Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE XIII
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA  VOIE COMMUNE (Suite)

Paix, craintes et  scrupules,

Article PREMIER, - La paix.

La paix de l'âme est un bien souverainement désirable, non seulement pour la douceur qu'elle possède, mais plus encore pour la force qu'elle nous communique, et pour les conditions favorables où elle nous établit, Elle est presque indispensable à celui qui veut vivre de la vie intérieure. Aussi le Seigneur se fait-il appeler, dans nos saints Livres, « le Dieu de la paix » . Notre doux Sauveur, à peine né, fait chanter par ses anges: « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne Volonté » . Maintes fois quand il se présente à ses disciples après sa résurrection, il les salue de ce touchant souhait : « La paix soit avec vous » . Ses Apôtres font de même au début de leurs Épîtres; et le Saint-Esprit nous invite à « chercher la paix et à la poursuivre » .

Mais il y a une bonne et une mauvaise paix. La vraie paix est la tranquillité de l'ordre Pour y parvenir, il faut donc mettre l'ordre dans nos pensées, nos affections, nos vouloirs, nos actions et nos souffrances; c'est-à-dire, il faut que notre volonté soit toujours soumise à celle de Dieu par l'obéissance et la résignation; autrement, ce sera le désordre, et, « en résistant au Seigneur, on n'aura pas la paix » , du moins la paix légitime.

La fausse paix est la tranquillité dans la tiédeur ou le péché. « Le Seigneur l'a dit : il n'y a pas de paix (véritable) pour les impies » . C'est une grande grâce que Dieu fait aux pécheurs de les tourmenter par le remords, jusqu'à ce qu'ils se réveillent de leur léthargie. S'ils demeurent tranquilles dans le péché, c'est ,1êUrpire infortune.  Proportion gardée, il en faut 'dire autant de l'âme tiède. Elle ne peut goûter la paix véritable et profonde; sa volonté n'est pas entièrement bonne, trop de passions la tiraillent en sens divers. S’il arrive qu'elle se tranquillise en son triste état, c'est un signe inquiétant; cela ,vient, en effet, de ce que l' esprit s'aveugle, le cœur s'endurcit et, la conscience s'endort.

La véritable paix est donc pour « les hommes de bonne volonté »; et elle aura des degrés divers comme la bonne volonté elle-même. La plupart des chrétiens, qui observent la loi divine et se soumettent à la Providence, ne le font qu'imparfaitement, et plutôt par la crainte de se perdre, ou par le désir de _ sauver; ce sont des esclaves ou des mercenaires, et non pas des enfants ni des amis de Dieu. Il ne faut donc pas s'attendre qu'ils trouvent cette paix pleine et pro-. fonde, promise à ceux qui aiment la loi de Dieu . Et même, dit le P. Grou,. « la paix des âmes dévotes, mais qui ne sont pas pleinement abandonnées à- Dieu, est bien faible, bien chancelante, bien troublée, soit par le scrupule de la conscience, soit par la terreur des jugements de Dieu, soit par les divers accidents de la vie. Quand est-ce donc qu'une paix intime, solide, et (pour ainsi dire) inaltérable, prend racine dans une âme? Du moment qu'elle se donne tout à fait à Dieu » . A peine s'y est-elle résolue, que l'apaisement commence; il se développe et s'affermit, à mesure que l'âme se détache de toutes choses et s'attache à la seule volonté de Dieu. Elle souffrait, parce que l'amour divin l'attirait vers le devoir, et l' amour-propre vers les plaisirs des sens ou les satisfactions de l'esprit; c'était la lutte entre la grâce et la nature. Maintenant qu'elle méprise sa propre volonté et ne cherche plus que celle de. Dieu, le désordre a cessé, l'ordre se rétablit. Dès lors, l'inquiétude, le trouble, l'agitation s'apaisent, et font place à la tranquillité, même à un vrai bien-être. Et quand l'âme en' sera venue à cette entière liberté d'esprit, que saint François de Sales recommandait à sainte Jeanne de Chantal , et qui ne s'attache ni au bien, ni aux consolations, ni aux exercices spirituels, mais à la seule volonté de Dieu pour qu'il règne en nous, la paix de l'âme sera pour ainsi dire inaltérable.

C'est une première récompense de nos travaux, une force qui nous soutient dans l'épreuve. un indice de notre état d'avancement. Plus elle devient intime, ferme, inaccessible à tout ce qui a coutume de nous troubler, plus il apparaît que nous avons fait de solides progrès dans la vertu, en nous détachant de toutes choses, en nous unissant plus fortement à la seule volonté de Dieu; de sorte que le comble de la paix et le comble de la 'perfection vont de pair et sont inséparables, sauf une permission spéciale de la Providence. Cet effet se produit par la force des choses; et, par suite, il subsistera même au milieu des épreuves.
Mais, en outre, quand il plaît à Dieu et comme il le veut, il verse dans l'âme une paix surabondante et plus sentie, une paix qu'elle n'avait pas goûtée jusqu'alors, une paix qui la remplit d'un bien-être ineffable, et qui lui inspire un profond mépris pour les choses d'ici-bas.  Par contre, même si l'âme est demeurée parfaitement fidèle, Dieu peut, selon son bon plaisir, lui refuser cette surabondance de bien-être intérieur, lui ôter l'impression de la paix qui accompagne ordinairement la vertu, ne lui laisser qu’une paix sèche et sans aucun sentiment. Il est libre aussi, comme il le veut, de donner pouvoir à notre ennemi, qui essaiera de nous jeter dans l'inquiétude, le trouble et l'agitation. Que faire alors ? Nous attacher de plus en plus à la seule volonté de Dieu, et nous abandonner sans crainte entre les bras de notre Père qui est aux Cieux; car il ne fait rien, il ne permet rien que pour le plus grand bien de notre âme; et tant que nous demeurons unis, par la foi, la confiance et l'amour, à la seule volonté divine, il n'y a personne au monde qui puisse nous nuire.

