir offensé Dieu et un ferme propos de ne plus l’offenser à l’avenir.

CHAPITRE XXVII

Comment le démon a coutume de tenter et de séduire
ceux qui veulent s’adonner à la vertu,
et ceux qui vivent dans l’esclavage du péché

Le démon veut entraîner tous les hommes à leur ruine, mais il ne les attaque pas tous de la même manière. Pour vous dévoiler les moyens d’attaque et les artifices qu’il emploie, il faut que je vous mette sous les yeux les divers états où les hommes peuvent se trouver : - Les uns sont esclaves du péché et ne songent nullement à sortir de leur esclavage. - Les autres voudraient bien en sortir, mais ils reculent devant les difficultés de l’entreprise. - D’autres, croyant marcher dans le chemin de la vertu, ne font que s’en éloigner. - D’autres enfin, après avoir atteint un haut degré de perfection, font une chute plus dangereuse que jamais. Nous parlerons séparément de ces différentes sortes de personnes.

CHAPITRE XXVIII

De la conduite du démon
à l’égard de ceux qu’il tient dans l’esclavage du péché

Lorsque le démon voit une âme asservie au péché, son unique occupation est de l’aveugler de plus en plus et de la détourner de tout ce qui est de nature à lui faire connaître son misérable état. Il ne se contente pas de la détourner de toute pensée de conversion et d’opposer ses suggestions perfides aux inspirations du Seigneur ; il lui tend des pièges et l’engage dans des occasions dangereuses pour la faire tomber dans le même péché et dans de plus grands encore. L’âme ainsi aveuglée s’enfonce et s’habitue dans le péché ; et sa misérable vie roule de ténèbres en ténèbres et de crimes en crimes jusqu’à la mort, à moins que Dieu n’étende, pour la sauver, sa main miséricordieuse. Le remède à ce mal, c’est, pour le pécheur qui se trouve en ce misérable état, d’ouvrir son cœur aux pensées et aux inspirations qui l’appellent des ténèbres à la lumière, et de crier à Dieu du fond de son âme : Aidez-moi, Seigneur, je vous en conjure, aidez-moi promptement et ne me laissez pas gémir plus longtemps dans les ténèbres du péché. Ce cri de supplication, qu’il le répète sans se lasser jamais ; qu’il aille au plus tôt se jeter aux pieds d’un confesseur et lui demander l’aide et le secours dont il a besoin pour se délivrer des mains de l’ennemi ! Et s’il ne peut y aller sur l’heure, qu’il se jette aux pieds de son crucifix et l’invoque le visage prosterné contre terre ! Puis se tournant vers la Vierge Marie, qu’il implore sa miséricorde et son secours ! Soyez assuré que là se trouve le secret de la victoire, ainsi que nous le verrons dans le chapitre suivant.

CHAPITRE XXIX

Des artifices que le démon emploie pour retenir dans ses liens ceux qui connaissent leur mauvais état et cherchent à en sortir;
et pourquoi nos bons propos demeurent souvent sans exécution

L’arme dont le démon se sert pour tromper et vaincre ceux qui connaissent le mauvais état de leur conscience et veulent changer de vie, c’est cette pensée : Je me convertirai plus tard. Et ils s’en sont répétant le cri du corbeau : Cras, cras, demain, demain. Je veux, disent-ils, terminer d’abord cette affaire, sortir de cet embarras ; après quoi, je m’adonnerai plus tranquillement à la vie spirituelle. C’est là un piège auquel beaucoup se sont laissé prendre et se laissent prendre encore tous les jours. Ce qui les fait ainsi succomber au piège du démon, c’est cette torpeur et cette paresse d’esprit qui les empêche, dans une affaire où le salut de notre âme et l’honneur de Dieu sont engagés, de prononcer enfin cette parole victorieuse : Maintenant, maintenant, et pourquoi plus tard ? Aujourd’hui, et pourquoi demain ? Ne devraient-ils pas se dire : Quand même ce plus tard, et ce demain me serait assuré, est-ce un moyen de faire mon salut et de me préparer à la victoire, que de me jeter au devant des traits de l’ennemi et de me précipiter dans de nouveaux désordres ? Vous soyez donc que le moyen d’éviter cette illusion et celle dont il a été parlé au chapitre précédent, le moyen de triompher de l’ennemi, c’est la prompte obéissance aux pensées et aux inspirations divines. Je parle d’obéissance prompte et non de simple propos ; car les propos sont trompeurs, et ils ont trompé bon nombre de personnes pour plusieurs raisons. La première que j’ai touchée plus haut, c’est que nos résolutions ne sont pas fondées sur la défiance de nous-mêmes et la confiance en Dieu ; et qu’ainsi nous ne parvenons pas à découvrir en nous ce fond d’orgueil qui est le principe de notre illusion et de notre aveuglement. La lumière pour connaître ce mal et le remède pour le guérir nous viennent de la bonté divine. Le Seigneur permet que nous tombions, afin que notre chute nous fasse passer de la présomption à la confiance en Dieu, et de l’orgueil à la connaissance de nous-mêmes. Si nous voulons que nos résolutions soient efficaces, il faut les rendre fermes, et elles seront fermes quand elles auront pour base la conviction de notre impuissance et une humble confiance en Dieu. La deuxième raison, c’est que, dans les résolutions que nous prenons, nous ne considérons que la beauté et l’excellence de la vertu. Notre volonté, si lâche et si faible qu’elle soit, se sent attirée vers elle ; mais à la vue des difficultés qu’il faut vaincre pour l’acquérir, elle se rebute et retourne en arrière. Accoutumez-vous donc à aimer davantage les difficultés que présente l’acquisition des vertus, que les vertus elles-mêmes ; pensez à ces difficultés, tantôt plus, tantôt moins ; mais ne les perdez jamais de vue, si vous voulez que vos efforts soient couronnés de succès. Sachez du reste que vous remporterez sur vous-même et sur vos ennemis une victoire d’autant plus prompte et plus éclatante que vous embrasserez plus généreusement les difficultés et que vous les aimerez davantage. La troisième raison, c’est que nos résolutions ont moins la vertu et la volonté de Dieu pour objet que notre intérêt propre. Ce défaut se remarque surtout dans les résolutions que nous prenons d’ordinaire quand nous sommes comblés de consolations spirituelles, ou bien encore lorsque l’adversité nous presse de toute part, et que nous ne trouvons d’allégement à notre douleur que dans le propos de nous donner entièrement à Dieu et de nous consacrer sans réserve aux exercices des vertus. Pour éviter ce défaut, soyez, à vos moments de ferveur spirituelle, humble et circonspect dans vos résolutions, et plus encore dans vos promesses et vos vœux ; à vos heures d’affliction, proposez-vous uniquement de porter votre croix avec la patience que le Seigneur attend de vous, et de mettre en elle toute votre gloire, au point de refuser les consolation humaines et parfois même les consolations divines. La seule chose que vous devez désirer et demander, c’est que Dieu vous aide à supporter l’adversité, sans blesser la vertu de patience et sans déplaire au Seigneur.

CHAPITRE XXX

Comment le démon persuade à plusieurs qu’ils avancent
dans la voie de la perfection

Vaincu dans le premier et le second assaut, l’esprit malin recourt à un autre stratagème. Il cherche à nous faire oublier les ennemis qui nous attaquent et nous font actuellement essuyer de grands dommages, pour occuper notre esprit de désirs et de projets de haute perfection. Il en résulte que nous négligeons les blessures que nous recevons continuellement et que, prenant nos résolutions pour des œuvres, nous nous laissons entraîner à toutes les séductions de l’orgueil. La moindre contrariété, la moindre injure nous irrite, et nous perdons un temps considérable à méditer des projets héroïques, comme celui de souffrir pour l’amour de Dieu les plus horribles tourments, voir les peines du purgatoire. Et comme la partie inférieure de nous-mêmes n’éprouve aucune répugnance pour ces maux éloignés, nous avons, tout misérables que nous sommes, l’audace de nous comparer à ceux qui souffrent avec une patience infatigable les plus affreux supplices. Pour éviter ce piège, proposez-vous de combattre et combattez effectivement les ennemis qui vous attaquent de près ; vous reconnaîtrez par là si vos résolutions sont vraies ou fausses, fortes ou faibles ; et vous marcherez à la perfection par le chemin que les saints nous ont frayé. Pour ce qui est des ennemis qui ne vous inquiètent pas d’ordinaire, je ne vous conseille pas de leur livrer combat, à moins que vous ne prévoyiez une attaque prochaine. Vous pouvez alors, pour vous mettre en état de soutenir la lutte, former d’avance quelques résolutions. Quand même vous vous seriez exercé durant quelque temps à la pratique des vertus, ne prenez jamais vos résolutions pour des victoires ; mais tenez-vous dans l’humilité, défiez-vous de vous-même et de votre faiblesse ; et vous confiant en Dieu seul, demandez-lui instamment de vous fortifier, d’éloigner de vous tout péril et d’étouffer en vous tout sentiment de présomption et de confiance en vos forces. Dans ces conditions, la difficulté que nous éprouvons à surmonter quelques légers défauts que Dieu laisse parfois subsister en nous, pour nous convaincre de votre faiblesse et nous conserver le mérite de nos bonnes œuvres, cette difficulté, dis-je, ne doit pas nous empêcher de tendre à une plus haute perfection.

