Dom Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948


 

CHAPITRE XIV
L'ABANDON DANS LES VARIÉTÉS SPIRITUELLES DE LA VOIE MYSTIQUE

ARTICLE PREMIER. - Voie commune ou voie mystique.

Nous ne parlerons d'abord que de la prière, et seulement en vue du saint abandon.

Quel est le but de l'Oraison ? Nous voulons y rendre à Dieu nos hommages; mais nous devons y poursuivre aussi la réforme de nos mœurs, l'accroissement de toutes nos vertus, spécialement de la divine charité, de manière à grandir dans la vie de la grâce, et, par suite, dans la vie de la gloire. La prière nous mène à ce but, par les actes qu'on y fait, par les grâces qu'on y obtient, par les saintes dispositions où elle nous laisse. Et la meilleure pour nous sera toujours celle qui nous y mène effectivement le mieux.

Le vénérable P. Louis du Pont avait donc bien raison de le dire : « Le point capital (dans les voies de l'Oraison), c'est que les âmes dirigent leurs méditations à la réforme de leurs mœurs, et qu'elles sachent bien que les lumières spirituelles sont peu de chose sans la pratique. Il faut donc qu'elles profitent des grâces- de l'oraison et des lumières qu'elles y reçoivent, pour faire chaque jour de nouveaux progrès dans la vertu, pour devenir plus obéissantes, plus douces, plus patientes, plus officieuses, plus détachées d'elles-mêmes, plus amies des bas emplois, plus indifférentes à l'estime et à l'affection des créatures, plus soigneuses de rompre leur volonté et de modérer l'impétuosité de leurs désirs ». Il ajoute ailleurs, avec le P. Balthazar Alvarez : « La principale fin d'une bonne oraison, et le meilleur fruit qui en résulte, sont de donner à Dieu tout ce qu'il nous demande, d'acquiescer, avec une pleine conformité, à toutes les dispositions de sa Providence à notre égard, trouvant bon qu'il nous ôte la santé, l'honneur, les biens et les commodités temporelles, qu'il nous retire ses faveurs, ou nous dérobe sa présence, nous laissant dans les ténèbres et les glaces de l'hiver, qu'il nous livre en proie aux tentations, aux frayeurs, aux désolations de tout genre. Rien n'est plus raisonnable : car que prétend-il en nous faisant marcher par ces dures voies, sinon y trouver une plus grande gloire, et procurer notre avancement dans la vertu ? Chose indubitable, pourvu que nous soyons fidèles et persévérants, que nous n'allions pas mendier près des créatures les consolations qu'il nous refuse, que nous ne reculions pas devant les croix qu'il nous présente ».

Rendre à Dieu nos hommages est le premier but  de la prière. Mais notre avancement spirituel en est un autre qu'il ne faut jamais perdre de vue; nous  devons le poursuivre avant tout, le demander avec les plus vives instances et d'une manière absolue. Quelle que soit la forme de notre oraison, c'est là qu'elle doit aboutir : si elle nous y mène effectivement, peu importe qu'elle soit des plus communes; si nous manquons le but, à quoi nous servirait-il qu'elle fût des plus mystiques ? « Ces enseignements: ajoute le vénérable P. du Pont, sont d'autant plus nécessaires (à rappeler) que beaucoup d'âmes, tout appliquées à rêver les voies spirituelles, négligent leur réforme et leur progrès, ce qui est une véritable déception; d'où il arrive qu'après plusieurs années d'oraison, elles ne sont pas plus avancées qu'à leur entrée dans la carrière. Il n'est peut-être pas d'illusion plus funeste à elles-mêmes et aux autres ».

Il y a deux voies pour parvenir au but : la voie commune, où l'oraison n'est pas manifestement passive ; la voie mystique, où règne la contemplation infuse obscure, avec les purifications passives. Les visions, les révélations, les paroles surnaturelles, peuvent se rencontrer dans cette seconde voie ou ne s'y rencontrer pas.

La voie commune suffirait-elle pour nous conduire à la sainteté proprement dite ? Bossuet déclare que « sans les oraisons extraordinaires, on peut devenir un très grand saint » ; mais il se borne à l’affirmer. Au dire de saint François de Sales, «plusieurs Saints sont au Ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation; car, combien de martyrs et de grands saints et saintes voyons-nous en l'histoire n'avoir jamais eu en l'oraison autre privilège que celui de la dévotion et ferveur » ! Personne ne contestera pour les martyrs; quant aux autres Saints, le pieux Docteur ne parle que de l'extase, il passe sous silence, les degrés d'oraison qui la précèdent. Dans les procès de canonisation, suivant la remarque de Benoît XIV, l'Église s'attache toujours à prouver l'héroïcité des vertus et les miracles, mais « il y a beaucoup d'hommes parfaits qui sont canonisés sans qu'il soit question de contemplation infuse » . Est-ce parce que l'état mystique n'est pas réputé nécessaire à là sainteté ? Ne serait-ce pas plutôt parce qu'il est parfois impossible après coup d'en établir l'existence et le degré ? La question demeure incertaine en principe. En fait, selon le P. Poulain, une étude historique mènerait à cette conclusion que « presque tous les Saints canonisés » ont eu l'union mystique, et généralement avec abondance; on a coutume de dire que plusieurs en furent dépourvus, cette affirmation est erronée pour quelques-uns, elle n'est prouvée pour aucun, les documents font défaut en certains cas .

La voie commune suffit-elle au moins pour conduire, à une haute perfection ? On l'admet généralement. Sainte Thérèse, personne ne l'ignore, comble des plus magnifiques éloges les oraisons mystiques, et porte à les désirer vivement . Néanmoins, pour consoler celles de ses Filles qui n'y seraient pas élevées, tout en faisant ce qu'elles doivent, elle leur dit : (C Il importe beaucoup de comprendre que Dieu ne nous conduit pas tous par un seul chemin, et que souvent celui qui est le plus petit à ses propres yeux est le plus élevé devant le Seigneur. Ainsi, quoique toutes les religieuses de ce monastère s'exercent à l'oraison, il, ne s'ensuit pas que toutes doivent être contemplatives; c'est impossible... (Celle qui ne l'est pas) ne laissera point d'être très parfaite, si elle s'acquitte fidèlement de ce que je viens de dire; elle pourra même surpasser les autres en mérite, parce qu'elle aura plus à travailler à ses dépens. Le divin Maître, la traitant comme une âme forte, joindra aux félicités qu'il lui réserve en l'autre vie toutes les consolations dont elle n'a pas joui en celle-ci... Sainte Marthe fut une sainte, quoiqu'on ne dise pas qu'elle fut contemplative. Si elle eût été; ainsi que sa sœur, abîmée dans une amoureuse contemplation, il n'y aurait eu personne pour préparer le repas de Notre-Seigneur. Puisqu'il est vrai que, soit par la contemplation, soit par l'oraison mentale ou vocale, nous servons toujours cet Hôte divin, que nous importe de nous acquitter de nos devoirs envers lui plutôt d'une manière que d'une autre »  ? Saint François de Sales tient le même langage : « Il y a des personnes fort parfaites, auxquelles Notre-Seigneur ne donna jamais de telles douceurs et de ces quiétudes; elles font tout avec la partie supérieure de leur âme, et font mourir leur volonté dans la volonté de Dieu à vive force et avec III pointe de la raison; et cette mort ici est la mort de la Croix, laquelle, est beaucoup plus excellente et plus généreuse que l'autre » . Bossuet conclut de là que « c'est une erreur de mettre le mérite et la perfection à être actif ou passif. C'est à Dieu à juger du mérite des âmes qu'il favorise de ses grâces, selon les dispositions qu'il leur inspire, et selon les degrés de l'amour divin (et des autres vertus) qui ne sont connus que de lui seul » . Concluons avec Alvarez de Paz : « Tous les parfaits ne sont pas élevés à la contemplation parfaite, parce que le Dieu tout-puissant a d'autres voies pour faire des parfaits et des Saints. II y en a qu'il façonne d'une manière admirable par les afflictions, les maladies, les tentations et les persécutions. II en forme d'autres par les travaux de la vie active et par le ministère des âmes, exercé avec des intentions très pures. Il en conduit d'autres à une grande sainteté par le moyen de l'oraison commune et de la mortification en toutes choses. Et il arrive que tel qui est favorisé de grands dons de contemplation, se trouve inférieur, par la charité parfaite, à tel autre qui ne les a pas reçus » .

La voie mystique n'est donc pas la seule qui puisse conduire à une haute perfection. Mais il faut convenir qu'elle y mène et plus vite et plus facilement. Dans les Voie, de l'Oraison mentale, « nous avons montré les puissants résultats des purgations passives, où Dieu lui-même, voulant purifier une âme et la simplifier, opère avec une sagesse impeccable qui connaît le mal et le remède, avec sa forte main qui ignore nos ménagements et nos défaillances ». Nous avons dit que les oraisons mystiques, surtout les plus élevées, ont une force incomparable pour éclairer l'esprit, toucher le cœur, entraîner la volonté, et transformer notre vie. La contemplation infuse n'est assurément ni la perfection ni le moyen nécessaire pour y parvenir; mais elle est un merveilleux instrument de sanctification, « l'école des hautes vertus, le chemin abrégé et le véhicule le plus rapide vers la perfection, une perle précieuse entre toutes, trésor tellement désirable qu'un sage appréciateur n'hésitera pas à vendre tous ses biens pour l'acquérir».

On objecte assez volontiers les dangers de ces voies plus élevées et moins connues. Mais « si la contemplation mystique offre des périls qu'il ne faut pas exagérer, l'oraison commune a les siens (qui ne sont pas moins réels et) qu'il ne convient pas d'oublier. La crainte des dangers n'empêche pas qu'on ne s'adonne à la.. méditation à cause de .ses avantages; elle n'est donc pas une raison suffisante de mettre la contemplation en suspicion. Les oraisons mystiques sont une mine d'or, exploitons-la; elles offrent des périls, veillons à notre sécurité; suivons docilement l'attrait divin, tout en évitant les pièges de l'ennemi. D'ailleurs, l'expérience nous aura vite appris que ces oraisons conviennent aux âmes généreuses prêtes à tout souffrir pour s'unir à Dieu, et non pas à celles qui seraient avides de jouir et de s'élever; le contemplatif participera plus souvent au crucifiement du Calvaire qu'à la gloire et aux joies du Thabor; s'il a besoin d'être éprouvé et humilié, il a plus besoin encore d'être réconforté » .

