Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE II
LA FOI A LA PROVIDENCE

“ Le juste vit de la foi ” , et, pour s'élever jusqu'au saint abandon, il faut qu'il soit pénétré d'une foi vive et profonde. Or la foi s'éclaire à mesure que l'on se purifie et que l'on grandit en vertu. Mais elle devient spécialement lumineuse et pénétrante, quand, on est parvenu à la voie unitive, à ce degré d'avancement où l'âme, bien pure et déjà riche de- vertus, vit principalement d'amour et d'intimité avec Dieu. Alors les ombres sont moins épaisses, le voile devient transparent; Dieu, toujours caché, laisse deviner sa présence, et fait sentir parfois très vivement son amour et ses tendresses; à l'exemple de Moïse, on traite avec l'Invisible comme si on le voyait . Moyennant cette foi vive, l'abandon est facile; sans elle, on ne s'y élèverait pas d'une manière habituelle.

Nous ne parlerons ici que de la foi à la Providence. Rien n'arrive en ce monde que par l'ordre ou la permission de Dieu. Rien n'existe que par lui. Et tout ce qu'il a créé, il le conserve et le gouverne avec amour pour le conduire à sa fin. Pendant qu'il régit les astres et préside aux révolutions de la terre, il concourt aux travaux de la fourmi, au moindre mouvement des insectes qui pullulent dans l'air, de ces millions d'atomes qui vivent dans une goutte d'eau. Sans lui, pas une feuille ne s'agite, pas un brin d'herbe ne meurt, pas un grain de sable n'est emporté par le vent. Il veille avec sollicitude sur les oiseaux du ciel, sur le lis des champs; et, comme nous valons mieux qu'une foule de passereaux, il ne saurait oublier ses enfants de la terre. Au père de famille lui-même, à la plus attentive des mères, il échappera mille détails; mais Dieu possède, en son intelligence infinie, le secret de pourvoir sans peine aux plus menus incidents comme aux événements les plus graves. C'est au point que “ tous nos cheveux sont comptés et il n'en tombe pas un seul sans la permission de notre Père qui est aux cieux ” .  Y a-t-il rien d'insignifiant comme la chute d'un de nos cheveux ? Cependant Dieu y pense. A plus forte raison, “ j'ai faim, Dieu, y pense; j'ai soif, Dieu y pense; j'entreprends un travail, Dieu y pense; je dois choisir un état de vie, Dieu y pense; dans cet état, certaines difficultés se rencontrent, Dieu y pense; pour résister à telle tentation ou remplir tel devoir, j'ai besoin de telle grâce, Dieu y pense; dans le cours de mon voyage vers l'éternité, il me faut le pain quotidien de l'âme et du corps, Dieu y pense; quand arriveront mes derniers jours, un redoublement de grâces me sera nécessaire, Dieu y pensera; me voici sur mon lit de mort, à mon dernier soupir, si on ne vient à mon secours je suis perdu, Dieu y pense ” . Et ainsi, moi qui ne suis qu'un atome insignifiant dans le monde, j'occupe jour et nuit, sans cesse et partout, la pensée et le cœur de mon Père qui est aux cieux. Oh! que cette vérité de foi est profondément touchante et pleine de réconfort !

Mais si la Providence combine elle-même ses desseins sur moi, elle en confie l'exécution, au moins pour une large part, aux causes secondes. Elle emploie le soleil, le vent, la pluie; elle met en mouvement le ciel et la terre, les éléments insensibles et les causes intelligentes. Mais comme les créatures n'ont d'action sur moi qu'autant qu'il leur en donne, je dois voir en chacune d'elles un réceptacle de la Providence et l'instrument de ses desseins. Par conséquent, “ dans le froid qui me saisit, je découvrirai la Providence; dans la chaleur qui me dilate, la Providence; dans le vent qui souffle et pousse mon navire loin ou près du port, la Providence; dans le succès qui m'encourage, la Providence; dans l'adversité qui m'éprouve, la Providence; dans cet homme qui me fait de la peine, la Providence; dans cet autre qui me fait plaisir, la Providence; dans cette maladie, dans cette guérison, dans cette tournure que prennent les affaires publiques, dans ces persécutions, dans ces triomphes, la Providence; toujours la Providence ” . Rien n'est plus juste que de voir ainsi Dieu en toutes choses, et combien cette manière de faire n'est-elle pas reposante et sanctifiante !

