
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE VI
ABANDON ET PRUDENCE
Si parfaites que soient notre confiance en Dieu et notre
remise totale entre les mains de la Providence, pour tout ce qui est de son bon
plaisir, nous ne serons jamais dispensés de suivre les règles de la prudence. La
pratique de cette vertu, naturelle et surnaturelle, appartient à la volonté
signifiée; c'est la loi stable et de tous les jours: Dieu veut, bien nous aider,
mais à la condition que nous fassions ce qui dépend de nous: Aide-toi, le Ciel
t'aidera; faire autrement, c'est tenter Dieu et renverser l'ordre qu'il a
établi. Notre-Seigneur prêche à chacun de nous la confiance , il n'autorise en
personne l'imprévoyance et la paresse. Il n'exige pas du lis et des oiseaux
qu'ils tissent, qu'ils moissonnent. Mais « nous ayant donné une sagesse, une
prévoyance, une liberté, il veut que nous en usions... S'abandonner à Dieu sans
taire de son côté tout ce qu'on peut, c'est lâcheté et nonchalance. La piété de
David n'a point ce bas caractère. En même temps qu'il attend avec soumission ce
que Dieu ordonnera du royaume et de sa personne pendant la révolte d'Absalon,
sans perdre un moment de temps, il donne tous les ordres nécessaires aux
troupes, à ses conseillers, à ses principaux confidents, pour assurer sa
retraite et rétablir ses affaires (II Reg., XV, XVIII). Dieu le veut... » Ainsi
parlait Bossuet aux Quiétistes de son temps, qui, sous prétexte de laisser faire
Dieu, mettaient de côté la prévoyance et la sollicitude modérée. Et il ajoute: «
Voilà quel est l'abandon du chrétien, selon la doctrine apostolique, et l'on
voit qu'il présuppose deux fondements: l'un de croire que Dieu a soin de nous;
et l'autre, qu'il n'en faut pas moins agir et veiller; autrement ce serait
tenter Dieu ».
Or, s'il y a des événements qui échappent à notre prévoyance
et dépendent uniquement du bon plaisir divin, comme sont par rapport à nous les
calamités publiques, les cas de force majeure; il y en a d'autres où la prudence
a largement son rôle à remplir, soit pour prévenir les éventualités fâcheuses,
soit pour en atténuer les conséquences; elle a toujours à tirer des événements
notre profit spirituel. Bornons-nous à citer quelques exemples. Nous devons
croire en toute confiance que Dieu ne nous laissera pas tenter au-delà de nos
forces, car il est fidèle à ses promesses; mais c'est à la condition que « celui
qui pense être debout prenne garde à ne pas tomber », et que chacun « veille et
prie pour ne pas entrer en tentation », parmi les consolations et les
sécheresses ; les lumières et les obscurités ; le calme et la tempête, au milieu
des vicissitudes qui agitent la vie spirituelle, nous commencerons par
supprimer, s'il y la lieu, la négligence, la dissipation, les attaches, toutes
les causes volontaires qui s'opposent à la grâce ; nous tâcherons de demeurer
stables dans notre devoir, parmi tant de variations ; c'est à ce prix que nous
aurons le droit de nous abandonner, avec amour et confiance, au bon plaisir
divin. Il en est de même pour les personnes en charge : elles éprouvent des
alternatives de réussite et d'insuccès; que le ciel soit radieux ou couvert de
nuages, on a le devoir et l'on sent le besoin de se confier à la Providence ;
mais « il ne faut pas que, sous ombre de s'être abandonné à Dieu et de se
reposer en son soin, le Supérieur néglige d'apprendre les enseignements qui sont
propres pour l'exercice de sa charge », et d'en remplir tous les devoirs. – De
même en ce qui concerne le temporel, quel que soit l'abandon à Dieu, il faut
bien que l'un sème et moissonne, qu'un autre tisse les vêtements, que celui-là
prépare la nourriture, etc. Il n'en va pas autrement. pour la santé et la
maladie. Personne n'a le droit de compromettre sa vie par de coupables
imprudences, chacun doit avoir un soin raisonnable de sa santé ; et, s'il plaît
à Dieu qu'on tombe malade, « il veut, par sa volonté déclarée, qu'on emploie les
remèdes convenables à la guérison » ; un séculier appellera le médecin, et
prendra les remèdes communs et ordinaires ; un religieux avertira ses supérieurs
et fera ce qu'ils diront. – C'est ainsi que les Saints ont toujours agi ; et
s'il leur est arrivé parfois de quitter les voies de la prudence ordinaire,
c'était pour se conduire par les principes d'une prudence supérieure.
L'abandon ne dispense donc pas de la prudence, mais il
proscrit l'inquiétude. Notre-Seigneur condamne avec insistance la sollicitude
exagérée, en ce qui concerne la nourriture, la boisson, le vêtement : le Père
céleste peut-il abandonner ses enfants de la terre, lui qui donne aux oiseaux la
pâture, au lis des champs une parure plus riche que celle de Salomon ? Et
cependant les lis ne tissent pas ; les oiseaux ne sèment pas, ils ne moissonnent
pas, ils n'amassent pas dans des greniers. Saint Pierre aussi nous invite à
déposer en Dieu tous nos soucis, toutes nos préoccupations, parce que le
Seigneur a soin de nous. Le Psalmiste avait déjà dit : « Jetez en Dieu vos
inquiétudes ; lui-même prendra soin de vous nourrir, il ne laissera pas le juste
dans une éternelle agitation ».
Saint François de Sales nous tient le même langage de la
prudence unie à l'abandon : il veut que nous accomplissions d'abord la volonté
signifiée ; que nous gardions nos vœux, nos règles, l'obéissance aux supérieurs,
car il n'y a pas de meilleure voie pour nous ; que nous fassions de même la
volonté de Dieu déclarée dans la maladie, les consolations, les sécheresses et
autres événements semblables ; bref, que nous ayons tout le soin que Dieu veut
de nous perfectionner. Moyennant cela, il demande que “ nous quittions tout le
soin superflu et inquiet que nous avons ordinairement sur nous-mêmes et sur
notre perfection, nous appliquant simplement à notre besogne, nous abandonnant
sans réserve entre les mains de la divine bonté..., pour ce qui regarde les
choses temporelles, mais beaucoup plus encore pour ce qui appartient à notre vie
spirituelle et à notre perfection ”. Car “ ces inquiétudes de notre cœur
proviennent des désirs que l'amour-propre nous suggère, et de la tendreté que
nous avons en nous et pour nous”.
Cette sage union de la prudence et de l'abandon est la
doctrine constante du saint Docteur. Il est vrai qu'il engage quelque part une
âme bien confiante à “s'embarquer sur la mer de la divine Providence, sans
biscuit, sans rames, sans avirons, sans voiles, sans nulle sorte de
provisions... n'ayant souci d'aucune chose, non pas même de son corps ni de son
âme... Notre-Seigneur, auquel elle s'est toute délaissée, y pensera assez pour
elle”. Mais le pieux Docteur parlait de la fuite en Égypte, c'est-à-dire d'un
de ces cas où il est impossible à l'homme de prévoir et de se pourvoir ; il ne
lui reste alors, en effet, qu'à s'en remettre à la Providence, et à le faire en
toute confiance.



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