Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE X
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite)

Les tentations.

« Pour une âme qui aime Jésus-Christ, dit saint Alphonse, il n'y a point de peines plus grandes que les tentations : tous les autres maux la portent à s'unir davantage à Dieu, en les recevant avec résignation; mais les tentations l'exposent à se séparer de Jésus-Christ, et lui sont par conséquent bien plus amères que tous les autres tourments».

Elles ne viennent pas toutes du démon : « Chacun est tenté par sa concupiscence, qui l’attire et le séduit » ; et ce feu maudit est attisé par le scandale des pervers et des imparfaits. La plupart des hommes s'exposent au danger personnellement, ou ils s'y précipitent les uns les autres. Le démon n'a guère qu'à se croiser les bras, les regardant faire sa besogne; au contraire, il se démène autour des âmes qui ne sont plus à lui. C'est ainsi qu'un Père du Désert vit le diable assis tranquillement sur la porte d’Alexandrie, tandis que les légions infernales faisaient assaut contre les saints de la solitude.

« Le démon nous attaque de différentes manières, dit le vénérable Louis de Blois. Tantôt il vient secrètement et sans faire semblant de rien, ou même sous les dehors spécieux de la piété, pour nous engager plus sûrement dans ses pièges, et tantôt à force ouverte il se jette sur nous, pour nous faire succomber à la violence et à la multitude des coups qu'il nous porte. En certains temps, il se glisse d'une manière insensible comme un serpent, tâchant de nous conduire à de grandes fautes par le mépris des plus petites ou de nous faire passer par-dessus certains remords et certains doutes, pour nous former une conscience fausse et endurcie. En d'autres rencontres, sans garder ces ménagements, il se présente avec toutes les horreurs, et propose tout. d'un coup les plus grands crimes. Quelquefois il emploie les consolations spirituelles ou les peines intérieures, pour nous enfler ou pour nous abattre; et d'autres fois il se sert de la prospérité ou de l'adversité temporelle, pour nous porter à la mollesse ou pour nous précipiter dans le désespoir... Que dirai-je des assauts que vous livreront les malins esprits ? Semblables aux flots réitérés d'une mer en courroux, ils donneront sans cesse à votre cœur de violentes secousses, et vous vous croirez à tout moment sur le point de faire un triste naufrage. La tentation sera peut-être si affreuse, que les pensées qu'elle vous suggérera vous paraîtront ne pouvoir entrer que dans l'esprit d'un réprouvé. Il vous semblera que tout l'enfer est conjuré contre vous et que Dieu dans sa colère vous a livré Satan. Souvent même vous ne pourrez ouvrir la bouche ni pour prier, ni pour chanter les louanges du Seigneur. Des attaques si affligeantes en elles-mêmes le deviendront plus encore par leur durée et par leurs fréquents' retours. Le démon ne se contentera pas d'un assaut ni de plusieurs; plongé et replongé dans cette fournaise, vous passerez de tristes jours, environné de peines, tantôt plus, tantôt moins affreuses, mais toujours très cruelles ». Saint François de Sales en, cite deux exemples mémorables; puis il fait cette remarque encourageante : « Ces grands assauts, ces tentations si puissantes ne sont jamais permises de Dieu, que contre les âmes qu'il veut élever à son pur et excellent amour ». D'ailleurs, pourvu qu'on veille et qu'on prie, il est dans la barque avec nous ; il paraît sommeiller, mais la tempête rie s'élèvera qu'avec sa permission, elle s'apaisera sur un mât de sa bouche.

C'est parfois au début, parfois dans le cours ou vers la consommation de la vie spirituelle, que la tentation se fait plus cruellement sentir. Elle peut avoir, en certains cas, une influence décisive, par exemple quand elle s'attaque à la foi, à notre vocation. Il peut se faire que nous passions par des épreuves spéciales et peu ordinaires, comme les tentations de blasphème, de haine de Dieu, ou les doutes persistants contre la foi. Le caractère des personnes qui nous entourent, l'emploi qui nous est confié, des circonstances transitoires peuvent être l'occasion des tentations. Elles auront leur racine principale dans le tempérament, le caractère, les côtés faibles de notre âme, nos défauts dominants; et puisque tout- homme est composé de corps et d'âme: et qu'il est à la fois ange et bête, il aura surtout à combattre l’orgueil et l'impureté; sauf une grâce particulière, ce sont les deux ennemis par excellence.

