Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE XI.
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE COMMUNE (Suite.)

Les consolations et les aridités.

Tantôt Dieu prodigue les consolations sensibles et les suavités spirituelles; tantôt il ne les donne qu'avec mesure; puis il retire la douceur, et l'âme se trouve vide. Le sentiment reste froid, l'imagination volage, l'intelligence inactive, et souvent l'ennui, le dégoût, envahissent les profondeurs de la volonté. Les Saints eux-mêmes ont connu ces douloureuses vicissitudes, et notre Père saint Bernard exhale sa peine en ces termes : « Comment mon cœur est-il devenu sec comme une terre sans eau ? Il est si dur, que je ne puis trouver la componction des larmes; les psaumes n'ont pas de saveur, la lecture a perdu ses attraits, la prière est sans charmes, je cherche en vain mes méditations accoutumées. Où sont maintenant cet enivrement de l'âme, la sérénité du cœur, la paix et la joie sans le Saint-Esprit» ?

« J'éprouve une telle sécheresse, une si grande désolation spirituelle, ajoute saint Alphonse, que je ne trouve plus Dieu ni dans l'oraison, ni dans la sainte communion. La Passion de Notre-Seigneur, la divine Eucharistie, rien ne me touche. Je suis devenu insensible à toute dévotion.. Il me semble que je suis une âme sans amour, sans espérance, sans foi, en un mot, abandonné de Dieu » . Cette peine est terrible, quand elle se prolonge indéfiniment; elle se calme et fait place à la paix, à mesure qu'on se détache de la jouissance et' qu'on s'attache au seul bon plaisir de Dieu.

Comment faut-il accueillir les consolations et les aridités ? C'est un point où beaucoup d'âmes font fausse route; afin de ne pas nous égarer, tenons les yeux fixés sur notre fin.  Or nous tendons à la perfection de la vie spirituelle, qui se caractérise par la perfection de la charité; et l'amour se prouve par les œuvres. Il est parfait quand il a pris assez de force et d'empire, pour nous établir dans un même vouloir et non-vouloir avec Dieu, par conséquent dans la volonté prompte et généreuse d'accomplir toutes ses volontés signifiées, de nous abandonner à toutes les dispositions de sa Providence. Cela dénote un amour sincère, actif, énergique, qui se donne à. Dieu sans réserve et se livre tout entier à la grâce. Voilà, suivant saint François de Sales et saint Alphonse, « la vraie dévotion, le véritable amour de Dieu. C'est là l'unique fin que nous devons nous proposer dans nos oraisons, nos communions, nos mortifications, et nos autres saintes pratiques » .

Mais si « la vraie dévotion consiste à être fermement résolu de ne faire et de ne vouloir que ce que Dieu veut » , les consolations ne sont donc pas la dévotion, ni les aridités l'indévotion. Car cette volonté ferme et résolue peut demeurer profondément enracinée malgré la sécheresse, et n'être que de surface et sans consistance au milieu des suavités. C'est un fait d'expérience.

Les consolations et les aridités ne sont même pas un critérium sûr : car la dévotion réside essentiellement dans la volonté, et non pas dans le sentiment; c'est donc à ses œuvres, et non d'après les émotions, qu'il faut l'apprécier, comme on juge l'arbre à ses fruits. Les émotions ressemblent à la fleur; c'est une riche parure, pleine de promesses; mais hélas ! que d'espérances seront déçues ! Que d'illusions se glissent dans la dévotion sensible !

Les consolations et les aridités, bien sanctifiées, sont une voie qui mène à la fin; elles ne Sont cependant ni la seule, ni la principale. C'est dans la volonté de Dieu signifiée qu'il faut chercher nos moyens fondamentaux, réguliers, de tous les jours; nous les avons indiqués plus haut. Les consolations et les aridités sont des moyens accidentels et variables que Dieu nous fournit selon son bon plaisir; ils ont une efficacité très réelle, parfois décisive; ils ne doivent jamais cependant nous faire oublier les moyens essentiels. -Il suit de tout cela qu'il ne faut pas donner aux consolations et aux aridités une importance exagérée: c'est la fin et les moyens essentiels qui doivent retenir notre principale attention;. les consolations et les aridités ne viennent qu'au second plan.

