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INTRODUCTION
1. 27 mai 1584 fin de tout espoir de guérison
pour la jeune novice de 18 ans
27
mai 1584, au monastère de Sainte Marie des Anges, faubourg populaire de San
Frediano de Florence, une modeste cérémonie religieuse marque la fin de tout
espoir de guérison pour une jeune novice, Sœur Maria Maddalena, de la noble
famille des Pazzi.
Ce jour, qui se présentait sous le signe de la déception et
de la tristesse, ouvrait cependant une page étonnante de l’histoire du Carmel de
Florence et de la spiritualité.
Lisons le récit qu’en a fait, plus tard, Sœur Maria Pacifica
del Tovaglia :
« Elle désirait ardemment que le Seigneur brisât le lien de
sa chair mortelle pour lui être parfaitement unie, disant avec saint Paul : J’ai
le désir de m’en aller et d’être avec le Christ.
Comme son état empirait chaque jour, elle espérait une fin
rapide. Après deux mois de maladie et d’efforts inutiles, les médecins la
déclarèrent perdue, et les Mères se décidèrent à lui laisser prononcer ses vœux,
le 27 mai 1584, jour de la Sainte-Trinité. Elle était si malade que le Père
confesseur voulait qu’elle restât au lit pour la cérémonie… Mais s’en remettant
à Dieu, elle demanda aux Sœurs la grâce de la porter dans le chœur devant
l’autel de la Vierge; c’est là que le Père confesseur célébra la Messe, tandis
qu’elle restait allongée dans un petit lit qu’on lui avait préparé.
À la fin de la Messe, dans les mains de notre Père confesseur
Agostino Campi da Pontremoli, elle prononça les saints vœux avec une grande
dévotion et une ferveur extrême. Puis, une Sœur la ramena dans son lit à
l’infirmerie, en la prenant dans ses bras. Elle pria les infirmières de fermer
les rideaux et de sortir de la chambre car elle voulait se reposer un peu.
Au bout d’une heure environ, l’infirmière, étonnée du fait
qu’elle n’entendait pas la malade tousser comme d’habitude — elle ne restait pas
le temps d’un Ave sans tousser — intriguée par ce silence inaccoutumé,
s’enhardit et doucement entra dans la chambre et, tirant les rideaux, elle la
vit reposer en son centre, c’est-à-dire en Dieu. Son visage était beau, son
teint coloré, ses yeux fixés sur le Crucifix. Son visage resplendissait d’une
majesté et d’une grâce telles qu’elle ne semblait plus la même personne, elle
que la maladie avait rendue blême et décharnée. Ce que voyant, l’infirmière en
informa la Mère Prieure, qui, avec d’autres Mères, se rendit dans la chambre. Et
toutes les autres Sœurs qui vinrent la visiter, entrant une à une dans la
chambre, en reçurent une très grande consolation. Ce fut la première fois que
nous la vîmes en extase, et cela dura deux bonnes heures ».
C’est ainsi que commence pour la jeune professe une période
exceptionnelle d’extases quotidiennes, qui se prolongea durant quarante jours.
D’autres extases vont suivre, mais à un rythme moins régulier, sauf durant la
semaine de la Pentecôte à la Trinité, l’année suivante, qui, avec les quarante
jours, constitue un cycle achevé d’extases.
2. Le confesseur exige pour discerner que tout
soit communiqué à des religieuses spécialement désignées :
« Dès les premières extases de 1584, le confesseur du
monastère, Agostino Campi da Pontremoli, pour se rendre compte s'il s’agissait
d’illusions ou de tromperies diaboliques ou de faveurs divines, avait par
l’entremise de la prieure, ordonné à la jeune professe, en vertu de
l’obéissance, de rapporter tout ce qui lui arrivait en sa vie, en particulier en
ses extases, tout ce que Dieu lui communiquait, à des religieuses qui avaient
mandat de le mettre par écrit.
On lui donna comme confidente Sœur Veronica Alessandri. Le
Père, conscient du caractère embarrassant de cette assistance, eut la
délicatesse de lui donner pour ces communications une jeune professe, sa
compagne de noviciat, avec laquelle elle était assez intime. Sœur Marie
Madeleine l'accepta comme une mortification : elle obéit du mieux qu’elle put.