Les Saints eux-mêmes ont connu ces luttes douloureuses. Pour ne parler que des, tentations contre l'angélique vertu, quelques-uns en furent exempts, comme sainte Thérèse, sainte Rose de Lima, et Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. D'autres n'en subirent l'humiliation qu'en passant, sainte Madeleine de Pazzi pendant neuf jours, la. bienheureuse Marguerite-Marie pendant quelques heures. Plusieurs, après une victoire éclatante, en furent dorénavant préservés, comme notre Père saint Benoît et saint Thomas d'Aquin. Un grand nombre en ont subi la douloureuse atteinte durant de longues années ou même jusqu'à la fin. L'Apôtre des Gentils, sainte Françoise Romaine, sainte Catherine de Sienne, saint Benoît Labre, et combien d'autres ! furent cruellement souffletés par l'Ange de Satan; ces tentations durèrent sept ans chez saint Alphonse Rodriguez, dix-sept chez sainte Marie d'Égypte, vingt-cinq chez le vénérable César de Bus. Saint Alphonse de Liguori, cet ange d'innocence, en souffrit d'une manière effrayante à l'âge de quatre-vingt-huit ans, pendant plus d'une année entière. La bienheureuse Angèle de Foligno fait pitié, quand elle raconte ses épreuves. C'est le grand combat pour toutes les âmes, sauf une grâce particulière. Mais il y a bien d'autres tentations, et parfois des plus inattendues, la vie des Saints en est remplie.

Pour nous, quand serons-nous principalement éprouvés ? Au début, au milieu, à la fin de notre carrière ? Toujours peut-être ? Sur quel point surtout ? Avec quel degré de violence et de durée ? C'est le secret de Dieu, et un peu le nôtre aussi. L'enfer est une meute de chiens furieux, qui voudraient nous mettre en pièces. Mais chacune de ces maudites bêtes a la chaîne au cou; Dieu les mène à son gré. Contre son bon plaisir, elles sont l'impuissance même. Il leur ôte toute liberté de tenter, il leur en laisse un peu plus, un peu moins, comme il juge bon, contre qui il veut, sur le point et pour le temps qu'il trouve à propos. Le choix de la tentation, le temps, la violence et la durée, tout reste dans la main de Dieu, notre Père, notre Sauveur, notre Sanctificateur; et c'est là ce qui doit nous rassurer. Nous pouvons, avec le secours de la grâce, prévenir beaucoup de tentations, repousser les pires assauts de l'ennemi; nous ne tomberons jamais que par notre libre consentement : le démon peut aboyer, nous menacer, nous solliciter, il ne mord que celui qui le veut bien. Mais hélas! nous avons, dans notre libre arbitre, le redoutable pouvoir de céder malgré la grâce, de ne pas la demander, d'aller même chercher la tentation; et c'est ce qui doit nous tenir dans une perpétuelle défiance. C'est donc en nous finalement qu'est le danger; c'est nous surtout que nous avons à craindre.

Il y a ici un mélange du bon plaisir de Dieu, et de sa volonté signifiée. Celle-ci demande que chacun « veille et prie pour ne pas entrer en tentation » , c'est-à-dire pour prévenir la tentation autant qu'il dépend de nous, ou pour obtenir de n'y pas succomber. Mais vient-elle à surgir malgré la vigilance et la prière, la volonté de Dieu signifiée demande en outre que nous combattions comme de vaillants soldats de Jésus-Christ. Les moyens à employer sont connus de tout le monde. Mais, selon saint Alphonse, « le plus efficace et le plus nécessaire de tous les remèdes, le remède des remèdes, c'est d'invoquer le secours de Dieu, et de continuer à prier tant. que la tentation dure. Souvent le Seigneur attache la victoire non à la première prière, mais à la seconde, à la troisième, à la quatrième. Il faut se persuader, en un mot, que tout notre bien dépend de la prière : de la prière dépend le changement de vie; de la prière dépend la victoire sur les tentations; de la prière dépend la grâce de l'amour divin, de la perfection, de la persévérance, et du salut. éternel. L'expérience le prouve : qui recourt à Dieu dans la tentation, triomphe; qui ne recourt pas à Dieu, pèche, surtout dans les tentations d'incontinence ».

Mais tout en veillant, en priant, en luttant, il faut accepter d’avoir à combattre; car tel est le bon plaisir de Dieu. « Je veux que vous sachiez, dit notre Père saint Bernard, que personne ne vivra sans tentation : l'une s'en va, attendez l'autre avec assurance; que dis-je avec assurance ? C'est plutôt avec crainte. Demandez d'en être délivrés, mais ne vous promettez pas un plein repos, une liberté parfaite en ce corps de mort. Considérez pourtant avec quelle bonté Dieu nous traite : il nous laisse aux prises avec certaines tentations, pour que nous échappions à d'autres plus périlleuses; il nous délivre promptement des unes, afin que nous soyons exercés par d'autres qu'il sait nous être plus utiles ».