Une autre considération non moins utile à méditer, c'est que les consolations et les aridités sont un puissant appui quand on les sanctifie bien, un dangereux écueil quand on s'y comporte mal; et l'abus n'est pas rare.

La dévotion sensible, et surtout les suavités spirituelles sont des grâces très précieuses : elles nous inspirent l'horreur et le dégoût pour les joies de la terre qui sont l'amorce du vice; elles nous donnent le désir et la force de marcher, de courir, de voler, dans la voie de la prière et de la vertu. La tristesse resserre le cœur, la joie le dilate; et cette dilatation du cœur nous aide puissamment à mortifier notre chair. À. réprimer nos passions, à faire abnégation de notre Volonté, à supporter les épreuves. Elle détermine des courants de générosité, des besoins d'ascension. Sous l'abondance des suavités divines, les mortifications sont plutôt des consolations; obéir est un plaisir; à peine a-t-on perçu le premier son de cloche qu'on est déjà levé; on ne laisse passer aucune pratique de vertu; tout ce qu'on fait, c'est dans la paix et la tranquillité. « Rien ne fait souffrir, dit saint Alphonse; ou plutôt, injures, souffrances, revers, persécutions, tout devient sujet de joie, parce, que tout devient occasion d’offrir à Dieu sacrifices sur sacrifices, et de contracter avec sa divine Majesté une union toujours plus étroite » . Selon saint François de Sales, les consolations « excitent l'appétit de l'âme, confortent l'esprit, ajoutent à la promptitude de la dévotion une sainte gaieté et allégresse, qui rend nos actions belles et agréables. La. moindre consolation de dévotion vaut mieux de toute façon que les plus excellentes récréations du monde » . C'est le soleil de la vie. Assurément, l'inclination, la facilité, la dextérité, dans le service de Dieu, sont tout spécialement enviables, quand elles proviennent de ce que l"âme est détachée de tout, et depuis longtemps exercée à la vertu; c'est, en effet, la vertu acquise. Mais la facilité que surajoutent les faveurs célestes n'est pas à dédaigner, vînt-elle des consolations sensibles.

A Dieu ne plaise que nous disions avec Molinos : « Tout ce que nous éprouvons de sensible dans notre vie spirituelle est abominable, horrible, immonde »! C'est une de ses propositions condamnées. « Les hommes spirituels, dit Suarez, ne doivent pas mépriser la dévotion qu'on éprouve dans l'appétit sensitif; elle n'est pas propre aux seuls commençants, car elle peut venir même d'une contemplation très parfaite et très élevée; et elle aide et dispose à jouir de la contemplation plus facilement et plus constamment » . Nos facultés sensibles sont fort bien réglées, et leur part d'action est très utile, quand elles nous portent vers Dieu; toutes nos puissances, supérieures et inférieures, travaillent alors de concert et se prêtent un mutuel appui; notre oraison est plus complète, puisqu'en nous tout prié.

Voilà le beau côté des consolations, il y a le revers : il peut arriver qu'on s'y attache et qu'on s'en repaisse avec une sorte de gourmandise spirituelle; ou qu'on en prenne occasion de se complaire en soi-même et de mépriser les autres. Surtout si elles viennent de la nature ou du démon. Quand elles ont Dieu pour auteur, elles nous portent, il est vrai, à l'obéissance, à l'humilité, à l'esprit de sacrifice, à toutes les vertus. Même alors, la nature et le démon essaieront peut-être de mêler leur action à celle de Dieu. Ce n'est pas une raison suffisante pour rejeter les consolations. Cependant il ne faut pas oublier que l'abus et l'illusion demeurent toujours possibles.