CHAPITRE XXXI

Des artifices qu’emploie le démon
pour nous faire quitter le chemin de la vertu

La quatrième ruse mentionnée plus haut, celle dont le malin esprit se sert pour nous tromper lorsqu’il nous voit marcher dans le chemin de la perfection, c’est d’exciter en nous des désirs excellents, mais inopportuns, et de nous faire tomber ainsi de la pratique des vertus dans l’abîme du vice. Voilà, je suppose, une personne malade qui supporte patiemment son mal. Le démon, sachant que, par ce moyen, elle acquerra l’habitude de la patience, lui met devant les yeux beaucoup d’œuvres saintes qu’elle pourrait faire dans un autre état ; et il s’efforce de lui persuader que, si elle se portait bien, elle servirait mieux le Seigneur et serait plus utile aux autres et à elle-même. Lorsqu’il est parvenu à exciter ces désirs en son cœur, il les fortifie peu à peu, jusqu’à la rendre inquiète de ne pouvoir mettre ces désirs à exécution comme elle le voudrait bien. Et plus ces désirs grandissent et se fortifient, plus l’inquiétude augmente. Puis l’ennemi la pousse adroitement et insensiblement à s’impatienter contre sa maladie, non pas en tant que maladie, mais en tant qu’obstacle aux œuvres qu’elle désire ardemment accomplir pour un plus grand bien. Quand il l’a poussée jusque-là, il efface peu à peu de son esprit les idées de service de Dieu et de bonnes œuvres, et n’y laisse que le seul désir d’être délivrée de son mal. Mais voyant que la guérison se fait attendre, elle se trouble au point de devenir tout à fait impatiente. C’est ainsi que de la vertu qu’elle pratiquait, elle tombe, sans s’en apercevoir, dans le vice contraire. Le moyen de vous garantir de cette illusion, c’est d’avoir soin, quand vous vous trouvez dans un état de souffrance, de tenir votre cœur fermé à tout désir qui, par le fait même qu’il est présentement irréalisable, ne fera vraisemblablement que vous causer de l’inquiétude. Vous devez croire alors en toute humilité, patience et résignation, que vos désirs n’auraient pas d’effet que vous souhaitez, parce que vous êtes plus faible et plus inconstant que vous ne vous l’imaginez. Ou bien encore pensez que Dieu, dans ses secrets jugements, ou en punition de vos fautes, ne veut point que vous fassiez cette bonne œuvre, mais qu’il désire plutôt que vous vous humiliiez avec patience sous la douce et puissante main de sa Providence. De même, si l’ordre de votre père spirituel, ou quelque autre raison, vous empêche de remplir à votre gré vos exercices ordinaires de dévotion, et spécialement de vous approcher de la sainte Table, ne laissez pas pour cela le trouble et l’inquiétude entrer en votre cœur ; mais dépouillez-vous de votre propre volonté et revêtez-vous du bon plaisir de Dieu, en disant en vous-même : Si le regard de la divine Providence ne découvrait pas en moi tant d’ingratitude et de défauts, je ne serais pas maintenant privé de la sainte communion ; mais puisque le Seigneur se sert de ce moyen pour me faire connaître mon indignité, qu’il en soit béni et loué ! Confiant en votre bonté souveraine, je crois, ô mon Dieu, que la seule chose que vous demandez de moi, c’est qu’en supportant mes épreuves avec patience et en vue de vous plaire, je vous ouvre un cœur pleinement soumis à votre volonté, afin que vous y entriez spirituellement, pour le consoler et le défendre contre les ennemis qui veulent vous le ravir. Que tout ce qui est bon à vos yeux s’accomplisse ; et que votre volonté, ô mon Créateur et mon Rédempteur, soit maintenant à jamais ma nourriture et mon soutien. La seule grâce que je vous demande, ô doux objet de mon amour, c’est que mon âme, purifiée de tout ce qui vous déplaît en elle et ornée des vertus saintes, se tienne vouloirs prête à recevoir votre visite et à faire tout ce qu’il vous plaira de lui ordonner. Si vous mettez ces observations en pratique, tous les saints désirs que vous ne pourrez exécuter, qu’ils vous viennent de la nature, qu’ils vous soient inquiéter par le démon dans le but de vous inquiéter et de vous éloigner du sentier de la vertu, ou bien par Dieu lui-même dans le dessein d’éprouver votre résignation à sa volonté : tous ces désirs, dis-je, vous fourniront l’occasion de servir votre divin Maître de la manière qui lui plaît davantage. C’est là la véritable dévotion et l’hommage que Dieu attend de nous. Une pratique excellente pour ne pas perdre patience dans nos épreuves, de quelque part qu’elles nous arrivent, c’est, en employant les moyens licites dont les saints eux-mêmes se sont servis, de les employer, non dans le désir d’être délivrés de nos maux, mais uniquement en vue d’obéir à Dieu, attendu que nous ne savons pas si les moyens que nous prenons sont ceux que Dieu choisis pour nous délivrer. Si vous agissez autrement, vous tomberez dans des maux plus grands encore, parce que vous vous abandonnerez facilement à l’impatience si l’événement ne répond pas à votre désir et à votre attente ; votre patience, du moins, sera moins parfaite et moins agréable à Dieu, et partant, peu méritoire. Je veux enfin vous prémunir contre un artifice secret dont notre amour-propre se sert en certaines rencontres pour voiler et excuser nos défauts. C’est ainsi, par exemple, qu’un malade qui ne supporte son infirmité qu’à contrecœur, cache son impatience sous le voile d’un zèle ardent pour le bien. À l’entendre, le mécontentement qu’il témoigne ; ce n’est que le juste déplaisir qu’il éprouve en songeant qu’il a été lui-même la cause de sa maladie, et en voyant les ennuis et le dommage qu’elle occasionne aux autres par les soins qu’elle exige ou pour tout autre motif. De même l’ambitieux qui se plaint de n’avoir pu obtenir la dignité qu’il convoitait, n’a garde d’attribuer son chagrin à son orgueil et à sa vanité ; mais il tâche de l’expliquer par d’autres motifs dont on sait parfaitement qu’il ne tient aucun compte quand ses intérêts ne sont à l’heure se plaignait des peines que son état occasionnait aux autres, et qui s’inquiète fort peu maintenant de voir les mêmes personnes endurer les mêmes désagréments à propos de la maladie d’un autre. C’est là un signe évident que les plaintes qu’exhalent ces personnes ne proviennent nullement de leur charité pour le prochain, mais bien de leur secrète horreur pour tout ce qui contrarie leurs désirs. Pour vous, si vous voulez éviter cet écueil et d’autres encore, supportez avec une patience inaltérable les peines et les afflictions, quelle que soit, je vous le répète, la cause qui les fait naître. CHAPITRE XXXII Du dernier assaut du démon et de l’artifice auquel il a recours pour faire de la vertu même une occasion de ruine Le malin et astucieux serpent pousse la ruse jusqu’à faire servir à notre ruine les vertus mêmes que nous avons acquises. Il nous les fait regarder avec une secrète complaisance et nous élève bien haut dans notre propre estime, afin de nous faire tomber ensuite dans le vice de l’orgueil et de la vaine gloire. Pour triompher de ce péril, prenez position dans la plaine égale et assurée d’une vraie et profonde conviction de votre néant. Persuadez-vous bien que vous n’êtes rien, que vous ne pouvez rien, que vous êtes rempli de misères et de défauts, et que vous ne méritez que la damnation éternelle. Retranchez-vous dans cette vérité et gardez-vous bien, quoi qu’il arrive, de faire un seul pas hors ce cette enceinte, persuadé que les pensées ou les événements qui vous poussent à la quitter sont autant d’ennemis décidés à ne vous laisser sortir de leurs mains que mort ou grièvement blessé. Pour vous exercer à courir dans cette plaine assurée de la connaissance de votre néant, voici la méthode que vous avez à suivre. Lorsque vous jetterez les yeux sur vous-même et sur vos actions, envisagez seulement ce qui est de vous, sans y mêler ce que vous tenez de Dieu et de sa grâce, et estimez-vous tel que vous vous trouverez être par vous-même. Si vous considérez le temps qui a précédé votre naissance, vous verrez que dans cet abîme sans bornes de l’éternité vous n’avez été qu’un pur néant, incapable de rien faire pour arriver à l’existence. Si vous regardez le temps présent où vous ne tenez l’existence que de la seule bonté de Dieu, qu’êtes-vous indépendamment de cette Providence qui vous conserve à chaque instant, qu’êtes-vous de vous-même, sinon un pur néant ? Cela est si vrai que, si Dieu cessait un seul instant de vous soutenir, vous retomberiez immédiatement dans ce néant d’où vous a tiré sa main souveraine. Il est donc évident qu’à ne considérer que ce qui vous appartient dans l’ordre naturel, vous n’avez aucun raison de vous estimer, ni de prétendre à l’estime des autres. Et si de l’ordre naturel vous passez à l’ordre de la grâce et des bonnes œuvres, de quel bien et de quel mérite êtes-vous capable par vous-même et indépendamment du secours de Dieu ? Si, d’autre part, vous considérez le