On objecte aussi le danger des lectures mystiques. Est-ce le seul ? N'y aurait-il pas à craindre, beaucoup plus, l'ignorance, les préventions, une sorte de parti pris, qui fermeraient la porte à l'Esprit-Saint ? Nous supposons, bien entendu, que le livre est d'une bonne doctrine, et qu'il répond aux besoins de l'âme. Nous sommes heureux de redire, à cette occasion, qu'un sage directeur est spécialement nécessaire dans les voies de l'oraison, il est le guide indiqué pour le choix des lectures. Alors, il n'y a rien à craindre; ou bien, le danger viendrait non du livre, mais de l'âme elle-même, trop jalouse de jouir ou de s'élever. Dans ces dispositions, tout sera danger pour elle, non seulement les lectures mystiques, mais les livres ascétiques, les consolations de l'oraison commune, et même la sainte communion. C'est cette triste disposition qu'il faut mettre, à l'index.

La contemplation mystique dépend d'abord du bon plaisir de Dieu. « Il n'est pas obligé, dit sainte Thérèse, à nous départir en ce monde ces grâces sans lesquelles nous pouvons nous sauver. Il distribue ses faveurs quand il lui plaît, comme il lui plaît, à qui il lui plaît: Maître de ses biens, il peut les donner ainsi sans faire tort à personne » . « Il se trouve des parfaits, dit Alvarez de Paz, à qui Dieu refuse ce don, parce qu'ils n'ont pas un tempérament assez calme pour la contemplation,... à d'autres, pour les humilier, de peur qu'ils ne s'estiment trop eux-mêmes, et qu'ils ne s'enorgueillissent de ces dons éclatants; à d'autres enfin, pour accomplir des dispositions secrètes de sa Providence, qu'il ne nous est pas donné de connaître » . Il ne faut cependant pas exagérer la portée de cette observation; car, au dire de sainte Thérèse, « Dieu ne désire rien tant que de trouver à qui donner, et ses dons ne diminuent point ses richesses » . Au contraire, plus il donne, plus il s'enrichit; n'est-ce pas pour lui le meilleur moyen de se faire connaître, aimer et servir ?

Il en est des dons mystiques comme de toute grâce, Dieu les accorde très libéralement, mais « comme il veut, et selon que chacun s'y dispose et qu'il y coopère » . Dieu ne doit cette grâce inestimable à personne, si bien préparé qu'on soit. Pour l'ordinaire, il attend que l’âme soit suffisamment purifiée et déjà riche de vertus, sans être parfaite encore. Lorsqu'elle s'ouvre entièrement par une généreuse préparation et par une fidèle correspondance, la lumière et l'amour s'y précipitent à flots; ils entrent avec moins d'abondance, si l'âme ne s'ouvre qu'à demi. Par conséquent, la contemplation, tout en demeurant une grâce, dépend beaucoup du zèle que l’on met pour s'y disposer et pour y correspondre. Nous dirons plus loin. que Dieu lui-même achève de disposer l’âme, quand il veut, par les purifications passives. La préparation, dont nous parlons ici, relève de notre initiative, avec le secours ordinaire de la grâce. Elle consiste, comme nous l'avons dit ailleurs: 1° A supprimer les obstacles, en renforçant la quadruple pureté de conscience, d'esprit, de cœur et de volonté, si nécessaire à toute oraison; 2° à disposer positivement l'âme, en faisant d'elle un sanctuaire silencieux et recueilli, embaumé d'encens par une vie de prière, et paré de toutes les vertus. Il y faut la foi vive, la confiance et l'amour; ce qui ne va pas sans une proportion correspondante de renoncement, d'obéissance et d'humilité. Et, naturellement, on doit être plus avancé dans ces vertus, pour la contemplation, que pour l'oraison commune .

C'est la doctrine que notre Père saint Bernard ne cesse de nous rappeler. Citons seulement le passage où il explique ces paroles du Cantique : « Lectulus noster floridus ». « Vous désirez peut- être, vous aussi, ce repos de la contemplation, dit-il, et vous faites bien; seulement, n'oubliez pas les fleurs qui doivent parer le lit de l'Epouse. L'exercice des vertus doit précéder le saint repos, comme la fleur doit précéder le fruit ». Faites abnégation de votre volonté propre. Si votre âme est couverte de la ciguë et des orties de la désobéissance, pourrait-il se donner tout à vous, Celui qui aima l'obéissance au point de mourir plutôt que de n'obéir pas ? Je ne comprends point quelques-uns d'entre nous: ils nous ont troublés par leur singularité, irrités par 1eur impatience, méprisés par leur entêtement; tout le jour, ils molestent leurs frères et portent atteinte à la concorde; ils n'en ont pas moins « l'impudence » de convier, par d'instantes prières, le Dieu de toute pureté à prendre son repos dans leur âme souillée. « Votre lit n'est pas fleuri, il sent mauvais. Commencez par purifier votre conscience de tout levain de colère et de ,dispute, .de murmure et d'envie. Hâtez-vous de bannir de votre cœur tout ce que vous savez contraire à la paix avec vos frères, à l'obéissance envers les supérieurs. Ensuite entourez-vous des fleurs de toute bonne action, de tout bon désir, embaumez-vous des suaves senteurs des vertus. Tout ce qui est vrai, tout ce qui est chaste, tout ce qui est juste, saint, aimable, de bon renom, tout ce qui est vertu et discipline, pensez-y, cultivez-le. Vous pourrez alors appeler l'Époux avec confiance, et lui dire en toute vérité: « Notre lit est fleuri »; car il ne sentira plus que la piété, la paix, la mansuétude, la justice, l'obéissance, la sainte joie et l'humilité ».  Ainsi donc, ceux qui sont encore novices dans la vie spirituelle ont « à baiser les pieds du Sauveur », à les arroser des larmes de leur repentir. Ceux qui travaillent péniblement à l'acquisition des vertus « baisent les mains du bon Maître », et l'appellent humblement à leur aide. En général, c'est aux âmes déjà plus avancées qu'est réservé « le baiser de la bouche »; encore faut-il qu'elles adorent en tremblant, qu'elles se fassent toutes petites; et le Maître infiniment sage aura soin de les humilier avant de les élever, de les humilier encore après les avoir élevées. « Car il faut que celui qui aspire à de si grandes choses ait de bas sentiments de soi-même... Lorsque vous voyez qu'on vous humilie, c'est la preuve que la grâce est proche,... si vous savez tout souffrir en silence et avec joie pour Dieu » .

La contemplation mystique, au dire de sainte Thérèse, est « un banquet général auquel Notre-Seigneur nous convie tous ». Elle est donc offerte et comme promise aux âmes de bonne. volonté. Il la donnera aux âmes qui s'y préparent par un entier détachement, une parfaite humilité, et la pratique des autres vertus, et qui, au lieu de s'arrêter en chemin, marchent avec une ardeur toujours nouvelle vers le bienheureux terme de leurs désirs. La sainte réclame surtout « de J'humilité, de l'humilité, puisque c'est par elle que le Seigneur se laisse vaincre et cède à tous nos désirs ». Sans doute, cette oraison est surnaturelle; et Dieu, qui reste maître de ses dons, ne nous conduit pas tous par un même chemin., Pourtant, « qu'une âme soit humble et détachée de tout, mais dans la vérité et non dans l'imagination qui souvent la trompe; et le divin Maître, je :n'en doute point, lui accordera non seulement cette grâce, mais encore beaucoup d'autres qui surpasseront ses désirs » . Saint Jean de la Croix abonde dans le même sens .

En fait, pour peu que l'on parcoure les Exordes de Cîteaux, notre Ménologe et les Sermons de notre Père saint Bernard, on aura vite constaté que la mystique s'est magnifiquement épanouie dans notre Ordre pendant plusieurs siècles. Il en fut de même parmi les enfants du :pauvre d'Assise, au Carmel, à la Visitation, et dans toutes les familles religieuses, tant qu'elles ont conservé la ferveur du premier institut, surtout parmi celles qui sont contemplatives et cloîtrées. Sainte Thérèse constate que, dans chacune de ses maisons, il se rencontre à peine une religieuse qui marche par la voie de la méditation, toutes les autres sont élevées à la contemplation parfaite . Sainte Jeanne de Chantal avoue que « l'attrait quasi universel des Filles de la Visitation est d'une très simple présence de Dieu et d'un entier abandon » ; ce qui n'est plus l'oraison commune. Il est vrai que le milieu était idéal. Mais Scaramelli déclare, après trente ans de missions, « qu'il se rencontre à peu près en tout lieu quelque âme que Dieu conduit par ces voies (mystiques) à une haute perfection » . De nos jours, comme aux siècles passés, l'expérience montre que Dieu s'est réservé bien des âmes qu'il veut favoriser de ses meilleurs dons: il y en a jusque dans le monde; il y en a davantage dans les Communautés, surtout dans les cloîtres. Ce n'est pas, ce ne peut pas être la majorité des âmes pieuses : la foule demeurera toujours dans la vallée, un bon nombre graviront les premières pentes, seule une élite atteindra les sommets. L'oraison mystique sera donc très -rare, à ses degrés supérieurs; mais, à ses premiers degrés, « elle l'est bien moins qu'on ne le croit communément » . D'autant plus que certaines âmes sont contemplatives à l'insu de leur confesseur, et même sans qu'elles s'en doutent : « ce sont là, au dire de Bossuet, des jeux merveilleux de la divine Sagesse, qui cache aux âmes ce qu'elle leur donne, et qui leur fait rechercher la contemplation pendant qu'elles la possèdent » .