Quant aux aridités, notons d'abord, avec Saint Alphonse, qu'elles peuvent être volontaires ou involontaires. Elles sont volontaires dans leur cause, quand on laisse l'esprit se dissiper, le cœur s'attacher, la volonté suivre ses caprices; et que l'on commet par là même beaucoup de fautes, sans faire effort pour s'en corriger. Ce n'est plus une simple aridité de sentiment, c'est la tiédeur de volonté. « Cet état est tel que si l'âme ne se fait violence pour en sortir, elle ira de mal en pis; et plaise à Dieu qu'elle ne tombe pas avec le temps dans un plus grand malheur ! Cette sorte d'aridité ressemble à l'étisie, elle ne tue pas tout d'un coup, mais elle conduit certainement à la mort ». Nous devons porter remède à cette sécheresse, autant qu'il dépend de nous, et, si elle subsiste, en accepter la peine comme une punition miséricordieuse. « L'aridité involontaire est celle d'une âme qui s’efforce de marcher dans la voie de la perfection, qui se tient en garde contre les péchés délibérés, pratique l'oraison », se montre fidèle à tous ses devoirs . C'est de celle-ci que nous voulons parler.

Les aridités spirituelles et les désolations sensibles sont un excellent purgatoire où l'on paie ses dettes; elles sont plus encore un creuset où l'âme se purifie. Dans l'abondance des faveurs divines, elle se détache de la terre et s'attache à Dieu assurément; cependant, elle se recherche en bien des manières, et presque à son insu: elle fait dépendre sa paix de ce qu'il y a de plus instable, les émotions de la sensibilité; elle s'attache aux consolations; elle se croit riche de vertus; elle est donc trop peu vide d'elle-même pour être bien remplie de Dieu. Son état plaît fort à la nature, qui veut toujours voir, connaître et sentir; il est beaucoup moins propre à satisfaire les exigences du saint amour, qui s'oublie lui-même pour mettre son contentement dans ce qui contente Dieu. L'âme demeurerait donc toujours faible, sujette à beaucoup de défauts, imparfaitement dégagée des liens de l'amour-propre, si Dieu, dans sa bonté, ne se hâtait de la soumettre à un traitement rigoureux et persistant .

Un premier mal à guérir, c'est la gourmandise qui se jette avidement sur les consolations, une sensualité raffinée qui trouve là sa plus délicieuse pâture. Alors Dieu va mettre le malade à la diète, et, s'il le faut, à un régime de famine, de sorte que la sensualité s'affaiblisse et s'éteigne faute d'aliments, et qu'on apprenne avec le temps à se passer de la jouissance, à chercher Dieu très purement, à rendre l'esprit moins dépendant de la sensibilité.

Un autre mal, plus subtil et plus dangereux encore, c'est l'orgueil spirituel. Lorsque Dieu comble une âme de ses consolations, il arrive aisément qu'elle se croie bien plus avancée qu'elle ne l'est; la vaine complaisance et la présomption l'envahissent, elle méprise les autres et les juge avec sévérité. Alors Dieu la plonge et la replonge à satiété dans la sécheresse, les ténèbres et d'autres peines semblables. Selon notre Père saint Bernard, « l'orgueil, soit qu'il existe déjà, soit qu'il n'existe pas encore, est toujours la cause de la soustraction de la grâce » . Dieu veut le prévenir ou le réprimer, pour nous en guérir. A force de sentir son impuissance et sa misère, l'âme finira bien par comprendre qu'elle ne peut rien sans Dieu et qu'elle vaut peu de chose même après tant de grâces. Elle se fera toute petite devant la Majesté trois fois sainte, et priera avec plus d'humilité. Elle demandera volontiers conseil, et deviendra simple et docile. Le sentiment de sa misère la rendra compatissante envers les autres. En se prolongeant, cette dure épreuve l’humiliera, l’anéantira à ses propres yeux, de sorte qu'elle finira par se trouver sans vaine complaisance et sans présomption, défiante de soi et confiante en Dieu seul, pour ainsi dire vide d'orgueil et remplie d'humilité.