nombre de vos péchés passés, si vous y ajoutez le nombre plus considérable encore de ceux que vous auriez commis si Dieu ne vous avait soutenu de sa main miséricorde, vous trouverez, en multipliant non seulement les jours et les années, mais aussi les actions et les habitudes mauvaises (car un vice en entraîne un autre), vous trouverez, dis-je, que, sans la grâce, vos iniquités se seraient élevées presque à l’infini et que vous seriez devenu un autre Lucifer. À moins donc que vous ne vouliez ravir à la bonté divine la gloire et la reconnaissance qui lui sont dues, vous devez de jour en jour vous estimer plus mauvais. Ce jugement que vous portez sur vous-même, ayez bien soin qu’il soit accompagné de justice ; sinon il pourrait vous être fort préjudiciable. Si la connaissance que vous avez de votre misère vous donne un avantage sur tel autre que l’orgueil aveugle, le désir d’être estimé des autres et de passer à leurs yeux pour ce que vous savez n’être pas en réalité vous fait perdre considérablement de terrain et vous rend, du côté de la volonté, beaucoup plus coupable que lui. Si donc vous voulez que la connaissance de votre malice et de votre bassesse tienne vos ennemis à distance et vous concile l’amitié de Dieu, ne vous contentez pas de vous juger vous-même indigne de tout bien et digne de tout mal, mais prenez plaisir à être méprisé des autres ; fuyez les honneurs, aimez les opprobres et montrez-vous prêt en toute occasion à remplir les offices que les autres dédaignent. Leur manière de voir ne doit en aucune façon vous détourner de cette sainte pratique, du moment qu’elle vous est inspirée par le désir de vous humilier et de vous exercer à la vertu, et non par une certaine présomption d’esprit et par cet orgueil secret qui nous pousse parfois, sous les meilleurs prétextes, à faire peu de cas ou même à ne tenir aucun compte du jugement d’autrui. Si les bonnes qualités que Dieu vous a départies vous attirent l’affection et les louanges des hommes, tenez-vous bien recueilli en vous-même ; ne vous écartez jamais, ne fût-ce que d’un pas, de la vérité et de la justice dont je vous ai parlé, mais tournez-vous vers Dieu et dites-lui du fond du cœur : Ne permettez pas, Seigneur, que je vous dérobe l’honneur qui vous est dû et que je m’attribue le mérite des dons qui me viennent de vous. À la louange, l’honneur et la gloire, à moi la confusion. Tournant ensuite votre pensée vers la personne qui vous loue, dites-vous à vous-même : D’où vient que cette personne me trouve bon, puisqu’il n’y a rien de bon que Dieu et ses œuvres ? En agissant de la sorte et en rendant au Seigneur ce qui lui appartient, vous tiendrez vos ennemis à distance et vous vous disposerez à recevoir de Dieu un accroissement de grâces et de bienfaits. Si le souvenir de vos bonnes œuvres vous pousse à la vanité, considérez ces bonnes œuvres, non comme venant de vous, mais comme venant de Dieu seul ; et dites-leur intérieurement comme si vous leur parliez : Je ne sais comment à exister dans mon esprit : ce n’est pas à moi, mais à Dieu que vous devez la naissance ; c’est sa grâce qui vous a créées, nourries et conservées. C’est donc lui seul que je veux reconnaître comme votre véritable et principal auteur, lui seul que je veux voir honoré à cause de vous. Considérez ensuite que toutes les bonnes œuvres que vous avez faites en votre vie, non seulement n’ont point répondu à l’abondance des lumières et des grâces que Dieu vous avait accordées pour les connaître et les accomplir, mais qu’elles ont été très imparfaites et fort éloignées de cette pureté d’intention, de cette ferveur et de cette diligence qui devaient les accompagner et présider à leur exécution. C’est pourquoi, à bien considérer les choses, vous avez plutôt sujet de rougir de vos œuvres que d’en tirer vanité ; car il n’est que trop vrai que les grâces qui sortent pures et parfaites de la main de Dieu se souillent en nous, au contact de nos imperfections. En outre, comparez vos œuvres avec celles des saints et des pieux serviteurs de Dieu, et ce parallèle vous convaincra que les meilleures et les plus grandes de vos œuvres sont encore de très bas aloi et de minime valeur. Comparez-les ensuite avec ce que Jésus-Christ a fait en votre faveur aux diverses époques de la vie crucifiée qu’il a menée ici-bas ; considérez ses œuvres en elles-mêmes et abstraction faite de sa divinité, songez à l’amour si tendre et si pur qui les animait, et vous serez contraint d’avouer que les vôtres ne sont que néant. Enfin, si vous élevez votre esprit jusqu’à la divinité et si vous envisagez la majesté souveraine de Dieu et les hommages qu’elle mérite de notre part, vous verrez clairement que vos bonnes œuvres doivent être pour vous un motif de crainte, bien plus qu’un sujet de vanité. C’est pourquoi, quelque bien que vous fassiez, vous devez dire à Dieu de tout votre cœur : Mon Dieu, ayez pitié de moi qui suis un pécheur. Je vous conseille en outre de vous tenir en garde contre la tentation de publier les faveurs que Dieu vous accorde. Le trait suivant vous montrera combien lui déplaît le manque de réserve à cet égard. Le Sauveur apparut un jour sous la forme d’un petit enfant à une de ses fidèles servantes. Celle-ci, le prenant pour un enfant ordinaire, l’invita à réciter la salutation angélique. Jésus commença immédiatement : Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre toutes les femmes. Là, il s’arrêta, ne voulant pas se louer lui-même en récitant les paroles qui suivent. Et tandis qu’elle le priait de continuer, Jésus disparut, laissant sa servante remplie de consolation et toute pénétrée de la céleste doctrine qu’il venait de lui enseigner par son exemple. Et vous aussi, âme chrétienne, apprenez à vous humilier, reconnaissant que vous n’êtes, avec toutes vos œuvres, qu’un pur néant. C’est là le fondement de toutes les vertus. Dieu, quand nous n’étions pas encore, nous a tirés du néant et, maintenant que nous existons par lui, nous devons faire reposer tout l’édifice de notre sanctification sur la reconnaissance de cette vérité, que de nous-mêmes nous ne sommes rien. Plus nous nous abaisserons, plus l’édifice s’élèvera. À mesure que nous creuserons le sol de notre misère, le divin architecte y déposera les pierres solides qui doivent servir de fondement au majestueux édifice. Ne croyez pas pouvoir jamais descendre assez bas, et persuadez-vous bien que s’il pouvait y avoir quelque chose d’infini dans la créature, votre bassesse le serait. Avec cette connaissance bien mise en pratique, l’homme possède toute sorte de bien ; sans elle, il est un peu plus que rien, fît-il autant de bonnes œuvres qu’en ont accompli tous les saints ensemble, et demeurât-il continuellement absorbé en Dieu. Ô admirable connaissance, qui nous rend heureux sur la terre et glorieux dans le ciel ! Ô lumière qui sort des ténèbres et rend les âmes radieuses ! Ô perle inconnue qui brille parmi nos souillures ! Ô néant qui met en possession de toutes choses ceux qui savent le connaître ! Sur ce sujet, je parlerais sans jamais me lasser. Si vous voulez louer Dieu, accusez-vous vous-même et désirez d’être accusé par les autres. Si vous voulez le glorifier en vous et vous glorifier en lui, humiliez-vous vis-à-vis de tous et au-dessous de tous. Si vous désirez le trouver, ne vous élevez pas, car il fuira loin de vous. Abaissez-vous et abaissez-vous autant que vous le pourrez, vous le verrez venir à vous et vous tendre les bras. Il vous accueillera, et il vous pressera sur son cœur avec d’autant plus d’amour que vous vous rendrez plus vil à vos propres yeux et que vous mettrez votre bonheur à être méprisé de tous et à être rebuté partout comme un objet d’horreur. Ce don inestimable que votre Sauveur, abreuvé d’outrages pour vous, vous fait afin de vous unir à lui, persuadez-vous bien que vous en êtes indigne ; Remerciez-le souvent de cette faveur et soyez plein de reconnaissance pour les personnes qui y ont donné occasion, et tout spécialement pour celles qui vous ont foulé aux pieds ou qui croient que vous ne supportez les affronts qu’à regret et à contrecœur. Et si réellement il en est ainsi, gardez-vous bien d’en rien laisser paraître à l’extérieur. Si la malice du démon, notre ignorance et nos inclinations perverses l’emportent en nous sur ces considérations, si puissantes pourtant et si vraies ; si le désir de nous élever au-dessus des autres ne cesse de nous troubler et de faire impression sur notre cœur, humilions-nous d’autant plus à nos propres yeux que nous voyons par expérience combien nous avançons peu dans la spiritualité et dans la véritable connaissance de nous-mêmes, attendu que nous ne parvenons pas à nous délivrer de ces pensées importunes qui ont leur racine dans notre orgueil et notre vanité. Par ce moyen, nous tirerons le miel du poison et le remède de la blessure même.