La contemplation devrait être bien plus fréquent encore. Nombreuses sont les âmes que Dieu voudrait conduire et qui restent en chemin. Les unes pourraient dire avec le malade de l'Evangile : « Hominem non habeo » ; je n'ai personne qui me jette dans la piscine, et même j'ai trouvé qui m'empêche d'y entrer. D'autres sont retenues par le surmenage, l'agitation, les scrupules. Mais la plupart n'ont pas apprécié cette perle précieuse à sa valeur; ils n'ont pas fait le nécessaire pour l'obtenir; ils n'ont pas suffisamment cultivé l'abnégation, l'obéissance et l'humilité. S'il n'y a pas plus de contemplatifs, voilà la principale cause . Sainte Catherine de Bologne disait avec raison : « S'il se trouvait aujourd'hui une Madeleine qui aimât Dieu plus ardemment que celle de l'Evangile, Dieu aurait aussi pour elle plus d'amour; il lui accorderait. des dons plus excellents; s'il existait un François qui endurât pour lui plus de souffrances que saint François d'Assise, il le comblerait de plus nombreuses et de plus grandes faveurs; s'il y avait une Claire qui par sa sainteté lui fût plus agréable que sainte Claire, il l'enrichirait d'un trésor de grâces plus précieuses » .

De cet exposé découlent les conclusions suivantes : Nous ne sommes pas obligés de désirer les oraisons passives et Dieu n'est pas tenu de nous les donner, parce que ce n'est pas la perfection ni la seule voie pour y parvenir.

Nous avons parfaitement le droit de les désirer et de les demander, même avec instance, pour la surabondance de lumière et d'amour, pour le surcroît de force qu'elles nous apporteraient. II est très bon de les avoir en vue, ne fût-ce que comme un idéal lointain : ce sera un heureux stimulant de notre activité spirituelle.

Nous devons nous y disposer; car, fin définitive, la préparation qui dépend de nous n'est guère autre chose qu'un fidèle accomplissement du devoir journalier, et la pratique de la mortification chrétienne ; or cela s'impose à toute âme soucieuse d'avancer.

Notre désir ne sera pas empressé ni chimérique : chaque chose doit venir en son temps; il faut soutenir les durs combats de la voie purgative et les travaux prolongés de la voie illuminative, avant de goûter le repos de la voie unitive. Ce serait une déplorable illusion de négliger la lutte et le progrès, en rêvant de parvenir à la contemplation, sans faire, avec zèle et tout d'abord, ce qui en est la préparation nécessaire.

Notre désir, si légitime qu'il soit, doit être tempéré par l'humilité et l'abandon. Une âme humble se juge indigne d'une si haute faveur, elle ne se froissera donc pas d'en être privée longtemps, toujours peut-être. Avec l'abandon, on se fait indifférent par vertu, même à une chose aussi désirable que la contemplation ; on ne la recherche qu'autant que Dieu la veut. pour nous; on se conserve ainsi dans l' ordre et la paix, et l'on évite, en cas d'insuccès, la tristesse et le découragement.

Désirons le progrès dans l'oraison, puisque c'est un puissant moyen. Désirons bien plus encore le progrès dans la vertu, puisque c'est la fin. Mettons tous nos soins et notre courage à nettoyer notre maison intérieure, à l'orner de toutes les vertus, à y vivre avec Dieu dans le silence et la vie d'oraison; et quoique Dieu ne doive à personne ces grâces de choix, il ne se laissera pas vaincre en générosité; et, même en supposant qu'il nous les refuse pour nous sanctifier par une autre voie, il nous restera toujours, pour prix de nos efforts, un opulent surcroît de grâce et de gloire. N'est-ce pas l'essentiel?

ARTICLE II. Les variétés de la contemplation mystique.

Supposons maintenant que Dieu nous ouvre le chemin de la contemplation. Celle-ci comporte une grande variété de voies, et Dieu se réserve de nous choisir la nôtre.

La contemplation sera toujours une oraison de simple regard amoureux sur Dieu et sur les choses de Dieu. Son essence tient tout entière dans ces deux mots: elle regarde et elle aime.  Mais il y a d'abord une époque de transition, où tantôt l'on médite et tantôt l'on contemple. Il y a aussi la contemplation active et la passive : dans la première, tout se passe comme si l'âme quittait le discours et simplifiait ses affections par son libre choix; dans la seconde, elle constate avec évidence que la lumière et l'amour ne viennent pas de ses efforts; elle les reçoit, c'est Dieu qui les verse.  Or, il les répand comme il veut: il donnera plus de lumière que d'amour, et l'oraison sera chérubique; il infusera plus d'amour que de lumière, et l'oraison sera séraphique. - Il appliquera les uns à contempler ses attributs divins, ou l'adorable Trinité, la plupart à contempler la sainte Humanité, Jésus-Enfant, la Passion, le Sacré-Cœur, le Très Saint Sacrement,. etc. Dieu est le Maître; c'est à lui qu'il appartient d'assigner à chaque âme son rôle et son service. L'action mystique produira partout un silence admiratif et plein d'amour, parfois des paroles de tendresse ou d'impétueux transports. Elle versera la lumière et l'amour tantôt par torrents, tantôt avec mesure, ou même goutte à goutte, suivant les dispositions dé l'âme, et selon que Dieu se proposera de l'embraser ou de la purifier. Bref, pour des raisons multiples, la contemplation aura des formes diverses, et des changements fréquents, qui demanderont, de notre part, une abnégation de tous les jours et un filial abandon.

Arrêtons-nous à considérer de plus près l'une de ces variations les plus éprouvantes: la contemplation sera quelquefois savoureuse, elle sera bien plus souvent aride ou sans grande consolation.

Pour bien comprendre ce point de doctrine, notons avec le P. Le Gaudier, « qu'il y a des actes essentiels à la contemplation, à savoir, dans l'intelligence, un simple regard, tout discours cessant; dans la volonté, l'amour d'amitié, le plus excellent de tous, source, forme et fin de la contemplation. Mais il y a d'autres actes qui la complètent pour ainsi dire, comme l'admiration, la dévotion jointe, à une incroyable délectation » . Assurément, ces derniers actes perfectionnent l'oraison mystique, en lui apportant une splendeur de beauté, une douceur plus suave, et même un supplément dé force. Sans' eux cependant, la contemplation conserve ses éléments essentiels. Et Dieu, qui nous gouverne avec autant de sagesse que d'amour, a recours tantôt à la contemplation savoureuse, tantôt à la contemplation aride et purifiante, suivant l'effet de grâce qu'il veut produire en nous.

Veut-il arracher l'âme à la terre et se l'attacher fortement ? Il versera la lumière et l'amour à flots. Plongée en Dieu dont elle sent délicieusement la présence et l'action, enflammée des saints ardeurs de l'union d'amour, fascinée par la beauté, la bonté, la tendresse d'un Dieu si grand et si saint pour sa chétive créature, aussitôt l'âme fait silence et contemple avec admiration; elle enveloppe son Bien-Aimé d'un long regard, où se peignent l'étonnement, la joie, l'amour qui la captivent; elle Jouit de Dieu dans une union pleine de paix et de douceur, comme saint Jean reposant sur la poitrine de son Maître adoré. Elle aime de tout son cœur sans dire son amour; mais son silence parle assez haut; son âme passe tout entière dans le feu de ses yeux, dans ses larmes, son attitude, les dispositions de son cœur, l'immobilité de son saisissement. Ou bien, si le mouvement de la grâce l'y attire, elle s'épanche en amoureux colloques, en effusions de tendresse, sans violence ni transports, dans la plus délicieuse intimité. Ou bien, l'amour et la joie vont à un tel excès que l'âme ne peut plus les contenir; éperdue d'amour et de bonheur, ivre de Dieu, elle éclate en pieux transports, elle s'abandonne aux élans de sa tendresse, à l'impétuosité de son cœur; elle déborde en un flot de sentiments ardents, de paroles délirantes, de saintes folies; mais c'est le secret du Roi qu'elle essaie de cacher à tout regard indiscret. Or ce n'est pas une fois en passant que Dieu s'abaisse vers notre petitesse et nous élève à ces divines privautés. C'est à maintes et maintes reprises, et longtemps à la fois, qu'il prend cette âme dans ses bras, qu'il la caresse sur ses genoux, qu'il la presse suri son cœur, comme un enfant d'amour.

Est-il besoin d'apporter toutes sortes d'arguments à cette âme, pour lui prouver qu'elle aime et qu'elle est encore plus aimée, que Dieu est ineffablement bon et qu'il lui veut beaucoup de bien ? N'a-t-elle pas compris la tendresse de ces étreintes ? Elle connaît maintenant, par une douce expérience, le cœur de son Père si tendre, de son Epoux adoré; elle se confie à lui sans peine et sans effort; elle lui abandonne tout ce qu'elle a de plus cher, sa vie, sa mort et son éternité; elle le supplie de s'emparer de son cœur et de sa volonté, de les garder et de les gouverner à tout jamais: Que ne ferait- elle pas alors ? C'est le temps du beau soleil et des riches moissons. Qu'elle veille à suivre avec docilité l'action de Dieu dans la prière, à le payer d'un juste retour par un redoublement de fidélité, à ne refuser rien de ce qu'il lui demande; c'est le moment pour elle de se vaincre avec moins de peine et plus d'énergie; le sacrifice est alors si facile, il a même un vrai charme. Qu'elle n'oublie jamais de chercher le Dieu des consolations plutôt que les consolations de Dieu, et de s'enfoncer dans le sentiment de sa misère à mesure que Dieu l'élève par sa miséricorde. Et qu'au temps de la prospérité elle se tienne prête à l'adversité : car la contemplation n'apportera pas toujours cette vive admiration qui suspend l'esprit dans la stupeur, l'ardeur d'amour qui jette la volonté dans les transports, ni la joie qui envahit l'âme et les sens. Rarement, l'action mystique atteindra ce maximum d'intensité; le plus souvent, elle demeurera moyenne ou faible; et l'oraison se passera dans un état qui n' est ni la consolation ni la sécheresse, ou même dans une monotone et désolante aridité.