Mais les Supérieures du monastère ne furent pas satisfaites
du résultat. Après ses extases, Sœur Marie Madeleine ne se rappelait que peu de
choses et de manière fragmentaire, d’autres fois elle ne trouvait pas les mots
pour exprimer ce qu’elle avait vu et entendu; enfin il arrivait qu’on ne pût
l’interroger car parfois ses extases se prolongeaient plusieurs heures.
Les religieuses, ne voulant pas perdre tant de trésors de
doctrine et de rare expérience religieuse, décidèrent, en accord avec le
confesseur, d’écrire durant l'extase même tout ce que disait la sainte, prenant
note en même temps des gestes les plus significatifs. L’extase terminée, la
sainte relisait ce qui avait été écrit, elle corrigeait les erreurs, s’il y en
avait, disant : “C’est ceci que j’ai compris ou dit », et elle déclarait avoir
eu toutes ces connaissances et compréhensions telles qu’elles étaient
consignées” ».
Ces notes étaient ensuite recopiées dans des livres
manuscrits, gardés dans les archives du monastère. Il est probable qu’une partie
d’entre elles ne furent pas consignées dans ces livres; elles ne furent pas
toutefois jetées au feu, mais utilisées dans le procès de béatification et dans
la rédaction de l’œuvre de Puccini, premier biographe de la sainte. Celui-ci
publia aussi, en 1611, une édition des œuvres de Sœur Marie Madeleine, qui ne
correspond pas exactement aux grands livres manuscrits. C’est pourquoi il fut
accusé d’avoir interpolé les écrits de la sainte, confondant les extases,
développant parfois longuement une pensée de quelques lignes à peine dans les
originaux, etc.. Catena pense que Puccini a pu se servir aussi des notes qui
devaient être plus étendues que le texte consigné dans les grands livres. En
tout cas, c’est grâce à l’œuvre de Puccini que l’on connaîtra les écrits de
Marie Madeleine, jusqu’au 4e centenaire de la naissance de la sainte, où les
cinq livres manuscrits ont pu enfin être intégralement publiés.
De 1960 à 1966, en effet, le « Centre international du
livre » publiait à Florence les œuvres complètes de sainte Marie Madeleine de
Pazzi, tirées des manuscrits originaux conservés dans les archives de son
monastère. On ne saurait dire combien cette œuvre était nécessaire pour accéder
à la pensée de Marie Madeleine de Pazzi, relativisant la médiation de Puccini,
qui sans fausser la pensée de la sainte, avait traité les textes avec une trop
grande liberté. Parfois, c’est vrai, il l’a rendue plus accessible et facile à
lire, mais en s’éloignant du texte original. Toutefois il faut ajouter que
l'édition des « Œuvres complètes » gagne, aujourd’hui encore, à être
accompagnée, pour une meilleure compréhension, de l’œuvre de Puccini, surtout si
l’on pense que les « Œuvres complètes » ne présentent que les épisodes
extraordinaires des extases, une phase d’ailleurs courte de la vie de la sainte,
comprise entre les années 1584 et 1592. C’est donc encore à Puccini qu’on doit
recourir si l’on veut connaître les épreuves et les vertus de sa vie humble et
abandonnée, dans le plus grand dénuement, jusqu’à sa mort le 25 mai 1607.
Le quatrième centenaire de la naissance de sainte Marie
Madeleine de Pazzi a vu la parution de nombreuses études, qui ont permis une
meilleure connaissance de la sainte. La thèse de doctorat du P. Secondin Bruno
fait le point sur tous ces travaux et offre une nouvelle synthèse de la vie et
de la pensée de la grande mystique florentine. De nouvelles biographies, dont
certaines remarquables, ont contribué à donner de la sainte une image plus
complète et séduisante, comme par exemple « La parabole des deux épouses ».
3. En France, malgré une certaine renommée,
sainte Marie Madeleine de Pazzi demeure peu connue.