Notre Père des cieux est vraiment un Dieu caché. De même qu'il a voilé sa Parole sous la lettre des Saintes Écritures, et que Notre-Seigneur enveloppe sa présence sous les espèces eucharistiques, ainsi Dieu, voulant rester invisible pour nous donner le mérite de croire, nous cache son action sous l'action des créatures. “ Voici une maladie qui nous saisit. Quelle en est la cause? En apparence, c'est un caprice de l'air, c'est la rigueur de la saison; en réalité, c'est Dieu qui a commandé aux éléments de nous rendre malades. Toutefois ce Dieu s'est tenu dans l’ombre, et nous n'avons pas vu son geste. Cependant, la maladie suit son cours : ou bien elle s'aggrave, ou bien elle cède aux remèdes. De cette aggravation ou de cette guérison, qui est l'auteur ? Le médecin, disons-nous, et son habileté ou son imprudence. Peut-être ! mais la vérité est que Dieu plane au-dessus des causes secondaires, et que c'est lui, lui seul en définitive, qui fait que l'on guérit ou que l'on meurt. Oui, mais nous ne le voyons pas; et ce grand Dieu continue à ne pas se montrer... Et il nous est d'autant plus difficile de découvrir l'Agent suprême que souvent les causes secondaires se montrent plus au grand jour ” .

Avec une foi vive, on regarde les créatures non en elles-mêmes, mais dans la cause première de qui elles tiennent leur action; on devine comment “ Dieu les meut, les mêle, les assemble, les oppose, les pousse vers le même but par des voies contraires”. On entrevoit le Saint-Esprit se servant des hommes et des choses, pour écrire dans les âmes un Évangile vivant. Ce livre ne sera pleinement compris qu'au grand jour de l'éternité; ce qui nous paraît si confus, si inintelligible, alors nous ravira; dès maintenant, bien persuadé que “ tout a ses raisons, ses mesures, ses rapports dans ce divin ouvrage”, on s'incline avec respect comme devant la Sainte Écriture, on adore le Dieu caché et l'on s'abandonne à sa Providence .  Mais, avec une foi faible, comment voir Dieu dans les malheurs qui nous frappent, et principalement derrière la malice des hommes ? On rejette tout sur le hasard, sur la mauvaise fortune, et l'on regimbe.

Le hasard n'est qu'un mot vide de sens, ou plutôt c'est “ l'incognito de la Providence ” , pour les hommes de foi mais c'est une laïcisation de la Providence, à l'usage des mauvais cœurs, qui veulent s'affranchir de la soumission, de la prière et de la reconnaissance. “ Rien ne se fait dans notre vie par des mouvements de hasard... Mais tout ce qui arrive contre notre volonté, sachez-le bien, n'arrive que suivant la volonté de Dieu, d'après sa providence, l'ordre qu'il a posé, le consentement qu’il donne et les lois qu'il a établies ”. Ainsi parle saint Augustin . “ Il y a certes des cas fortuits, des accidents inopinés; mais ils ne sont fortuits, inopinés que pour nous... ils sont, en réalité, un. dessein de la Providence souveraine, qui range et réduit toutes choses à son service ”. “Dieu, en menant ses créatures, ne leur dit pas ses desseins. Elles vont, elles viennent chacune dans leur voie. La fatalité veut qu'en route celle-ci rencontre l'occasion de faire fortune, celle-là une cause de pertes et de ruine. La fatalité, oui, pour l'homme qui n'a pas vu toutes les combinaisons; mais pour Dieu qui a provoqué juste à point les circonstances, tout a été providentiel  ”.

Dans les malheurs qui nous frappent, c'est Dieu qu'il faut voir. “Je suis le Seigneur, nous dit-il par la bouche d'Isaïe, je suis le Seigneur et il n'en est point d'autre; c'est moi qui forme la lumière et qui crée les ténèbres, qui fais la paix et qui crée les maux ”. “C'est moi, avait-il dit auparavant par Moïse, c'est moi qui fais mourir, et c'est moi qui fais vivre; c'est moi qui blesse et c'est moi qui guéris ”. “ Le Seigneur ôte et donne la vie, est-il dit encore dans le cantique d'Anne, mère de Samuel; il conduit au tombeau et il en retire; le Seigneur fait le pauvre et le riche, il abaisse et il élève ”. “ Arrivera-t-il quelque mal, dit Amos, qui ne vienne du Seigneur ”  ? “ Les biens et les maux, assure le Sage, la vie et la mort, la pauvreté et les richesses viennent de Dieu ” .