Pourquoi ces continuelles variations ? Parce que l'âme n'est pas encore purifiée à fond, ni suffisamment dégagée des sens. Il faut qu'elle se détache plus complètement de toutes choses, et qu'elle devienne aussi moins dépendante de ses opérations sensibles. Elle y travaille par la pratique de la mortification à la relation savoureuse. Cependant, cela ne suffirait pas encore : sous les flots de lumière et d'amour, saurions-nous bien découvrir notre misère et notre pauvreté ? Peut-être l'orgueil et le besoin de jouir y trouveraient-ils leur aliment le plus délicat, et le vieil homme n'achèverait pas de mourir. Mais Dieu va le réduire par la diète, au besoin par la famine. Il ôte à cette âme si chère ses méditations accoutumées, l'abondance des pensées, la variété des affections, la douceur des caresses, divines. Il lui donne, en échange, un peu de contemplation, mais une contemplation aride et purifiante, où il verse la lumière et l'amour goutte à goutte, avec une crucifiante parcimonie. Il en verse assez pour que l'âme se tourne vers Dieu, qu'elle le cherche et ne se plaise qu'auprès de lui. Il en verse trop peu pour qu'elle le trouve dans un délicieux sentiment de possession. C'est une vraie contemplation mystique, mais elle se passe dans une recherche anxieuse, un besoin douloureux, une faim inassouvie. De temps en temps, Dieu se laisse entrevoir, et l'âme goûte aussitôt les saintes ardeurs et les joies de la contemplation savoureuse. Bien vite et pour longtemps peut-être, il la ramène à cette monotone et désolante ,nuit des sens; il t'y plonge et l'y replonge à satiété; et, pour qu'elle achève de mourir à soi-même, il lui réserve la. nuit de l'esprit, beaucoup plus pénible encore.

A-t-elle lieu de se plaindre ? Assurément non. C'est une 'grâce austère et crucifiante, et combien nécessaire, si l'on en juge par la conduite ordinaire de la Providence! Que l'âme s'efforce de comprendre les vues de Dieu et de s'y conformer avec confiance et générosité. Elle n'est dédaignée qu'en apparence. Délaissée dans le vide de l'esprit, la sécheresse du cœur, et la tentation bien souvent, obligée de toucher du doigt son impuissance et sa misère, elle devient petite à ses propres yeux, elle finira par se faire humble et soumise devant Dieu et devant les hommes. Continuellement sevrée des douceurs qu’elle aimait trop, elle apprend à s'en passer, pour servir le bon Maître avec désintéressement. Et, sur les ruines de l'amour-propre, l'amour divin s'élève, toutes les vertus grandissent; elles tirent de cette aridité même un surcroît de force, de mérite et d'éclat; car on croit, on espère, on aime, on obéit, on s’abandonne, pendant que Dieu cache son amour et ne montre que ses saintes rigueurs. Il y a donc là une mine d'or à exploiter, pour la purification de l'âme et le progrès des vertus, pourvu qu'on persévère avec courage dans la prière, et qu'on ne se laisse pas déconcerter par l'épreuve .

Bref, la contemplation aride et la contemplation savoureuse ont chacune leur rôle providentiel, et procurent à l'âme fidèle de précieux avantages : l'une a pour fin directe de nous faire mourir à nous-mêmes, l'autre de nous faire vivre à Dieu; l'une possède une vertu merveilleuse pour éteindre l'amour-propre, l'autre pour allumer l'amour divin. Mais on peut mettre obstacle à la première par le manque de courage, à la' seconde par le manque d'humilité ou d'abnégation. Laquelle nous est la plus nécessaire ? Ferions-nous, de l'une et de l'autre, un bon ou un mauvais usage ? Libre à nous sans doute d'avoir un désir et de le dire à Dieu filialement. Mais, exposés comme nous le sommes à nous tromper dans une chose de cette importance et qui relève du bon plaisir divin, n'est-il pas plus sage de remettre le choix entre les mains de Dieu, et de nous tenir prêts à faire notre devoir, en acceptant d'avance sa décision, quelle qu'elle soit ?

Les Saints eux-mêmes n'ont pas tous marché par la même voie d'oraison; mais tous ont pratiqué cet abandon filial, et suivi docilement l'action de la grâce.

Ecoutons sainte Jeanne de Chantal pariant de son bienheureux Père : « Il me dit une fois qu’il ne prenait point garde s'il était en consolation ou en désolation; et quand Notre-Seigneur lui donnait de bons sentiments, il les recevait avec simplicité; s'il ne lui en donnait point, il n'y pensait pas; mais c'est la vérité que, pour l'ordinaire, il avait de grandes suavités intérieures, et l'on voyait cela en son visage. Il y a plusieurs années qu'il me dit qu'il n'avait pas de goûts sensibles en l'oraison, et que ce que Dieu opérait en lui, c'était par des clartés et sentiments insensibles, qu'il répandait en la partie intellectuelle de son âme, que la partie inférieure n'y avait nulle part. Il les recevait simplement avec une très profonde révérence et humilité; car sa méthode était de se tenir très humble, très petit et très abaissé devant son Dieu, avec une singulière révérence et confiance, comme un  enfant d'amour » .

Sainte Jeanne de Chantal avait une oraison passive de simple remise en Dieu, de total abandon, un « fiat voluntas tua » indiscontinué; elle y demeurait dans une très simple vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée au bon plaisir divin, sans se remuer nullement pour faire des actes de l'entendement ni de la volonté », c'est-à-dire des actes méthodiques, discursifs, ou sensibles. « Notre-Seigneur lui mettait en l'âme les sentiments qu'il fallait, et là il l'éclairait parfaitement, pour tout, et mille fois mieux qu'elle n'eut pu l'être par ses discours et imaginations ». Cependant, elle souffrait d'un état si simple et si passif, à cause de sa nature ardente et de la nouveauté de la voie. Tout lui était problème et sujet d'inquiétude. Mais son bienheureux Père. la rassurait, en lui enseignant que « la quiétude où la volonté n'agit que par un très simple acquiescement au bon plaisir divin, est une quiétude souverainement excellente, d'autant qu'elle est pure de toute sorte d'intérêt ». Et, pour que la Sainte suivît sans crainte le mouvement de la grâce, « se contentant de n'avoir aucun contentement, sinon celui d'être sans contentement, . pour l'amour et contentement de son Dieu », il l'encourageait par la parabole si connue: « Si une statue que l'on aurait mise en une niche au milieu d'une salle, avait du discours, et qu'on lui demandât: Pourquoi es-tu là ? Parce que, dirait-elle, le statuaire mon maître m'a mise ici.  Pourquoi ne te remues-tu point ? Parce qu'il veut que j'y demeure immobile. De quoi sers-tu là ? quel profit te revient-il d'être ainsi ? Ce n'est pas pour mon service que j'y suis, c'est pour servir et obéir à la volonté de mon maître.  Mais tu ne le vois pas. Non, dirait-elle, mais il me voit, et prend plaisir que je sois où il m'a mise. Mais ne voudrais-tu pas bien avoir du mouvement, pour aller plus près de lui ? Non pas, sinon qu'il me le commandât. Ne désires-tu donc rien ? -Non, car je suis où mon maître m'a mise, et son gré est l'unique contentement de mon être. Ma fille, que c'est une bonne oraison, que de se tenir en la volonté de Dieu et en son bon plaisir » ! Cependant, « dans cet état passif, sainte Chantal ne laissait pas d'agir en certains temps, quand Dieu retirait son opération ou qu'il l'excitait à cela; mais toujours ses actes étaient courts, humbles et amoureux ».  Cette direction était très sage, et cette occupation très fructueuse; « car, après une ou deux années de cette oraison, passive, on vit tout à coup à la Mère de Chantal des lumières qu'elle n'avait pas encore eues, des sentiments d'une profondeur admirable sur Dieu, sur elle, sur les créatures; une ardeur de zèle, un abandon à la volonté divine, un mépris pour les choses d'ici-bas, avec je ne sais quelle soif d'humiliation, qui ravissaient tout le monde » .

Notre-Seigneur dit un jour à la bienheureuse Marguerite-Marie : « Sache, ma fille, que l'oraison de soumission et de sacrifice m'est plus agréable que la contemplation ». Et cette digne fille de sainte Jeanne de Chantal « avait accoutumé de dire que les peines intérieures, reçues avec amour, ressemblent à un feu purifiant, qui va consumant dans l'âme insensiblement tout ce qui déplaît au divin Epoux. Celles qui en font l'expérience avoueront qu'elles y font beaucoup de chemin sans y prendre garde; de sorte que, si on avait le choix de la consolation ou de la souffrance, une âme fidèle ne devrait pas réfléchir, mais embrasser la croix de notre divin Maître, quand elle ne nous donnerait d'autre avantage que de nous rendre conformes à notre Époux crucifié » .

Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, parlant de sa retraite de profession : « Bien loin d'être consolée, dit-elle, l'aridité la plus absolue, presque l'abandon, furent mon partage. Jésus dormait comme toujours dans ma petite nacelle... Il ne se réveillera pas sans doute avant ma grande retraite de l'éternité; mais au lieu d'en avoir de la peine, cela me fait un extrême plaisir. Je devrais attribuer ma sécheresse à mon peu de ferveur et de fidélité, je devrais me désoler de dormir bien souvent pendant mes oraisons et mes actions de grâces. Eh bien ! je ne me désole pas. Je pense que les petits enfants plaisent autant à leurs parents lorsqu'ils dorment que lorsqu'ils sont éveillés ». C'est sa confiance et son humilité d'enfant qui la rassuraient. Mais elle prenait fidèlement les moyens de réussir, et son oraison devint continuelle. Elle raconte plus loin la terrible épreuve par où Dieu la fit passer : « Je dois vous paraître inondée de consolations, une enfant pour laquelle le voile de la foi s'est presque déchiré! Et cependant, ce n'est plus un voile, c'est un mur qui s'élève jusqu'aux cieux et couvre le firmament étoilé. Lorsque je chante le bonheur du ciel, je n'en ressens aucune joie; car je chante simplement ce que je veux croire... Le Seigneur ne m'a envoyé cette lourde croix qu'au moment où je pouvais la porter; autrefois je crois bien qu'elle m'aurait jetée dans le découragement. Maintenant elle ne produit qu'une chose : enlever tout sentiment de satisfaction naturelle sans mon aspiration vers la patrie céleste » .