Il y aura donc deux sortes de paix : l'une sensible, douce et savoureuse; celle-là ne dépend pas de nous; d'ailleurs elle n'est pas nécessaire, elle offre même une secrète pâture à l’amour- propre. Il y en a une autre qui est presque insensible; elle réside au plus intime de l'âme, en la fine pointe de l'esprit. D'ordinaire, elle est sèche et sans goût, on peut l'avoir même au milieu des pires tribulations. Purement spirituelle, elle est moins sujette aux recherches de l'amour-propre, et laisse le champ plus libre à l'action de la grâce. C'est celle où Dieu habite, comme dans son élément, pour opérer, au fond du cœur, des choses merveilleuses. mais très secrètes et presque insensibles. On ne les reconnaît guère que par les effets; c'est-à-dire, lorsque, sous la bienfaisante influence de cette paix, l'on se voit en état de demeurer ferme au milieu des aridités persistantes, parmi les tentations, les violentes secousses, les afflictions les plus imprévues. Si vous trouvez en vous-mêmes cette paix sèche, cette tranquillité malgré l'épreuve, vous n'avez qu'à bénir Dieu : elle lui suffit pour vous maintenir dans le devoir, elle seule est nécessaire à votre avancement spirituel. Conservez-la comme un don précieux. A force de croître peu à peu, elle finira par être un jour, votre plus grand charme; mais il faut que les combats et les victoires aient précédé .

Si Dieu permet que la nature et le démon nous fatiguent de leurs tentations, que l'épreuve et les difficultés surgissent de toutes parts, faisons de notre mieux, et ne perdons pas la paix. Les pensées et les sentiments qui troublent, qui affaiblissent et découragent une âme généreuse, ne viennent pas de Dieu. C'est le démon qui veut nous ôter le calme et la force dont nous avons besoin pour vaincre. Ne commettons pas cette faute de considérer l'adversité, ni même la révolte des passions, comme une marque de l'éloignement de Dieu. Tant que notre volonté lui demeure fidèle, il est près de nous, amoureusement occupé de nous guérir et de nous rendre meilleurs; pendant qu'il nous détache et nous humilie, il nous soutient de sa force invisible, il nous aidera jusqu'au bout, si nous voulons prier et lutter. Celui qui aurait bien compris les avantages de ces souffrances et de ces combats, loin de s'en affliger, serait dans de continuelles actions de grâces. « On ne goûte les consolations des enfants de Dieu qu'après avoir passé par leurs rudes épreuves.  On n'achète la paix que par la guerre, on ne la goûte qu'après la victoire » .

Il faut donc nous vaincre. Au milieu des tentations, selon la comparaison de sainte Thérèse, les passions surexcitées ,sont comme des animaux immondes, des reptiles venimeux, qui s'agitent dans la: Cour du château. Ne restons pas à les regarder, fuyons vite, et montons à la partie supérieure, dans le sanctuaire intime où Dieu réside; et là répandons notre Cœur en protestations d'amour et de fidélité, en prières suppliantes et réitérées. Cette sage diversion 'aura souvent pour effet de' nous faire oublier les reptiles; toujours, elle nous attirera la grâce et nous assurera la victoire.

De plus, en toutes les épreuves, comme tentations, maladies, sécheresses, contrariétés, humiliations, mépris, persécutions, etc., le grand moyen de conserver la paix, c'est une humble et amoureuse soumission au bon plaisir de Dieu. « Oh! que je souhaiterais, dit le P. de Caussade; que vous eussiez plus de confiance en Dieu, plus d'abandon à sa sage et divine Providence ! C'est elle qui ménage les moindres événements de cette vie'; elle les tourne toujours à l'avantage de ceux qui se confient pleinement en elle, et qui s'abandonnent sans réserve à ses soins paternels. Mon Dieu ! que cette confiance et ,cet entier abandon produisent de paix intérieure ! Et qu'ils délivrent de soins multipliés sans fin, toujours inquiets et chagrinants! Néanmoins, comme on n'en vient point là tout d'un coup, mais peu à peu, et par des progrès presque insensibles, il faut aspirer à ce filial abandon, le demander à Dieu ! et en faire des actes. Les occasions ne nous manquent pas; saisissons-les et tâchons de dire toujours: « Oui, mon Dieu, vous le voulez, vous le permettez ainsi; eh bien ! je le veux aussi pour l'amour « de vous; aidez et soutenez ma faiblesse ». Le tout doucement, sans efforts, et de la pointe de l'esprit, malgré les révoltes et les répugnances intérieures, dont il ne faut tenir nul compte que pour les supporter patiemment et en faire des sacrifices» ... Tâchons, même d'en venir jusqu'à « aimer nos croix, puisque c'est Dieu qui nous les a taillées, et qui les taille encore chaque jour. Laissons-le faire: lui seul connaît ce qui convient à chacun. Si nous demeurons ainsi fermes, soumis et humiliés sous toutes les croix de Dieu, nous y trouverons enfin (s'il juge bon) le repos de nos âmes. C'est alors que nous goûterons une paix inébranlable, lorsque, par notre docilité, nous aurons mérité que Dieu nous fasse sentir l'onction toute divine attachée à la croix, depuis que Jésus-Christ y est mort pour nous ».