Ainsi dégagée de la superbe et de la sensualité, qui sont les deux fléaux du spirituel, l'âme est ouverte à la grâce et toute livrée à la bienfaisante action d'en-haut. C'est donc maintenant qu'elle fera des progrès assurés dans les vertus solides, pures et parfaites. Et s'il plaît à Dieu de lui réserver ses meilleurs dons, elle est prête; car, selon le mot de notre Père saint Bernard, les grandes épreuves préparent les grandes grâces; elles ne vont pas les unes sans les autres .

Mais, là encore, il y a le revers. Les aridités spirituelles et les désolations sensibles laissent bien subsister, dans le service de Dieu, cette volonté généreuse qui est l’essence de la dévotion, et même l’inclination, la facilité, la dextérité qui dénotent la vertu acquise. Toutefois, en empêchant l'abondance des pieuses pensées et des saintes affections, elles suppriment le supplément de force et la joie qu'apportaient les consolations; elles laissent à la place la souffrance et la difficulté. Elles ne sont pas une tentation proprement dite, car elles ne poussent pas au mal directement. Mais le diable en abuse pour essayer de semer la zizanie entre l’âme et Dieu. Le Seigneur n'envoie plus ni lumières ni dévotion, ne serait-il pas indifférent, irrité, implacable ? et cependant, nous ne saurions mieux faire. Alors la crainte, la défiance, amoncellent des nuages, et menacent de faire éclater l'orage.

La nature aussi ne trouve pas son compte, elle s'ennuie de souffrir depuis si longtemps et sans entre- voir une issue; elle pousse à chercher près des créatures ce qu'elle ne trouve plus auprès de Dieu.

Ainsi donc, les consolations et les aridités sont appelées de Dieu à jouer dans l'âme un rôle très bienfaisant. Elles ont aussi leurs écueils. L'action des unes complète et corrige l'action des autres : les consolations enflamment l'amour divin, les aridités font dépérir l'amour-propre; si les suavités élèvent, l'impuissance rabaisse; si la désolation décourage, la consolation réconforte. Dieu s'est réservé d'accorder les unes ou les autres, et de les faire cesser. Il les alterne et les combine au mieux de nos intérêts, avec autant de sagesse que de fermeté. Généralement, il commence par les consolations pour gagner les cœurs et soutenir la faiblesse. Lorsque l'âme a grandi et qu'elle peut supporter un traitement plus énergique, il envoie surtout la souffrance : nous avons tant besoin de mourir à nous-mêmes! Au dire de saint Alphonse, « tous les Saints ont été en proie à ces sécheresses, à ces délaissements spirituels; ils ont même été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles. Ces faveurs passagères, Dieu ne les accorde que rarement, et ce n'est guère peut-être qu'aux âmes trop faibles, pour qu'elles ne s'arrêtent pas dans le chemin de la vertu; quant aux délices qui doivent être le prix de notre fidélité, c'est au Paradis qu'elles nous attendent... Si vous êtes désolé, consolez-vous en pensant que vous avez avec vous le divin Consolateur. Vous vous plaignez d'une aridité de deux ans ? Mais sainte Jeanne de Chantal eut à souffrir quarante années d'aridité. Sainte Marie-Madeleine de Pazzi eut cinq années de peines et de tentations continuelles, sans le moindre soulagement » . Saint François d'Assise fut deux ans dans de si grands délaissements, qu'il semblait abandonné de Dieu; mais après qu'il eut souffert humblement cette rude tempête, le Sauveur lui rendit en un moment son heureuse tranquillité. Saint François de Sales en conclut que « les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces secousses, et que les moindres ne doivent pas s'étonner s'il leur en arrive quelques-unes » . Dieu n'a pas une manière uniforme de conduire les Saints. A les prendre en général, il semble que c'est vers la consommation de leur sainteté qu'il les a soumis aux plus rudes épreuves; plus il les aime plus il les travaille et les purifie; mais il attend, pour le faire au maximum, qu'ils soient devenus capables de supporter ces saintes rigueurs.