Ce que nous venons de dire s'applique surtout à la contemplation obscure et générale. Il y en a une autre qui est distincte et particulière, et qui s'exerce spécialement dans les visions, révélations, paroles intérieures, etc. C'est là surtout qu'il faut pratiquer la sainte indifférence, en désirant même que Dieu nous conduise par une autre voie.

Ces sortes de faveurs ne supposent pas la sainteté: Balaam a prophétisé, Saül a prophétisé, Judas a prophétisé; il a même opéré des miracles. Des enfants ont eu des visions, par exemple à la Salette, à Lourdes, à Pontmain. Beaucoup de Saints, au contraire, ne semblent pas avoir été favorisés de ces grâces. De nos jours encore, Dieu les a prodiguées à Gemma Galgani et à nombre d'autres; Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus, Sœur Elisabeth de la Trinité, Sœur Céline de la Présentation, n'en ont reçu aucune ou presque aucune. Ces grâces ne sont donc ni la sainteté, ni la marque de la sainteté. Et sainte Thérèse affirme avec raison que, « pour en être fréquemment favorisée, une âme n'en mérite pas plus de gloire;... Notre-Seigneur ne fait pas dépendre le mérite de ces sortes de grâces, puisqu'il y a plusieurs personnes saintes qui n'en ont jamais reçu aucune, et d'autres qui ne sont pas saintes qui en ont reçu » .

Elles ne sont pas le moyen nécessaire pour parvenir à la perfection. Cependant, sainte Thérèse, qui en fut comblée, fait le plus magnifique éloge de leur bienfaisante efficacité. « On en doit faire une grl1nde estime, dit-elle. Je n'ai presque point eu de visions qui ne m'aient laissée avec plus de vertu. Une seule parole de celles que j'ai coutume d'entendre, une vision, un recueillement qui ne dure pas plus d'un Ave Maria, met mon âme dans une paix parfaite, rend même la santé à mon corps, remplit de lumière mon entendement, et me restitue cette force et ces désirs que j'ai d'ordinaire. Je me rappelle ce que j'étais, je sais que je marchais dans une voie de perdition ; et je vois qu'en peu de temps ces faveurs m'ont tellement changée, que je ne me' reconnais presque plus moi-même » . On aurait donc tort de rejeter toutes les grâces de ce genre par système et de parti pris; en supposant que le Saint-Esprit voulût nous conduire à la sainteté par là, ce serait lui fermer la voie.

Mais s'il y a de ces faveurs qui sont bonnes et excellentes parce qu'elles viennent de Dieu, il y a des phénomènes analogues qui seraient nuisibles, comme étant un artifice du démon ou un jeu de l'imagination. Les illusions sont faciles ici plus que nulle part ailleurs. Des Saints même n'ont pas toujours su s'en préserver; témoin sainte Catherine de Bologne, au début de sa vie religieuse; elle se laissa tromper, cinq ans durant, par une apparition du démon sous la forme de Jésus crucifié ou de la Sainte Vierge; il faut convenir qu'elle y avait donné occasion par la présomption. Sainte Thérèse nous avertit que, lorsqu'on ose désirer ces sortes de faveurs, « on est déjà trompé ou en grand danger de l'être, parce que la moindre porte ouverte suffit au démon pour nous tendre mille pièges, et parce qu'un désir violent entraîne avec lui l'imagination, et l'on se figure ainsi voir et entendre ce qu'on ne voit et qu'on n'entend point ». Par contre, « pourvu qu'une âme ne veuille pas se laisser tromper, et qu'elle marche dans l'humilité et la simplicité, je ne crois pas, dit-elle, que cette âme puisse être trompée » . C'est pourtant le cas, ou jamais, de prier, de réfléchir, de. consulter, et de suivre toutes les lois d'une sévère prudence.

Qui ne sait avec quelle insistance saint Jean de la Croix porte ses lecteurs à se défier des visions, révélations et paroles intérieures, à y résister, à s'en dépouiller ? Sainte Thérèse exprime un avis plus modéré : « il y a toujours sujet de craindre en semblables choses, jusqu'à ce que l'on soit assuré qu'elles procèdent de l'esprit de Dieu; c'est pourquoi je dis que, dans les commencements, le meilleur est toujours de les combattre. Si c'est Dieu qui agit, cette humilité de l'âme à se défendre de ses faveurs ne fera que la mieux disposer à les recevoir, et plus elle les mettra à l'épreuve, plus elles augmenteront. Mais il faut se garder de trop contraindre et d'inquiéter ces personnes ». En parlant des apparitions de Notre-Seigneur, elle dit encore: « Ne lui demandez jamais et ne souhaitez jamais qu'il vous conduise par la même voie. Cette voie est bonne sans doute, et vous devez en faire grande estime et la respecter beaucoup; mais il ne convient ni de la demander ni de la désirer ». La Sainte complète sa pensée en portant l'âme au saint abandon : « On ignore, dit-elle, si l'on ne trouvera pas une perte, là où l'on croit rencontrer un profit. Il y a une étrange témérité à vouloir soi-même choisir son chemin sans savoir s'il est le plus sûr, au lieu de s'abandonner à la conduite de Notre-Seigneur qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons, afin qu'il nous mène par la voie qui nous convient et qu'ainsi sa sainte volonté se fasse en toutes choses » . Et donc, prudente réserve et filial abandon : cette conclusion de sainte Thérèse sera la nôtre; aucune ne s'harmonise mieux avec le précepte de l'Esprit-Saint : « Ne méprisez pas les prophéties; examinez bien toutes choses, gardez (seulement) ce qui est bon » .

D'ailleurs, il ne faut jamais l'oublier, l'essentiel n'est pas que notre oraison soit active ou passive, que notre contemplation soit silencieuse ou priante, savoureuse ou aride, obscure ou distincte, mais que notre prière nous donne des fruits abondants d'abnégation. d'humilité, d'obéissance, qu'elle nous fasse grandir en toute vertu, spécialement dans l'amour, la confiance et le saint abandon. Et précisément ces vicissitudes dont nous parlons ici sont très propres à rendre l'âme souple et docile entre les mains de Dieu, tout en lui conservant le trésor de son humilité.

ARTICLE III. - Progrès dans la contemplation et progrès dans la vertu.

On avait l'espoir de monter, de monter encore, de monter toujours dans les voies mystiques. Mais les mois, les années passent, et l'on se trouve à peu près au même degré, si même on n'a pas l'impression d'avoir rétrogradé. C'est une grosse épreuve, et l'on est tenté de se décourager, peut-être de regarder 'en arrière. Bien à tort cependant.

Le désir d'avancer dans les voies mystiques est parfaitement légitime en soi, et nous avons le droit de le traduire en une prière confiante et filiale. Ne sommes-nous pas fondés à penser que nos communications avec Dieu, en s'élevant, nous apporteraient un surcroît de lumière et de force, qu'elles resserreraient l'union d'amour, et rendraient plus parfait l'exercice des vertus ?

Mais ce désir a besoin d'être tempéré par un filial abandon. Dieu veut rester le maître des dons qu'il se propose de nous faire; il s'en réserve le temps et la mesure, afin de nous maintenir dans la dépendance et l'humilité. Il n'appelle pas à la contemplation mystique toutes les âmes de bonne volonté; celles qu'il appelle ne sont pas toutes destinées au même degré d'oraison, comme elles ne le sont pas toutes au même degré de perfection. Après qu'il a déjà commencé à nous combler de ses faveurs, nous ne savons jamais s'il veut nous en accorder de plus grandes, nous conserver les anciennes, ou nous les reprendre. Certains dons mystiques sont concédés pour un temps, puis Dieu les ôte sans qu'on ait démérité. Il pourrait faire ainsi même pour les grâces d'oraison; il y a cependant lieu d'espérer qu'il nous les continuera, qu'elles iront en augmentant, si nous sommes fidèles. Mais Dieu reste le Maître, il nous laisse ignorer ses intentions, ou plutôt il les cache avec soin. Que faire alors ? Dussions-nous ne dépasser jamais la quiétude et la nuit des sens, montrons-nous heureux de la part qui nous est faite : elle est déjà belle et enviable, si nous la comparons à celle de tant d'autres. Ne cessons de louer Dieu qui a daigné nous prévenir des bénédictions de sa douceur, et soyons tout occupés de faire fructifier la précieuse semence qu'il a déposée en nous. La reconnaissance et la fidélité ne peuvent que réjouir ce bon Père et lui ouvrir la main, tandis que l'ingratitude et la négligence offenseraient son cœur délicat et le porteraient peut-être à se repentir de ses dons.

Le désir dont nous parlons doit être patient, et savoir attendre le moment de la grâce. Au dire de tous les auteurs, les degrés de la contemplation passive sont des étapes, des périodes, des âges spirituels; pour l'ordinaire, il faut faire un assez long séjour en chacun d'eux, avant de parvenir au suivant. Dieu l'a voulu de la sorte, afin que ces divers états d'oraison aient le temps de produire leur effet. Soyons beaucoup plus soucieux de tirer : un plein bénéfice du degré présent, que de monter vite au suivant. D'ailleurs l'avancement spirituel n'est-il pas le fruit principal qu'on attend de ces grâces, et le plus sûr moyen, s'il plaît à Dieu, de préparer de nouvelles ascensions ?

