
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE IX
LE SENTIMENT DE LA SOUFFRANCE DANS
L'ABANDON
Le sentiment de la souffrance, avec du plus et du moins, se
rencontrera forcément dans la simple résignation, et même dans le parfait
abandon. En effet, nos facultés organiques ne peuvent point n'être pas
impressionnées par le mal, sensible; et nos facultés supérieures ont leur
fatigue qu'elles ressentiront, bon gré, mal gré. D'ailleurs, nous sommes dans un
état de déchéance, où il y a l'attrait du fruit défendu, l'aversion pour le
devoir pénible, et par suite les déchirements de la lutte. Que Dieu nous demande
de sacrifier le plaisir ou de supporter la souffrance pour son amour, la partie
supérieure de l'âme aura beau se ranger de grand cœur au vouloir divin,
l'inférieure pourra sentir encore l'amertume du sacrifice. Et cela ne peut
manquer d'arriver souvent; car Dieu est tout occupé à nous purifier, à nous
détacher, à nous enrichir; il veut spécialement nous guérir de l'orgueil par les
humiliations, de la sensualité par la souffrance et la privation, et, comme le
mal est tenace, le remède devra nous être appliqué longtemps et fréquemment.
Il est vrai qu'il y aura l'onction de la grâce et la vertu acquise: l'une
adoucit la souffrance, et l'autre affermit la volonté. Saint Augustin le
proclame avec raison: “ Là où règne l'amour, il n'y a pas de peine; ou bien, si
la peine existe, on l'aime ” . Elle peut donc subsister dans la sensibilité,
malgré les plus saintes dispositions de la volonté. Mais tantôt l'abondance des
consolations nous enivre, la force de l'amour nous transporte, et le sentiment
de la souffrance se perd dans la jouissance. Tantôt la générosité, indice du
véritable amour, se retire à la fine pointe de la volonté, la joie se voile, la
paix s'évanouit; la crainte, l'ennui, le dégoût, envahissent l'âme et la rendent
triste jusqu'à la mort. Parfois même on aura surmonté les plus dures épreuves
avec une admirable sérénité et voilà qu'on se trouble pour un rien; la coupe
étant pleine, il a suffi d'une goutte d'eau pour la faire déborder; ou bien
Dieu, voulant nous conserver humbles après de grandes victoires, nous montre
notre faiblesse dans une simple escarmouche. Quoiqu'il en soit, l'acquiescement
filial est le fruit de la vertu, non de l'insensibilité; le paradis ne peut pas
être en permanence ici-bas, même pour les Saints.
Aussi le pieux Évêque de Genève disait-il à ses Filles: “ Ne nous amusons pas à
ce que nous sentons ou ne sentons pas. Il ne faut pas entendre qu'en ces choses
de l'indifférence et de l'abandon, nous n'ayons jamais des désirs contraires à
la volonté de Dieu, et que notre nature ne répugne aux événements de son bon
plaisir; car cela peut souvent arriver. Ce sont des vertus qui font leur
résidence en la partie supérieure de l'âme; l'inférieure, pour l'ordinaire, n'y
entend rien. Il n'en faut faire aucun état, mais, sans regarder ce qu'elle veut,
il faut embrasser cette volonté divine et nous y unir, malgré qu'elle en ait ”.
D'ailleurs, le pieux Docteur a toujours considéré “ comme une chimère
l'imaginaire insensibilité de ceux qui ne veulent pas souffrir qu'on soit homme;
mais après qu'on a payé le tribut à cette partie inférieure, il faut rendre le
devoir à la supérieure, où sied, comme en son trône, l'esprit de foi, qui doit
nous consoler dans nos afflictions, et par nos afflictions ” .
C'est ainsi qu'il faisait lui-même. “ Je m'en vais, écrivait-il, à cette bénie
visite, où je vois à chaque bout de champ des croix de toutes sortes. Ma chair
en frémit, mais mon cœur les adore... Oui, je vous salue, grandes et petites
croix, et je baise votre pied, indigne de l'honneur de votre ombre ” . A la mort
de sa mère et de sa jeune sœur, il éprouve “ un grand ressentiment de cette
séparation, mais un ressentiment tranquille, quoique vif...; le bon, plaisir de
Dieu est toujours saint, et ses ordonnances très aimables ”, il tiendra sans
cesse le parti de la divine Providence . Mais s'il a remporté de brillantes
victoires dans ses grandes épreuves, il a éprouvé un peu d'inquiétude pour une
affaire de rien, au point qu'il en a perdu deux heures de sommeil; il se moquait
de sa faiblesse, et voyait bien que c'était une inquiétude de petit enfant; mais
de trouver le chemin d'en sortir, nulle nouvelle : “Dieu Voulait me faire
entendre que, si les grandes attaques ne me troublent point, ce n'est pas moi
qui fais cela, c'est la grâce de mon Sauveur ”.