Résumons ce que nous venons de dire, et tirons la conclusion pratique. Le but que nous avons à poursuivre est ce parfait amour, qui nous unit étroitement à Dieu par un même .vouloir et non-vouloir. C'est la dévotion substantielle. Mettons une sainte ardeur à la rechercher par les moyens qui dépendent de nous; la volonté de Dieu signifiée nous les indique. --Les consolations, même divines, ne constituent pas la dévotion; les aridités involontaires ne sont pas l'indévotion. Les unes et les autres sont des moyens providentiels; nous pouvons en faire des obstacles. Est-ce la voie des consolations, ou celle des aridités qui nous sera la plus profitable ? Nous l'ignorons; et, d'ailleurs, Dieu s'est réservé la décision. Dès lors, le parti le plus sage est de supprimer les causes volontaires de sécheresse, de nous faire indifférents par vertu, et de nous abandonner à la Providence.

Cette doctrine a pour elle la multitude des Saints qui en ont fait la règle de leur conduite. Nous citerons seulement nos deux Docteurs préférés, et d'abord saint François de Sales. « Il arrivera, dit-il, que vous n'aurez pas de consolation en vos exercices; il est certain que c'est le bon plaisir de Dieu; c'est pourquoi il faut demeurer avec une extrême indifférence entre la consolation et la désolation. Ce délaissement de soi-même comprend l'abandon au bon plaisir de Dieu en toutes tentations, aridités, sécheresses, aversions et répugnances; en toutes ces choses on voit le bon plaisir de Dieu, quand elles n'arrivent pas par notre faute et qu'il ni y a pas de péchés ». Il nous conseille, à plusieurs reprises, de nous remettre pleinement et parfaitement au soin de la divine Providence, comme un enfant s'abandonne entre les mains de sa nourrice, ou comme le très saint Enfant-Jésus dans les bras de sa douce Mère, et il ajoute : « S'il vous arrive des consolations, recevez-les avec esprit de reconnaissance; si vous n'en avez point, ne les désirez pas, mais tâchez de tenir votre cœur préparé pour recevoir les divers événements de la Providence, et d'un même cœur autant qu'il se peut... Il faut avoir une grande détermination de n'abandonner jamais l'oraison, pour aucune difficulté, qui s'y puisse rencontrer, et n'y aller avec aucune préoccupation de désirs d'y être consolé et satisfait; car ce ne serait pas rendre notre volonté unie à celle de Notre-Seigneur, qui veut qu'entrant à l'oraison, nous soyons résolus de souffrir la peine des continuelles distractions, sécheresse et dégoût, demeurant aussi contents que si nous avions eu beaucoup de consolation et de tranquillité. Pourvu que nous ajustions toujours notre volonté avec celle de la divine Majesté, demeurant dans une simple attente et disposition pour recevoir les événements de son bon plaisir avec amour, suit en l'oraison, soit aux autres occurrences, il fera que toutes choses nous seront profitables, et agréables à ses yeux » .

C'est en ce sens que le saint Docteur disait : « Je veux peu de chose; ce que je veux, je le veux fort peu; je n'ai presque point de désirs; mais si j'étais à renaître, je n'en aurais point du tout. Si Dieu venait à moi (par les consolations), j'irais aussi à lui; s'il ne voulait pas venir à moi, je me tiendrais là et n'irais pas à lui » . Et, de fait, « il exerçait cette parfaite indifférence parmi les sécheresses et les consolations, les goûts et les aridités, ès actions, ès souffrances ». Voici le témoignage de sainte Jeanne de Chantal : et Il disait que la vraie manière de servir Dieu était de le suivre sans aucun appui de consolation, de sentiment, de lumière, que celle de la foi nue et simple; c'est pourquoi il aimait les dérélictions, les abandonnements, et désolations intérieures. Il me dit une fois qu'il ne prenait point garde s'il était en consolation ou désolation : quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait en simplicité; s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas. Mais c'est la vérité que, pour l'ordinaire, il avait de grandes suavités intérieures, et l'on voyait cela en son visage » .

