Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE X
L'ABANDON ET LE VŒU DE VICTIME

Avant de comparer ces deux choses, il importe de revoir en peu de mots l'idée du saint abandon. C'est une conformité au bon plaisir divin, mais une conformité née de l'amour et portée à un degré élevé. Non par insensibilité, mais par vertu, l'âme s'est établie dans une sainte indifférence pour tout ce qui n'est pas Dieu ou son adorable volonté. Avant l'événement qui lui déclarera le bon plaisir divin, elle se tient dans une simple et générale attente, accomplissant fidèlement la volonté de Dieu signifiée. Elle se comporte avec prudence dans les choses où la décision lui appartient; quant à celles qui relèvent non pas d'elle, mais du bon plaisir divin, bien qu'elle ait le droit de former des désirs et des demandes, elle préfère, en général, laisser à son Père des cieux le soin de vouloir et d'arranger tout à son gré, tant elle a confiance en lui, tant elle est désireuse de ne faire que la volonté divine. A peine celle-ci lui est-elle manifestée par l'événement, qu'elle acquiesce avec amour; ce n'est pas une machine qui se laisse mouvoir, elle déploie tout ce qu'elle a d'intelligence et de volonté, pour s'adapter et s'uniformer au bon plaisir divin et pour en tirer plein profit. Son amour et la sincérité de l'abandon ne l'empêchent pas de sentir la souffrance; elle ne s'en émeut pas, il lui suffit de faire au mieux la volonté de Dieu. Voilà, dans son idée d'ensemble, le saint abandon, tel que nous l'avons décrit selon saint François de Sales. On pourrait le traduire dans la formule suivante: “ Mon Dieu, je ne veux au monde que vous I;)t votre très sainte volonté. J'ai le plus grand désir de croître dans votre. amour et dans toutes les vertus; et pour cela je veux accomplir fidèlement votre volonté signifiée. Mais pour toutes les choses qui dépendent de vous et non pas de moi, je me remets avec confiance entre vos mains, et je me tiendrai prêt à tout ce que vous voudrez, dans une simple et filiale attente. Je ne désire rien, je ne demande rien, je ne refuse rien. Je ne crains pas la souffrance, parce que vous la proportionnerez à ma faiblesse. La seule chose que je veux, c'est de vous laisser me conduire à votre gré et d'acquiescer avec amour à votre bon plaisir ”.

Il est évident que cette manière d'entendre l'abandon n'offre aucun péril et n'a rien de présomptueux; elle n'est qu'une soumission filiale, pleine de confiance et d'amour; on peut la conseiller, comme un idéal, à toute âme avancée.

De nos jours, cette simple attente semble-t-elle un peu trop passive à notre siècle épris d'activité et de dévouement ? toujours est-il que l'usage se répand d'a1ier plus loin dans l'abandon. Au lieu de laisser à Dieu le soin d'arranger toutes choses, et sans ----- en paix qu'il choisisse à son gré, on va de l’avant, on s'offre, on se consacre, on se livre. Certains ne veulent comprendre l'abandon qu'avec cet élan. Mais cette offrande a besoin d'être examinée de plus près. Une âme veut-elle simplement témoigner à Dieu, sans lui demander la souffrance, qu'elle est prête avec sa grâce à tout ce qu'il voudra et qu'elle s'y portera de bon cœur ? C'est à peu près l'abandon, tel que nous l'avons décrit; on peut le conseiller à toute âme avancée, avec une note d'humilité. Mais cette âme veut-elle dire à Dieu: Ne craignez pas de m'envoyer la souffrance, je la désire, je la demande presque, vous comblerez mes vœux secrets en me l'octroyant ? Cette oblation, si elle n'est pas encore 1'offrande en victime, s'en rapproche beaucoup; ce n'est plus l'abandon de saint François de Sales. On ne peut la permettre qu'avec prudence, c'est-à-dire aux âmes qui ont suffisamment fait leurs preuves, comme nous le dirons en parlant des victimes. Il est impossible de la conseiller à tout le monde. On fera comprendre aux âmes plus confiantes en elles-mêmes que solidement affermies, qu'avant de porter si haut leurs désirs, elles doivent s'exercer d'abord à bien faire la volonté de Dieu signifiée, et à sanctifier leurs croix journalières. Saint Pierre s'offrit à souffrir et même à mourir avec son Maître adoré; son amour et sa sincérité furent hors de doute; il n'en était pas moins présomptueux, et la suite le fit trop bien voir .

Il y a enfin l’offrande de soi-même comme victime, le vœu de victime. N'ayant pas le dessein de faire ici l'exposé complet, doctrinal et pratique de cette matière si délicate et si complexe, nous en dirons seulement ce qu'il faut pour montrer d'une façon précise où l'abandon s'arrête, où commence une autre voie. Les lecteurs désireux de connaître ce sujet plus à fond pourront consulter les auteurs qui en parlent ex professo, spécialement M. Ch. Sauvé, dans son excellent opuscule, peut-être un peu sévère en ses restrictions, sur l'idée, l'état, le vœu de victime .