Et surtout, ce désir doit être humble et vigilant. Si nous ne montons pas plus vite et plus haut, cela vient presque toujours de ce que nous avons manqué de zèle pour nous disposer et pour correspondre. C'est le sentiment de sainte Thérèse : « Il y a, dit. elle, un très grand nombre d'âmes qui arrivent à cet état (de la quiétude; elle parle de ses monastères très fervents et saintement gouvernés). Mais, ajoute-t-elle, celles qui passent plus avant sont rares, et je ne sais à qui en est la faute. Très certainement elle n'est pas du côté de Dieu. Pour lui, après avoir accordé une si haute faveur; il ne cesse plus, selon moi, d'en prodiguer de nouvelles, à moins que notre infidélité n'en arrête le cours... Grande est ma douleur, quand, parmi tant d'âmes qui, à ma connaissance, arrivent jusque-là et devraient passer outre, j'en vois un si petit nombre qui le fassent, que j'ai honte de le dire » . Saint François de Sales adopte le sentiment de sainte Thérèse, et il ajoute : « Soyons donc attentifs, Théotime, à notre avancement en l'amour que nous devons à Dieu; car celui qu'il nous porte ne nous manquera jamais »  . Cette doctrine est très encourageante; mais elle nous montre bien nos responsabilités. Loin de s'enorgueillir d'être parvenu à la quiétude, on doit plutôt se demander avec crainte pourquoi on ne la dépasse point. Et s'il paraît qu'on n'avance guère, un humble retour sur soi-même est toujours de mise.

Avons-nous arrêté le cours des grâces par notre faute, supprimons bien vite la cause du mal. Notre conscience ne nous fait-elle aucun reproche, adorons avec une humble confiance la sainte volonté de Dieu. En attendant le moment de la Providence, redoublons de zèle pour sanctifier l'épreuve, et pour préparer notre âme à de nouvelles grâces. Aussi longtemps qu'on sera fidèle à cette pratique, l'état d'oraison pourra paraître stationnaire; en réalité, la foi s'éclairera, toutes les vertus grandiront; on profitera spécialement dans l'amour, la confiance et l'abandon. Que faut-il de plus ? Cet avancement n'est-il pas le seul essentiel et nécessaire ? Voilà le bien que nous attendions de nos progrès dans les voies mystiques. Si nous manquions le but, à quoi nous servirait-il d'avoir une oraison plus élevée, fût-elle pleine de lumières, d'ardeurs et de transports ? Au contraire, si nous y parvenons, qu'importe que ce soit par un chemin plus commun, fût-ce même par la privation prolongée de ces lumières, de ces ardeurs et de cette jubilation ?

Ne l'oublions jamais : le progrès réel et profond, celui qui est le but de la grâce et de nos efforts, celui qu'il faut désirer d'une manière absolue, c'est le progrès dans toutes les vertus, spécialement dans la charité qui en est la reine. Il ne sera peut-être pas inutile de mettre notre pensée plus en lumière. L'amour a son siège dans la volonté. Souvent, mais non pas toujours, il rejaillit de là sur les facultés inférieures; il devient ainsi comme visible et palpable, il ira parfois jusqu'à de véritables transports. Plus il est sensible, plus il nous frappe et nous parait désirable; alors il est complet, et sa force s'accroît, puisque toutes nos facultés y concentrent leurs énergies. Malgré cela, ce ne sont pas les brillantes lumières ni cette pieuse ivresse, ce n'est pas cette sorte d'effervescence, qu'il faut désirer principalement. Car il peut se faire et il arrive qu'un tel amour demeure plus sensible que spirituel, et qu'il ait, en définitive, moins de valeur que d'éclat. Au contraire, l'amour peut rester purement spirituel, sans aucune action sur les facultés sensibles ; alors il passera presque inaperçu, quoiqu'il puisse être très vivant et plein de force. C'est à ses fruits, et non pas à ses fleurs, qu'il faut juger l'amour; les œuvres en sont la preuve, elles en donnent la vraie mesure. L'amour solide et profond est celui qui unit fortement notre volonté à celle de Dieu; il est parfait, quand il nous amène à n'avoir plus qu'un même vouloir et non-vouloir avec Dieu j ce qui suppose le détachement de toutes choses et la mort à soi-même.

Telle est la fin que nous devons poursuivre. Le progrès de la contemplation n'est qu'un des moyens pour y parvenir; il n'est pas nécessaire, et, seul, il ne suffirait pas.

« Certaines religieuses, dit saint Alphonse, ont lu les auteurs mystiques, et les voilà tout ardeur pour cette union extraordinaire que les maîtres appellent passive. J'aimerais mieux qu'elles désirassent l'union active, c'est-à-dire la parfaite conformité à la volonté de Dieu, « en laquelle, disait sainte Thérèse, consiste « la vraie union de l'âme avec Dieu». Aussi ajoute-t-elle à l'adresse des âmes favorisées de la seule union active : « Peut-être ont-elles plus de mérité; car il y faut leur travail personnel, et Dieu les traite comme des âmes fortes... » Nul doute que, sans la contemplation infuse et avec la seule grâce ordinaire, on puisse, par des efforts successifs, anéantir sa propre volonté et la transformer toute en Dieu; dès lors, nous devons uniquement désirer et uniquement demander que Dieu fasse en nous sa volonté. Voilà toute la sainteté » . D'après saint Alphonse, il n'y a donc qu'un but, c'est la parfaite conformité de notre volonté avec celle de Dieu; mais il y a deux chemins, ce qu'il appelle l'union active et l'union passive. Dès lors, on demandera la parfaite conformité, le saint abandon, et lui seul, d'une manière absolue. Quant au choix des voies et moyens, il appartient à Dieu de le faire à son gré. Cependant, il est très permis de désirer les oraisons mystiques et d'en demander le progrès, si tel est le bon plaisir divin; l'enseignement traditionnel est formel sur ce point; et saint Alphonse, qui s'en écarte un peu en cet endroit, convient du moins que si l'on a le germe de ces grâces, on peut en désirer le développement. Qui ne connaît l'estime et l'amour de sainte Thérèse pour les oraisons mystiques ? Plus elles sont élevées et fréquentes, plus elle en célèbre la puissante efficacité, pour nous en donner une haute idée, nous les faire désirer comme des biens inestimables, et nous presser de les acquérir, s'il plaît à Dieu, n'importe à quel prix. Elle n'exclut nulle part, de ce désir et de cette recherche, l'union pleine, l'union extatique, ni même le mariage spirituel; et l'on peut citer à l'appui de cette thèse un grand nombre de passages de ses écrits . Malgré les magnifiques éloges qu'elle décerne à l'oraison d'union, elle préfère cependant l'union de volonté, comme on préfère le terme à la voie, le fruit à la fleur. C'est « cette union de volonté qu'elle a désirée toute sa vie, et toujours demandée à Notre-Seigneur ». « L'oraison d'union» est « le chemin abrégé », le véhicule le plus rapide et le plus puissant pour nous y conduire . Mais, ce n'est que l'un des chemins, et non pas le terme. « Je le répète, dit- elle, notre vrai trésor est une humilité profonde, une grande mortification, et une obéissance qui, voyant Dieu même dans le Supérieur, se soumet à tout ce qu'il commande… Là est la marque certaine du progrès spirituel, et hon dans les délices de l'oraison, dans les ravissements, les visions et les autres faveurs de cette nature que Dieu fait aux âmes quand il lui plaît » .

Saint Philippe de Néri disait dans le même sens : « L'obéissance, la patience et l'humilité valent mieux pour les religieuses que les extases » .

Sainte Thérèse, saint Philippe et saint Alphonse connaissaient, par une longue expérience personnelle, le prix inestimable de l'union pleine et de l'extase. Loin d'eux, par conséquent, la coupable ingratitude qui méconnaît les dons de Dieu, et l'aberration non moins coupable qui les déprécie, qui en détourne les âmes et prétend faire la leçon à l'Esprit-Saint. Ils ne voulaient que mettre en garde contre les illusions possibles; et la plus funeste, assurément, serait de prendre ces sortes de faveurs pour la sainteté même; elles sont des grâces très précieuses, quand elles viennent de Dieu; mais il reste à en tirer le meilleur parti, pour obtenir que la conduite s'élève et se mette au niveau de l'oraison.

Aussi saint François de Sales a-t-il pu dire justement que, si une âme a des ravissements dans la prière, et n'a pas d'extase en sa vie, c'est-à-dire si elle n'est pas élevée au-dessus des convoitises mondaines, des volontés et des inclinations naturelles, par l'abnégation, la simplicité, l'humilité, et surtout par une continuelle charité, « tous ces ravissements sont grandement douteux et périlleux; ils sont propres à faire admirer les hommes, mais non pas à les sanctifier; ce ne sont que des amusements et tromperies du malin esprit. Bienheureux ceux qui vivent une vie surhumaine, extatique, relevée au-dessus d'eux-mêmes, quoiqu'ils ne soient pas ravis au-dessus d'eux-mêmes en l'oraison! Plusieurs saints sont au ciel, qui jamais ne furent en extase ou ravissement de contemplation... Mais il n'y eut jamais saint qui n'ait eu l'extase et ravissement de la vie et de l'opération, se surmontant soi-même et ses inclinations naturelles » .

On peut voir par là ce que valent les formules : Telle oraison, telle perfection; ou bien, telle perfection, telle oraison. Elles ont un fond de vrai; car la prière s'élève, pour l'ordinaire, à mesure que s'élève la vie spirituelle; et le progrès de la prière, à son tour, appelle de nouveaux. progrès dans la vertu. Mais on donne à ces formules un sens trop absolu et très exagéré, si l'on suppose que les ascensions de l'oraison vont de pair, rigoureusement et toujours, avec les ascensions de la vie spirituelle. Cela n'est pas vrai, du moins en ce qui concerne l'oraison mystique. Celle-ci demeure une grâce que Dieu ne doit jamais, pas même à l'âme la plus fidèle. Il la donne à qui il veut, dans la mesure qu'il lui plaît. C'est un magnifique instrument de travail, encore faut-il qu'on sache en faire usage. Et supposé que plusieurs âmes apportent un même degré de préparation et de correspondance, Dieu peut refuser ces grâces mystiques aux unes, les donner aux autres comme il voudra. Dès lors, on n'est pas fondé à juger, par cela seul, du degré de leur perfection réciproque. Saint Joseph de Cupertino surabonde en extases; est-il plus grand que saint François de Sales ou saint Vincent de Paul, qui n'en furent pas aussi favorisés ? De nos jours, Dieu combla de ses divers dons mystiques Gemma Galgani et combien d'autres; il ne les prodigua pas autant à Sœur Elisabeth de la Trinité, ni à Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus. Est-ce à dire que les dernières soient moins saintes que les premières ? Dieu seul le sait. Mais personne n'ignore que Sœur Thérèse n'en est pas moins devenue la grande thaumaturge de nos jours et que sa vie demeure un idéal de la perfection religieuse.

