
Méditations
préparatoires à la Grande Passion du Christ

15
Nicodème
Celui
qui ne naît pas de nouveau
ne peut voir le Règne de Dieu.
Nicodème,
comme hébété, avance solitaire, sur un chemin étroit, caché, il ne sait pas
lequel... Il avance sans but, sa douleur est trop grande, il ne sait plus
penser, il ne sait plus rien, le pauvre Nicodème. Dans son cœur revient une
phrase lancinante dont il ne comprend même pas le sens:
« C’est
une mauvaise plaie qui gagne en lui, maintenant qu’il est couché, il ne
pourra plus se relever ».
(Ps.
41[40], 9)
Maintenant
qu’il est couché, il ne pourra plus se relever...
Maintenant qu’il est couché...
Nicodème
pleure, il ne sait pas pourquoi ; il pleure car son cœur est brisé. Il
pleure comme si on lui avait arraché le cœur, comme si tout l’amour qui était
en lui avait été enlevé.
Le
monde a disparu pour Nicodème, le monde n’existe plus, ou plutôt si, mais il
n’est que douleur. Et Nicodème pleure sans pouvoir s’arrêter, sans être
consolé... Nicodème comprend qu’on lui a pris ce qu’il avait de plus cher,
Jésus le Nazaréen, mais il ne savait pas
qu’il L’aimait à ce point. Et Nicodème pleure. Lui, le docteur de
la Loi, le grand homme en Israël, Nicodème le sage ne sait plus que pleurer.
Nicodème,
c’était un Ancien, c’est-à-dire un Docteur de la Loi, un pharisien fort
estimé, membre du Sanhédrin. Nicodème était un homme en vue, riche et
savant... Mais c’était un homme honnête et bon, un
pauvre de Yahvé, et il attendait le Messie.
Nicodème
a, comme tout le monde, entendu parler de Jésus. À plusieurs reprises il
s’est même, discrètement, mêlé à la foule de ceux qui, de plus en plus
nombreux, viennent écouter le jeune prophète et surtout se faire guérir de
leurs maladies. Nicodème a un esprit critique bien formé, et il ne veut pas se
faire une opinion sans s’être informé par lui-même.
Nicodème
est docteur en Israël, et il connaît la Loi : il la connaît même par cœur.
Il est très attaché à cette loi qui vient de Dieu, et il n’accepterait pour
rien au monde qu’on y touche, qu’on y enlève ne serait-ce qu’un iota. Il
est donc particulièrement méfiant vis à vis de toutes les nouveautés, et le
jeune prophète, qui parle avec une autorité que lui, Nicodème, ne connaissait
pas, le rend particulièrement prudent... Pourtant, malgré lui, Nicodème se
redit les paroles du prophète Malachie, un vrai prophète, celui-là :
« Voici
que j’envoie mon messager pour aplanir le chemin devant moi ; et soudain
le Seigneur que vous cherchez entrera dans son Temple. Voici venir l’ange de
l’alliance, dit Yahvé Sabaot »
(Ma. 3, 1).
– Il
y a eu, récemment, pense tout haut Nicodème, il y a eu récemment un certain
Jean qui baptisait dans le Jourdain, et qui nous demandait de nous convertir, de
préparer les voies du Seigneur. Moi aussi je suis allé le voir, et j’ai été
très impressionné. Mais Hérode l’a fait décapiter... Jean qui baptisait,
qui prêchait un baptême de pénitence, était-il Élie qui doit précéder la
venue du Messie ? Car Malachie dit aussi :
« Maintenant
je vous envoie Élie, le prophète, juste avant que vienne le jour de Yahvé,
jour grand et redoutable. Il réconciliera les pères avec leurs fils, et les
fils avec leurs pères, de sorte que, lors de ma venue, je n’aie pas à
maudire la terre ».
(Ma. 3, 23)
Nicodème
est décidément très perplexe: Jean le Baptiste lançait des invectives
terribles, mais le jeune prophète dit des choses qui touchent le cœur, et lui,
le sage d’Israël en est tout remué. Il en aura le cœur net, il ira trouver
Jésus... Mais il ira de nuit pour ne pas susciter interrogations ou
malveillances : Nicodème est curieux, honnête, mais pas téméraire...
– Maître,
nous savons que Tu es venu de la part de Dieu, car personne ne peut faire les
miracles que Tu accomplis. Dis-moi...