CHAPITRE XXXIII

Quelques avis pour surmonter les passions mauvaises
et pour avancer dans la vertu

Quoique je vous aie beaucoup parlé déjà des moyens à prendre pour vous vaincre vous-même et orner votre âme des vertus chrétiennes, il me reste encore quelques avis à vous donner. Premièrement, gardez-vous bien, si vous voulez faire des progrès dans la vertu, d’avoir pour vos exercices spirituels une règle pour ainsi dire stéréotypée qui fixe un exercice à un jour, et l’autre à un autre jour. L’ordre à suivre dans ce combat et dans cet exercice, c’est de faire la guerre aux passions dont les attaques vous ont causé et vous causent encore chaque jour le plus de dommage, et d’acquérir, dans le plus haut degré possible, les vertus qui leur sont opposées. Une fois en possession de ces vertus, vous aurez mille occasions d’acquérir les autres ; vous le ferez facilement et sans qu’il soit besoin pour cela d’actes multipliés ; car les vertus sont tellement liées les unes aux autres qu’il suffit d’une vertu fortement ancrée dans notre cœur pour y attirer bientôt toutes les autres. Deuxièmement, ne limitez jamais le temps que vous emploierez à acquérir une vertu ; ne déterminez ni les jours, ni les semaines, ni les années; mais faites comme si vous en étiez encore à vos premiers pas, et, semblable à un soldat nouvellement enrôlé, combattez sans trêve et gravissez les hauteurs de la perfection. Ne vous arrêtez pas un seul instant, parce que s’arrêter dans le chemin de la vertu et de la perfection ce n’est pas se repose et reprendre des forces, c’est reculer et s’affaiblir de plus en plus. Quand je parle de s’arrêter, j’entends se persuader que l’on est arrivé à la perfection, négliger les occasions qui se présentent de poser de nouveaux actes de vertu et mépriser les fautes légères. Soyez donc soigneux, fervent et toujours prêt à saisir les moindres occasions de pratiquer la vertu. Aimez toutes les occasions d’avancer dans la sainteté ; aimez surtout celles qui présentent de grandes difficultés, car les efforts que l’on fait pour surmonter les obstacles forment plus promptement les habitudes vertueuses et les enracinent plus profondément dans notre âme. Chérissez donc les personnes qui vous fournissent ces occasions. Seulement, évitez avec soin et fuyez à pas précipités tout ce qui pourrait donner lieu aux tentations de la chair. Troisièmement, soyez prudent et discret à l’égard des pratiques qui peuvent mettre votre santé en danger, comme la discipline, les cilices, le jeûne, les médiations et autres mortifications du même genre ; on doit se former à ces exercices peu à peu et par degrés, ainsi que nous le dirons par après. Pour ce qui concerne les vertus purement intérieures, comme l’amour de Dieu, le mépris du monde, l’humilité, la haine des passions mauvaises et du péché, la douceur et la patience, l’amour du prochain et des ennemis, il ne fait pas chercher à les acquérir peu à peu et à s’y élever par degrés ; mais en produire les actes avec toutes la perfection possible. Quatrièmement, que toutes les pensées de votre âme, tous les désirs de votre cœur et tous les actes de votre volonté n’aient qu’un seul but : vaincre la passion que vous combattez et acquérir la vertu contraire. Que ce soit là pour vous le monde entier, le ciel et la terre ; n’ambitionnez point d’autre trésor, et faites toutes vos actions en vue de plaire à Dieu. Que vous mangiez ou que vous jeûniez, que vous travailliez ou que vous vous reposiez, que vous veilliez ou que vous dormiez, que vous restiez chez vous ou que vous sortiez, que vous vous appliquiez aux exercices de piété ou aux œuvres manuelles, votre unique but doit être de vaincre et de surmonter cette passion et d’acquérir la vertu contraire. Cinquièmement, haïssez généralement les commodités et les agréments de la vie, et vous ne serez que faiblement combattu par les vices qui tous ont le plaisir pour racine. Retranchez, par la haine de vous-même, cette racine maudite, et tous les vices perdront en vous leur force et leur vigueur. Mais si, pendant que vous faites la guerre à un vice et que vous résistez aux séductions d’un plaisir en particulier, vous vous attachez à d’autres plaisirs défendus, ne le fussent-ils que sous peine de faute légère, la lutte sera rude et sanglante et la victoire incertaine et rare. C’est pourquoi ayez toujours présentes à l’esprit ces sentences de l’Écriture : « Celui qui aime son âme la perdra, et celui qui hait son âme en ce monde, la gardera pour la vie éternelle » (Jean, XII, 25). « Mes frères, nous ne sommes pas redevables à la chair pour vivre selon la chair : car si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l’esprit vous faites mourir les œuvres de la chair, vous vivrez » (Rom., VIII, 13). Sixièmement enfin, je vous avertis qu’il est utile, et parfois nécessaire, de faire avant tout une confession générale accompagnée de toutes les dispositions requises, et cela pour mieux vous assurer de l’amitié de celui qui est la source de toutes les grâces et l’auteur de toutes les victoires.

CHAPITRE XXXIV

Qu’il faut acquérir les vertus peu à peu, en s’y exerçant graduellement et sans vouloir les pratiquer toutes à la fois

Quoique le chrétien désireux d’arriver au faîte de la perfection ne doive point mettre de borne à son avancement spirituel, il faut néanmoins que la prudence modère en lui cette ferveur inconsidérée qui, après l’avoir, dès le principe, poussé en avant avec trop de vigueur, se ralentit bientôt et l’abandonne à mi-chemin. C’est pourquoi, sans revenir sur les règles que je vous ai tracées pour vos exercices extérieurs, je crois utile de vous faire remarquer que les vertus intérieures doivent s’acquérir peu à peu et par degrés. C’est le moyen de faire des progrès rapides et durables. Ainsi nous ne devons pas, ordinairement du moins, nous exercer à désirer les adversités et à nous en réjouir, que nous n’ayons auparavant passé par les degrés les plus bas de la vertu de patience. Ne vous attachez pas non plus à toutes, ni même à plusieurs vertus ensemble ; mais à une seule d’abord, puis à une autre. De cette manière, l’habitude s’enracine plus facilement et plus profondément dans l’âme. Si vous bornez vos efforts à l’acquisition d’une seule vertu, la mémoire y court en toute occasion avec plus de promptitude, l’entendement s’ingénie à trouver pour l’acquérir des moyens et des motifs nouveaux, et la volonté s’y porte avec plus d’ardeur et de facilité. Il en serait tout autrement si l’activité de ces puissances était dispersée sur divers objets. Ajoutez à cela que la similitude des actes à produire pour acquérir une seule et même vertu nous rend ces actes moins pénibles. L’un attire et assiste l’autre ; et la ressemblance qu’ils ont entre eux est cause qu’ils font plus d’impression sur nous ; les derniers en effet trouvent dans le cœur une demeure bien préparée et toute prête à les recevoir, comme elle a reçu ceux qui ont précédé. Ces raisons vous paraîtront plus convaincantes encore si vous réfléchissez que la pratique d’une vertu apprend la pratique des autres, et que les progrès de l’une entraînent les progrès de toutes, puisqu’elles sont toutes inséparablement unies entre elles, comme autant de rayons projetés par la même lumière divine.

CHAPITRE XXXV

Des moyens d’acquérir les vertus, et comment nous devons nous appliquer
à la même vertu durant un certain espace de temps

Outre les dispositions que je vous ai signalées plus haut, il faut, pour acquérir les vertus chrétiennes, une âme grande et généreuse, une volonté ferme et résolue que n’effraie point la prévision des contradictions et des peines sans nombre qui se rencontrent dans le chemin de la perfection. Il faut, de plus, que l’âme soit inclinée à l’amour des vertus qu’elle veut acquérir. Cette inclination s’obtient en considérant combien les vertus plaisent à Dieu, combien elles sont nobles et excellentes en elles-mêmes, et combien elles nous sont utiles et nécessaires, puisqu’elles sont principe et le terme de la perfection. Il importe extrêmement de faire le matin le ferme propos de profiter de toutes les occasions que nous aurons vraisemblablement de les pratiquer, et d’examiner souvent durant le jour si nous avons, oui ou non, exécuté nos bonnes résolutions, afin de les renouveler avec plus de ferveur. Cet examen doit rouler tout spécialement sur la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. C’est à cette même vertu que nous devons rapporter les exemples des saints, nos oraisons et la méditation, si nécessaire en tous les exercices spirituels, de la vie et de la Passion de Jésus-Christ. Nous devons, ainsi que nous l’expliquerons ci-après, tenir la même conduite dans toutes les occasions qui se présenteront, si différentes qu’elles soient les unes des autres. Tâchons d’arriver, à force d’actes intérieurs et extérieurs de vertu, à produire ces actes avec autant de promptitude et de facilité que nous en avions auparavant à suivre nos penchants naturels ; et rappelons-nous ce qui a été dit plus haut, que plus ces actes seront contraires à nos inclinations, plus vite ils introduiront dans notre âme l’habitude de la vertu. Les sentences de la sainte Écriture prononcées de bouche ou tout au moins de cœur, avec le respect qui leur est dû, nous aideront merveilleusement en cet exercice. Tenons donc à notre disposition un bon nombre de textes en rapport avec la vertu que nous cherchons à acquérir ; répétons-les souvent dans le courant de la journée et tout spécialement quand nous nous sentirons assaillis par la passion contraire. Si, par exemple, nous nous exerçons à la patience, nous pourrons nous servir des paroles suivantes ou d’autres semblables : « Mes enfants, supportez patiemment la colère qui est tombée sur vous » (Baruch, IV, 25). « La patience des pauvres ne sera pas frustrée pour toujours » (PS., IX, 19). « L’homme patient vaut mieux que l’homme courageux ; et celui qui est maître de son esprit vaut mieux que celui qui prend les villes d’assaut » (Prov., XVI, 32). « Courons par la patience au combat qui nous est proposé » (Héb., XII, 2). Nous pourrons dans le même but faire les aspirations suivantes ou d’autres du même genre : Quand Dieu armera-t-il mon cœur du bouclier de la patience ? Quand saurai-je, pour plaire à mon divin Maître, supporter d’un cœur tranquille les épreuves de la vie ? Ô souffrances bien-aimées qui me rendez semblable à mon Sauveur Jésus souffrant pour moi ! Ô l’unique vie de mon âme, ne me verrai-je jamais, pour votre gloire, pleinement heureux au sein des souffrances ? Quel serait mon bonheur si, au milieu des flammes de la tribulation, j’aspirais à des tourments plus grands encore ! Nous nous servirons à toute heure de ces sortes de prières, suivant les progrès que nous aurons faits dans la vertu, et les pensées que nous inspirera l’esprit de dévotion. Ces oraisons s’appellent oraisons jaculatoires, du latin jaculum qui signifie trait, parce que ce sont comme autant de traits que nous lançons vers le ciel ; elles ont une force merveilleuse pour nous exciter à la perfection et toucher le cœur de Dieu, à condition toutefois qu’elles soient accompagnées de deux choses qui leur servent en quelque sorte d’ailes. La première, c’est une conviction profonde que Dieu prend plaisir à voir notre âme s’exercer à la vertu. La seconde, un vrai et ardent désir de l’acquérir dans la seule vue de plaire à sa divine Majesté.