Elle jouit d’une grande popularité au XVII siècle, surtout
grâce aux Carmes de la Réforme de Touraine qui firent connaître sa vie et son
message, et favorisèrent le développement de son culte. D’après les recherches
du P. Ancilli, ce siècle a connu le plus grand nombre d’œuvres imprimées. Sur
les 209 textes qu’il a recensés, 131 sont en langue italienne; le français
occupe ensuite la première place avec 21 œuvres, suivi du néerlandais avec 19
éditions, du portugais avec 14, de l’espagnol avec 13, etc.. L’auteur le plus
considérable par ses écrits sur la sainte est sans doute le P. Léon de Saint
Jean. On lui doit plusieurs ouvrages dont une biographie qui connut un grand
succès jusqu’à la sixième édition en 1669.
Hélas, le XVIII siècle, époque difficile pour les mystiques,
annonçait des temps plus durs encore pour la vie religieuse en général. La
Révolution française allait chasser de France les Carmes qui aimaient la vie et
le message de la sainte florentine.
Au XIX siècle, nous constatons une lente reprise des éditions
concernant notre sainte. En 1837, paraît la « Vie de sainte Marie Madeleine de
Pazzi » par son confesseur, le jésuite Cépari, traduction de l’œuvre italienne
parue à Rome en 1669, qui connaîtra cinq éditions successives. En 1873, Dom
Anselme Bruniaux, prieur de la Chartreuse de Valbonne, publiait à Paris les
« Œuvres de sainte Marie Madeleine de Pazzi ». Il s’agit de la traduction
française d’une ancienne anthologie composée par le P. Laurent-Marie Brancaccio,
carme de la stricte observance du couvent Sainte Marie de la Vie, à Naples.
En ce qui concerne le XX siècle, parmi les quelques œuvres
parues, émerge surtout la biographie de Maurice Vaussard, « Sainte Marie
Madeleine de Pazzi » qui connut trois éditions de 1921 à 1925, et, du même
auteur, « Extases et lettres de Sainte Marie Madeleine de Pazzié, précieux mais
bien modeste recueil d’écrits de la carmélite florentine. Le tome X du
Dictionnaire de Spiritualité paru en 1980, publiait un bel article sur la
sainte, par le Père E. Ancilli, OCD, (col. 575-588).
Malgré le nombre de publications en langue française, la vie
et le message de sainte Marie Madeleine de Pazzi demeurent peu connus, car ces
documents sont d’accès difficile.
4. La traduction des extases de « I Quaranta
giorni », et les « Douze méditations », sont tirées du dernier volume italien
des Œuvres complètes.
5. Pratique de l'oraison mentale.
Le cœur de la vie spirituelle de la jeune florentine est sans
doute l’oraison, qu’elle pratiqua dès sa plus tendre enfance. Dès l’âge de neuf
ans, elle demanda à sa mère de lui enseigner la pratique de l'oraison mentale.
Sa mère lui suggéra d’aller voir le Père confesseur.
« Le Père confesseur lui conseilla de lire le P. Gaspard
Loarte, puis de se mettre à genoux, de dire l’antienne “Veni Sancte Spiritus”
et le “Confiteor”, et ensuite, durant une demi-heure, de penser à ce qu’elle
venait de lire. En me le racontant, elle me disait : “Je me mettais là, sachant
que je devais penser à ce que je venais de lire, et je laissais Dieu agir, et
Lui, par miséricorde, me donnait ce qui Lui plaisait. Comme vous le savez, Dieu
se plaît dans les cœurs purs, parce qu’ils ne sont pas occupés par d’autres
pensées. En effet, je ne me souviens pas d’avoir pensé à autre chose dans
l’oraison, si ce n’est aux moyens par lesquels je pouvais entrer en religion,
mais c’était aussi pour accomplir Sa volonté, car c’est bien pour cela, et rien
d’autre, que je suis devenue religieuse”.
Elle me dit encore qu’elle ne pouvait se contenter du temps
d’oraison indiqué par le confesseur, mais que toujours, le matin, elle y passait
une heure entière.
Elle dormait dans un coin à part de la chambre de sa mère, et
là, derrière son lit, une fois sa mère sortie, elle se recueillait en prière.
S’il lui arrivait de se retrouver toute seule à la maison, elle s’enfermait dans
l’oratoire et s’absorbait dans l’oraison.
Comme je lui demandais un jour si elle on n’avait pas de
difficulté à faire oraison, elle me répondit que parfois Jésus ne se laissait
pas trouver; Il voulait qu’elle se fatiguât et apprît à se conformer à Sa
volonté. Alors elle s’appliquait à persévérer dans l’oraison, car la prière
continue est une source de grand profit et de bénéfices.