L'offrande peut se faire avec des intentions et sous des formes diverses. Gemma Galgani et Sœur Élisabeth de la Trinité s'offrirent comme victimes pour les pécheurs; Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, comme victime d'holocauste à l'Amour miséricordieux; une autre s'offre à la justice, à la sainteté, à l'amour de Dieu. Le plus ordinairement, l'on se donne à la justice, à la sainteté de Dieu, comme victime d'expiation, pour réparer la gloire divine outragée, pour délivrer les âmes du Purgatoire, attirer la miséricorde céleste sur la Sainte Église, sur la patrie, sur le Sacerdoce et les communautés, sur une famille ou sur une âme.

Le fondement de cette offrande est la Communion des Saints, spécialement la réversibilité des satisfactions du juste au profit du coupable. C'est aussi le mystère de la Rédemption par la souffrance. Ayant choisi cette voie pour sauver le monde, Notre-Seigneur la choisit encore pour faire parvenir en nous le prix de son sang. Dans son infinie bonté, il daigne associer des âmes d'élite à son œuvre de salut, et, ne pouvant plus souffrir dans son humanité glorifiée, il s'adjoint, pour ainsi dire, “ des humanités de surcroît ” , dans lesquelles il puisse continuer de sauver les âmes par la souffrance.

Dans le cours des siècles, spécialement aux heures troublées, les victimes n'ont pas manqué. Notre époque malheureuse, où l'impiété monte comme une nuit sombre, où l'immoralité déborde comme un flot d'ordures, a vu se multiplier les victimes, et même les fondatrices et les communautés de victimes. S'il en faut croire les révélations privées, Notre-Seigneur a besoin de victimes, et de victimes fortes; il cherche des âmes qui, par leurs souffrances et leurs tribulations, expient pour les pécheurs et, les ingrats... “ Il a de la peine : il ne trouve pas assez d'âmes qui veuillent le suivre généreusement dans la voie de la souffrance ” . Ces révélations sont assurément respectables et pleines de vraisemblance. Mais ce qui est une garantie plus certaine et hors de doute, c'est la parole du Vicaire de Jésus-Christ. Pie IX suggérait à un Supérieur général d'Ordre d'inviter les âmes généreuses à s'offrir à Dieu en victimes d'expiation. Léon XIII, dans l'Encyclique adressée à la France en 1884, exhorte “ ceux surtout qui vivent dans les monastères à s'efforcer d'apaiser la colère de Dieu, par une humble prière, la pénitence volontaire, et l'offrande d'eux-mêmes”. Pie X a loué hautement“ l'Association Sacerdotale ”; il a vu avec bonheur que “ beaucoup de ses membres s'offrent à Dieu secrètement, pour être immolés comme des victimes d'expiation, spécialement pour les âmes consacrées, dans ces temps malheureux où l'expiation est si nécessaire ”; il a enrichi de nombreuses indulgences “ ce grand office de la piété chrétienne ”. C'est, en effet, une très haute façon d'exercer le saint amour de Dieu et du prochain.

Mais, selon la parole de Pie X, c'est “ une si grande œuvre, une voie bien ardue”. A Dieu ne plaise que nous cherchions à décourager les volontés généreuses, quand le Souverain Pontife les invite ! Nous voudrions seulement prévenir l'indiscrétion. Les âmes qui font profession dans une Communauté de Victimes ont moins à craindre l'imprudence ou la surprise: la Règle a dû préciser l'étendue de leur offrande, elles ont essayé leurs forces pendant le noviciat. Mais lorsqu'on s'offre avec ou sans vœu, hors de la profession religieuse, et qu'on se livre sans réserves, on ne sait jamais d'avance jusqu'où Dieu usera des droits qu'on lui confère. Assurément, si l'on ne va de l'avant que pour répondre à une vocation dûment contrôlée, Dieu qui appelle dispose des grâces en conséquence. Aussi telle religieuse, huit jours avant de mourir, après de longues et terribles épreuves, pouvait-elle dire “ qu'elle ne regrettait pas de s'être offerte ”. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, le jour même de sa mort, disait aussi: “ Je ne me repens pas de m'être livrée à l'amour ” . En sera-t-il de même, si l'on s'engage à la légère, et sans avoir suffisamment prié, réfléchi, consulté, essayé ? Le Seigneur nous devra-t-il des grâces spéciales pour prix de notre témérité ? Autant nous aurons été pressés de nous engager, autant peut-être le serons-nous d'aller fatiguer de nos plaintes et de nos découragements notre directeur et notre entourage. La vraie place d'une victime, c'est au Calvaire avec Jésus et non pas dans les douceurs de l'amour... Les âmes consolatrices, les âmes réparatrices sont victimes avec la grande Victime du Calvaire. “ Il importe beaucoup qu'on le sache; car, à voir la facilité un peu présomptueuse avec laquelle plusieurs se livrent aux droits de Dieu, et s'offrent à Lui comme victimes, on devine qu'ils ne soupçonnent pas à quel point Celui à qui ils se livrent a coutume de prendre ces choses au sérieux. Il y a une quantité de droits que Dieu n'exerce pas sur nous avant le congé que notre liberté lui en donne. Heureux cent fois celui qui livre tout ! Mais qu'il compte sur de grands travaux et sur des immolations singulières ” . La preuve de ce fait éclate à chaque page dans la vie des âmes victimes.