J'admets cela, dira-t-on peut-être, pour la maladie et la mort, le froid et le chaud, et mille accidents semblables produits par des causes dépourvues de liberté : car ces causes obéissent toujours à Dieu. Au contraire, l'homme lui résiste; lorsque quelqu'un parle mal de moi, qu'il me ravit mes biens, qu'il me frappe, qu'il me persécute, comment pourrais-je voir en ces mauvais procédés la main de Dieu, puisque, loin de les vouloir, il les défend ? Je ne puis donc les attribuer qu'à la volonté de l'homme, à son ignorance ou à sa malice.  C'est en vain qu'on se retrancherait derrière ce raisonnement pour ne pas s'abandonner à la Providence. Car Dieu lui-même s'en est expliqué, et nous devons croire, sur sa parole infaillible, qu'il agit dans ces sortes d'événements aussi bien que dans les autres; rien n'y arrive que par sa volonté.

Quand il veut punir les coupables, il choisit qui bon lui semble, les hommes ou les démons. David pèche, et c'est dans la maison du prince et parmi ses enfants que Dieu suscitera les instruments de sa justice . Chaque fois que les Israélites s'endurciront dans le mal, le Seigneur leur annoncera qu'il s'est Choisi les peuples voisins, tantôt l'un, tantôt l'autre, pour les réduire au devoir par un terrible châtiment. Assur, en particulier, “ sera la verge de la fureur divine, et sa main l'instrument de l'indignation de Dieu ” . Notre-Seigneur prédit la destruction de Jérusalem, déicide et impénitente; Titus sera manifestement le bras de Dieu pour la renverser de fond en comble et n'y pas laisser pierre sur pierre . Plus tard, Attila. pourra se dire avec raison le fléau de Dieu. Saül pèche avec obstination : l’Esprit de Dieu se retire de lui, et un esprit mauvais, envoyé par le Seigneur, le saisit et l'agite .
Pour éprouver les justes et les Saints, Dieu emploie la malice des démons et la perversité des méchants. Job perd ses enfants et ses biens, il tombe de l'opulence dans la misère et il dit : “ Le Seigneur m'avait tout donné, la Seigneur m'a tout ôté; il n'est arrivé que ce qui lui a plu; que le nom du Seigneur soit béni ”  ! Comme saint Augustin le remarque à propos, il ne dit pas: “ Le Seigneur a donné, le diable a ôté; mais le Seigneur a donné, le Seigneur a ôté; tout s'est passé comme il a plu au Seigneur et non pas au démon. Rapportez donc à Dieu tous les coups qui vous frappent; car le diable lui-même ne vous peut rien sans la permission d'en-haut ” .  Les frères de Joseph, en le vendant, commettent la plus noire iniquité; mais il attribue tout à la Providence, et s'en explique à maintes reprises: “ C'est le Seigneur qui m'a envoyé en Egypte avant vous pour votre salut… Vous avez eu de mauvais desseins contre moi; mais ce n'est pas par votre volonté que je suis ici; c'est par celle de Dieu, à laquelle nous ne pouvons résister ” .  Lorsque Séméi poursuivait de ses malédictions David fugitif et lui jetait des pierres, le saint roi ne veut voir en cela que l'action de la Providence, et il calme l'indignation de ses serviteurs en leur disant: “ Laissez-le faire, Dieu lui a commandé de me maudire ”, c'est-à-dire le Seigneur l'a choisi pour me châtier.

