Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE VIII
LES EFFORTS DANS L'ABANDON

Ce serait une grosse erreur pratique de regarder l'abandon comme une vertu purement passive, et de croire que l'âme n'a qu'à s'endormir dans les bras de Dieu qui la porte. Ce serait mettre en oubli l'enseignement de Léon XIII : “ De vertu vraiment passive, il n’en existe pas, et il ne peut en exister ” . Ce serait de plus se faire une idée fausse du bon plaisir divin.

Lorsqu'une mère prend son petit enfant et le pose où elle veut, il y est et il n'a eu qu'à se laisser faire. Assurément, Dieu pourrait nous saisir de cette manière, nous élever au degré de vertu qu'il lui plairait, corriger subitement tel de nos défauts jusque-là rebelle, nous préserver à tout jamais de certaines tentations, etc. Il le fait quelquefois. Ces élévations subites, ces transformations soudaines ne dépassent pas sa puissance; elles demeureront cependant l'exception, parce qu'en devenant trop fréquentes, elles dérangeraient son plan. Il faut bien qu'on porte un enfant, puisqu'il ne peut marcher. Mais Dieu, nous ayant donné le libre arbitre, ne veut pas nous sanctifier sans nous; il réglera son action de telle sorte que notre avancement soit à la fois l'œuvre de sa grâce et de notre libre coopération. Dans les événements qui nous déclarent son bon plaisir, l'intervention de Dieu se bornera donc à ceci, pour l'ordinaire : il nous saisit de sa main souveraine, et, sans nous consulter, souvent contre nos goûts et notre attente, il nous pose dans la situation qu'il nous a choisie lui-même: la santé ou la maladie, les consolations ou les épreuves intérieures, la paix ou le combat, le calme ou les tracas, etc. Parfois, – nous aurons préparé cette situation en bien ou en mal; très souvent, nous n'y serons pour rien; c'est Dieu qui dispose de nous toujours. Et une fois dans cette situation, il y faut faire notre devoir avec la grâce. Or ce devoir est très complexe.

Pour rendre l'abandon possible, on a dû s'établir préalablement dans la sainte indifférence, il reste à s'y maintenir par une pratique assidue de la mortification chrétienne, et c'est un travail de toute la Vie.

Avant ['événement, l'âme se remet dans les mains de Dieu par une simple et générale attente. Mais celle-ci n'exclut pas la prudence; et de ce chef, que de choses à faire, par exemple dans la direction d'une maison, dans la gestion d'une charge, afin d'éviter les surprises et les mécomptes; dans le gouvernement de notre âme, pour prévenir les fautes, la tentation, les aridités ! Tout cela est de la volonté de Dieu signifiée, et ne peut être omis sous prétexte d'abandon; car nous ne pouvons laisser à Dieu le soin de faire ce qu'il nous a ordonné d'accomplir nous-mêmes.

Pendant l'événement, il faut tout d'abord se soumettre; et, dans le saint abandon, c'est une adhésion confiante, filiale et toute d'amour qu'on donne au Don plaisir de Dieu. Peut-être faudra-t-il un peu lutter pour s'élever jusque-là et s'y maintenir. Mais quand bien même la soumission serait aussi prompte et facile que pleine et affectueuse, si simplement d'ailleurs que notre volonté acquiesce à celle de Dieu, toujours est-il que c'est un acte ou une disposition volontaire. Dans le saint abandon, c'est la charité qui est en exercice, et elle met en œuvre d'autres vertus. Aussi Bossuet dit-il: “ C'est un amas et, un composé des actes de la foi la plus parfaite, de l'espérance la plus entière et la plus abandonnée, de l'amour le plus pur et le plus fidèle ” . Si, tout en se soumettant d'avance à la décision finale, on juge à propos de demander à Dieu d'abord qu'il éloigne ce calice, comme on a le droit de le faire, c'est encore un acte ou une série d'actes.

Après l'événement, des conséquences fâcheuses peuvent être à redouter pour les autres ou pour nous, au spirituel ou au temporel, comme il arrive dans les calamités publiques, la persécution, la ruine de la fortune, les calomnies, etc. S'il est en notre pouvoir d'écarter ces éventualités ou de les atténuer, nous ferons ce qui dépendra de nous, sans attendre une action directe de la Providence; car c'est par les causes secondes que Dieu se réserve d'agir habituellement, et c'est peut-être sur nous précisément qu'il compte en cette circonstance; il y aura souvent là pour nous des devoirs à remplir.

En outre, après l'événement, il reste à faire sortir de ces manifestations du bon plaisir divin les fruits que Dieu lui-même en attend pour sa gloire et pour notre bien: des événements heureux, la reconnaissance, la confiance et l'amour; des épreuves, la pénitence, la patience, l'abnégation, l'humilité etc.; de toutes ces occurrences, un accroissement de la vie de la grâce, et par suite une augmentation de la gloire éternelle.

La volonté de Dieu signifiée ne perd pas pour cela ses droits; sauf les exceptions et les dispenses légitimes, il faut continuer de la garder; les devoirs qu'elle nous impose forment la trame de notre vie spirituelle, le fond sur lequel le saint abandon vient appliquer la richesse et la variété de ses broderies.