Sainte Jeanne de Chantal excelle par la force d'âme et le saint abandon. Il faut
cependant que son pieux Directeur la rassure sans cesse et la réconforte au
milieu de ses peines intérieures. Elle montre, à la mort des siens, la plus
étonnante douleur. Quand -elle perd sa fille aînée, elle a le courage de
l'assister saintement jusqu'au bout; puis elle tombe en syncope, et, revenue à
elle, elle demeure longtemps comme anéantie. A la mort de saint François de
Sales, elle ne cesse de pleurer jusqu'au lendemain; cependant, “ si elle savait
que ses larmes fussent désagréables à Dieu, elle n'en jetterait pas une ”. Elle
se fait violence jusqu'à se rendre malade, pour en arrêter le cours; et, par
obéissance, elle les laisse couler de nouveau. “ Que le coup est pesant !
dit-elle, mais que la main qui l'a donné est douce et paternelle ! Je la baise
et la chéris de tout mon cœur, baissant la tête et pliant tout mon cœur sous sa
très sainte volonté, que j'adore et révère de toutes mes forces ” .
Nous pourrions citer une foule d'exemples. Mais laissons les serviteurs et
venons au Maître.
Dès son entrée dans le monde, Notre-Seigneur s'offre à son Père pour être la
Victime universelle. Sa vie entière sera croix et martyre. A peine y laisse-t-il
paraître assez de larmes pour montrer la tendresse de son cœur, assez
d'indignation pour inspirer aux coupables une crainte salutaire. Partout
ailleurs, il garde une merveilleuse sérénité; il appelle de ses vœux le baptême
de son sang où il lavera le monde. Mais le temps est venu. Refoulant les joies
de la vision béatifique jusqu'à la cime de son âme, il livre volontairement
chacune de ses facultés, son corps même, à la plus terrible agonie : par son
libre choix, il s'abandonne à la peur, à l'ennui, au dégoût; son âme est triste
jusqu'à la mort. Il voit la montagne de nos péchés, son Père indignement
méconnu, les âmes qui courent aux abîmes, les tortures et l'ingratitude qui
l'attendent; il est plongé dans un océan d'amertume. A trois reprises, il
implore la pitié de son Père: “ S'il est possible, que ce calice s'éloigne de
moi ”. Il accepte qu'un ange du ciel vienne le réconforter. Une sueur de sang
l'inonde, il n'en prie que plus longuement: “ Mon Père, que votre volonté se
fasse, et non la mienne ”.
Devant ce spectacle inouï, l'homme à la foi timide se trouble et ne comprend
pas; mais le vrai fidèle adore, admire et remercie. Notre-Seigneur, en effet,
pouvait-il rien faire de plus utile aux âmes, à titre de Sauveur, de Consolateur
et de Maître ?
Comme Sauveur, il convenait qu'il prît toutes nos infirmités et jusqu'à nos
suprêmes abaissements, sauf le péché. Or, pouvait-il y avoir pour le Dieu fort
une humiliation comparable à cette apparence de faiblesse ? C'est pour cela
qu'il l'a choisie de son plein gré.
Comme Consolateur, il était bon qu'il connût toutes nos douleurs. S'il eût paru
inaccessible à la crainte, à la répugnance, à nos dégoûts, aurions-nous osé lui
montrer nos misères? Il s'est fait semblable à nous volontairement, comme un
père se fait enfant avec ses enfants. Son humble condescendance nous rassure,
nous encourage, et met le baume sur nos plaies. En même temps, l'excès de sa
douleur et de ses abaissements volontaires transperce une âme généreuse, et fait
naître en elle le désir et pour ainsi dire le besoin de rendre souffrance pour
souffrance à cet incomparable Ami. “ Une nuit, disait Sœur Elisabeth de la
Trinité, mes douleurs étant accablantes, je sentis la nature dominer...