L'idéal de notre Saint, sur le sujet qui nous occupe, était donc cette sage statue, qui ne veut ni s'avancer vers les consolations, ni s'éloigner des sécheresses, mais qui demeure immobile dans une paisible attente, prête à se laisser mouvoir comme il plaira à son Maître . A la vérité, il n'exige pas de sainte Jeanne de Chantal « qu'elle n'aime ni ne désire les consolations, mais qu'elle n'y attache pas son cœur. Un simple désir n'est pas contraire à la résignation, mais bien un pantellement de cœur, un débattement. d'ailes, une agitation de la volonté ». Elle peut « se plaindre à Dieu amoureusement et sans empressement; Notre-Seigneur se plaît que nous lui racontions le mal qu'il nous envoie, comme font les petits enfants quand leur chère mère les a fouettés ». Mais elle doit conserver « cette liberté d'esprit, qui ne s'attache ni aux consolations ni même aux exercices spirituels, et qui reçoit les afflictions avec toute là douceur que la chair peut le permettre » . De la sorte, « au moment où il faudra boire le calice, et, pour ainsi dire, donner le coup du consentement, elle conservera l'égalité nécessaire pour dire à Dieu; non ma volonté, mais la vôtre » .

Le pieux Docteur va même un peu plus loin. « Vous voulez bien avoir une croix, mais vous voulez avoir le choix. Ah! non. Je désire que votre croix et la mienne soient entièrement croix de Jésus-Christ. Tant de sécheresses qu'il voudra, pourvu que nous l'aimions. On ne le sert jamais bien, sinon quand on 1e sert comme il veut. Or il veut que vous le serviez sans goût, sans sentiment, avec des répugnances et convulsions d'esprit. Ce service ne vous donne pas satisfaction, mais il le contente; il n'est pas à votre gré, mais il est au sien. Imaginez-vous que vous ne dussiez jamais être délivrée de vos angoisses; vous diriez à Dieu : Je suis vôtre; si mes misères vous sont agréables, accroissez-en le nombre et la durée. J'ai confiance en Notre-Seigneur que vous diriez cela, et n'y penseriez plus; au moins, vous, ne vous empresseriez plus. Faites de même maintenant. Apprivoisez-vous avec votre travail, comme si vous deviez toujours Vivre ensemble. Vous verrez que, quand vous ne penserez plus à votre délivrance, Dieu y pensera; et quand vous ne vous empresserez plus, il accourra » .

Bref, le pieux Docteur inclinait plutôt vers la souffrance. Il semble, en quelques endroits, qu'il la demandait presque et pour sa sainte Fille et pour lui. Mais, en général, il prêche à tous une extrême indifférence parmi les variétés spirituelles. II eût voulu, quant à lui, n'avoir aucun désir, pour mieux s'uniformer à l'adorable volonté de Dieu qui était sa règle bien-aimée. Évidemment, comme il le dit lui-même, il avait des désirs ardents pour le salut des âmes et pour son avancement dans la vertu, parce que telle est la volonté de Dieu signifiée; ces choses même, il les voulait selon toute la volonté de Dieu, mais pas davantage et pas autrement.