CHAPITRE XXXVI

Que l’exercice de la vertu exige une application constante

Une condition importante, indispensable même, pour parvenir au but que nous poursuivons, je veux dire l’acquisition des vertus, c’est la persévérance à marcher en avant : S’arrêter, c’est reculer. En effet, dès que nous cessons de nous appliquer à la pratique des vertus, la violence de notre inclination aux plaisirs des sens, jointe aux sollicitations qui nous viennent du dehors, donne nécessairement naissance à beaucoup de passions désordonnées qui détruisent ou affaiblissent les habitudes des vertus. En outre, ce manque d’application nous prive des grâces nombreuses que Dieu accorde à ceux qui marchent courageusement dans le chemin de la perfection. C’est la différence qui existe entre ce chemin et les chemins ordinaires. Dans ces derniers, en effet, le voyageur, en s’arrêtant, ne perd rien de la distance parcourue, tandis que, dans le premier, il perd énormément de terrain. Une différence encore, c’est que, dans les routes ordinaires, la lassitude s’accroît en proportion du chemin que l’on fait, tandis que, dans le chemin de la vertu, les forces augmentent à mesure que l’on avance. La raison en est que l’exercice des vertus affaiblit la partie inférieure dont la résistance augmente la difficulté et les fatigues du chemin, et qu’il affermit et fortifie de plus en plus la partie supérieure où la vertu réside. Ainsi, à mesure qu’on avance dans la voie de la perfection, la peine qu’on y éprouve diminue de plus en plus, et la joie secrète que Dieu mêle à cette peine s’accroît sans cesse. Le chrétien, marchant ainsi de vertu en vertu avec une facilité et une joie toujours croissantes, finit par arriver au sommet de la montagne et à cet état de perfection qui permet à l’âme de se livrer aux aspirations spirituelles, non seulement sans dégoût, mais avec un plaisir ineffable, parce qu’ayant vaincu et dompté les passions déréglées et s’étant mise au-dessus de toutes les choses créées, elle vit au sein de Dieu et goûte, parmi des labeurs sans trêve, les délices d’un repos inaltérable.

CHAPITRE XXXVII

Que la nécessité où nous sommes de nous exercer sans cesse à la pratique des vertus nous oblige à profiter,
pour les acquérir, de toutes les occasions qui se présentent

Nous avons vu assez clairement que, dans le chemin qui conduit à la perfection, il faut marcher en avant, sans s’arrêter jamais. Pour cela, tenons-nous bien sur nos gardes et veillons attentivement à ne laisser échapper aucune occasion d’acquérir les vertus. C’est donc mal entendre ses intérêts que de fuir les contrariétés qui pourraient nous servir à cet égard. Pour nous en tenir à notre premier exemple, voulez-vous acquérir l’habitude de la patience ? N’évitez point les personnes, les actions et les pensées qui vous portent à l’impatience. Ne cessez point vos relations parce qu’elles vous sont à charge ; et, dans les conversations et les rapports que vous entretiendrez avec les personnes qui vous ennuient, tenez votre volonté toujours prête à souffrir les contrariétés et les dégoûts qui vous arriveront ; sinon vous n’acquerrez jamais l’habitude de la patience. De même, si un travail vous déplaît, soit par lui-même, soit à cause de la personne qui vous l’a imposé, soit parce qu’il vous détourne d’une occupation plus conforme à vos goûts, ne laissez pas de l’entreprendre et de le continuer, malgré le trouble qu’il vous cause et le repos que vous trouveriez en l’abandonnant. Sans cela vous trouveriez en l’abandonnant. Sans cela vous n’apprendriez jamais à souffrir, et le repos que vous goûteriez ne serait pas un repos véritable, attendu qu’il ne procéderait pas d’un esprit libre de passions et orné de vertus. J’en dis autant des pensées ennuyeuses qui tourmentent et troublent parfois votre âme. Ce n’est pas un avantage pour vous d’en être entièrement délivré, puisque la souffrance qu’elles vous causent vous accoutume à supporter patiemment toute sorte de contrariétés. Vous enseigner le contraire, ce serait plutôt vous apprendre à fuir la peine que vous éprouvez, qu’à acquérir la vertu que vous désirez. Il est bien vrai qu’en de semblables occasions, il faut, surtout si on n’est pas suffisamment aguerri, savoir temporiser et user de beaucoup de prudence et d’adresse, affronter l’ennemi ou l’éviter selon qu’on se sent plus ou moins de vertu et de vigueur d’esprit ; mais, d’un autre côté, on doit bien se garder de lâcher pied tout à fait et de reculer au point d’abandonner toutes les occasions de souffrir, parce que si pour le moment on échappe au danger de tomber, on court grand risque de succomber plus tard aux assauts de l’impatience faute de s’être suffisamment aguerri et fortifié d’avance par la pratique de la vertu contraire. Inutile de faire remarquer que ces avis ne concernent pas le vice impur. La manière de combattre ce vice vous a été indiquée dans un des chapitres précédents.

CHAPITRE XXXVIII

Que l’on doit rechercher les occasions de pratiquer la vertu,
et les accueillir avec d’autant plus de joie qu’elles offrent plus de difficultés

Ce n’est point assez de ne pas fuir les occasions de nous exercer à la vertu ; il faut parfois les rechercher comme des avantages inestimables, les accueillir avec joie dès qu’elles s’offrent à nous et regarder comme plus précieuses et plus dignes d’amour celles qui déplaisent davantage à nos sens. Vous y parviendrez, avec la grâce de Dieu, si vous imprimez profondément dans votre esprit les considérations suivantes. La première, c’est que les occasions sont des moyens éminemment utiles, nécessaires même à l’acquisition des vertus. C’est pourquoi en demandant les unes au Seigneur, vous lui demandez nécessairement les autres ; sinon votre prière serait vaine, vous seriez en contradiction avec vous-même et vous tenteriez le Seigneur puisque, selon le cours ordinaire des choses, Dieu ne donne pas la patience sans les tribulations ni l’humilité sans les opprobres. On peut en dire autant de toutes les autres vertus. Il est incontestable qu’elles s’acquièrent au moyen des adversités qui nous arrivent. Ces adversités nous sont d’autant plus utiles et doivent par conséquent nous être d’autant plus chères et plus agréables qu’elles sont plus pénibles à la nature ; car les actes que nous produisons en ces occasions sont plus généreux et plus forts et, partant, plus propres à nous faire avancer avec promptitude et facilité dans la voie de la perfection. Il faut estimer et mettre à profit les moindres occasions, ne fût-ce qu’un regard ou une parole contraire à notre volonté, parce que si ces actes ont moins d’intensité, ils sont plus fréquents que ceux que l’on produit dans les circonstances plus importantes. La seconde considération, déjà touchée plus haut, c’est que tous les accidents qui nous arrivent nous sont envoyés de Dieu pour notre bien et afin que nous en tirions profit. Et quoique, parmi ces accidents, il s’en trouve quelques-uns, nos fautes par exemple et celles du prochain, que l’on ne peut attribuer à Dieu sans faire injuste à sa sainteté, il n’en est pas moins vrai qu’elles nous viennent de Dieu en ce sens que Dieu les permet et que, pouvant les empêcher, il ne le fait cependant pas. Mais les afflictions et les peines qui nous arrivent par notre faute ou par la malice d’autrui, on ne peut nier qu’elles ne viennent par Dieu et de Dieu ; puisque Dieu y concourt et que, tout en voulant que ce qui se fait ne se fasse pas, puisqu’il y voit une difformité souverainement odieuse à ses yeux, il veut que nous les supportions à cause du profit spirituel que nous pouvons en retirer ou pour d’autres raisons très justes qui nous sont cachées. Et si nous avons une certitude entière que le Seigneur veut que le Seigneur veut que nous supportions avec joie les maux que nous causent les injustices du prochain ou nos fautes personnelles, il faut du prochain ou nos fautes personnelles, il faut bien reconnaître que dire, comme plusieurs le font pour excuser leur impatience, que Dieu ne veut pas, qu’il a en horreur les mauvaises actions, c’est chercher un vain prétexte pour couvrir notre propre faute et refuser la croix que nous savons devoir porter pour plaire au Seigneur. Je vais plus loin et j’affirme que, toutes choses égales d’ailleurs, le Seigneur préfère nous voir supporter les peines qui ont leur source dans la méchanceté des hommes, de ceux surtout que nous avons obligés, que celles qui nous viennent d’autres accidents fâcheux. La raison en est que les premières ont d’ordinaire plus de force pour réprimer notre orgueil naturel ; et qu’en outre, en les supportant avec joie, nous contentons et glorifions singulièrement le Seigneur, puisque nous coopérons avec lui à l’œuvre qui fait le plus éclater sa bonté ineffable et sa toute-puissance, celle de tirer du venin pestilentiel de la malice et du péché, le fruit précieux et suave de la vertu et de la sainteté. Sachez donc, âme chrétienne, qu’aussitôt que Dieu découvre en nous un vif désir de nous mettre courageusement à l’œuvre et de tendre de tous nos efforts à cette glorieuse conquête, il nous prépare le calice des plus violentes tentations et des plus rudes épreuves, afin de nous le présenter en son temps. Nous-mêmes, si nous sommes désireux de son amour et de notre propre bien, nous saurons amour et de notre propre bien, nous saurons accepter de bon cœur et les yeux fermés le calice qu’il nous offre, et le boire jusqu’au fond avec assurance et promptitude ; puisque c’est une médecine, et composée qu’elles sont plus amères à notre palais.