Tout ce que nous venons de dire au sujet de la contemplation mystique se résume en ces quelques mots par où nous terminions les Voies de l'Oraison mentale : « La meilleure oraison, ce n'est pas la plus savoureuse, mais la plus fructueuse; ce n'est pas celle qui nous élève dans les voies communes ou mystiques, mais celle qui nous rend humbles, détachés, obéissants, généreux et fidèles à tous nos devoirs. Certes, nous estimons grandement la contemplation, à la condition pourtant qu'elle unisse notre volonté à celle de Dieu, qu'elle transforme notre vie, ou nous fasse du moins avancer, dans les vertus. Nous ne désirerons donc progresser en oraison que pour monter en perfection; au lieu de scruter curieusement le degré où sont parvenues nos communications avec Dieu, nous regarderons plutôt si nous en avons tiré tout le profit possible pour mourir à nous-mêmes et pour développer dans notre âme la vie divine » .

Article IV. Le « laisser faire Dieu » dans les voies mystiques.

« Laisser faire Dieu », c'est une expression très en faveur de nos jours. Elle a du vrai; mais il ne faut pas la prendre à la lettre, ou bien on ouvre la porte au Semi-quiétisme. En exposant la notion du saint abandon, nous avons montre, avec beaucoup de détails à l'appui, qu'il n'exclut ni la prévoyance ni les efforts personnels; ce n'est donc pas un pur « laisser faire Dieu ». Cela est vrai de la voie commune; c'est non moins vrai de la voie mystique. L'une est active, et l'autre passive; l'action divine sera donc différente; malgré cela, la formule « laisser faire Dieu » ne répond pas à tous nos devoirs, ni en l'une, ni en l'autre.

Dans la voie commune, l'action divine s'adapte à nos procédés naturels; elle nous laisse le choix et la conduite de nos opérations; elle se met pour ainsi dire à notre service, tant est merveilleuse la condescendance de notre Père céleste! Ne parlons d'abord que de l'oraison, et prenons pour exemple la méditation. Comme il s'agit de faire une œuvre surnaturelle, il faut bien que la grâce nous prévienne et nous aide; elle sera dans tous nos actes, aucun ne se fera sans elle. Mais elle nous laisse déterminer librement le temps, le lieu, le sujet de notre oraison; elle nous permet aussi de la conduire à notre gré, en ce sens que nous pouvons, comme il nous plaira, choisir nos considérations et nos affections, leur assigner la place, l'étendue, la variété que nous voulons, arrêter nos résolutions d'après nos préférences. Dieu travaille en nous et avec nous; mais il s'accommode à notre manière humaine d'opérer, et il demeure caché. Il est vrai qu'il disposera de nous selon son bon plaisir, et nous serons par suite dans la sécheresse ou la consolation, dans le calme ou le combat, dans la paix ou les peines intérieures. Le « laisser faire Dieu » trouve ici sa place; mais un champ très large reste ouvert à notre libre activité.

Les conditions changent quand on entre dans les voies mystiques. Prenons pour exemple la quiétude. Dieu, agissant par les dons du Saint-Esprit, ne se cache plus autant; pour l'ordinaire, il fait sentir sa présence et son action. Il intervient selon son bon plaisir, au chœur, à la lecture, au travail, dans le temps et le lieu qu'il juge à propos, et non pas toujours quand nous l'attendons. Il ne s'accommode plus à nos procédés naturels; dans une certaine mesuré, il nous impose les siens. Il prend, quand il lui plaît, l'initiative et la conduite de notre oraison. Il lie l'imagination, la mémoire et l'entendement, pour. empêcher les considérations développées, les affections méthodiques et discursives, variées et compliquées, et pour nous former peu à peu à une simple attention amoureuse. Il produit lui-même la lumière et l'amour; il les verse à flots, avec mesure ou goutte à goutte; il les renforce ou les diminue, comme il veut. Il leur donne pour objet ses divins attributs, la Passion, l'Enfance de Notre-Seigneur, ou tel autre sujet qu'il lui plaît. Il provoque en nous 'm silence admiratif, des transports amoureux, des colloques paisibles; ou même il nous réduit à la pénible aridité. d'un désert sans fin. Il n'est pas en notre pouvoir de lui faire renforcer ou modifier son action, de le retenir ou de le ramener malgré lui quand il veut se retirer. Il est le maître, et il le fait bien voir. Mais son intervention sera toujours l'œuvre de son miséricordieux amour et de son impeccable sagesse.

Malgré cela, il nous laisse, en général, la facilité de faire nos lectures pieuses, et même de trouver des considérations abondantes pour le service de nos frères. Si l'on excepte l'impuissance à méditer qui peut devenir totale, ici l'influence mystique ne lie pas entièrement les puissances. Il reste toujours en notre pouvoir de la recevoir ou de la repousser, d'accepter le sujet d'oraison qu'elle nous offre ou d'en prendre un autre, de nous en tenir aux occupations qu'elle nous apporte, ou d'y surajouter tout ce que nous voulons, comme affections, demandes, etc. En un mot, la quiétude est un mélange de passif et d'actif, ou, comme parle sainte Thérèse, « le naturel s'y trouve mêlé à ce qui est surnaturel » ; et, par suite, il y aura lieu tout à la fois au « laisser faire Dieu » et à notre activité personnelle.

La passivité sera beaucoup plus accentuée dans l’union pleine et l'extase. Il n'y a presque aucun travail dans la première, il n'yen a pas dans la seconde, quand elles sont à leur point culminant. Mais lorsqu'on est parvenu à cet âge de la vie spirituelle, l'oraison est loin d'atteindre toujours ce maximum d'intensité; d'ailleurs, elle s'élève et s'abaisse, au cours même d'un seul exercice; elle se passera donc, la plupart du temps, dans la simple quiétude ou les purifications passives. En somme, il est fort rare que la contemplation soit complètement passive. Et, par suite, il y aura toujours lieu « au laisser faire Pieu », et, très généralement, à notre activité personnelle, avec du plus et du moins. Mais l'action divine étant la principale, il faut que la nôtre lui demeure subordonnée, qu'elle s'harmonise et se fonde avec elle.

Ce « laisser faire Dieu », est-il besoin de le dire ? n'est pas l'état purement passif d'un champ qui reçoit, avec une égale inertie, la rosée du ciel ou les rayons du soleil. C'est l'attitude d'une âme, intelligente et libre, qui, comprenant le bienfait divin, se présente tout entière pour le recevoir et n'en rien perdre. Elle ne se borne pas à donner son consentement, à n'opposer point de résistance, à ne rien faire qui soit un obstacle; elle apporte son esprit, son cœur, sa volonté, pour se livrer toute à la grâce. En conséquence, aussi longtemps que l'influence mystique se fait sentir, l'âme veille à repousser les distractions, et, s'il y a lieu, les occupations incompatibles avec la prière; elle évite de chercher ou même d'accepter des considérations suivies, des affections variées et compliquées, toutes choses plus propres à étouffer cette petite flamme qu'à la renforcer. Mais elle reçoit l'action divine avec révérence et soumission, avec confiance et reconnaissance; elle s'y adapte aussi bien qu'elle peut. Elle l'accepte, telle qu'elle lui est offerte, faible ou forte, silencieuse ou priante, sans chercher un autre sujet. Si l'occupation qu'elle reçoit lui paraît suffisante, elle se borne à contempler Dieu dans un silence amoureux, ou à produire de pieuses affections, suivant le mouvement de la grâce. Si cette occupation est trop faible, elle essaie de la renforcer par quelques affections pieuses, conformes à l'action divine. En un mot, elle se met, avec une amoureuse révérence, au service de la grâce. -Quand l'influence mystique a cessé de se faire sentir, l'âme se livre à la prière, de sa propre détermination, selon son choix, par les procédés qui ont coutume de lui réussir. Elle supplée alors à ce qu'elle n'a pu faire da us l'oraison passive; elle s'applique aux pieuses lectures, elle produit les affections et les demandes qui conviennent. Saint François de Sales insistait beaucoup sur ce point, dans la direction qu'il donnait à sainte Jeanne de Chantal et à ses Filles. Après l'oraison, l’âme s'applique à lui faire porter tous ses fruits, et à se maintenir, par la mortification intérieure, dans la ferveur et la pureté qui la disposent à de nouvelles grâces, s'il plaît à Dieu.

Lorsqu'il la plonge et la replonge à satiété dans les purifications passives, il semble à cette pauvre âme qu' elle est abandonnée d'en haut; mais rien n'est perdu, que pour le vieil homme. Elle est entre les mains de Dieu. A quoi lui servirait-il de se débattre ? Il est tout-puissant. Le meilleur moyen d'abréger l'épreuve est de se soumettre sans plaintes, sans récriminations, sans inquiétude. Bien loin de nous tenir purement passifs, faisons confiance à Dieu, notre meilleur ami, notre Père infiniment sage et bon; donnons-lui, tant qu'il voudra, nos mains et nos pieds, et laissons-le nous crucifier tout à son aise. Ne le fuyons pas, quand l'oraison menace d'être ennuyeuse; allons-y comme d'habitude et faisons notre devoir avec courage. Ne posons aucune cause volontaire de sécheresse; ayons devant Dieu une attitude humble, repentante, soumise, et toujours pleine de confiance, en sorte que ce douloureux état nous donne en réalité tout ce qu'il peut produire d'humilité, de renoncement et de saint abandon. Nous aurons fait un gain usuraire.

