
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE VII
LES DESIRS ET LA PRIÈRE DANS L'ABANDON
Nous ne parlons pas ici des goûts et des répugnances, mais
des désirs volontairement formés et poursuivis, de ces désirs qui se traduisent
par les résolutions, la prière et les efforts. Sont-ils compatibles avec le
saint abandon ?
Qu'ils le soient avec la simple résignation, cela ne fait pas
de doute. Car “ la résignation, dit saint François de Sales, préfère la volonté
de Dieu à toutes choses; mais elle ne laisse pas d'aimer beaucoup de choses
outre la volonté de Dieu ” ; et citant pour exemple un malade, il ajoute : “ On
voudrait bien vivre au lieu de mourir; mais puisque c'est le bon plaisir de Dieu
qu'on meure,... on meurt de bon cœur, mais on vivrait encore plus volontiers ”.
En est-il de même pour la parfaite indifférence et le saint
abandon? Désirer et demander que tel événement heureux se produise et persévère,
que telle épreuve, spirituelle ou temporelle, n'arrive pas ou qu'elle prenne
fin, est-ce aller contre la perfection de l'abandon ?
D'une manière générale et sauf les exceptions, on peut former
des désirs et des prières de ce genre, mais on n'y est pas obligé.
On a le droit de le faire. Car Molinos a été condamné pour
avoir soutenu la proposition suivante : “ Il ne convient pas que celui qui s'est
résigné à la volonté de Dieu lui fasse aucune demande, parce que la demande est
une imperfection, étant un acte de propre volonté et de propre choix ; c'est
vouloir que la volonté divine se conforme à la nôtre ; cette parole de
l'Évangile : demandez et vous recevrez, n'a pas été dite par Jésus- Christ pour
les âmes intérieures qui ne veulent pas avoir de volonté ; bien plus, ces âmes
en arrivent au point de ne pouvoir faire aucune demande à Dieu ”.
“ Ne craignez point, disait le P. Balthazar Alvarez, de
désirer et de demander la santé, si vous êtes résolus à l'employer purement au
service de Dieu: ce désir lui plaira, bien loin de l'offenser. Je puis citer ici
son propre témoignage: Mon amour pour les âmes est si grand, disait-il à sainte
Gertrude, qu'il me force à accueillir les désirs des justes, toutes les fois
qu'ils leur sont dictés par un zèle pur et humainement désintéressé. Est-ce
vraiment pour me servir mieux que les malades désirent la santé ? Qu'ils me la
demandent en toute confiance. Il y a plus : s'ils la désirent pour mériter une
plus grande récompense, je me laisserai fléchir ; car je les aime au point
d'assimiler leurs intérêts aux miens ”.
Saint Alphonse parle dans le même sens : “ Lorsque les
maladies nous affligent fortement, ce n'est pas une faute de les faire connaître
à nos amis ni même de demander au Seigneur qu'il nous en délivre. Je ne parle
ici que des grandes souffrances ”. Il enseigne la même doctrine à propos des
aridités et des tentations, et il l'appuie de deux exemples mémorables entre
tous : Le grand Apôtre, souffleté par l'Ange de Satan, ne croit pas manquer au
parfait abandon, en priant le Seigneur à trois reprises d'éloigner de lui
l'esprit impur; mais Dieu lui ayant répondu: Ma grâce te suffit, saint Paul
accepte humblement d'avoir à combattre, il le fait de son mieux, et il se plaît
dans ses infirmités, car c'est dans l'affliction qu'il est fort par la vertu du
Christ. Le second exemple est bien plus auguste encore, et il fournit une preuve
sans réplique: “ Jésus-Christ lui-même, au moment de sa douloureuse Passion,
découvrit à ses disciples l'extrême affliction de son âme, et il pria son Père
(jusqu'à trois fois) de l'en délivrer. Mais ce divin Sauveur nous enseigna en
même temps, par son propre exemple, ce que nous devons faire après de semblables
prières: c'est de nous résigner aussitôt à la volonté de Dieu, en ajoutant avec
lui : “ Néanmoins qu'il soit fait, non “ comme je veux, mais comme vous voulez
”.
Il est inutile de rien ajouter, pour faire comprendre ce qui
nous est permis en pareilles occurrences. Mais saint François de Sales signale
une exception: “ Si le bon plaisir divin m'était déclaré avant l'événement
d'icelui, comme au grand saint Pierre la façon de sa mort, au grand saint Paul
ses liens et prisons, à Jérémie la destruction de sa chère Jérusalem, à David la
mort de son fils; alors il faudrait unir à l'instant notre volonté à celle de
Dieu ”. Cela suppose que le bon plaisir divin paraît absolu et irrévocable;
autrement, nous conservons le droit de former des désirs et prières.