La doctrine de saint Alphonse donne absolument la même note. En voici le résumé :

1° Quand Dieu nous console par des visites pleines d'amour et nous fait sentir la présence de sa grâce, il ne convient pas de rejeter ses faveurs, comme l'ont prétendu quelques faux mystiques; elles sont plus précieuses que les richesses et les honneurs du monde. Il faut les recevoir avec de grandes actions de grâces, mais n'en pas savourer la douceur avec. une sorte de gourmandise spirituelle, et ne pas croire que Dieu nous favorise parce que nous nous conduisons mieux que les autres. Cet orgueil et cette sensualité déplairaient à Dieu, et le forceraient à se retirer de nous et à nous laisser dans notre misère. Humilions-nous, en nous remettant devant les yeux les péchés de notre vie passée. Considérons que ces faveurs sont de purs effets de là bonté de Dieu; il nous les accorde pour nous disposer à faire les sacrifices qu'il demande, et peut-être à souffrir avec patience les épreuves qu'il va envoyer. Dans la consolation, préparons-nous à la tribulation : « Offrons-nous donc alors à supporter toutes les peines extérieures et intérieures qui nous attendent; maladies, persécutions, désolations spirituelles, en disant : « Seigneur, me voici, faites de moi et de ce qui m'appartient tout ce qu'il vous plaît; donnez-moi la grâce de vous aimer et d'accomplir parfaitement votre sainte volonté, je ne vous demande pas autre chose ».

2° Dans la désolation spirituelle, il faut se résigner. « Je ne prétends pas que nous n'éprouvions aucune peine de nous voir privés de la présence sensible de notre Dieu; on ne peut s'empêcher de ressentir une telle peine ni de s'en plaindre, puisque notre divin Sauveur lui-même s'en plaignit sur la Croix ». Mais il faut imiter son amoureuse résignation et celle des Saints. « Ceux-ci ont été le plus souvent dans les aridités, et non dans les consolations sensibles; ce qu'ils ont désiré et cherché pendant-la vie, ce n'est pas la ferveur sensible dans la jouissance, mais la ferveur spirituelle dans la souffrance ». Êtes-vous dans l'aridité ? Tenez bon, et ne négligez aucun de vos exercices ordinaires d'e piété, spécialement l'oraison mentale. N'imitez pas les âmes peu surnaturelles qui, renonçant à leur pieuse entreprise, se relâchent de leur austérité, cessent de refréner leurs sens, et perdent les fruits de leurs travaux antérieurs. -Vous semble-t-on que les aridités sont la punition de vos fautes ? Acceptez avec humilité ce châtiment miséricordieux, et ne négligez rien pour faire disparaître la cause de ce triste état, à savoir telle affection naturelle, votre peu de recueillement, votre démangeaison de tout voir, de tout entendre, de tout dire. Reconnaissez que vous avez mérité de ne plus goûter aucune joie. Pratiquez surtout la résignation, et confiez-vous plus que jamais à la bonté de Dieu; car, alors plus que jamais, il s'agit de vous rendre particulièrement chers à votre divin Époux. Courage donc pour continuer de le chercher. Peut-être ne reviendra-t-il pas avec ses douceurs : qu'importe, pourvu qu'il vous donne la force de l'aimer quand même et de faire tout ce qu'il veut ? « Un amour fort plaît à Dieu plus qu'un amour tendre ». Soumettons-nous avec humilité à la volonté divine, «et la désolation nous sera bien plus avantageuse que la consolation».  Et le Saint nous apprend à faire cette magnifique prière:

« Jésus, mon espérance, mon amour, unique amour de mon âme ! Je ne mérite pas que vous me donniez des consolations et des douceurs; réservez-les pour les âmes innocentes qui vous ont toujours aimé. Pour moi qui vous ai offensé, j'en suis indigne, je ne vous les demande pas. Voici tout ce que je désire: O mon Dieu, faites que je vous aime, faites que j'accomplisse votre volonté dans tout le cours de ma vie, et puis disposez de moi comme il vous plaît. Ah! malheureux que je suis, j'aurais à souffrir bien d’autres ténèbres, d'autres terreurs, d'autres abandonnements, pour expier les injures que je vous ai faites; j'ai mérité l'enfer, où, séparé de vous et rejeté pour toujours, je devrais pleurer éternellement sans pouvoir jamais plus vous aimer. Ah ! mon Jésus, éloignez de moi cette peine, je me soumets à tout le reste... Donnez-moi la force de vaincre les tentations, de me vaincre moi-même. Je veux être tout à vous: je vous donne mon corps, mon âme, ma volonté, ma liberté; je ne veux plus vivre pour moi, mais pour vous seul. Affligez-moi comme il vous plait, privez-moi de tout, pourvu que vous m'accordiez votre grâce et votre amour » .