Regardant Jésus à l'agonie, je lui offris ces douleurs pour le consoler; et je
me sentis fortifiée. C'est ainsi que j'ai toujours fait dans ma vie; à chaque
épreuve, grande ou petite, je regarde ce que Notre-Seigneur a enduré d'analogue,
afin de perdre ma souffrance en la sienne et moi-même en lui ” . – Sœur Thérèse
de l'Enfant-Jésus dit à son tour: “ Lorsque le divin Sauveur demande le
sacrifice de tout ce qui est le plus cher au monde, il est impossible, à moins
d'une grâce toute particulière, de ne pas s'écrier comme lui au Jardin de
l'Agonie: “ Mon Père, que “ ce calice s'éloigne de moi ”. Mais, empressons-nous
d'ajouter aussi: “ Que votre volonté soit faite, et non “ la mienne ”. Il est
bien consolant de penser que Jésus, le Dieu fort, a connu toutes nos faiblesses,
qu'il a tremblé à la vue du calice amer, ce calice qu'il avait autrefois si
ardemment désiré ” . Il y a eu, il y aura encore pour moi des heures de trouble
dirons-nous aussi ; je tâcherai d'imiter la générosité de Notre-Seigneur : “ Mon
Père, délivrez-moi de “cette heure terrible”, et, surmontant aussitôt cette
crainte momentanée, il reprend : “Mais c’est pour cette heure que je suis venu”.
Comme Maître, Notre-Seigneur nous offre ici trois précieux enseignements :
1° Ce n'est pas une faute, ni même une imperfection, d'éprouver le sentiment dé
la souffrance, la crainte, l'ennui, les répugnances et les dégoûts, pourvu que
nous ne cessions de dire avec une volonté résolue: “ Qu'il soit fait, non comme
je veux, mais comme vous voulez vous-même ”. Notre-Seigneur n'est ni moins
parfait ni moins grand dans le Jardin de Gethsémani que sur le Thabor ou à la
droite de son Père; penser autrement serait un blasphème. De même, ce n'est pas
une petite chose, que l'âme, dénuée de tout secours sensible, au milieu du
trouble et des contradictions, demeure si constamment fidèle à la volonté de
Dieu .
2° Ce n'est ni une faute, ni même une imperfection, d'aller se plaindre à Dieu,
avec une amoureuse soumission, comme un enfant blessé se réfugie près de sa mère
et lui montre son mal et sa peine. “L'amour permet bien de se plaindre, et de
dire toutes les lamentations de Job et de Jérémie, mais à charge que toujours le
saint acquiescement se fasse dans le fond de l'âme, en la suprême pointe de
l'esprit ”. Ainsi parle le doux Évêque de Genève; mais il nous blâme ailleurs,
“si nous ne cessons de nous lamenter, si nous ne trouvons pas assez de
personnes, ce semble, pour nous plaindre, et raconter nos douleurs par le menu”. Saint Alphonse ne parle pas autrement:“ Sans doute, dans les maladies, il
est plus parfait de ne pas se plaindre des douleurs qu'on éprouve; cependant,
lorsqu'elles nous affligent fortement, ce n'est pas une faute de les communiquer
à nos amis, ni même de demander au Seigneur qu'il nous en délivre. Je ne parle
ici que des grandes souffrances; car on voit des personnes qui, au contraire,
font très mal, quand elles se plaignent, chaque fois qu'elles sentent quelque
peine, la moindre gêne”. Ces saints docteurs admettent donc, comme légitimes,
les plaintes modérées et soumises; ils ne blâment que l'excès.
3° Ce n'est pas une faute, ni même une imperfection, dans les grandes épreuves,
de demander à Dieu qu'il éloigne ce calice, s'il est possible, et de le demander
même avec une certaine insistance, puisque Notre-Seigneur l'a fait. Mais, “après que vous aurez prié le Père qu'il vous console, s'il ne lui plaît pas de
le faire, raidissez votre courage à faire l'œuvre de votre salut sur la croix,
comme si jamais vous n'en deviez descendre. Regardez notre Maître au Jardin des
Olives: ayant demandé consolation à son bon Père, et connaissant qu'il ne
voulait pas la lui donner, il n'y pense plus, il ne s'empresse plus, il ne la
cherche plus, mais, comme s'il ne l'eût jamais prétendue, il exécute vaillamment
l'œuvre de notre Rédemption”. C'est la direction que saint François de Sales
donnait à sainte. Jeanne de Chantal.



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