Mais, en règle générale, nous n'y sommes pas obligés. Car les
événements dont il s'agit relèvent du bon plaisir de Dieu ; c'est à lui qu'il
appartient de prendre la décision et non pas à nous. Et lorsqu'on a fait tout ce
que demande la prudence, pourquoi ne serait-il pas permis de dire à notre Père
des Cieux : “ Vous savez combien je désire vous aimer davantage et grandir en
vertu ? Que me faut-il pour cela ? La santé ou la maladie, les consolations ou
la sécheresse, la paix ou le combat, les emplois ou l'absence de toute charge ?
Je n'en sais rien, vous le savez parfaitement. Vous me permettez d'exposer mes
désirs; je préfère me confier à vous qui êtes la sagesse et la bonté même.
Faites de moi ce qu'il vous plaira. Donnez-moi seulement de me ranger de grand
cœur à tout ce que vous aurez décidé ”. – Il nous semble qu'aucun désir, aucune
demande ne peut témoigner plus de confiance en Dieu que cette attitude, ni
montrer plus d'abnégation, d'obéissance et de générosité de notre part.
Tel est le sentiment de saint Alphonse. Il établit trois
degrés dans la bonne intention : “ 1 –°On peut avoir en vue d'obtenir les biens
temporels, par exemple faire dire une messe, jeûner, pour que cessent telle
maladie, telle calomnie, tel embarras temporel. Cette intention est bonne,
moyennant la résignation; mais c'est la moins parfaite des trois, car son objet
ne dépasse pas la terre. – 2° On peut se proposer de satisfaire à la justice
divine ou d'obtenir les biens spirituels, tels que les vertus, les mérites, une
augmentation de gloire au ciel. Cette seconde intention vaut mieux que la
première. - 3°– On peut ne vouloir que le bon plaisir de Dieu, rien que
l'accomplissement de la divine volonté. Voilà bien la plus parfaite des trois
intentions et la plus méritoire ”. – “ Lorsque nous sommes malades, dit ailleurs
le même Saint, le mieux est de ne demander ni la maladie ni la santé, mais de
nous abandonner à la volonté de Dieu, afin qu'il dispose de nous comme il lui
plaît ”.
Saint François de Sales est plus formel encore. Il nous
enseigne à nous porter toujours là où il y a le plus de la volonté de Dieu et à
n'avoir pas d'autres désirs. “ Bien que le Sauveur de nos âmes et le glorieux
saint Jean, son précurseur, jouissent de leur propre liberté pour vouloir et ne
vouloir pas les choses, ils laissèrent à leurs mères, en ce qui était de leur
conduite extérieure, le soin de vouloir et faire pour eux ce qui était requis
”. Il nous exhorte “ à nous rendre pliables et maniables au bon plaisir divin
comme si nous étions de cire, ne nous amusant point à souhaiter et vouloir les
choses, mais les laissant vouloir et faire à Dieu ainsi qu'il lui plaira ”. Puis
il propose comme modèle la fille d'un chirurgien qui disait à son amie : “ Je
sens beaucoup de peine, et pourtant je ne pense, pas aux remèdes; car je ne sais
pas ce qui pourrait servir à ma guérison, je pourrais désirer une chose et il
m'en faudrait une autre. N'est-il pas mieux de laisser tout ce soin à mon père,
qui sait, qui peut, qui veut pour moi tout ce qui est requis à ma santé?
J'attendrai qu'il veuille ce qu'il jugera expédient, et ne m'amuserai qu'à le
regarder, à lui faire connaître mon amour filial, ma confiance parfaite. Cette
fille ne témoigna-t-elle pas un amour plus solide envers son père, que si elle
eût eu beaucoup de soin de lui demander des remèdes à son mal, de regarder comme
on lui ouvrait la veine et comme le sang coulait ” ?
Qui ne connaît la fameuse maxime du pieux Docteur : “ Ne rien
désirer, ne rien demander, ne rien refuser ”? Il déclare formellement qu'elle
ne regarde pas la pratique des vertus ; il l'applique, avec une insistance
spéciale, aux charges et emplois en communauté ; mais il la propose encore pour
la maladie, les consolations, les afflictions, les contrariétés, bref pour
toutes les choses de la terre et toutes les dispositions de la Providence, “
soit pour ce qui regarde l'intérieur, soit pour ce qui regarde l'extérieur. Il a
un extrême désir de la graver dans les esprits, comme étant d'une utilité non
pareille ”.
On demanda au saint Docteur si l'on ne pourrait pas désirer “
les charges basses ” par un motif de générosité. Il répondit non, pour cause
d'humilité. “ Mes filles, ce désir ne renferme rien de mauvais. Néanmoins, il
est fort suspect, et pourrait être une pensée purement humaine. En effet, que
savez-vous si, ayant désiré ces charges basses, vous aurez le courage d'agréer
les abjections, les humiliations et les amertumes qui s'y rencontrent, et si
vous l'aurez toujours ? Il faut par conséquent tenir le désir des charges de
toute espèce, soit les basses, soit les honorables, pour une véritable
tentation ; car il est toujours mieux de ne rien désirer, mais de se tenir prêt
à faire ce que l'obéissance demandera de nous ”.