Après tout, s'il plaît à Dieu que, même en faisant bien notre devoir, et malgré la plus humble soumission, nous ne trouvions qu'une paix sèche et traversée de beaucoup d'épreuves, il faudrait nous abandonner à son bon plaisir en cela comme en tout le reste. Il nous aime et sait mieux que nous de quoi ,nous avons besoin. Nous n'avons jamais qu'une seule chose à craindre: c'est de préférer à la volonté de Dieu la nôtre. Pour éviter ce danger, il faut ne vouloir précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, pour toutes choses: voilà le plus sûr, le plus court, et, j'osé le dire, l'unique chemin de la perfection. Tout le reste est suspect d'illusion, d’orgueil et d'amour-propre ».

ARTICLE II. - Craintes diverses.

Rappelons tout d'abord que le droit à la paix se mesure sur la bonne volonté, et que, pour avoir une paix profonde, on doit tenir sa volonté pleinement soumise à celle de Dieu. Même alors, on n'est pas complètement à l'abri du danger pour l'avenir; il faut donc prendre ses garanties par la prière et la vigilance. C’est aux âmes généreuses et prudentes que nous parlons ici. Bien des craintes viendront les assaillir, et, menaceront de troubler leur paix, si légitime cependant. Pour les rassurer, nous commencerons par leur dire, avec le P. Grou : « 1° Dieu ne trouble jamais une âme qui veut sincèrement aller à lui. Il l'avertit, il la reprend même avec force, mais il ne la trouble point; elle voit sa faute, elle s'en repent, elle la répare, le tout paisiblement. Si cette âme est troublée, son trouble vient donc toujours ou d'elle-même, ou du démon. Elle doit donc faire tout ce qui dépend d'elle pour s'en délivrer ».

« 2° Toute pensée, toute crainte qui est vague, générale, sans objet fixe et déterminé, ne vient point de Dieu ni de la conscience, mais de l'imagination. On craint de n'avoir pas tout dit à confesse; on craint de s'être mal expliqué; on craint de n'avoir pas une véritable contrition; on craint de n'avoir pas apporté les dispositions à la communion; et ainsi de mille autres craintes vagues, sur lesquelles on se fatigue et l'on se tourmente. Tout cela ne vient pas de Dieu. Quand il fait quelques reproches à l'âme, ses reproches ont toujours un objet clair, précis et déterminé. Il faut donc mépriser ces sortes de craintes, et passer hardiment par dessus.». Il en serait tout différemment si notre conscience nous fait un reproche net et formel.

On trouvera, dans le P. de Caussade, une direction très utile sur une foule de craintes. Ne pouvant les exposer toutes, nous lui empruntons seulement les principales.

Il y a, par exemple, la crainte des hommes. « Quoi qu'ils puissent dire ou faire, ils ne font rien que ce que Dieu veut ou permet, rien qu'il ne fasse servir à l'accomplissement de ses mystérieux desseins. Faisons donc taire nos craintes, et remettons-nous de tout à sa divine Providence. Il a des ressorts secrets, mais infaillibles. Il n'est pas moins puissant pour conduire à ses fins par les moyens en apparence les plus contraires, que pour rafraîchir ses serviteurs au milieu des fournaises embrasées, ou les faire marcher sur les eaux. Nous éprouvons d'autant plus sensiblement cette protection toute paternelle de la Providence, que nous nous confions à elle avec un abandon plus filial ».

Il y a la crainte du démon, et des pièges continuels qu'il nous tend de toutes parts, au dedans et au dehors de nous. Mais Dieu est avec l'âme qui veille et qui prie; et n'est-il pas infiniment plus fort que tout -l'enfer ? D'ailleurs cette crainte bien réglée est précisément l'une des grâces qui nous font éviter les embûches; « Quand à cette humble crainte on joint une grande confiance en Dieu, on est toujours victorieux, sauf peut-être en certaines rencontres de peu d'importance, où Dieu permet de petites chutes pour notre plus grand bien. Ces chutes servent, en effet, à nous tenir toujours bien petits et bien humiliés devant Dieu, toujours défiants de nous-mêmes, toujours anéantis à nos propres yeux. Pour des péchés considérables, nous n'en commettrons point, tant que nous serons préoccupés de cette crainte de déplaire à Dieu; cette seule crainte doit nous rassurer : c'est un don de la même main qui nous soutient invisiblement. Au contraire, c'est lorsque nous cessons de craindre que nous avons lieu de craindre : tout état devient suspect quand il est exempt de toute crainte, même de celle qu'on appelle chaste et amoureuse, c’est-à-dire douce, paisible, sans inquiétude et sans trouble, à cause de l'amour et de la confiance qui l'accompagnent toujours » .

« Pour une âme qui aime Dieu, il n'est rien de plus douloureux que la crainte de l'offenser, rien de plus affreux que d'avoir l'esprit tout rempli de pensées mauvaises, et de sentir son cœur entraîné, en quelque sorte malgré lui, par la violence des tentations. Mais n'avez-vous jamais médité sur les textes si nombreux des saintes Ecritures, où le divin Esprit nous fait comprendre la nécessité des tentations, et les fruits précieux qu'elles portent dans les âmes qui ne se laissent point abattre ? Ne savez-vous pas qu'elles sont comparées à la fournaise, où l'argile acquiert sa fermeté et l'or son éclat; qu'elles, nous sont présentées comme un sujet de joie, un signe de l'amitié de Dieu; un enseignement indispensable pour acquérir la science de Dieu ? Si vous vous rappeliez ces vérités consolantes, comment pourriez-vous vous laisser aller à la tristesse ? Il est vrai que' les tentations ne viennent jamais de Dieu, mais n'est-ce pas toujours lui qui les permet pour notre bien ? Et ne faut-il pas adorer ses saintes permissions en tout, hors le péché qu'il déteste et que nous devons détester avec lui ? Gardez-vous donc bien de vous laisser troubler et inquiéter par les tentations: ce trouble est bien plus à craindre que les tentations elles-mêmes » .