Ne nous sera-t-il point permis, au moins, de désirer, de demander même avec instance, les consolations divines, ou la cessation des désolations ?

Nous le pouvons; nous n'y sommes pas obligés.

Nous le pouvons, à cause du grand soutien que nous apportent les faveurs divines, et de l'affaissement où les désolations persistantes pourraient nous laisser. Le Saint-Esprit dans les psaumes, l'Eglise dans sa liturgie, nous mettent sur les lèvres des prières de ce genre. Aucun auteur catholique n'en conteste la légitimité. Tous nous recommandent de ne les faire qu'avec une intention pure, un cœur détaché et une volonté soumise. Mais s'il y a accord sur le principe, il y a divergence dans la pratique. Alvarez de Paz, Louis de Grenade, et quelques auteurs modernes, conseillent fortement de faire cette demande. Au contraire, saint François de Sales, tout en permettant à sa Philotée « d'invoquer Dieu pour qu'il ôte cette bise infructueuse qui dessèche notre âme et qu'il nous rende le gracieux vent des consolations », nous pousse ailleurs à « une extrême indifférence pour les consolations ou les désolations » . Saint Alphonse écrit en propres termes : « Est-ce à dire que Dieu vous fera sentir derechef la douceur de sa présence ? Gardez-vous de le demander; demandez plutôt la force nécessaire pour rester fidèle » . Dans cette divergence d'opinions, chacun conserve sa liberté.

Nous ne sommes pas obligés de demander les consolations ou la cessation des désolations. Nous regrettons d'avoir à contredire quelques auteurs très estimables. Mais en affirmant cette obligation, ils condamnent saint François de Sales et saint Alphonse, ces deux grands Docteurs de la piété, qui n'ont pas connu ce précepte, et qui ont enseigné et pratiqué tout le contraire; ils condamnent aussi la multitude des Saints qui ont basé leur conduite. sur une parfaite indifférence en cette matière. D'où viendrait d'ailleurs cette obligation ? Les consolations, nous l'avons dit, ne sont ni l'essence de la dévotion, ni le seul moyen d'y parvenir, ni même un moyen nécessaire. Les désolations ne sont pas l'indévotion; et, loin d'être un obstacle insurmontable, elles sont un remède dont nous avons trop souvent besoin. Ces auteurs semblent oublier que, s'il faut nourrir l'amour divin, il faut aussi que l'amour-propre soit mortifié.

On objecte que les désolations sont une maladie, dont on n'obtiendra souvent la guérison qu'à force de la demander. Pour nous, le vrai mal, le fond même de tous nos maux, c'est l'orgueil et la sensualité; les désolations en sont le châtiment miséricordieux, le remède providentiel. Là comme ailleurs, Dieu guérit un mal de coulpe par un mal de peine. Pourquoi serions-nous obligés de le presser, de l'importuner, pour qu'il change son traitement ? Mieux vaudra prier, pour qu'il rende notre volonté plus soumise, et que le remède opère son effet.

On objecte aussi que l'on manque à la confiance en ne faisant pas cette demande. Mais c'est tout le contraire; Assurément, quand on pense avoir besoin des consolations, et qu'on les sollicite avec la simplicité d'un enfant, cette confiance honore Dieu, pourvu qu'elle soit jointe à la soumission. Mais il en faut bien davantage, pour se remettre entièrement dans les mains de Dieu, se tenir dans une paisible attente, et se résigner d'avance à tout ce qu'il voudra. C'est en même temps une prudence supérieure, une générosité plus parfaite. Et tout cela doit toucher profondément le cœur de notre Père des Cieux.

   

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