Elle ne se souciait que d’être attentive à la voix de Dieu
qui parlait à son cœur et l’instruisait intérieurement. On pouvait lui appliquer
la béatitude dont parlent les psaumes de David : “Heureux l’homme que tu
instruis, Seigneur”. En effet, la lumière et la connaissance de Dieu qu’elle
possédait ne lui venaient pas de la lecture de livres savants, elle ne lisait
que les évangiles — elle les a toujours aimés plus que tout autre livre — et
quelques ouvrages de dévotion comme les méditations de Grenada, le P. Gaspard
Loarte et le P. Fulvio Androtio. À l’âge de 14 ans, elle lisait parfois quelques
chapitres des méditations de S. Augustin, mais c’est grâce à l’oraison continue
qu’elle y parvint ».
6. L’Eucharistie, moyen et signe de l’union avec
Dieu.
L’oraison tend à l’union. C’est tout naturellement que
l’Eucharistie, moyen et signe de l’union avec Dieu, vient occuper une place de
choix dans la vie de sainte Marie Madeleine de Pazzi ; elle en est un pilier
essentiel.
Elle manifesta toujours un grand désir de s’unir à Jésus dans
ce sacrement. Toute petite, à l’église, quand sa mère recevait la communion,
elle se pressait contre elle, pour être plus proche de Jésus, et, à la maison,
elle la suivait partout.
À dix ans, elle reçut la première communion, et, chaque fois
qu’elle le pouvait, ne manquait pas de se présenter à la sainte table, préparant
chaque fois son cœur à cette rencontre avec le plus grand soin.
« Nous étions un jour à la villa pour les fêtes du Saint
Esprit. Devant communier — elle n’était pas en bonne santé — vu l’éloignement de
l’église, sa mère voulut l’y envoyer à cheval. Mais elle ne pouvait se résigner
à s’y rendre si commodément pour recevoir cette majesté divine qui, en prenant
notre humanité, s’était si fort humilié pour nous. Considération si puissante
qu’obéissant à sa mère, elle s’y rendit en pleurant amèrement tout au long de la
route ».
Désir de la communion fréquente
À 14 ans, elle fut accueillie au Monastère de Saint Jean ;
les moniales avaient accepté la condition imposée par le confesseur de la jeune
fille, le P. Pietro Blanca de la Compagnie de Jésus, qu’elle pût communier les
jours de fête, contre la coutume du monastère. Ce fut un grand contentement pour
la jeune fille, mais ne lui épargna pas quelques moqueries des moniales moins
attachées à la communion fréquente : « Voici la Jésuite, elle vient nous
réformer! Voilà où nous en sommes, une séculière vient nous réformer! Qu’elle
pense plutôt à elle-même ! »
Elle fut si exemplaire dans sa vie qu’au moment où elle
quitta le monastère pour revenir dans sa famille, un réel changement s’y était
opéré : désormais une cinquantaine de Sœurs communiaient les jours de fête.
La veille de l’Assomption de 1582, Caterina de Pazzi est
accueillie au Carmel de Florence pour une expérience de 15 jours.
« Durant ce temps, elle nous édifia toutes grandement, par
les vertus qu’on voyait resplendir en elle et une grâce particulière qu’elle
manifestait dans ses actes et ses paroles; nous avons reconnu en particulier sa
grande obéissance, car même si nous communiions tous les matins — ce qu’elle
désirait ardemment — et l’invitions à faire de même, toutefois n’ayant pas la
permission de son confesseur de communier plus de trois fois par semaine, elle
ne voulut pas manquer d’observer cet ordre ».
Plus tard, quand elle dut choisir entre le monastère de «
Saint Jean », celui de la « Crocetta » et « Sainte Marie des Anges », la
décision ne fut pas difficile à prendre en faveur de ce dernier, notamment à
cause de la communion quotidienne dont jouissait le Carmel de Florence.