Telle est la conduite que sainte Jeanne de Chantal gardait elle-même et faisait suivre à ses Filles. « Dans cet état passif, elle ne laissait pas d'agir en certains temps, quand Dieu retirait son opération ou qu'il l'excitait à cela; mais toujours ses actes étaient courts, humbles et amoureux. « Oui, ma fille, disait-elle, quand Dieu le veut et qu'il me le témoigne par le mouvement de la grâce, je fais quelques actes intérieurs, ou je prononce quelques paroles extérieures, surtout dans le rejet des tentations. Dieu ne permet pas que je sois si téméraire, que je présume n'avoir jamais, besoin de faire aucun acte, et je crois que ceux qui disent n'en faire en aucun temps ne l'entendent pas. Je crois même que notre sœur Anne-Marie Rosset en fait qu'elle ne discerne pas; du moins, je lui en fais faire d'extérieurs ». La Sainte veillait donc, ajoute son historien, « à ne rien faire que par le mouvement de la grâce. Elle lui demeurait entièrement soumise et obéissante, soit que Dieu l'invitât à agir, soit qu'il la laissât à elle-même, en retirant son opération. Elle passait ainsi d'un état à un autre, tour à tour active ou passive, au gré de Dieu; vicissitude remarquable dans la vie de cette grande Sainte, et qui tendait, dit Bossuet, « à la rendre souple sous la main de Dieu, et à faire qu'elle ne cessât de s'accommoder à l'état où il la mettait, ce qui produisait les vertus, les soumissions et les résignations admirables qui parurent dans sa vie ». Cet état extraordinaire que la Sainte n'avait éprouvé d'abord qu'à l'oraison, elle ne tarda pas à l'éprouver à la sainte messe, à la communion, pendant l'office, souvent même tout le long du jour. Ce n'était quelquefois qu'un éclair, pendant lequel elle demeurait en silence les yeux fermés, unie à Dieu par un simple regard. D'autres fois, cet état se prolongeait des heures entières, mais sans loi rien faire perdre de sa liberté d'esprit ni de sa liberté d'action » .

Cette dernière réflexion nous amène â dire que, comme les âmes peuvent être mues divinement dans l'oraison, elles peuvent l'être aussi dans l'action. Nous avons parlé longuement de la prière, parce que c'est là surtout, pensons-nous, que s'exerce l'influence mystique, et ce que nous en avons dit fera mieux comprendre ce que sera cette influence et comment nous devons y répondre, quand elle se fait sentir, ailleurs.

Dans la voie commune, la grâce demeure secrète, même pour celui qui la reçoit. Elle nous laisse l'initiative, le choix dans les choses libres, la délibération, la détermination, l'exécution. Au fond, c'est bien du Saint-Esprit que tout procède, rien de surnaturel n'étant possible sans qu'il nous en suggère la pensée, et qu'il nous aide à le vouloir et à le faire. Mais il se cache, et s'adapte à nos procédés naturels, en sorte que tout paraît venir de nos efforts. C'est par la foi que nous savons que notre volonté a dû être aidée d'une grâce secrète, et soutenue, à certains moments par les dons du Saint-Esprit.

Au contraire, dans l'action mystique, comme dans l'oraison mystique, l'action de Dieu se fait sentir et devient pour ainsi dire manifeste. Elle ne s'astreint plus à suivre nos procédés humains. Tout d'un coup, l' âme se trouve éclairée et mise en mouvement, comme par un instinct divin, une inspiration particulière, une motion spéciale. Si soudaine; si doucement impérieuse que soit l'action divine, elle ne supprime pas l'exercice du libre arbitre; c'est de grand cœur que l'on consent, et l'on rassemble volontiers toutes ses énergies pour correspondre. .Voilà pourquoi Bossuet a pu dire : « Nous sommes d'autant plus agissants que nous sommes plus poussés, plus mus, plus animés par le Saint-Esprit; cet acte par lequel nous nous livrons à l'action qu'il fait en nous, nous met, pour ainsi parler, tout en action pour Dieu » . Mais, dans un autre sens, nous sommes d'autant moins agissants que nous sommes plus pâtissants; et l'on sent bien qu'une puissance supérieure a pris l'initiative, fait le choix de l'acte, remplacé la délibération par un instinct divin, et poussé de suite à l'exécution. Quand une âme est fréquemment favorisée de ces influences mystiques, on traduit cela en disant qu'elle est sous la conduite du Saint- Esprit.

Peut-elle y être toujours, et en toutes choses ? Saint Jean de la Croix le pense de la Sainte Vierge, et d'elle presque seule : « Elevée, dit-il, dès le principe à cet état très sublime (où c'est Dieu lui-même qui dirige les puissances vers les actes conformes au divin vouloir), la glorieuse Mère de Dieu n'eut jamais dans l'esprit le souvenir d'aucune créature propre à la distraire, de Dieu et à la diriger dans sa conduite. Tous ses mouvements furent toujours produits par le Saint-Esprit... Bien qu'il soit difficile de trouver une âme entièrement conduite par le Seigneur, et enrichie de la perpétuelle union durant laquelle les puissances sont divinement occupées, néanmoins on en rencontre assez fréquemment qui sont mues par le Seigneur dans leurs actions et ne se meuvent point d'elles-mêmes » . Bossuet abonde dans le même sens : « Ces états imaginaires de nos faux mystiques, dit-il, où les âmes sont toujours mues divinement par ces impressions extraordinaires dont nous parlons, ne sont connus ni du P. Jean de la Croix, ni de sa mère sainte Thérèse : J'ajoute que ni les Angèle, ni les Catherine, celle de Sienne et celle de Gênes, les Avila, les Alcantara, ni les autres âmes de la plus pure et de la plus haute contemplation, n'ont jamais cru être toujours passives, mais par intervalles; et souvent rendues à elles-mêmes, elles ont agi de la manière ordinaire. La même chose paraît dans la Mère de Chantal, lune des personnes de nos jours les plus exercées dans cette voie » . « Y a-t-il ou y a-t-il eu un très petit nombre d'âmes d'élite mues par Dieu. de cette manière à chaque instant »? Bossuet « laisse la chose au jugement de Dieu, et, sans avouer de pareils états, il dit seulement, dans la pratique, qu'il n'y a rien de si dangereux ni de si sujet à illusion, que de conduire les âmes comme si elles y étaient arrivées, et qu'en tout cas ce n'est point dans ces préventions que consiste la perfection du christianisme » .

A l'occasion de ces états passifs, Bossuet signale deux excès opposés : celui des Quiétistes qui rendaient cette passivité perpétuelle, fort commune, et nécessaire du moins pour la perfection, et celui qui consiste à prendre pour des rêveries suspectes tous « ces états où certaines âmes d'élite reçoivent passivement des impressions divines, si hautes et si inconnues, qu'on en peut à peine comprendre l'admirable simplicité » .

En conséquence, aussi longtemps que nous sentons en nous l'action de Dieu, nous devons la suivre avec une confiante docilité; dès qu'elle cesse, il faut revenir aux moyens ordinaires de fuir le péché, de pratiquer la vertu, de remplir les devoirs journaliers. Et, comme la route nous est clairement tracée et que la grâce ne manque jamais à la prière et à la fidélité, il n'y a pas lieu d'attendre que Dieu nous déclare à nouveau sa volonté ou qu'il nous pousse à l'action par une motion spéciale . Ou plutôt, « il n'est pas permis à un chrétien, dit Bossuet, sous prétexte d'oraison passive ou autre extraordinaire, d'attendre dans la conduite de la vie, tant au spirituel qu'au temporel, que Dieu le détermine à chaque action par voie et inspiration particulière; et le contraire induit à tenter Dieu, à illusion et à nonchalance » .

Mais, en ces matières si délicates, il faut craindre les illusions. Notre vie mystique devra donc être soumise à un sérieux contrôle, d,'après les règles du discernement des esprits. Si elle a pour effet de nous faire mieux observer nos vœux et nos règles, obéir à nos supérieurs, vivre> en paix avec nos frères, combattre les tentations, sanctifier les épreuves, on ne peut mettre en suspicion ni son origine, ni l'usage qu'on en fait. Même alors, il faut 'imiter sainte Thérèse : « Ce qu'elle a toujours désiré le plus a été d'acquérir des vertus; et c'est aussi ce qu'elle a le plus recommandé à ses religieuses, ayant coutume de leur dire que l'âme la plus humble et la plus mortifiée sera aussi la plus spirituelle » .

Comme il est difficile d'être bon juge en sa propre cause, c'est le cas, ou jamais, de recourir à un directeur expérimenté. D'ailleurs, la Providence a établi que les hommes seront gouvernés par d'autres hommes. Notre-Seigneur apparaît à Saul, et il l'envoie à Ananie. Sainte Thérèse, sainte Jeanne de Chantal, la bienheureuse Marguerite- Marie, avaient l'esprit très éclairé et le jugement très droit; cependant elles ne cessaient de recourir à leur directeur, ou; suivant les cas, à leurs Supérieurs. Sainte Thérèse, parlant d'elle-même, dit « qu'elle n'a jamais réglé sa conduite sur ce qui lui avait été inspiré dans l'oraison; et quand ses confesseurs lui disaient d'agir autrement, elle leur obéissait sans la moindre répugnance, et les instruisait de tout ce qui lui arrivait... Notre-Seigneur lui disait alors qu'elle faisait bien d'obéir, et qu'il manifesterait la vérité » . Il se montra cependant irrité contre ceux qui lui défendaient dé faire oraison. Notre-Seigneur disait de même à la bienheureuse Marguerite-Marie : « Désormais j'ajusterai mes grâces à l'esprit de ta règle, à la volonté de ta Supérieure, et à ta faiblesse; et tiens pour suspect tout ce qui te pourrait retirer de son exacte pratique. Je veux que tu la préfères à tout le reste, même la volonté de tes Supérieures à la mienne. Lorsqu'elles te défendront ce que je t'aurai ordonné, laisse-les faire : je saurai bien trouver les moyens de faire réussir mes desseins par des voies opposées et contraires...» Il montra, dans la suite, quels coups redoutables il sait frapper, pour renverser les oppositions . Car il veut « qu'on éprouve les esprits pour voir s'ils sont de Dieu »; mais, l'épreuve suffisamment faite, il n'admet pas qu'on entre en lutte avec lui.

   

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