CHAPITRE XXXIX

Comment nous pouvons faire servir des occasions diverses
à l’exercice d’une même vertu

Vous avez vu dans les chapitres précédents qu’il vaut incomparablement mieux s’exercer pendant quelque temps à une seule vertu que de vouloir en acquérir plusieurs à la fois ; vous avez vu également qu’il faut faire converger sur cette vertu unique toutes les occasions qui se présentent, si différentes qu’elles soient les unes des autres. Apprenez maintenant la méthode à suivre pour vous rendre cet exercice plus facile. Il arrivera en un même jour, peut-être en une même heure, qu’on nous reprendra d’une action même excellente, que, pour une cause ou l’autre, on parlera mal de nous, qu’on nous refusera durement une faveur ou un léger service, qu’on nous soupçonnera sans raison, que 187 nous ressentirons une douleur corporelle, qu’on nous imposera une besogne ennuyeuse, qu’on nous servira un mets mal apprêté, que nous nous trouverons accablés sous le poids de maux plus considérables, tels qu’il s’en rencontre si souvent dans la pauvre vie humaine. Quoique parmi tant d’accidents fâcheux nous puissions pratiquer plusieurs vertus différentes, néanmoins, pour nous en tenir à la règle donnée plus haut, nous nous bornerons à produire des actes conformes à la vertu que nous nous sommes proposé d’acquérir. Si c’est la patience que nous cherchons à acquérir au moment où ces accidents nous arrivent, nous nous efforcerons de les supporter de bon cœur et avec joie. Si c’est l’humilité, nous nous persuaderons, au milieu de ces contrariétés, que nous sommes dignes de tous les châtiments. Si c’est l’obéissance, nous nous abaisserons promptement sous la main toute-puissante de Dieu et, pour lui plaire, puisque telle est sa volonté, nous nous assujettirons aux créatures raisonnables ou même privées de raison qui nous causent ces ennuis. Si c’est la pauvreté, nous consentirons à être dépouillés et privés de toutes les consolations de la vie, des grandes comme des petites. Si c’est la charité, nous ferons des actes d’amour envers le prochain qui est l’instrument de notre sanctification et envers Dieu qui en est la cause première et pleine d’amour puisque ces épreuves destinées à nous faire avancer dans la vertu nous arrivent par son ordre, ou du moins par sa permission. Ce que je dis ici des accidents divers qui nous arrivent journellement nous indique en même temps comment, dans une maladie ou une affliction de longue durée, nous pouvons nous exercer à la vertu que nous nous sommes proposés d’acquérir.

CHAPITRE XL

Du temps que nous devons consacrer à l’exercice de chaque vertu, et des marques de notre avancement spirituel

Pour ce qui regarde le temps que nous devons employer à l’exercice de chaque vertu, ce n’est pas à moi de le déterminer, puisqu’il faut le régler d’après l’état et les besoins particuliers de notre âme, les progrès que nous faisons dans le chemin de la perfection et l’avis de celui qui nous guide dans cette voie. Toutefois, si on s’y appliquait de la manière et avec la sollicitude que nous avons dites, il est certain qu’on ferait en peu de semaines des progrès considérables. C’est une preuve de progrès que de persévérer dans les exercices spirituels malgré les aridités, les ténèbres, les angoisses de l’âme et la privation des consolations sensibles. Un autre signe non moins évident, c’est la résistance que la concupiscence oppose à nos actes de vertus : plus celle-ci perdra de forces, plus nous aurons sujet de croire que nous avançons dans la perfection. Si donc nous ne sentons aucune contradiction, aucune révolte dans la partie sensitive et inférieure, surtout quand il s’agit d’assauts subits et imprévus, c’est un signe que nous avons acquis la vertu. Et plus nous en produirons les actes avec promptitude et avec joie, plus nous serons autorisés à croire que nous avons retiré de grands fruits de cet exercice. Remarquons cependant que nous ne devons pas nous croire en possession d’une vertu et regarder comme certain notre triomphe sur une passion parce que, depuis longtemps et après beaucoup de combats, nous n’aurions plus ressenti ses attaques. En ceci encore il peut y avoir ruse et artifice du démon, et illusion de la nature ; il n’est pas rare qu’un orgueil secret nous fasse prendre pour vertu ce qui réellement n’est que vice. D’ailleurs, si nous considérons la perfection à laquelle Dieu nous appelle, quels que soient nos progrès dans la vertu, nous n’aurons pas de peine à nous persuader que nous en avons à peine franchi les premiers degrés. Vous devez donc vous regarder comme un guerrier nouvellement enrôlé ou comme un enfant qui essaie ses premiers pas, et reprendre vos exercices avec votre première ardeur, comme si vous n’aviez rien fait encore. Souvenez-vous, âme chrétienne, que mieux vaut avancer dans le chemin de la vertu que d’examiner les progrès qu’on y a fait ; parce que Dieu, qui seul scrute le fond des cœurs, dévoile ce secret à quelques-uns et le cache à d’autres, selon qu’il voit pour eux, en cette connaissance, un sujet d’humiliation ou une excitation à l’orgueil. Comme un père plein d’amour pour ses enfants, il ôte aux uns le danger et fournit aux autres l’occasion de croître en vertus. Il faut donc que l’âme continue ses exercices, quoiqu’elle ne s’aperçoive pas de ses progrès ; elle les connaîtra lorsqu’il plaira à Dieu de les lui découvrir pour son plus grand bien.

CHAPITRE XLI

Que nous ne devons pas souhaiter d’être délivrés des afflictions
que nous endurons patiemment ;
et de la manière de régler tous nos désirs

Lorsque vous vous trouvez dans une peine quelconque et que vous la supportez patiemment, gardez-vous bien de vous laisser entraîner par le démon ou l’amour-propre au désir d’en être délivré ; car ce désir vous causerait deux grands maux. Le premier, c’est qu’alors même qu’il ne vous ravirait pas immédiatement la vertu de patience, il vous disposerait peu à peu au vice contraire. Le second, c’est que votre patience deviendrait imparfaite et que vous ne recevriez qu’une récompense proportionnée à la durée de l’épreuve, tandis qu’en ne souhaitant pas d’en être délivré et en vous confiant sans réserve à la bonté divine, votre souffrance n’eût-elle duré qu’une heure ou moins encore, vous en auriez été récompensé par Dieu comme d’un service de longue durée. C’est pourquoi, en ceci comme dans tout le reste, prenez pour règle constante de tenir vos désirs tellement éloignés de tout ce qui n’est pas Dieu, qu’ils tendent purement et simplement à leur véritable et unique but, à savoir la volonté du Seigneur. De cette façon, ils seront toujours justes et équitables, et vous serez, au milieu de toutes vos contrariétés, tranquille et même heureux, parce que, sachant que rien ne peut se faire sans la volonté divine et voulant vous-même ce qu’elle veut, vous ne pouvez manquer de vouloir tout ce qui vous arrive et d’avoir tout ce que vous désirez. Cette remarque ne peut, il est vrai, s’appliquer à vos péchés et aux péchés d’autrui, puisque Dieu ne peut les vouloir ; mais elle s’applique parfaitement à toutes les peines qui en découlent ou qui vous viennent d’ailleurs. Si violente et si profonde que soit la blessure, arrivât-elle, en touchant le fond de votre cœur, à briser les racines mêmes de la vie naturelle, vous ne devez pas moins y reconnaître la croix dont Dieu se plaît à favoriser ses amis les plus intimes et les plus chers. Ce que je dis ici des afflictions en général doit s’entendre en particulier de la part de souffrances qui nous restera et que Dieu veut que nous endurions, après que nous aurons employé tous les moyens licites de nous en défaire. Encore faut-il régler l’emploi de ces moyens sur la volonté de Dieu qui les a établis, afin que nous nous en servions uniquement parce qu’il le veut, et non par attachement à nos aises, ou parce que nous aimons et désirons la cessation de nos épreuves plus que ne le requièrent son service et son bon plaisir.