En résumé, pour tout ce qui relève du bon plaisir de Dieu,
tant que sa volonté ne paraît pas absolue et irrévocable, nous avons le droit de
former des désirs et des prières; nous n'y sommes cependant pas obligés, il est
même plus parfait de s'en remettre à la Providence. Il y a pourtant des cas où
ce sera un devoir de demander la fin d'une épreuve, par exemple si l'on en
reçoit l'ordre de son supérieur. Si l'on se sent à bout de force et de courage,
il suffira de prier de cette sorte : Mon Dieu, daignez alléger le fardeau ou,
augmenter ma force, éloigner la tentation ou m'accorder la grâce de vaincre.
Quant à la forme de ces prières, on demandera d'une manière
absolue les biens spirituels absolument nécessaires. Ceux qui ne seraient qu'un
moyen entre plusieurs autres, on les demandera sous la condition. que tel soit
le bon plaisir divin. A plus forte raison, on fera la même réserve pour les
biens temporels. Ce qu'il faut désirer par-dessus tout, c’est de sanctifier la
prospérité et l'adversité, “ cherchant le royaume de Dieu et sa justice ; le
reste nous sera donné par surcroît ”. A ceux qui renversent cet ordre et qui
cherchent principalement la fin des épreuves, le P. de la Colombière adressait
ce langage éminemment surnaturel : “ Je crains bien que ce ne soit en vain que
vous priez et que vous faites prier. Il fallait faire dire les messes, vouer ces
jeûnes, pour obtenir de Dieu un parfait amendement, la patience, le mépris du.
monde, le détachement des créatures. Après cela vous auriez pu faire des prières
pour le retour de votre santé et le succès de vos affaires; Dieu les aurait
écoutées avec plaisir, ou plutôt il les aurait prévenues, et se serait contenté
de connaître vos désirs pour les accomplir ”.
Cette doctrine est conforme à la pratique des saintes âmes:
Si elles demandent parfois la fin d'une épreuve, elles inclinent plus volontiers
vers le désir de la souffrance. Elles s'offrent à Dieu dans ce but, quand elles
n'écoutent que leur générosité; mais lorsque l'humilité parle plus haut que
l'esprit de sacrifice, elles ne demandent rien et se remettent entre les mains
de la Providence. Finalement, ce qui domine et prévaut dans ces âmes ; c'est
l'amour de Dieu, avec l'obéissance et l'abandon à toutes ses volontés.
Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, après avoir longtemps appelé la souffrance et la
mort comme des messagères de joie, les chérit toujours, et cependant elle ne les
désire plus, c'est l'amour seul qu'il lui faut; elle affectionne uniquement “ la
voie de l'enfance spirituelle, le chemin de la confiance et du total abandon.
Mon Époux, dit-elle, me donne à chaque instant ce que je puis supporter, pas
davantage ; et si, le moment d'après, il augmente ma souffrance, il augmente
aussi ma force. Cependant, je ne pourrais jamais lui demander des souffrances
plus grandes, car je suis trop petite. Je ne désire pas plus vivre que mourir ;
si le Seigneur m'offrait de choisir, je ne choisirais rien, je ne veux que ce
qu'il veut : c'est ce qu'il fait que j'aime ”.
Une autre âme généreuse “ ne demandait pas au bon Dieu de la
délivrer de ses peines, elle lui demandait la grâce de ne pas l'offenser, de
croître dans son amour, de devenir plus pure. Mon Dieu, vous voulez que je
souffre ? eh bien! je veux souffrir. Vous voulez que je souffre beaucoup ? Je
veux souffrir beaucoup. Vous voulez que je souffre sans consolation ? Je veux
souffrir sans consolation. Toutes les croix de votre choix seront du mien.
Cependant si je dois vous offenser, oh ! je vous en supplie, tirez-moi de cet
état ; si je dois vous glorifier, laissez-moi souffrir tout le temps qu'il vous
plaira ”.
Gemma Galgani avait une soif étonnante de l'immolation. – Et
pourtant, au milieu d’un déluge de maux et de persécutions, si héroïque qu’elle
fût, elle implore un peu de répit ; elle se plaint amoureusement parmi ses
peines intérieures : “ Dites-moi, ma Mère, où s’en est allé Jésus. – Mon Dieu,
je n'ai que vous et vous me fuyez ” ! Mais elle en arrive à dire avec un parfait
abandon : “ S'il vous plaît de me martyriser par la privation de votre chère
présence, cela m'est égal, pourvu que je vous sache content ”.



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