Nous devons mettre en Dieu notre confiance. Quelle que soit la cause des tentations, « n'est-ce pas toujours lui qui les permet pour notre bien ? Et ne faut il pas adorer ses saintes permissions en tout, hors le péché qu'il déteste et que nous devons détester avec lui »  ? D'ailleurs, nous dit le vénérable Louis de Blois, « songez que les tentations, dans les desseins de sa miséricorde, sont des épreuves pour faire paraître en tout son éclat votre amour pour lui; des leçons pour vous apprendre à compatir à ceux qui, comme vous, seront en butte aux traits de l'ennemi; des moyens d'expier vos péchés et de prévenir de nouvelles fautes; des dispositions à des grâces plus abondantes ; enfin des préservatifs contre l'orgueil, qui vous font sentir que sans sa grâce vous ne pouvez rien ».

Quelle leçon d'humilité ! « Quand une âme, dit saint Alphonse, est favorisée de Dieu par des consolations intérieures, elle se croit aisément capable de surmonter toutes les attaques de ses ennemis, et de venir à bout de toute entreprise qui intéresse la gloire de Dieu; mais, lorsqu'elle est fortement tentée, et qu'elle se voit au bord du précipice, sur le point d'y tomber, elle sent sa misère, et son impuissance à résister si Dieu ne la secourt » . De brillantes lumières sur l'humilité pourraient lui donner de la vaine complaisance; la tentation lui montre à satiété sa misère prise sur le vif. Elle s'enivrerait peut-être des dons et des faveurs célestes : la tentation l'empêche de s'élever, ou la replonge au fond de. son néant. Des saints même se fussent perdus par l'orgueil; la tentation a été le contrepoison providentiel. Dieu les a enfoncés dans un abîme d'humiliation, pour les élever aux sommets de la perfection. C'est ainsi que le grand Apôtre, revenu du troisième Ciel, sera souffleté par l’Ange de Satan; sainte Catherine de Sienne après ses communications intimes avec Notre-Seigneur, saint Joseph de Cupertino après ses extases étonnantes, sentiront cruellement l'aiguillon de la chair; saint Alphonse, le maître incomparable, sera tourmenté de scrupules plus que le dernier de ses disciples. « Il est nécessaire, dit notre Père saint Bernard, qu'il arrive des tentations; car on ne peut être légitimement couronné sans avoir combattu; pour combattre, il faut avoir des ennemis. Au contraire, autant d'actes de résistance, autant de couronnes » . On s'endormirait dans la paix; sur le champ de bataille, il faut vaincre ou mourir, et pour ne pas périr, on veille, on prie, on obéit, on s'humilie, on se mortifie, on fait cent fois plus que hors du danger. C'est par haine que le démon nous attaque; mais il nous aiguillonne, et nous force pour ainsi dire à marcher; il devient par là, malgré sa malice, un facteur très actif de notre avancement spirituel. Voilà pourquoi, conclut saint Alphonse, Dieu permet souvent que les âmes qui lui sont les plus chères, soient les plus éprouvées par la tentation; elles acquièrent. ainsi plus de mérites sur la terre et plus de gloire au ciel. Se voyant assaillies par tant d’ennemis, elles se détachent de la vie présente, elles souhaitent vivement la mort, afin de s'envoler vers Dieu et de n'être plus – exposées à le perdre. Lors donc qu'on est tenté (pourvu qu'on fasse son devoir), loin de craindre qu'on ne soit dans la disgrâce de Dieu, on doit avoir plus de confiance qu'on en est aimé.

On aurait donc tort de se troubler, pour cela seul que la tentation est fréquente et violente. On n'aurait pas moins tort de la craindre avec excès. « Si le Seigneur est tout-puissant, dit sainte Thérèse, si les démons sont ses esclaves, pourquoi n'aurais-je pas la force (avec la grâce) de combattre contre tout l'enfer ? Je prenais une croix en main, et je sentais qu'avec cette croix j'aurais facilement vaincu tous les démons réunis. Ils m'ont quelquefois apparu; mais ils ne m'inspiraient presque aucune crainte; ils semblaient plutôt saisis d'effroi à mon aspect. Je les trouve pleins de lâcheté; dès 'qu'on les méprise, tout courage les abandonne. Mais si nous leur donnons volontairement prise sur nous par notre attachement aux honneurs, aux biens, aux plaisirs, ils conspirent avec nous contre nous-mêmes; nous leur mettons les armes en main. C'est là ce qu'on ne saurait assez déplorer. Un seul péché véniel peut nous faire plus de mal que tout l'enfer ensemble » . Le pieux Évêque de Genève tenait le même langage à sainte Jeanne de Chantal: « Vos tentations contre la foi sont revenues, elles vous pressent; mais vous y pensez trop, mais vous les craignez trop; mais vous les appréhendez ,trop. Vous êtes trop sensible aux tentations. Vous aimez la foi, et ne voudriez pas qu'une seule pensée vous vint à l'encontre; il vous semble que tout la gâte. Non, non ; ne pensez pas que le frifilis des feuilles soit le cliquetis des armes : Notre ennemi. est un grand clabaudeur; ne vous en mettez nullement en peine; JI a bien crié autour des Saints, et fait plusieurs tintamarres; mais pour cela, les voilà logés à la place qu'il a perdue, le misérable! Ne nous effrayons pas de ses fanfares. Il ne nous saurait faire aucun mal; c'est pourquoi, il veut au moins nous faire peur, et par cette peur nous inquiéter, et par l'inquiétude nous lasser, et par la lassitude nous faire quitter. N'ayons de crainte que de Dieu, et, encore une crainte amoureuse. Tenons nos portes bien fermées, prenons garde à ne point laisser ruiner les murailles de nos résolutions, et vivons en paix ».