CHAPITRE XLII

Comment on doit se défendre des artifices du démon
quand il nous inspire des dévotions indiscrètes

Lorsque l’esprit malin s’aperçoit que nous marchons dans le chemin de la vertu avec des désirs si vifs et si bien réglés qu’il ne peut nous engager dans le mal par des artifices manifestes, il se transforme en ange de lumière et nous suggère à tout instant des pensées agréables, des sentences de l’Écriture et des exemples tirés de la vie des saints pour nous faire marcher avec une ardeur indiscrète dans la voie de la perfection et nous faire ensuite tomber dans le précipice. C’est ainsi, par exemple, qu’il nous invite à châtier rudement notre corps par des disciplines, des jeûnes, des cilices et par d’autres mortifications semblables, afin que nous nous laissions aller à l’orgueil en nous imaginant, comme il arrive particulièrement aux femmes, que nous faisons des choses merveilleuses ; ou bien afin que nous contractions une maladie qui nous rende impropres aux bonnes œuvres ; ou bien encore afin que l’excès de travail et de peine nous fasse prendre les exercices spirituels en dégoût et en aversion, et que, devenant peu à peu tièdes pour le bien, nous nous adonnions avec plus d’avidité que jamais aux plaisirs et aux divertissements du monde. C’est ce qui est arrivé à un bon nombre de personnes pieuses. Aveuglées par la présomption de leur cœur, et emportées par un zèle indiscret, elles ont, dans leurs mortifications extérieures, outrepassé la mesure de leurs forces, et sont devenues le jouet des malins esprits. Elles se seraient épargné ce malheur si elles avaient tenu compte des observations que nous avons faites et si elles avaient réfléchi que ces sortes de mortifications, si louables en elles-mêmes et si profitables à ceux qui ont les forces corporelles et l’humilité requises pour les pratiquer, doivent être réglées d’après le tempérament et la nature de chacun. Ceux qui ne peuvent supporter les austérités auxquelles les saints ont soumis leur corps trouveront toujours assez d’occasions d’imiter leur vie, par la vivacité et l’efficacité de leurs désirs et la ferveur de leurs prières. Qu’à leur exemple, ils aspirent à ces couronnes plus glorieuses que procurent aux vrais soldats du Christ le mépris du monde et de soi-même, l’amour du silence et de la retraite, la patience dans l’épreuve, l’empressement à rendre le bien pour le mal, le soin d’éviter les fautes les plus légères, mortifications bien autrement agréables à Dieu que les austérités corporelles. Quant à ces austérités, je vous conseille d’en user avec une grande modération pour pouvoir les augmenter au besoin, plutôt que de vous exposer par trop de zèle à devoir les abandonner entièrement. Si je vous donne cet avis, c’est que je vous crois à l’abri de l’erreur de certaines personnes qui d’ailleurs passent pour spirituelles et qui, séduites et trompées par l’amour-propre, prennent un soin exagéré de la conservation de leur santé corporelle. Elles en sont si jalouses et si inquiètes qu’un rien suffit à leur inspirer des doutes et des craintes à cet égard. Leur principale occupation, le sujet favori de leurs conversations, c’est le régime de vie qu’elles ont à suivre. Ainsi elles recherchent sans cesse les mets qui flattent leur goût, sans souci de leur estomac que cette délicatesse extrême ne fait qu’affaiblir de plus en plus. Sous le prétexte d’acquérir des forces pour mieux servir Dieu, elles ne cherchent qu’à accorder ensemble, sans aucun profit pour aucun, et même au détriment de l’un et de l’autre, deux ennemis irréconciliables, l’esprit et le corps ; leur sollicitude mal entendue enlève à l’un la santé et à l’autre la dévotion. C’est pourquoi il est plus sûr et plus aisé à tous égards de suivre un régime plus libre, pourvu qu’il soit accompagné de la discrétion requise et qu’on tienne compte des conditions et des complexions qui sont trop différentes les unes des autres pour être soumises à la même règle. J’ajoute en terminant qu’une certaine modération est souverainement désirable, non seulement dans les choses extérieures, mais dans l’acquisition des vertus intérieures, ainsi que nous l’avons fait voir en parlant de la gradation à suivre pour arriver à la perfection.

CHAPITRE XLIII

Combien nos penchants mauvais et les suggestions du démon
ont de force pour nous pousser à juger témérairement
du prochain, et de quelle manière nous devons résister à cette tentation

L’estime et la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes produit un autre désordre gravement préjudiciable : le jugement téméraire qui nous porte à mépriser le prochain, à le dénigrer et à l’humilier. Ce vice auquel elle a donné naissance, la vaine gloire le fomente et l’entretient d’autant plus volontiers qu’elle grandit avec lui et arrive peu à peu à se complaire en elle-même et à se faire complètement illusion. C’est ainsi que nous croyons, à votre insu, nous élever à mesure que nous abaissons les autres dans notre estime, persuadés que nous sommes d’être exempt des imperfections que nous nous plaisons à remarquer dans le prochain. De son côté, le malin esprit qui nous voit dans cette mauvaise disposition d’esprit ne cesse pas un instant de tenir nos yeux ouverts et notre attention éveillée sur les défauts d’autrui pour les observer, les contrôler et les exagérer. On ne saurait, si on n’y prend garde, se figurer les efforts qu’il fait, les artifices qu’il invente, pour imprimer dans notre esprit les moindres défauts du prochain quand il ne peut nous en dévoiler de considérables. Puis donc qu’il est attentif à vous nuire, veillez vous-même à ne point vous laisser prendre à ses pièges. Aussitôt qu’il vous représente un vice du prochain, vite portez votre pensée ailleurs ; et si vous vous sentez encore enclin à juger sa conduite, considérez que ce pouvoir ne vous a pas été donné ; et que, vous eût-il été donné, vous ne seriez pas à même de porter un jugement équitable, environné de mille passions et incliné que vous êtes à penser mal des autres, sans raisons plausibles. Mais le remède le plus efficace à ce mal, c’est d’occuper votre pensée des besoins de votre âme. Vous vous apercevrez de plus en plus que vous avez tant à faire et à travailler en vous-même et pour vous-même que vous n’aurez plus le temps ni l’envie de songer aux affaires d’autrui. De plus, en vous appliquant à cet exercice de la manière convenable, vous arriverez à purifier de plus en plus votre œil intérieur des humeurs mauvaises qui sont cause de ce vice pestilentiel. Songez que le jugement téméraire que vous portez sur votre frère est une preuve que vous avez dans votre cœur quelque racine du mal que vous lui reprochez ; car le cœur vicieux se plaît à voir dans tous ceux qu’il rencontre les vices auxquels il est sujet lui-même. Lors donc qu’il vous vient à l’esprit d’accuser le prochain de quelque défaut, croyez que vous en êtes vous-même coupable et tournez votre indignation contre vous-même. Dites-vous intérieurement : Misérable que je suis ! Plongé moi-même dans ce défaut et dans de plus grands encore, j’irai lever la tête pour voir et juger les défauts d’autrui ? De cette façon, les armes dont vous deviez vous blesser en les dirigeant contre le prochain, ces armes, tournées maintenant contre vous-même, apporteront la guérison à vos plaies. Si la faute est claire et manifeste, il faut excuser charitablement celui qui l’a commise et croire qu’il y a dans votre frère des vertus cachées pour la conservation desquelles Dieu a permis cette chute, ou bien que le Seigneur lui laisse ce défaut pour le rendre plus méprisable à ses propres yeux, lui faire retirer des mépris dont il est l’objet des fruits abondants d’humilité et lui procurer ainsi un gain supérieur à la perte qu’il a subie. Et si le péché n’est pas seulement manifeste, mais grave et obstiné, tournez votre pensée vers les redoutables jugements de Dieu, et vous verrez que des hommes plongés auparavant dans toute sorte de crimes sont arrivés à un haut degré de sainteté, tandis que d’autres qui semblaient avoir atteint le faîte de la perfection sont tombés dans un abîme d’iniquités. Partant, tenez-vous toujours dans la crainte et le tremblement plus pour votre propre salut que pour le salut de qui que ce soit. Imprimez profondément cette vérité dans votre esprit que tout le bien et toute la satisfaction que vous cause la perfection du prochain est un fruit du Saint-Esprit, et que tout mépris, tout jugement téméraire, toute amertume à son égard vient de votre malice et des suggestions du démon. S’il arrivait qu’un défaut du prochain eût fait sur vous une impression fâcheuse, ne prenez point de repos, ne donnez point de sommeil à vos yeux, que vous ne l’ayez entièrement effacée de votre cœur.