Jésus
frémit. Soudain Il “assiste” à une scène terrible : Lui, Jésus
vient de mourir sur la Croix et Nicodème est là, près de Lui, Le transportant
dans un tombeau... Brusquement Jésus interrompt Nicodème :
– Vraiment,
Je te le dis, si on ne naît pas de nouveau, on ne peut voir le Règne de Dieu.
– Comment
un homme devenu vieux peut-il entrer de nouveau dans le sein de sa mère ?
Nicodème
est un homme âgé : à cette époque, à 50 ans, quand il pouvait parvenir
à cet âge, un homme était déjà très vieux.
– Vraiment,
dit Jésus, si on ne naît de l’eau et de l’Esprit, on ne peut entrer dans
le Royaume de Dieu...
La
conversation se poursuit longuement, mais soudain, interloqué et remué
jusqu’au plus profond de lui, Nicodème s’écrie :
– Mais
comment cela peut-il se faire ?
– Tu
es un maître en Israël et tu ne sais pas cela ?... Si Je vous dis les
choses de la terre, vous ne croyez pas. Comment Me croirez-vous si Je vous dis
les choses du Ciel ?
Nicodème
est de plus en plus surpris, mais son cœur s’ouvre, et Jésus, poursuivant
son enseignement, avec toujours devant Lui la vision de sa Passion ajoute :
– De
même que Moïse a élevé le serpent au désert, de même le Fils de l’Homme
doit être élevé pour que quiconque croît en Lui ait la vie éternelle... La
Lumière est venue dans le monde, mais les hommes ont préféré les ténèbres...
Celui qui fait la vérité vient à la Lumière...
Jésus
vit vraiment sa Passion. Nicodème se tait, subjugué par les paroles de Jésus
que pourtant il ne comprend pas vraiment... La nuit s’achève, Nicodème doit
vite s’en aller... Nicodème est encore prudent, mais son cœur brûle tandis
qu’il chante :
« Ô
Yahvé ! J’ai bien entendu, j’ai vu cette œuvre que tu réaliseras,
que tu montreras au cours des temps: dans ta colère, n’oublie pas ta miséricorde ».
(Ha. 3, 2)
Les
mois ont passé. La réputation de Jésus s’est étendue à tout le pays et même
au-delà. Simultanément l’hostilité et la haine croissent au sein du Sanhédrin :
– Tout
le monde court vers Lui. Le peuple commence à s’éloigner de nous. Cet homme
est dangereux: Il prêche l’amour, Il cherche à libérer le cœur des
pauvres, Il mange avec les publicains et les pécheurs. Il veut même qu’on
paye l’impôt à César! Mais jusqu’où va-t-Il aller ? On dit même
qu’Il ne repousse pas les Romains et qu’Il a guéri le serviteur d’un
centurion romain! Oui, cet homme est dangereux; Il doit mourir.
Nicodème
est de plus en plus perplexe. Est-ce lui qui se trompe ou les grands-prêtres du
Sanhédrin ? Nicodème ne sait plus, il ne comprend plus : comment,
lui, un docteur en Israël, il n’est plus capable de juger ces choses ?
Sa prière se fait plus instante et douloureuse :
« Ô
Dieu, prête l’oreille à ma prière, ne Te dérobe pas à mes supplications.
Écoute-moi, réponds-moi, je suis dans tous mes états, je frémis ».
(Ps. 55 [54], 2-3)
Nicodème
entend toutes les paroles qui accusent Jésus. Parfois même, au sein du Sanhédrin,
il essaie de tempérer la haine qui grandit. Il élève quelques objections,
mais on a vite fait de se moquer de lui et de le remettre à sa place :
– Alors,
toi aussi, tu es un disciple de cet homme ?
Nicodème
a peur et il se tait... Nicodème est inquiet et il cherche à se rassurer. Jésus
est un homme loyal; sa vie est pure et on ne peut Lui reprocher aucun péché.