C’est grâce à l’influence favorable des Jésuites que ce
Carmel avait obtenu le privilège de la communion quotidienne, exceptionnel pour
l’époque et pour longtemps encore dans l’Église. Il n’est pas à exclure que dans
cette pratique, entrée en vigueur peu avant l’arrivée de Caterina de Pazzi, ait
pesé aussi l’influence du Prieur Général de l’Ordre, Jean Baptiste Rossi, qui,
durant les visites canoniques, invitait les moniales à une plus fréquente
participation au Corps et au Sang du Christ.
La communion était donnée en dehors de la messe, par le
confesseur ou le chapelain. En leur absence, les moniales se rassemblaient
toutes pour une demi-heure de prière, qu’elles appelaient « la communion
spirituelle ».
La pratique de la communion quotidienne n’étant pas
obligatoire, des novices et des Sœurs n’y participaient pas : Sœur Marie
Madeleine témoignera de sa désapprobation à leur égard ; pour elle cette
rencontre était toujours une source de grâces et de consolations sans nombre,
les “Quarante jours” le confirment amplement ; elle ne pouvait comprendre
comment l’on pouvait se priver d’accueillir ce don d’Amour de Jésus.
7. Maria Madeleine à Sainte Marie des Anges
Quand Caterina De Pazzi entra à Sainte Marie des Anges, le
monastère comptait environ quatre-vingts moniales. En réalité, elle commence sa
vie religieuse avec un petit groupe de Sœurs, celles du noviciat, avec qui elle
mène une vie commune, sauf pour les repas qui sont pris avec toute la communauté
dans le grand réfectoire. Elle vit donc à part avec ce groupe plus réduit,
comprenant toutefois, avec les novices, les jeunes professes, qui restent au
noviciat pour parfaire leur formation durant au moins trois ans.
Toutes les œuvres de la vie religieuse forment une
oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes faites par obéissance
« Une fois, pour la mettre à l’épreuve, avant sa prise
d’habit, la Mère Maîtresse lui dit : “Comment ferez-vous quand vous serez
moniale ? Vous ne pourrez pas consacrer à l’oraison autant d’heures que vous en
avez l’habitude !” Elle fit une réponse de parfaite religieuse, et non de
personne du monde, lui disant : “Je pense que toutes les œuvres de la vie
religieuse forment une oraison continuelle, parce qu’elles sont toutes faites
par obéissance” ».
Le 30 janvier 1583, elle reçoit l’habit religieux et prend le
nom de Sœur Maria Maddalena. Au cours de la cérémonie, le prêtre lui présenta le
Crucifix, tandis que les Sœurs chantaient : « Pour moi, que jamais je ne me
glorifie sinon dans la croix de notre Seigneur Jésus Christ, qui a fait du monde
un crucifié pour moi et de moi un crucifié pour le monde », elle éprouva une
grande joie et consolation, en promettant à son Dieu ne jamais vouloir autre
gloire que Jésus crucifié.
Ce même jour, elle s’agenouille devant la maîtresse du
noviciat, Sœur Vittoria Contugi et fait l’offrande complète de sa volonté, geste
qu’elle répétera quelques mois après, quand Sœur Vangelista del Giocondo
assumera la charge de maîtresse des novices.
Dans le silence du noviciat, Sœur Marie Madeleine apprend à
se défaire d’elle-même pour être toute à Dieu. Elle ne cherche pas à se
singulariser, mais à vivre jusqu’au bout les exigences de la vie commune.
« Parfois la Mère Maîtresse, sachant combien elle aimait
l’oraison, lui accordait du temps pour cela, mais ce temps n’étant pas accordé
aux autres, elle n’en voulait pas pour elle-même.
Une fois, la veille de la Sainte-Madeleine, les novices
devaient accomplir un exercice extérieur ; la Mère Maîtresse lui proposa d’aller
faire oraison pour se préparer à la fête de la sainte ; mais elle, avec humilité
et soumission, la pria de la laisser avec les autres, disant qu’elle pouvait s’y
préparer autant par cet exercice que par l’oraison ».
Elle s’occupait surtout à accomplir des actions de charité
envers ses Sœurs converses, les aidant dans les tâches les plus humbles.