Assurément nous devons nous défier de notre faiblesse, et prendre toutes les précautions prescrite pour éviter la tentation. Mais ce serait une illusion de la craindre à l'excès. « Ne reculez jamais devant les occasions que Dieu vous ménage d'acquérir des mérites et de pratiquer la vertu, sous le pitoyable prétexte d'éviter le danger de faire des fautes, en évitant de combattre. Est-ce ainsi qu'agissent les soldats des princes de la terre ? Et ne sommes-nous pas les soldats de Jésus-Christ ? Rougissez de votre lâcheté; et quand vous vous trouvez en présence d'une contradiction ou d'une humiliation, dites-vous que le moment est venu de prouver à votre Dieu la sincérité de votre amour. Confiez-vous dans sa bonté et dans la puissance de sa grâce: cette confiance vous assurera la victoire. Et lors même qu'il vous arriverait de tomber dans quelques fautes, le dommage qu'elles vous causeront sera facile à réparer; ce dommage n'est d'ailleurs presque rien, en comparaison des grands biens que vous acquérez, soit par les efforts que vous faites dans le combat, soit par le mérite qui résulte de la victoire, soit même par l'humiliation que vous causent ces légères défaites. D'ailleurs, la défiance qui vous fait fuir les tentations voulues de Dieu, vous en attire d'autres plus dangereuses, dont vous ne, vous défiez pas; car (par exemple) quelle tentation plus évidente et plus grossière que (de vous décourager), et de dire que vous ne réussirez jamais dans votre vie intérieure »  ?

Il est vrai que nous devons avoir une souveraine horreur du péché, et la plus grande vigilance pour le fuir. Mais il ne faut pas confondre la tentation avec la faute. Les assauts même les plus persistants, la révolte des passions, les répugnances et les inclinations violentes, les imaginations, les impressions, tout cela peut bien ne se passer que dans la partie inférieure de l'âme, sans aucun consentement libre de la partie supérieure, et dès lors sans aucune faute et avec beaucoup de mérite. Quand la tentation n'est pas forte, on sent bien que, loin d'y donner son consentement, on le refuse; il n'en est pas de même « lorsque Dieu permet que la' tentation devienne violente; alors, à cause des grandes agitations involontaires dans la partie inférieure, la supérieure a bien de la peine à discerner ses propres mouvements, et elle demeure dans de grandes craintes et perplexités d'avoir consenti. Il n'en faut pas davantage pour jeter les bonnes âmes dans des peines et des remords effroyables, que Dieu permet pour éprouver leur fidélité. En ceci, plus encore qu'en tout le reste, elles doivent suivre aveuglément l'avis de ceux qui les dirigent. Un confesseur qui juge de sang-froid et sans trouble, discerne mieux la vérité. (Il connaît la disposition habituelle de ces âmes, la délicatesse de leur conscience, leur générosité manifeste); à cause de cela, la grande peine qu'elles éprouvent après la tentation, leur crainte excessive d'y avoir consenti, sont pour le confesseur une preuve évidente qu'il n'y a aucun consentement plein et délibéré. En effet (on ne passe pas si vite d'une suprême horreur pour le mal à son entière acceptation, du moins sans qu'on s'en aperçoive; et, d'ailleurs), nous savons par expérience que les personnes qui succombent au mal n'ont point ces peines, ni ces craintes. Plus les unes et les autres sont grandes, plus est certaine la garantie qui en résulte en faveur de la personne tentée ». La crainte d'être peut-être dans l'inimitié de Dieu est une peine extrêmement dure pour les âmes aimantes. Mais il arrive que Dieu veut les y maintenir pour les purifier en les crucifiant; un moment consolées par les assurances de leur directeur, à la tentation suivante elles retomberont dans les mêmes perplexités, aussi longtemps qu'il plaît à Dieu de les travailler dans le creuset de l'affliction; elles doivent dire le même fiat sur cette douloureuse incertitude que sur les autres épreuves. C'est peut-être la plus utile de toutes.

ARTICLE III.  Crainte de Dieu juste et saint.

Nous commettons des fautes trop réelles. Il arrive, que Dieu lui-même imprime dans nos âmes un très vif sentiment de nos péchés, de nos misères, de son infinie sainteté, de ses justes jugements. Alors, comme nous l'avons dit ailleurs, la pauvre âme, tremblante aux pieds du Dieu trois fois saint, se demande, avec une douloureuse anxiété, ce qu'il adviendra d'elle, si même elle sera sauvée. Quand elle se prolonge et revient fréquemment, cette vue pénétrante. est à la fois une grâce précieuse et un dur purgatoire. Le moyen d'adoucir l'épreuve et de mettre la lumière à profit, c'est de nous conformer, en toute confiance et générosité, aux vues de Dieu. Or il veut produire ainsi trois effets de grâce, également désirables : une pureté parfaite, une très profonde humilité, un héroïque abandon.