Cela étant, voici les différences qui nous frappent entre l'offrande et l'abandon.

1° Le simple abandon ne va pas de l'avant. Pour toutes les choses qui dépendent de la Providence et non pas de nous, il se tient dans une sainte indifférence, et il attend le bon plaisir de Dieu. C'est un petit enfant qui se laisse faire avec amour et docilité. Celui qui s'offre, au contraire, va de l'avant. Par le fait même de son oblation, il demande implicitement la souffrance, il provoque Dieu à l'envoyer; parfois même il la sollicite expressément.

2° L'abandon ne renferme ni orgueil, ni témérité, ni illusion; il est plein de prudence et d'humilité. Car il laisse à Dieu le rôle de tout régir, et nous réserve seulement celui d'obéir. C'est le simple accomplissement de la volonté divine. Sauf un appel divin, l'offrande est-elle aussi humble, aussi exempte d'illusions et de présomption ? Laisse-t-elle à Dieu l'initiative pour disposer de nous ?

3° L'âme qui s'abandonne à l'action divine peut compter sur la grâce; celle qui va de l'avant, sauf toujours l'appel divin, est-elle aussi sûre de mettre Dieu avec soi ?

Les âmes avancées se portent comme d'instinct vers le saint abandon. On peut conseiller à toutes de le pratiquer en esprit de victimes. Il en est de même pour l'obéissance journalière et la mortification volontaire. Cette intention n'aggrave en rien nos obligations, mais elle y fait circuler partout une nouvelle sève de pur amour qui en augmente le mérite et la fécondité.  Au contraire, la prudence et l'humilité veulent qu'on ne s'offre pas en victime, et surtout qu'on ne demande point la souffrance, à moins d'un appel divin dûment constaté. Même -alors, on ne le fera pas avant d'avoir éprouvé ses forces, en supportant patiemment les épreuves courantes, et en cultivant la mortification volontaire. -Si nous prenons l'initiative de demander tel ou tel genre de souffrances, c'est nous qui disposons, et nous devons suivre, en cet acte comme en tout autre, les règles de la prudence; or celle-ci veut qu'on excepte les épreuves qui nous seraient plus -dangereuses, et la charité celles qui se feraient trop sentir à notre entourage. Il ne semble pas qu'il y ait nécessité de former les mêmes réserves, quand on laisse à Dieu le soin de choisir; car alors c'est Dieu qui dispose, et non pas nous; et l'on peut s'en rapporter à sa paternelle sagesse.

D'ailleurs, sauf un appel divin, à quoi bon demander la souffrance ? Une âme qui aspire aux plus hautes vertus a-t-elle besoin de chercher autre chose qu'une obéissance et un abandon parfaits ? Les vœux, la Règle, les dispositions de la Providence, voilà le chemin sûr qui mène à la perfection sans illusion ni mécompte. On y trouvera toujours de merveilleuses ressources pour acquérir la pureté de l'âme, des vertus parfaites, une intime union avec Dieu par l'amour.

Cette transformation progressive au moyen des observances est déjà un rude labeur capable de remplir une longue vie. Mais si cela ne suffit pas à notre générosité, moyennant les permissions requises, la Règle nous invite à faire plus qu'elle ne commande; elle ouvre ainsi à l'esprit de sacrifice une carrière presque illimitée, aussi vaste que nos désirs. Quant au saint abandon, toute âme intérieure a mille occasions de le mettre en pratique, un religieux en aura souvent besoin dans la vie de communauté, les supérieurs bien plus encore dans l'exercice de leur charge. Il faut commencer par faire bon accueil aux croix que Dieu nous a choisies, et, s'il voit qu'elles ne suffisent pas à notre sainte ardeur de souffrir, il saura bien, de lui-même, en augmenter le nombre et la pesanteur .

Ainsi donc, les âmes qui veulent vivre en esprit de victimes n'ont pas besoin, généralement parlant, de demander la souffrance; elles la trouvent de reste dans la vie intérieure, les devoirs journaliers, la mortification volontaire et les dispositions de la Providence. Cette voie modeste n'a pas l'éclat du vœu de victime, l'esprit de sacrifice y trouve largement son compte; la prudence et l'humilité y sont peut-être plus en sûreté.  Bien entendu, lorsque le Saint-Esprit lui-même attire une âme à s'offrir en victime, pourvu qu'elle agisse avec la permission et sous le contrôle des représentants de Dieu, et qu'elle demeure avant tout zélée pour ses devoirs journaliers, on ne peut lui objecter ni la témérité ni l'illusion, puisqu'elle obéit à un appel divin. Elle doit s'attendre à de terribles épreuves. Elle en aura le mérite, et Dieu sera avec elle.

   

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