Sœur Marie Madeleine commença le noviciat avec neuf
compagnes. Le 5 mai 1583 quatre d’entre elles font profession, une la fera sur
son lit de malade, le 28 mai suivant, et trois autres le 5 juin de la même
année, parmi lesquelles Sœur Veronica Alessandri, la confidente des extases des
“Quarante jours”, et Sœur Maria Grazia Gondi, la rédactrice des notes des “Douze
méditations”. Elle demande à faire la profession avec elles, mais ce n’était pas
possible : les lois canoniques exigeaient un an complet de noviciat avant que
l’on pût s’engager dans la profession religieuse, qui était définitive. Les
Supérieures lui promettent qu’elle la fera dès la fin de son année de noviciat.
Elle demeura ainsi un certain temps avec une seule compagne,
peu fervente d’ailleurs, jusqu’à la fin de l'été, où une autre jeune fille se
joignit à elles.
Janvier 1584 : l’année canonique du noviciat de Sœur Marie
Madeleine achevée, elle demanda humblement de pouvoir faire sa profession, mais
les Supérieures du monastère ne le lui permirent pas, respectueuses d’une
tradition qui voulait qu’on ne professe pas seule, mais en groupe. Elle en fut
très peinée, mais accepta, tout en affirmant avec calme : « Je ne ferai pas la
profession avec les autres; malgré vous, vous devrez me la laisser faire
seule ».
Au début du mois de mars elle tombe malade, et, malgré les
soins, son état de santé ne s’améliore pas. En avril 1584, deux autres jeunes
filles entrent au noviciat et reçoivent l’habit, mais Sœur Marie Madeleine est
désormais pratiquement immobilisée à l’infirmerie du monastère, où elle donne
l’exemple d’une grande vertu et d’une parfait abandon à la volonté de Dieu.
« Un jour — raconte Sœur Pacifica del Tovaglia — je lui
rendis visite et lui demandai comment elle faisait pour passer des nuits
entières sans dormir avec toutes ces peines et tourments, sans pouvoir s’asseoir
même un court instant, et à quel moyen elle avait recours contre l’impatience.
Elle me répondit que son remède était de regarder bien souvent, de façon presque
continue, le Crucifix qu’elle avait à côté du lit ! “Si je pense, disait-elle,
combien Il a souffert pour moi, misérable, avec un amour si ardent et
incompréhensible, Son regard sur ma faiblesse me réconforte” ».
8. On fausserait l’image de la sainte en ne pensant
qu’à ses extases
On fausserait l’image de la sainte en ne pensant qu’à ses
extases, car même durant les "Quarante jours", on oublierait les autres heures
de sa vie ordinaire. C’est ce que ses Supérieures elles-mêmes furent tentées de
croire, quand après sa guérison miraculeuse, à la fin de la grande extase de la
Passion du 14 juin, elles pensèrent la faire sortir du noviciat, et lui accorder
un régime à part, afin qu’elle pût se consacrer davantage à l'oraison
contemplative. Mais ce n’était pas le désir de la sainte, qui était venue au
Carmel pour se cacher en Dieu dans la vie ordinaire du monastère. Quittant
l’infirmerie, elle insista pour réintégrer la vie commune du noviciat, selon la
tradition du monastère. Un témoignage du procès de béatification à cet égard est
formel :
« Rentrée au noviciat à la grande joie de toutes les novices,
elle s’adonna plus que jamais à l'obéissance, à la soumission et s’attacha à
suivre, jusqu’à la plus minime, les règles du noviciat. Elle conversait
humblement avec les plus jeunes novices, se mettant toujours à la dernière
place. Il était merveilleux de voir comment, elle qui passait plusieurs
heures par jour en extases et autres contemplations, une fois revenue à son état
naturel, parlait avec toutes avec une telle bienveillance, qu’il ne semblait
pas que ce fût la même personne qui s’était entretenue avec Dieu avec une si
familière grandeur ; car il semblait qu’elle voulait apprendre de chacune. De
plus, si parfois il était nécessaire au noviciat d’accomplir quelque humble
exercice extérieur, elle était la première à courir. Elle aimait beaucoup la vie
ordinaire. Très humble et désireuse d’être parmi les autres, elle n’aimait pas
se singulariser.