Et d'abor,d il veut compléter notre purification, par les angoisses de l'amour anxieux. Depuis longtemps, on repasse ses péchés dans l'amertume de son âme, on les efface, on les expie, on s'en guérit. Il n'y a plus de fautes habituelles, les moindres négligences sont combattues. L'âme est déjà remarquablement pure. Et cependant le Dieu saint et jaloux la plonge et la replonge dans le bain de l'amour repentant, pour qu'elle s'y lave et s'y guérisse encore; il faut être si pur pour entrer dans l'intimité du divin Maître ! D'ailleurs, même après qu'on s'est bien dégagé du péché, il reste des tendances défectueuses qu'on ne voyait pas : c'est une recherche de soi-même jusque dans les choses les plus saintes, par exemple l'aversion pour le sacrifice, la faim des jouissances délicates, la peur des humiliations, la complaisance en sort mérite, la confiance en soi seul, etc. Tristes restes de l'amour-propre, mal d'autant plus funeste qu'il est très habile à se dissimuler, et même à se faire aimer. Qui nous le fera voir et nous en guérira ? Nos pratiques journalières de contemplation et de pénitence ont commencé l'œuvre. Pour la mener à son plein achèvement, Dieu, qui nous aime de l'amour le plus ferme et le plus éclairé, va nous sevrer de ses douceurs avec persistance j il va nous soumettre il un régime de souffrances et d'humiliations intérieures, choisies et dosées avec une sagesse impeccable. Il emploiera largement les obscurités de l'esprit, l'insensibilité du. cœur, les impuissances de la volonté, et même, au besoin, les tentations les plus humiliantes. Enfin, s'il lui plaît, ce sont> les rayons d'une lumière pénétrante qu'il projettera à satiété sur nos fautes et sa justice, sur nos misères et sa sainteté. On commence enfin à se connaître, et à connaître Dieu. Et ce que l'on voit si nettement, c'est en nous un abîme de corruption, en Dieu un abîme de pureté. Qui dira le saisissement de cette pauvre âme, la honte et la frayeur qu'elle a de se voir si méprisable, le besoin qu'elle éprouve de se jeter, tremblante et pleine de repentir, aux pieds du Dieu trois fois saint, avec quelle franchise elle reconnaît ses fautes, avec quelle soumission elle en accepte la peine, et comme elle est reconnaissante envers le bon Maître, qui daigne, malgré tout, la supporter, l'honorer même de sa tendresse jalouse ? Car elle sent comme d'instinct qu'il n'a pas cessé de l'aimer : si courroucé qu'il paraisse, il ne s'attaque qu'à- ses misères; il essaie de l'en débarrasser, afin qu'elle soit parfaitement belle et toute à lui seul; il ne fait souffrir que pour guérir ; ses rigueurs mêmes ne viennent que de son ardent amour, elles nous en dévoilent les saintes jalousies. Ce travail mystérieux de la Providence est donc un purgatoire anticipé, douloureux mais souverainement salutaire, où nos péchés, nos imperfections et nos défauts sont consumés peu à peu comme la paille dans un brasier.

Dieu veut aussi nous élever à la plus haute humilité. Sublimité de vertu rare et infiniment désirable ! Notre bienheureux Père saint Benoît nous assure qu'elle nous mènerait vite à ce parfait amour qui bannit la crainte, à ce bienheureux état où, toutes les vertus nous étant devenues familières, on les pratique comme naturellement dans la joie du Saint-Esprit. Mais il y a douze degrés à gravir, et quelques -uns sont très malaisés. Y parviendrait-on jamais, sans un secours spécial de Dieu ? Il nous l'offre dans ces peines d'esprit, particulièrement dans ces vues pénétrantes. Lorsqu'il nous fait durement sentir la sécheresse et les insuccès, qu'il nous livre aux ténèbres, à l'insensibilité, à l'impuissance, qu'il nous laisse en butte aux pires tentations, qu'il imprime en nous le plus vif sentiment de sa justice et de nos fautes, de sa sainteté et de notre corruption, il devient très facile de recevoir en silence les contrariétés et les humiliations, de se tenir content dans tout abaissement, de se regarder comme un très pauvre ouvrier, de ne se préférer à personne, de se mettre d'emblée et sans comparaison à la dernière place. Les plus belles méditations sur l’humilité, toutes les faveurs divines n'auraient peut-être pas donné le coup de grâce à notre orgueil; elles auraient pu nous laisser trop satisfaits de nous-mêmes. Mais les épreuves et les lumières dont nous parlons nous inspirent comme naturellement la crainte, le mépris, l'horreur de notre misère. Voilà pourquoi les Saints, dans la consommation de leur vertu, se croyaient l'opprobre des hommes, la balayure du monde, des instruments propres à gâter l' œuvre de Dieu, des pécheurs capables d'attirer les fléaux du Ciel. Souvent le bon Maître les comblait de faveurs et les élevait; mais, autant qu'il en était besoin, il les rabaissait, il les anéantissait à leurs propres yeux et même à la face du monde. Quand on a passé maintes et maintes fois par ces dures humiliations, et qu'on a vu à satiété cet abîme d,e misères que nous sommes, on ne saurait plus guère se complaire en soi-même, ni mettre sa confiance dans ses lumières ou ses œuvres; on se fait tout petit, comme d'instinct, sous le regard de Dieu; on sent le besoin de ne s'appuyer que sur son infinie bonté; de se jeter à corps perdu dans l'abîme de sa miséricorde qui surpasse de si loin l'abîme de nos misères. Ç'est le triomphe de l'humilité; et, par une conséquence assez inattendue, c'est aussi le triomphe de la vraie confiance, de celle qui n'est pas fondée sur nous, et qui s'appuie pleinement sur Dieu seul.