Job n’a-t-il pas affirmé qu’un homme vraiment juste n’avait rien à
craindre ? « Ne dois-tu pas
compter sur ton respect du droit, ta vie parfaite n’est-elle pas ta raison
d’espérer ? Rappelle-toi: quand donc un innocent a-t-il péri ? Où
a-t-on vu des hommes droits disparaître ? » (Jb. 4, 6-7)
Nicodème
se dit aussi que les docteurs du Sanhédrin connaissent trop bien les prophètes
pour commettre l’irréparable. Eux aussi répètent souvent les versets d’Osée,
et ils sont bien trop attachés à leurs biens pour courir le risque de les
perdre. Ils ne veulent pas encourir les malédictions prédites : « Ils
ont semé le vent, ils récolteront la tempête ; ils sont comme un blé
qui n’aura pas d’épi ; s’il en a, il ne donnera pas de farine ;
s’il en donne, des étrangers la mangeront ». (Os. 8, 7)
Non,
vraiment, ses collègues ont des défauts, ce ne sont pas toujours des justes
devant Dieu, mais jamais ils ne voudraient qu’Israël subisse le sort de
Ninive, rappelé par Nahum :
« Malheur
à la ville sanguinaire (Ninive) qui n’est plus que mensonges; elle est pleine
de butin car elle n’a cessé de piller. Je te couvrirai d’ordures, je
t’abaisserai et je te livrerai en spectacle. Quiconque te verra tournera la tête :
Ninive ! Quelle dévastation ! Il n’y a pas de remède à ta
blessure, pas de guérison pour ta plaie ; tous ceux qui entendent parler
de toi applaudissent des deux mains; qui n’a pas souffert constamment de ta méchanceté ?
(Na. 3, 1-19)
Nicodème
rassuré a repris ses activités habituelles, et il participe à tous les débats
du Sanhédrin. Aussi n’est-il pas trop étonné quand, ce soir-là, on le fait
venir de toute urgence pour juger d’un cas excessivement grave. Le voici chez
Caïphe qui a son air des grands jours et qui lève les bras au ciel :
« Il
vaut mieux qu’un seul homme meure et que la nation ne périsse pas ! »
Nicodème
sourit : il connaît les allures théâtrales du Grand-Prêtre. Mais que
faisait donc Judas ici, à cette heure tardive ? Et pourquoi s’enfuit-il
si vite ?
– Je
ne sais pas pourquoi, pense Nicodème, ce garçon ne m’inspire pas confiance.
Nicodème
se tourne vers son ami, Joseph d’Arimathie, d’un air interrogateur. Joseph
comprend et hoche la tête d’un air dubitatif, en murmurant :
– Avec
Judas, il faut s’attendre à tout...
Voici
déjà deux heures que l’on délibère. Nicodème sait maintenant de quoi il
s’agit. D’ailleurs l’arrivée d’une meute hurlante de gardes du Temple
entourant Jésus solidement ligoté, lui ôte tous ses doutes : on doit
juger Jésus. Mais pourquoi ? Il n’a fait aucun mal ! Et puis, la
Loi interdit que l’on juge un homme pendant la nuit. Il faut attendre demain
matin. Et puis, demain, c’est la préparation de la Pâque... Soudain Nicodème
s’exclame, approuvé par Joseph :
– Non,
jamais moi, Nicodème, je ne m’associerai à une telle mauvaise action !
Outré,
Nicodème quitte la salle, bientôt suivi de Gamaliel et de Joseph d’Arimathie.
Nicodème
est rentré chez lui : il est terriblement inquiet, mais il ne sait pas
quoi faire. Il ne sait pas qui prévenir, qui contacter... Il y a bien Lazare,
mais le couvre-feu imposé par les Romains interdit toute visite : il faut
attendre demain matin. Malgré lui, Nicodème prie :
« Des
profondeurs je crie vers Toi, Seigneur, Seigneur écoute mon appel ! Que
ton oreille se fasse attentive au cri de ma prière ».
(Ps. 130 [29], 1-2)
Vendredi
matin. Nicodème a rencontré Lazare chez qui se trouvaient quelques-uns des
disciples de Jésus : ils semblaient terrifiés. Nicodème a longuement
parlé avec Lazare qui lui a rapporté des choses stupéfiantes : ainsi, sa
sœur Madeleine lui aurait confié que le Maître l’avait remerciée, elle, la
pécheresse, d’avoir enduit ses pieds d’un parfum rare, en vue de sa
prochaine sépulture. Madeleine aurait ajouté que ceux qui étaient ses
disciples ne L’auraient pas toujours... et qu’il fallait que les Écritures
s’accomplissent.