Elle priait, avec larmes, de la laisser avec les autres et me
disait qu’elle estimait davantage la soumission et l’obéissance que les hautes
contemplations, et exhortait les autres novices à s’appliquer avec plus de zèle
aux règles communes plutôt qu’à n’importe quel exercice particulier, même bon et
saint… »
Nous pouvons alors comprendre comment les extases étaient
aussi une souffrance pour elle. Le fait de se retrouver, contre sa volonté,
donnée en spectacle à toute la communauté, était une rude épreuve pour son
humilité. Parfois elle éprouvait une telle crainte qu’elle faisait de son mieux
pour se cacher et n’être point remarquée par ses Sœurs. Ajoutons à cela
l’obligation d’en parler à une Sœur, exercice auquel elle ne se déroba jamais,
et qui contribua à la faire parvenir à la mort de sa volonté propre pour
s’abandonner complètement à la volonté de Dieu, ce qu’elle désirait au plus
profond d’elle-même.
9-10. Les "Quarante jours" sont un ensemble unique
dans l’histoire de la spiritualité
pour plusieurs raisons :
par le caractère exceptionnel de l’expérience mystique ;
par la continuité et la régularité du phénomène, 41 jours
durant ;
par son caractère public : presque toujours plusieurs Sœurs,
voire toute la communauté, en sont témoins ;
par le cadre constant du début de l’extase, la prière, en
général après la communion, mais aussi à d’autres moments de recueillement ;
par la richesse du contenu de paroles, images, visions,
mouvements, jusqu’à la participation physique à l'événement contemplé, notamment
celui de la Passion de Jésus, l’extase la plus longue des "Quarante jours", qui
dura plus de 14 heures ;
par le miracle de sa guérison survenue après cette grande
extase, et qu’elle attribue à l’intercession de la bienheureuse Maria Bagnesi.
Un exemple authentique de la spiritualité des carmes
Dans les "Quarante jours", nous pouvons reconnaître l’écho de
la spiritualité carmélitaine la plus authentique, celle qui ne s’abandonne pas
aux états d’âme ou aux goûts personnels, mais qui s’associe pleinement à la
prière liturgique de l’Église et en fait la source de sa prière personnelle. Au
monastère de Sainte Marie des Anges, selon l’ancienne tradition carmélitaine,
l’oraison mentale y avait sa place, mais subordonnée à la liturgie. Les
Constitutions établissaient vingt minutes d’oraison mentale le matin après
matines et un quart d’heure après les Vêpres. Quand il n’y avait pas de
communion eucharistique, la communauté se réunissait pour une demi-heure
d’oraison, que les moniales appelaient « communion spirituelle ». Après la
communion, un temps de silence et de recueillement était aussi prévu. C’est dans
ce moment de grâce si privilégié, qu’ont lieu la plupart des extases des
"Quarante jours". La pratique de l’oraison et de la communion eucharistique
contribue à créer l’union profonde de l’âme avec Dieu, par la contemplation de
quelque vérité de la Parole de Dieu priée ou célébrée en ce jour. L’extase élève
et transforme l’expérience d’abandon à Dieu en expérience de la douceur divine
de Sa présence et de Son action en l’âme, la rendant témoin de la
transfiguration que Dieu opère dans l'âme qui se livre entièrement à Son amour
infini.
Le mystère du Christ occupe une place centrale dans les
"Quarante jours” ; ce mystère est étroitement associé à la médiation de Marie,
car c’est par elle qu’on y parvient. Marie est la voie particulière de l’ordre
du Carmel. Les symboles que nous rencontrons ont pour fonction de nous expliquer
ou montrer cette place centrale du mystère du Christ : pasteur, regard, lumière,
anneau, fleuve, vigne, fontaine, fournaise, cercle, mer, sphère, pont, lac,
etc.. En tout cela, bien sûr, il n’est pas difficile de retrouver l’écho des
lectures spirituelles de sainte Marie Madeleine de Pazzi, mais il est
incontestable qu’elle intègre sa culture spirituelle à sa vie personnelle, qui
aboutit toujours au Christ, le centre recherché, qui Se montre comme « le côté
ouvert, riche de sang, expression d’un amour inouï, lieu de repos et en même
temps voie de passage vers la mer infinie de la divinité ».
Trois moments dans les Extases
Nous pouvons tenter de tracer un schéma-type des extases en
distinguant trois moments : une introduction, un développement et une
conclusion.