Mais la tentation est horrible; mais elle fait impression sur vous; mais vous sentez du penchant pour le mal. N'importe. L'impression n'est qu'un sentiment; elle vous humilie, et ne vous rend pas coupable. Sentir n'est pas consentir. Tout ce qui se passe dans la partie inférieure de l'âme.: imaginations, souvenirs, impressions, mouvements déréglés, tout cela est en nous, et n’est pas de nous; par sa nature, c'est indélibéré et involontaire. Seul, le consentement fait le péché.  Le penchant est une infirmité de la nature, et non pas un désordre de la volonté. Le plaisir mauvais sollicite au mal et constitue le danger; mais il n'est imputable que si la volonté le cherche, ou l'accepte. Quelque fortes que soient les suggestions du démon, quels que soient les fantômes qui roulent dans l'imagination, si c'est malgré vous, loin de souiller votre âme, ils la rendent plus pure et plus agréable à Dieu.  Une grande peine intérieure vous saisit dans les tentations d'impureté, de haine, d'aversion, ou autres semblables: la crainte d'y avoir succombé vous agite et vous désole. C'est la marque évidente que vous avez grandement la crainte de Dieu, l'horreur du péché, la volonté de résister. Il est moralement impossible qu'une âme ainsi disposée change tout à coup et donne au péché mortel un consentement plein et entier, sans qu'on le voie clairement. Tout au plus, il peut arriver que, vu la force ou la fréquence de la tentation, il y ait eu quelque négligence, un moment de surprise, par exemple un désir commencé de, se venger, des mouvements de complaisance à demi volontaires; mais pour des consentements pleins, entiers, délibérés, cela ne se peut dans cette situation d'âme; ou du moins, le passage d’une souveraine horreur pour le péché mortel à son- acceptation pleine et entière, serait facile à constater.

Il ne faut cependant pas désirer les tentations, malgré les grands avantages qu'on en peut retirer; car elles sont une excitation actuelle au mal, et un danger pour notre âme. II faut plutôt prier Dieu qu'il nous en préserve, spécialement de celles auxquelles nous succomberions. Comme nous l'avons déjà dit, nous devons nous résigner à passer par la tentation, si tel est le bon plaisir de Dieu, mais à la condition de faire tout ce qui est de sa volonté signifiée, pour la- prévenir ou pour en triompher. Alors, sans jamais perdre courage, il. faut mettre notre confiance en Dieu, nous abandonner à sa douce Providence, et ne rien craindre; nous prierons, nous combattrons, et, puisque c'est lui qui I1ous expose au combat, il ne nous laissera pas seuls, et ne permettra point que nous succombions.

Le saint abandon n'empêche assurément pas le désir modéré d'être délivré de cette dangereuse épreuve; mais il bannit l'inquiétude et l'excès de ce désir. « Pour vos vieilles tentations, disait à sainte Jeanne de Chantal son très sage directeur, n'en affectionnez pas tant la délivrance; ne vous effarouchez point pour leurs attaques. Vous serez délivrée bientôt, Dieu aidant; je l'en supplierai, mais, je vous assure, avec beaucoup de résignation en son bon plaisir; je dis une résignation douce et gaie. Vous désirez infiniment que Dieu vous laisse en paix de ce côté-là; moi, je désire que Dieu soit paisible de tous les côtés, que pas un de nos désirs ne soit contraire aux siens. Je ne veux point que vous désiriez d'un désir volontaire cette paix inutile et peut-être nuisible. Je veux que vous ne vous tourmentiez ni par ces désirs, ni par autres quelconques. Notre-Seigneur nous donnera sa paix quand nous nous humilierons à doucement vivre en guerre. Tenez votre cœur ferme : Notre- Seigneur vous aidera et nous l'aimerons bien ».

   

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