Dieu veut, en effet, nous conduire à cette confiance parfaitement pure, et pour ainsi dire héroïque. Rien de plus facile que de se remettre entre les mains de Dieu, quand il comble de faveurs et prodigue les marques de sa tendresse. On a besoin d'un vrai courage pour le faire en cet état dont nous parlons, et qui paraît misérable et si peu rassurant. C'est une surabondance de foi, de confiance et d'amour, qu'il faut alors pour dire à Dieu malgré nos alarmes : Votre justice et votre sainteté m'épouvantent; mais je connais l'infinie bonté de votre cœur, votre patience inlassable, votre miséricorde que j'ai tant de fois expérimentée; mon âme et ses destinées éternelles sont tout ce que j'ai de plus cher au monde; c'est à vous seul que je les confie; elles seront mille fois mieux entre vos mains que dans les miennes, car je ne crains rien comme ma faiblesse. Oh! que Dieu sera touché de cette confiance filiale ! Jamais abandon ne lui procura plus d'honneur et de joie. Jamais, d'ailleurs, il ne fut mieux justifié. Les vrais fondements de notre confiance ne demeurent-ils pas inébranlables au milieu de ces tempêtes ? Car ils sont tous en Dieu seul : ce sont sa bonté, son pouvoir, ses promesses, les mérites de Notre-Seigneur. La sainteté de nos œuvres n'est pas le motif de notre confiance; elle en constitue seulement la condition requise; et cette condition ne fut jamais si bien remplie. Car ces terribles épreuves, ces vues pénétrantes ont purifié notre âme et l'ont fait grandir en humilité, dans la mesure où elle s'est prêtée à l'action divine. Au fond, le manque de confiance, et le découragement qu'il inspire, sont le grand obstacle aux desseins de Dieu; ils sont même l'unique danger, mais un danger redoutable; car ils pourraient nous précipiter dans l'abîme du désespoir, ou du moins nous conduire à la pusillanimité. La confiance et l'abandon, au contraire, tarissent cette source empoisonnée de crainte, de trouble, d'inquiétude et d'abattement; par là même qu'ils nous unissent saintement au bon plaisir de Dieu, ils nous conservent la paix de l'âme, le calme de l'esprit, la force de la volonté; ils adoucissent l'épreuve et lui font produire une opulente moisson des plus belles vertus.

Quelles que soient l'amertume et la durée de ces peines, nous ferons en sorte qu'elles nous purifient de plus en plus et qu'elles nous enfoncent dans l'humilité; pour cela, nous veillerons, avec un soin jaloux, à nous tenir fermement établis dans la confiance et l'abandon, soit que Dieu répande en nous ces pieux sentiments, soit qu'il nous laisse, avec sa grâce, le soin de les produire et de les conserver. Puisque son adorable volonté doit être la règle et la mesure de nos désirs même les plus saints, nous tâcherons d'être toujours contents de ce qu'il veut ou permet. Il suffit qu'il soit satisfait, et il le sera toujours dès lors que nous lui serons pleinement soumis. Il n'est pas nécessaire que nous soyons contents de nous-mêmes; ou plutôt, « le signe le plus certain de notre avancement est la conviction de notre misère. Nous serons d'autant plus riches que nous nous croirons plus pauvres, et que nous serons plus humiliés intérieurement, plus défiants de nous-mêmes, et plus disposés à ne nous confier qu'en Dieu seul. Loin de nous déconcerter de ces épreuves, dès lors que nous demeurerons soumis, confiants, généreux, nous bénirons Dieu; car « elles sont une grande grâce, plus précieuse et plus assurée que la consolation à laquelle elles ont succédé. Ne résistez pas; laissez-vous abaisser, humilier, anéantir. Rien n'est plus propre à purifier votre âme; et vous ne sauriez apporter à la sainte communion une disposition plus en rapport avec l'état d'anéantissement auquel Jésus-Christ s'est réduit dans ce mystère. Il ne saurait vous repousser, lorsque vous vous approcherez de lui humiliés et comme anéantis dans le profond abîme de votre misère ». Ainsi parle le P. de Caussade, et il ajoute ailleurs : « Je n'ai jamais vu d'âme douée de ces vues pénétrantes et humiliantes, pour qui elles ne fussent pas des grâces singulières de Dieu, et qui n'y ait pas trouvé, avec la vraie connaissance d'elle-même, cette solidité d'humilité de cœur qui est la base de toute perfection... Vous tremblez pour votre état, et moi j'en bénis Dieu pour vous. Je ne vous souhaite qu'un seul changement : c'est qu'à votre anéantissement se joignent la paix, la soumission, la confiance et l'abandon. Après cela, je ne craindrai rien pour vous ».

ARTICLE IV. - Le scrupule.

Le scrupule n'est pas la délicatesse de conscience, il en est seulement la contrefaçon. Une conscience délicate et bien formée ne confond pas l'imperfection avec le péché, le véniel avec le mortel; elle juge sainement de toutes choses; mais elle a tant d'amour pour Dieu qu'elle veut ne lui déplaire en rien; elle a tant de zèle pour la perfection, qu'elle veut éviter même, le moindre mal; elle est donc faite de lumière, d'amour et de générosité. Le scrupule, au contraire, est fondé sur l'ignorance, l’erreur, ou un écart de jugement; c'est le fruit d'un esprit troublé : il exagère les obligations et les fautes, il en voit même où il n'y en a pas. Par contre, il lui arrive assez souvent de méconnaître celles qui sont réelles; on peut être scrupuleux sur un point jusqu'au ridicule, et large par ailleurs jusqu'à la malédification.

Le scrupule est le fléau de la paix intérieure. L'âme atteinte de ce mal est l'esclave d'un maître intraitable, il n'y aura point de paix pour elle. « Les plus légères fautes, dit le P. Ambroise de Lombez, seront des crimes; ses meilleures actions seront mal faites; ses devoirs ne seront pas remplis, et, après qu'elle y sera revenue cent et cent fois, ce tyran du repos ne sera pas plus satisfait qu'à la première ». Il la poursuivra sans relâche dans ses oraisons par la crainte des mauvaises pensées; dans ses communions, par les aridités inséparables de ces violents combats; dans la confession, par la crainte de s'être mal accusée ou d'avoir manqué de contrition; dans tous ses exercices spirituels, par la crainte de s'en être mal acquittée; dans les conversations, par la crainte des discours sur le ,prochain; dans la solitude, parce qu'elle y est sans conseil et sans appui, seule avec ses idées, seule avec son tyran. « Les scrupuleux craignent Dieu, mais cette crainte fait leur supplice; ils l'aiment, mais cet amour n'est point pour eux une consolation; ils le servent, mais ils le servent en esclaves; ils sont accablés sous le poids de son joug, qui fait le soulagement et le repos du reste de ses enfants ». Bref, ce sont des justes souvent dignes; d'envie par leur vertu, toujours dignes de compassion par leurs souffrances .