Nicodème
erre dans les rues de Jérusalem ; il ne sait pas où aller. Nicodème
erre, perdu dans ses larmes, dans des pensées qui le ramènent sans cesse à
ses fantasmes de la nuit précédente, comme si Job venait le hanter :
« Au
milieu de fantasmes entrevus dans la nuit à l’heure où le sommeil s’empare
des humains, je fus pris de frayeur jusqu’à en trembler: tous mes os en ont
été secoués. Un souffle passa alors sur mon visage qui fit se hérisser tous
les poils de mon corps. Quelqu’Un était là, je n’ai rien reconnu; c’était
une forme devant mes yeux, un silence, puis j’entendis une voix : ’Un
humain sera-t-il juste devant Dieu ? Quel homme sera pur pour Celui qui
l’a fait ?’ (Jb. 4, 13-17)
Maintenant
Nicodème frémit et se met à trembler de tout son être. Machinalement il se
dirige vers le Palais de Pilate, d’où émanent les hurlements terribles
d’une foule hystérique... Et soudain Nicodème reçoit, comme en plein cœur,
un choc épouvantable: un cortège macabre s’avance. C’est un cortège de
condamnés à mort qu’on mène à la crucifixion; et parmi ces condamnés, il
y a Jésus, le Maître de l’amour, ensanglanté, déchiré, défiguré,
portant sa croix d’ignominie.
Jésus
lève un peu sa tête et regarde Nicodème qui trébuche et s’enfuit en criant :
– Ils
ont osé !... « C’est
pourquoi je ne veux pas me taire, je veux dire la détresse de mon esprit et
faire entendre la peine de mon âme ».(Jb. 7, 11)
Personne
ne sait où est allé Nicodème. Lui non plus ne sait ce qu’il a fait. Il se
souvient seulement d’avoir pleuré à en mourir. Puis, sans savoir comment, il
s’est retrouvé sur le Mont Golgotha. Jésus était crucifié, l’orage
grondait; les ténèbres avaient envahi la terre qui s’est soudain mise à
trembler violemment...
Un
grand cri, un cri d’immense détresse “réveilla” Nicodème qui constata
que Jésus venait de mourir. C’était vers la neuvième heure... Nicodème
n’avait plus peur. C’est à ce moment qu’il aperçut Joseph l’Ancien.
La
nuit tombait. Demain, c’était la Pâque solennelle: les corps des suppliciés
ne devaient pas rester en croix. Il fallait les descendre immédiatement, et les
déposer dans une fosse commune. Alors, Nicodème et Joseph d’Arimathie, lui
aussi disciple de Jésus, allèrent demander à Pilate la permission d’enlever
le corps de Jésus et de l’ensevelir.
Cher
Nicodème ! Maintenant toi et Joseph vous avez tout à craindre. Jésus est
mort, les apôtres se sont enfuis. Vous avez tout à craindre du Sanhédrin et
du Temple si vous manifestez publiquement un reste d’attachement envers le
Crucifié. Vous êtes seuls, vulnérables, et c’est à ce moment précis que
vous prenez la décision de rencontrer Pilate pour qu’il vous laisse déclouer
le corps de Jésus et lui donner une sépulture.
Joseph
et Nicodème enlevèrent le corps de Jésus.
Ils avaient pris avec eux un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent
livres. Ils prirent le corps de Jésus et le lièrent de bandelettes, avec les
aromates, comme les juifs ont coutume de le faire pour ensevelir.
À
l’endroit où Jésus avait été crucifié, il y avait un tombeau neuf où
personne n’avait encore été mis. Là, à cause de la préparation des Juifs,
et comme le tombeau était proche, ils déposèrent Jésus.
(Jn.XIX-38-42)
Joseph
et Nicodème se regardent et s’étreignent en pleurant. Sans s’être concertés,
ils murmurent :
« La
Gloire de Yahvé ! Son éclat est comme la lumière, des rayons partent de
ses mains, s’échappent de sa puissance secrète.
Yahvé,
le Seigneur, est ma force, il affermit mes pieds comme ceux de la biche, il
entraîne mes pas sur les hauteurs ». (Ha. 3, 4 et 19)
« Toi,
Dieu, tu me soutiens, je resterai indemne.
Tu m’établiras
à jamais devant ta face ». (Ps. 41 [40], 13)
Nicodème,
Joseph d’Arimathie, seuls avec Jean ont osé rendre à Jésus les derniers
soins et devoirs avant sa mise au tombeau. Seuls, en prenant tous les risques...
Quel courage ! Qui osera encore dire que Nicodème était un lâche ou un
peureux ?


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