CHAPITRE XLIV

De l’oraison

Si la défiance vis-à-vis de nous-mêmes, la confiance en Dieu et le bon usage de nos facultés sont, comme nous l’avons montré jusqu’ici, des armes si nécessaires dans le combat spirituel, l’oraison, que nous avons indiquée comme la quatrième arme, est d’une nécessité plus grande encore, puisque c’est elle qui nous obtient non seulement ces trois grandes vertus, mais tous les biens que nous pouvons espérer du Seigneur notre Dieu. L’oraison, en effet, est le canal qui nous transmet toutes les grâces qui découlent sur nous de cette source de bonté et d’amour. Par l’oraison, si vous vous en servez bien, vous mettrez dans la main de Dieu une épée avec laquelle il combattra et triomphera pour vous. Or, pour bien user de l’oraison, il faut que vous soyez habitué, ou que vous mettiez tous vos soins à vous habituer aux choses qui suivent : Premièrement, il faut qu’il y ait toujours dans votre cœur un désir ardent de servir sa majesté souveraine, en toutes choses et de la manière qui lui plaît davantage. Pour vous enflammer de ce désir, considérez attentivement : Que Dieu mérite, plus qu’on ne saurait le dire, d’être servi et honoré à cause de l’excellence ineffable de son être, de sa bonté, de sa grandeur, de sa sagesse, de sa beauté et de toutes ses infinies perfections. Qu’il a travaillé et souffert durant trente-trois ans pour votre salut, qu’il a pansé et guéri vos plaies infectes, non pas avec de l’huile, du vin et des lambeaux de toile, mais avec la précieuse liqueur sortie de ses veines sacrées et avec ses chairs très pures déchirées par les fouets, les épines et les clous. Considérez enfin qu’il est pour vous d’une importance extrême de le servir, puisque c’est le moyen de vous rendre maître de vous-même, victorieux du démon et enfant de Dieu. Deuxièmement, vous devez croire avec une foi vive et confiante que le Seigneur est disposé à vous donner tout ce qui vous est nécessaire pour son service et votre bien. Cette sainte confiance est le vase que la miséricorde divine remplit des trésors de sa grâce, et plus ce vase est large et profond, plus abondantes seront les richesses que l’oraison attirera dans votre sein. Et comment Dieu, qui est tout-puissant et immuable, pourrait-il ne pas nous communiquer ses dons, après nous avoir fait un commandement exprès de les lui demander, et après avoir promis son Esprit à ceux qui l’imploreraient avec foi et persévérance ? Troisièmement, il faut vous mettre en prière avec l’intention de faire la volonté de Dieu et non la vôtre, tant par rapport à l’acte même de la prière que par rapport à l’effet qu’elle doit obtenir ; c’est-à-dire que vous ne devez prier que parce que Dieu le veut ainsi, et que vous ne devez désirer d’être exaucé que pour autant qu’il plaira au Seigneur. En un mot, votre intention doit être d’élever votre volonté jusqu’à la volonté de Dieu, et non pas de plier sa volonté à la vôtre. Votre volonté, corrompue et gâtée par l’amour-propre, tombe souvent dans l’erreur, tandis que la volonté de Dieu est toujours unie à une bonté ineffable et ne peut jamais errer. C’est à ce titre qu’elle est la règle et la maîtresse de toutes les volontés, et qu’elle mérite et exige que toutes, sans exception, la suivent et lui obéissent. Aussi ne devez-vous demander que les choses que vous savez être conformes au bon plaisir de Dieu et, si vous avez un doute à cet égard, ne les demandez que sous la condition que le Seigneur veuille bien vous les accorder. Quant aux choses que vous savez positivement lui être agréables comme les vertus, vous les demanderez plus pour lui plaire et le servir que pour tout autre motif et tout autre considération, si pieuse qu’elle puisse être. Quatrièmement, il faut que vous alliez à l’oraison orné d’œuvres en rapport avec vos demandes, et qu’après l’oraison, vous vous appliquiez de toutes vos forces à vous rendre digne de la grâce et de la vertu que vous désirer obtenir. Il faut, en effet, que la pratique de l’oraison soit accompagnée de la pratique de la mortification et que ces deux choses se succèdent sans interruption, car ce serait tenter Dieu que de demander une vertu et de ne rien faire pour l’acquérir. Cinquièmement, que vos demandes soient précédées d’actions de grâces pour les bienfaits reçus. Dites au Seigneur : Ô mon Dieu, qui m’avez créé et racheté par votre miséricorde, qui m’avez tant de fois délivré des mains de mes ennemis que j’en ignore moi-même le nombre, venez maintenant à mon aide et accordez-moi la grâce que je vous demande, sans tenir compte de mes infidélités et de mes ingratitudes continuelles. Si, au moment de demander une vertu particulière, il se présente une occasion de vous y exercer, n’oubliez pas d’en remercier le Seigneur comme d’un bienfait signalé. Sixièmement, comme l’oraison emprunte sa force et la vertu qu’elle a de fléchir le Seigneur à la bonté et à la miséricorde qui est le fond de sa nature, aux mérites de la vie et de la Passion de son Fils unique, à la promesse qu’il a faite de nous exaucer, vous terminerez vos demandes par une ou plusieurs des formules suivantes : Seigneur, accordez-moi cette grâce par votre miséricorde infinie. Que les mérites de votre divin Fils m’obtiennent la grâce que je sollicite. Souvenez-vous, mon Dieu, de vos promesses et prêtez l’oreille à ma prière. Parfois aussi, vous implorerez les grâces de Dieu par les mérites de la Sainte Vierge et des autres saints, car ils ont beaucoup de pouvoir dans le Ciel et le Seigneur se plaît à les honorer en récompense des honneurs qu’ils ont eux-mêmes rendus à sa divine majesté quand ils étaient sur la terre. Septièmement, il faut persévérer dans l’oraison : l’humble persévérance finit par vaincre l’invincible lui-même. Si les instances et les importunités de la veuve de l’Évangile ont pu fléchir un juge impie et inhumain, comment notre prière n’aurait-elle pas la force d’incliner vers nous celui qui est la plénitude de tous les biens ? Ainsi donc, quand même, après votre oraison, le Seigneur tarderait à venir et à vous exaucer ; que dis-je ? quand même il semblerait vous rebuter, continuez à prier et à tenir ferme et vive la confiance que vous avez en son secours, parce qu’en Dieu ne manquent jamais les ressources nécessaires pour faire du bien aux hommes, qu’elles surabondent au contraire sans borne ni mesure. C’est pourquoi, s’il ne manque rien de votre côté, soyez convaincu que vous obtiendrez toujours ce que vous demanderez ou quelque chose de plus utile encore, ou même les deux choses à la fois. Et plus il vous semblera que vous êtes rebuté, plus vous vous humilierez à vos propres yeux et, le regard fixé d’un côté sur votre indignité et de l’autre sur la divine miséricorde, vous vous efforcerez d’accroître votre confiance en Dieu. Si vous savez la maintenir vive et ferme, les assauts qu’elle aura à soutenir ne feront que la rendre plus agréable au Seigneur. Enfin, remerciez-le sans cesse, bénissez sa bonté, sa sagesse et son amour, aussi bien lorsqu’il vous rebute que lorsqu’il vous exauce et, quoi qu’il arrive, tenez votre âme tranquille et joyeuse dans une humble soumission à sa divine Providence.

CHAPITRE XLV

Ce que c’est l’oraison mentale

L’oraison mentale est une élévation de l’âme à Dieu, dans laquelle on lui demande actuellement ou virtuellement les choses que l’on désire. Demander une grâce actuellement, c’est formuler mentalement sa demande de la manière suivante ou d’une façon équivalente : Mon Seigneur et mon Dieu, accordez-moi cette grâce pour l’honneur de votre saint nom ; ou encore : Seigneur, je crois que vous désirez et qu’il est de votre gloire que je demande et que j’obtienne cette grâce ; accomplissez donc maintenant en moi votre divine volonté. Dans les assauts que vous livreront vos ennemis, vous prierez de cette manière : Seigneur, hâtez-vous de me secourir, de peur que je ne cède aux efforts de mes ennemis; ou encore : Mon Dieu, mon refuge, unique force de mon âme, venez vite à mon aide, de peur que je ne succombe. Et si la lutte continue continuez à prier de la sorte en résistant courageusement à l’attaque. Quand le plus fort du combat sera passé, tournez-vous vers Dieu et priez-le de considérer la force de l’ennemi qui vous a combattu, et votre faiblesse à lui résister. Dites-lui : Voici, Seigneur, la créature que vous avez formée de vos mains miséricordieuses et que vous avez rachetée au prix de votre sang. Voilà l’ennemi qui veut vous l’enlever et la dévorer. Seigneur, j’ai recours à vous, j’ai confiance en vous qui êtes tout-puissant et infiniment bon ; voyez mon impuissance et le danger où je suis, si vous ne m’aidez, de devenir volontairement son esclave. Venez donc à mon secours, ô vous qui êtes l’espérance et la force de mon âme. Demander virtuellement, c’est élever son esprit à Dieu pour obtenir ses grâces, en lui découvrant nos besoins sans rien dire davantage. M’étant donc mis en la présence de Dieu, je confesse mon impuissance à éviter le mal et à faire le bien et, enflammé du désir de le servir, je tiens les yeux fixés sur le Seigneur, attendant son secours avec humilité et confiance. Cet aveu, ce désir enflammé, cette marque de confiance est une prière qui demande virtuellement à Dieu la grâce qui m’est nécessaire et, plus l’aveu est sincère, plus le désir est enflammé, plus la confiance est vive, plus aussi la prière est efficace. Il y a autre sorte encore d’oraison virtuelle plus courte : c’est un simple regard de l’âme vers Dieu, pour l’inviter à nous secourir ; ce regard est le rappel tacite d’une grâce déjà demandée, et une nouvelle instance pour l’obtenir. Tâchez d’apprendre cette sorte d’oraison et de vous la rendre familière, car (l’expérience vous l’apprendra) c’est là une arme que nous tenons partout et toujours à notre disposition, une arme si utile et si puissante qu’aucune parole ne saurait vous en faire comprendre le prix.

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Lorenzo Scupoli (1530 - 1610).
Né à Otrante (Italie).
Théatin. – Le Combat spirituel (livre recommandé à la lecture par Saint François de Sales).

   

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