Le scrupule est un des pires fléaux de la vie spirituelle, à des degrés divers cependant. Et d'abord, il empêche la prière. Tel, qui a la manie des retours sur lui-même, examine, examine encore, examine toujours ; et, pendant ce temps-là, il n'adore pas, il ne remercie pas; a-t-il pensé même à faire un acte de contrition, à demander la grâce de se corriger ? Il est trop occupé de soi pour avoir le loisir de parler à Dieu. Il ne prie donc pas; ou, s'il le fait, c'est d'une façon défectueuse : car le scrupule produit une agitation qui gêne le silence intérieur et l'attention à la prière; en plongeant l'âme dans la tristesse et la crainte, il étouffe la confiance et l'amour, il porterait même à fuir Dieu; il empêche au moins l'épanchement du cœur à cœur et les joies de l'intimité; il ira jusqu'à rendre pénibles, et peut-être insupportables, la confession, la sainte communion et l'oraison, qui font la force et les délices des âmes pieuses.  Outre la prière, la vie intérieure requiert la vigilance sur soi-même et l’application continuelle à réprimer les mouvements de la nature, à seconder ceux de la grâce. Pour ce double travail, si rude et si délicat, le scrupule nous met en mauvaise posture, parce qu'il agite et déprime. L'esprit troublé ne voit plus clair; trop préoccupé de certains devoirs, il s'y absorbera peut-être au point d'en oublier d'autres. La volonté, fatiguée de tant de luttes, pourra mollir, perdre courage, et même abandonner la partie, pour aller chercher, bien à tort, le repos et la consolation dans les choses créées.  Du moins, si le scrupule n'arrête pas la besogne, il la ralentira souvent, toujours il la gâtera. Est-elle parfaite, la foi qui ferme les yeux sur les miséricordes de Dieu, et ne veut voir que sa justice, en la dénaturant d'ailleurs ? Est-elle parfaite, l'espérance qui, malgré la bonne volonté la plus sincère; osé à peine espérer le Ciel et la grâce, tremble toujours de frayeur et n'est jamais confiante ? Est-elle parfaite, la charité qui, aimant Dieu pourtant, craint de paraître en sa présence, n'a pas un mot du cœur, et ne sait qu'avoir peur du Seigneur infiniment bon ? Est-elle bien réglée, cette contrition qui trouble l'intelligence, abat le courage et bouleverse une âme de bonne volonté ? Est-ce une vraie vertu, cette humilité qui bannit la confiance et dégénère en pusillanimité ?

Non, non, le scrupule n'est pas la preuve de l'amour ardent, d'une conscience délicate. Est-ce un subtil amour-propre, un égoïsme spirituel, trop occupé de soi-même et pas assez de Dieu ? Est-ce une bonne volonté sincère, mais qui s'égare ? En tout cas, c'est une vraie maladie qui menace la vie spirituelle dans son existence, et qui en gêne terriblement l'exercice. Aussi, tandis que les autres marchent, courent, volent dans les voies de la perfection, le cœur dilaté par la confiance, l'âme épanouie dans la paix, le pauvre scrupuleux, avec une générosité non moindre mais mal réglée, se fatigue en vain, il n'avance guère, il recule peut-être et il souffre, parce qu'il « consume un temps précieux à se tourmenter sur tous ses devoirs; à peser des atomes, à se faire des monstres des plus petites bagatelles »; il fait gémir ses confesseurs, contriste le Saint-Esprit, ruine sa santé, se fatigue la tête. Il n'ose rien entreprendre, et ne saurait guère être utile aux autres; il pourra même nuire en communiquant son mal, ou en rendant la piété rebutante et ridicule . Le scrupule, si l'on y cède, est donc, avec du plus ou du moins, un vrai fléau de la vie spirituelle.

C'est assurément la volonté de Dieu signifiée que nous le combattions, à cause de ses effets désastreux. Tous les théologiens et les maîtres de la vie spirituelle sont d'accord sur ce point. Ils tracent en détail la marche à suivre. Qu'il nous suffise de dire ici que, pour vaincre ce terrible ennemi, il faut prier beaucoup, supprimer les causes volontaires et surtout pratiquer l'obéissance aveugle. Le scrupuleux peut être instruit, expérimenté, judicieux pour tout le reste; en ce qui concerne ses scrupules, c'est un malade dont l'esprit divague, il ferait un acte de folie en suivant son propre jugement. Obéir, avec la docilité d'un enfant, à son confesseur qui diagnostique le mal et qui prescrit le remède, est pour lui la suprême sagesse et l'unique espoir de guérison. C'est une chose difficile: il priera donc avec instance, pour implorer la grâce de ne pas tenir à ses idées, mais d'obéir envers et contre son propre sentiment; sa conscience est faussée, il la redresse en la conformant à celle de son confesseur. C'est aussi le bon plaisir de Dieu que nous supportions la peine du scrupule avec patience, aussi longtemps qu'il lui plaira. Nous pouvons toujours combattre ce mal. Nous réussirons parfois à le faire disparaître, parfois à l'atténuer seulement; et d'autres fois, par une permission divine, il persistera malgré nos efforts. Il a, en effet, des causes très diverses, dont les unes dépendent de notre volonté, les autres lui échappent.