Au surplus, cette amoureuse et filiale conformité n'empêche même pas l'initiative pour la pratique des vertus: les Règles et la Providence en fournissent déjà mille occasions journalières; mais pourquoi n'en ferions-nous pas naître mille autres encore, surtout dans nos occupations intimes avec Dieu ? Nous ne sommes pas assez riches pour dédaigner ce puissant moyen de monter de vertus en vertus; le salaire de notre tâche obligée, si opulent qu'il soit, ne doit pas nous faire mépriser le magnifique surcroît de bénéfices que peut nous mériter la bonne volonté surérogatoire.

Nous voilà bien loin d'une pure passivité, où Dieu ferait tout et l'âme n'aurait qu'à recevoir. Nous dirons ailleurs que cette passivité se rencontre, à des degrés divers, dans les voies mystiques, et alors il faut seconder l'action divine et se garder de la contrecarrer; même dans ces voies, la pure passivité est une rare exception. Pour peu qu'on ait compris l'économie du plan divin et qu'on ait l'expérience des âmes, on devra convenir que l'abandon n'est pas, une attente oisive, un oubli de la prudence, une paresseuse inertie. L'âme y conserve sa pleine activité pour tout ce qui est de la volonté de Dieu signifiée; et, quant aux événements qui relèvent du bon plaisir divin, elle prévoit ce qu'elle peut prévoir, elle fait tout ce qui dépend d'elle. Mais, dans les soins qu'elle se donne, elle se conforme à la volonté de Dieu, elle s'adapte aux mouvements de la grâce, elle agit dans la dépendance et la soumission envers la Providence. Dieu restant le maître d'accorder le succès ou de le refuser, d’avance elle accepte amoureusement tout ce qu'il décidera, et, par là même, elle demeure joyeuse et paisible avant et après l'événement. Arrière donc l'indolente passivité des Quiétistes, qui dédaigne les efforts méthodiques, amoindrit l'esprit d'initiative, affaiblit la sainte énergie de l'âme .

Les Quiétistes prétendent s'appuyer sur saint François de Sales. Mais bien à tort. Il faudrait pour cela découper çà et là, dans les écrits du pieux Docteur, des mots et des phrases, les isoler du contexte, en altérer le sens. Nous ne pouvons tout citer. Mais il nous compare à la Très Sainte Vierge se rendant au Temple, tantôt dans les bras de ses parents, tantôt de ses petits pieds: “ Ainsi, dit-il, la divine bonté veut bien nous conduire en notre voie, mais elle veut aussi que nous fassions nos petits pas, c'est-à-dire que nous fassions de notre côté ce que nous pouvons avec sa grâce ” . Comme un enfant marche quand sa mère le pose à terre pour cheminer, et se laisse faire quand elle veut le porter, “ tout de même l'âme aimant le bon plaisir divin se laisse porter et chemine néanmoins, faisant avec grand soin tout ce qui est de la volonté de Dieu signifiée ” . Cet homme si plein du saint abandon écrivait à sainte Jeanne de Chantal qui ne l'était pas moins: “ Notre-Dame n'aime que les lieux approfondis par humilité, avilis par simplicité, élargis par charité; elle se trouve volontiers auprès de la crèche, et au pied de la croix.   ...Cheminons par ces basses vallées des humbles et petites vertus; nous y verrons la charité qui éclate parmi les affections, les lis de pureté, les violettes de mortification. Surtout j'aime ces trois petites vertus: la douceur de cœur, la pauvreté d'esprit, la simplicité de vie... Nous ne sommes en ce monde que pour recevoir et porter le doux Jésus, sur la langue en l'annonçant, sur les bras en faisant de bonnes œuvres, Sur les épaules en supportant son joug, ses sécheresses et stérilités ” . Est-ce le langage d'une indolente passivité? N'est-ce pas plutôt la pleine activité spirituelle?

Moi, disait Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, je voudrais un ascenseur pour m'élever jusqu'à Jésus; car je suis trop petite pour gravir le rude escalier de la perfection. - L'ascenseur qui doit m'élever jusqu'au ciel, ce sont vos bras, ô Jésus ”.  Que les Quiétistes ne s'empressent pas de triompher. C'est une parole d'amour, de confiance, et surtout d'humilité. Car la sainte enfant ne se propose aucunement de rester dans une indolente passivité, jusqu'à ce que Notre-Seigneur vienne la prendre et l'emporter dans ses bras. Au contraire, elle travaille avec une grande activité. “ Pour cela, ajoute-t-elle, je n'ai pas besoin de grandir, il faut que je reste petite et que je le devienne de plus en plus”. Et de fait, elle se fera, avec la grâce, une humilité qui s'ignore au milieu de tous les dons une obéissance d'enfant, un abandon merveilleux parmi les épreuves, la charité d'un ange de paix, et par-dessus tout un amour incomparable pour Dieu, mais un amour “ sachant tirer parti de tout ”, un amour qui, croyant dans on humilité ne pouvoir faire rien de grand, veut “ ne laisser échapper aucun sacrifice, aucun regard, aucune parole, profiter des moindres actions et les faire par amour, souffrir par amour et même . jouir par amour” .

Est-il besoin d'ajouter que toutes les âmes vraiment saintes, loin d'attendre que Dieu les porte et fasse leur besogne, sont ingénieuses à prendre les moyens d'augmenter leur activité spirituelle, et de tirer profit de tous les événements ? Cela ressort avec une pleine évidence, par 'exemple dans la vie de Sœur Élisabeth de la Trinité.

   

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