Dans la Passion du Sauveur, les Juifs qui l'accusent, Judas qui le trahit, Pilate qui le condamne, les bourreaux qui le tourmentent, les démons qui excitent tous ces malheureux, sont bien la cause immédiate de cet horrible crime. Mais, à leur insu, c'est Dieu qui a tout combiné, ils ne sont que les exécuteurs de ses desseins. Notre-Seigneur le déclare formellement: “ Ce calice, c'est son Père qui le lui a présenté... Pilate n'aurait aucun pouvoir s'il ne lui avait été donné d'en-haut.  Mais l'heure de la Passion est venue, l'heure laissée par le ciel à la puissance des ténèbres ” . Et saint Pierre l'affirme après son Maître : “ Hérode et Pilate, les Gentils et le peuple d'Israël, se sont ligués dans cette cité contre Jésus votre très saint Fils; mais c'est pour accomplir les décrets de votre sagesse ” . Ainsi donc la Passion est l'œuvre de Dieu, et même son chef-d'œuvre. “ C'est chose indubitable, la volonté de Dieu est là  ; cette volonté toute lumineuse est cachée dans cette nuit profonde; cette volonté invincible est l'âme de cette totale défaite; cette volonté si juste, si bonne, si aimante, reste reine et maîtresse dans ce châtiment sans mesure et absolument immérité par celui à qui on l'inflige; enfin cette volonté trois fois sainte est au fond de ce prodige d'iniquité. Nous vivons dans cette foi, ... et il nous semble ensuite exorbitant de reconnaître cette volonté de Dieu, je ne dis pas dans les maux de la Sainte Eglise ou les calamités publiques, mais dans ces pertes particulières, dans ces humiliations, ces déceptions, ces contretemps, ces petits maux, ces riens que nous nommons nos croix et qui sont nos épreuves habituelles ”  !

Et pourquoi la main de Dieu n'y serait-elle pas ? Il y a deux éléments dans le péché : le matériel de l'acte, et le formel. Le matériel n'est que l'exercice naturel de nos facultés. Dieu y apporte son concours, comme à tous nos actes. Et il le faut bien : car, s'il le refusait, nous serions réduits à l'impuissance, et Dieu, qui a jugé bon de nous donner la liberté, pratiquement nous la retirerait. Mais ce qui fait le mérite ou la faute, c'est le formel de l'acte; et, dans le péché, le formel est le défaut volontaire de conformité de l'acte avec la volonté de Dieu. Ce défaut n'est pas un acte, c'en est l'absence. Dieu n'y concourt pas; au contraire, il a tracé des préceptes, il a fait des promesses et des menaces, il offre sa grâce, il sollicite l'âme pour l'amener à son devoir; il a donc tout fait pour empêcher le péché, sauf qu'il ne veut pas aller jusqu'à violenter la liberté. Malgré ce que Dieu a fait, l'homme, abusant de son libre arbitre et n'a pas adapté sa volonté à celle de Dieu. Dieu donc n'a prêté son concours qu'au matériel de l'acte. Il n'a pas concouru au péché, considéré comme tel ; il l'a permis, en tant qu'il ne l'a pas empêché par violence; cette permission n'est pas une autorisation, car il déteste la faute, et se réserve de la punir en temps opportun. Mais, en attendant, il entre dans ses desseins de faire tourner le mal au bien de ses élus; il utilise pour cela la faiblesse et la malice des hommes, leurs fautes même les plus noires. Tel un père qui, voulant corriger son fils, saisit la première verge qui lui tombe sous la main, puis il la jette au feu; tel encore un. médecin qui prescrit des sangsues à son malade; elles ne songent qu'à se repaître de sang, et cependant. le patient les supporte avec confiance, parce que le médecin a su en limiter le nombre et en localiser l'action.

Ainsi donc, la foi à la Providence demande qu'en toute occasion l'on remonte jusqu'à Dieu. “ Voici un juste qui est persécuté : Dieu le veut ! Voici un chrétien que sa religion appauvrit : Dieu le veut ! Voici un impie que son irréligion enrichit : Dieu le veut ! Que m'arrivera-t-il, si je suis fidèle à mon devoir ? Ce que Dieu voudra ” . Nos pertes, nos afflictions, nos humiliations, nous ne devons jamais les attribuer ni au démon, ni aux hommes, mais à Dieu, comme à leur vraie source. Les hommes peuvent en être la cause immédiate; serait-ce par une faute inexcusable, Dieu hait la faute; mais il veut l'épreuve qui en résulte pour nous. “ Convenez que si, derrière tant d'accidents de tout genre dont la vie est remplie, nous savions reconnaître cette volonté de Dieu, nous ne condamnerions pas nos anges à voir en nous tant d'étonnements peu respectueux, tant de scandales sans fondements, tant de colères injustes, tant de découragements injurieux à Dieu, hélas ! et tant de désespoirs qui parfois risquent de nous perdre ”.

   

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