Le mal a-t-il son principe dans l'excès du travail et des austérités, la lecture de livres trop sévères, la fréquentation de personnes scrupuleuses, l'habitude de ne voir en Dieu que le juge terrible et non le père infiniment bon? Vient-il de l'ignorance qui exagère les obligations ou qui confond la tentation avec le péché, l'impression avec le consentement ? Dans ces cas et d'autres semblables, il dépend de nous de supprimer les causes, et, le principe ôté, nous viendrons plus facilement à bout du mal.

Mais il a souvent pour cause un tempérament mélancolique, un naturel craintif et soupçonneux, la faiblesse de tête, ou certains états de santé : toutes choses qui dépendent du bon plaisir divin plus que de notre volonté. Dans ce cas, le scrupule a coutume de durer longtemps, et il se manifestera jusque dans les occupations profanes.

Le démon sera souvent la cause du mal. Il met à profit nos. imprudences, il exploite nos prédispositions, il travaille les sens et l'imagination, pour exciter le scrupule ou pour l'augmenter. Voit-il une âme un peu large, il la pousse à l'être plus encore. Mais la voit-il un peu timide, il cherche à la rendre craintive outre mesure, à la remplir de trouble et d'anxiétés, dans l'espoir qu'elle laissera de côté Dieu, la prière et les sacrements. Le but qu'il se propose est de rendre la vertu insupportable, d'amener la tiédeur, le découragement, le désespoir.

Dieu ne sera jamais directement l'auteur du scrupule. Celui- ci ne peut venir que de la nature déchue ou du démon, puisqu'il repose sur l'erreur et qu'il est une maladie de l'âme. Mais Dieu le permet, il veut même parfois s'en servir comme d'un moyen passager de sanctification; et, dans ce cas, il le règle et le dirige, en son infinie sagesse, de manière à nous faire obtenir le bon effet de vie spirituelle qu'il en attend. Il remplit l'âme de la crainte du péché, pour qu'elle achève de chasser les fautes passées, et qu'elle en évite le retour avec un redoublement de zèle. Il l'humilie de sorte qu'elle n'ose plus se fier à son propre jugement et qu'elle devienne pleinement soumise à son père spirituel. S'agit-il d'une âme avancée, il achève ainsi de la Purifier, de la détacher, de l'anéantir, pour la tenir prête à de plus grandes grâces. C'est ainsi que des Saints ont passé par cette épreuve, les uns au temps de leur conversion, comme saint, Ignace de Loyola ; d'autres, comme saint Alphonse, à l'époque de leur plus haute sainteté.

Il peut donc y ,avoir ,plusieurs causes immédiates du scrupule; il n'y a qu'une cause suprême, sans laquelle la nature et le démon ne pourraient rien. Fussions-nous les propres artisans de notre mal, il a fallu du moins la volonté permissive de Dieu. Et par suite, il faut voir, ici comme ailleurs, .la main de la Providence. elle n'aime pas le désordre du scrupule, elle peut vouloir que nous en portions la croix. Sa volonté signifiée nous invite alors à lutter contre le mal, et son bon plaisir à supporter l'épreuve. Aussi longtemps que celle-ci durera, il nous faudra combattre et patienter; puissions-nous le faire avec un abandon plein de confiance !

« Pour terminer, dit saint Alphonse, je répète : Obéissez; obéissez; et, de grâce, cessez de considérer Dieu comme un cruel tyran. Sans doute il hait le péché ; mais il ne peut haïr une âme qui déteste et pleure sincèrement ses fautes. « Tu me cherches, disait-il à sainte Marguerite de Cortone ; mais moi, sache-le bien, je te cherche encore plus que tu ne me cherches; et tes craintes t'empêchent d'avancer dans l'amour divin ». Tourmentée de scrupules, mais toujours soumise, sainte Catherine de Bologne craignait-elle d'approcher de la sainte table, un signe de son confesseur suffisait; aussitôt, surmontant ses frayeurs, elle allait communier. Pour l'encourager à toujours obéir, Notre-Seigneur lui apparut un jour et lui dit : « Ma fille, réjouis-toi, car ton obéissance m'est fort agréable ». Il apparut de même à la bienheureuse Stéphanie de Soncino, dominicaine, et lui, dit : « Puisque tu as remis ta volonté entre les mains de ton confesseur comme entre mes propres mains, demande-moi ce que tu veux, et je te l'accorderai. Seigneur, répondit-elle, je ne veux que vous seul ». Au commencement de sa conversion, saint Ignace de Loyola fut assailli de doutes et d'inquiétudes, sans pouvoir trouver un instant de repos. Mais, en homme de foi, plein de confiance dans la parole du divin Maître, qui vous écoute, m'écoute, il s'écria un jour : « Seigneur, montrez-moi le chemin que je dois suivre : dussé-je n'avoir qu'un chien pour guide, je vous promets d'obéir fidèlement ». Et de fait il sut si bien obéir à ses directeurs, qu'il fut délivré de ses scrupules et devint même un excellent maître de la vie spirituelle... Encore une fois, obéissez en tout à votre confesseur, ayez foi en l'obéissance. « Voilà, disait saint Philippe de Néri, le plus sûr moyen pour échapper aux filets du démon; comme aussi rien n'est plus dangereux que de vouloir se conduire selon son propre « jugement ». Dans toutes vos oraisons, demandez donc la grâce; la grande grâce d'obéir, et soyez sûrs qu'en obéissant, certainement vous vous sauverez, certainement vous vous sanctifierez »

   

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