A) Introduction : après la mention du jour et de la formule
habituelle, « après avoir communié », nous trouvons une phrase biblique ou un
mystère liturgique sur lesquels la sainte médite, un appel ou une image
soudaine, le ravissement et le recueillement.
B) Développement : prise de conscience d’une vérité par une
vision, par une locution ou par l’expérience d’union dans la joie ou la douleur,
examen et interprétation des visions et locutions, application de ces lumières
sous forme de considérations mystiques ou morales, concernant en particulier la
vie du monastère ou de l'âme, nouvelle expérience de goût spirituel.
C) Conclusion : état de silence profond et de jouissance
inexprimable, fin soudaine de l’extase, recommandation des créatures, retour à
la vie normale.
Des extases se détachent du schéma habituel : elles ont lieu
à d’autres moments de la journée. Les Sœurs ont pris soin d’enregistrer, sans
attendre le dialogue avec elle, ce qu’elles voient et entendent. Ces extases
conservent la fraîcheur d’une description en direct, plus vivantes que les
autres qui gardent l'aspect d’un compte rendu successif, toujours un peu
détaché. Et d’ailleurs c’est à cela que les Sœurs seront plus tard obligées,
quand les extases seront beaucoup plus longues. Dans la période des "Quarante
jours", ces ravissements eurent lieu les 11, 12, 13 et 14 juin, ce dernier jour
étant celui de l’extase la plus étonnamment longue et impressionnante, celle de
la participation de Marie Madeleine à la Passion de Jésus, qui dura de 1 heure
et demie le jeudi 14 juin à 18 heures du lendemain, sans interruption aucune.
Dans les "Quarante jours" nous ne sommes pas très loin des
“Douze méditations”. C’est sœur Marie Madeleine qui parle, elle raconte la
vision et les paroles entendues. Elle s’exprime avec simplicité, s’efforçant
d’obéir mais sans trop développer, malgré notre impression contraire, surtout
pour certaines d’entre elles. C’est que peut-être à ce stade de sa vie, le
vocabulaire et surtout la familiarité avec ce monde, sont encore ceux d’une
débutante. En effet, si l’on compare les "Quarante jours" avec les
« Entretiens » datés pourtant de l’année suivante, on peut constater toute la
différence. Dans ces derniers, Marie Madeleine nous paraît, si l’on peut parler
ainsi, désormais à l’aise avec l'expérience des extases et parle de tout cela
avec plus de facilité, s’étendant davantage sur les descriptions et sur les
développements spirituels de sa contemplation ou de sa vision. Il suffirait de
comparer par exemple la grande extase de la Passion des "Quarante jours" avec
celle de la « Passion » de l’année suivante, non seulement plus longue — cette
dernière durera 26 heures ! — mais aussi plus dramatique dans la participation
par ses divers mouvements et l’impressionnante représentation des souffrances
physiques du Sauveur dans son propre corps.
On peut affirmer que, dans la démesure des extases, les
"Quarante jours" représentent une introduction. Mais nous en avons déjà tous les
éléments. Par contre, nous reconnaissons dans les "Quarante jours" un aspect qui
touche ici un sommet, son expression la plus forte et la plus étonnante. Nous ne
le retrouverons plus avec cette force passionnée, que dans l’émouvante extase du
3 mai 1592 où ce cri de l’Amour retrouve l’ardeur de la jeune professe des
"Quarante jours", avec une sorte de douceur en plus.
La passion amoureuse de Marie Madeleine pour
Jésus-Amour
Nous voulons parler de la passion amoureuse de Marie
Madeleine pour Jésus-Amour, avec cette constante répétition du terme « Amour »
et l’appel à aimer l’Amour qui n’est ni aimé ni connu ; elle atteint dans les
"Quarante jours" un sommet qui restera inégalé. Annoncée déjà dans l’extase du
28 mai, elle explosera surtout le 11 juin et se répétera encore les 12 et 13
juin. Cette contemplation de l’Amour pénètre aussi de manière particulière la
grande extase de la Passion de Jésus, qui se trouve toute pétrie d’Amour,
l’expression la plus simple pour faire comprendre l’essence de ce mystère. Tout
ce qui se passe, tout ce qui est contemplé, tous les personnages baignent dans
cet élément, l’Amour. Nous aimons y voir l’explosion irrésistible de la passion
de la jeunesse qui, de toutes ses forces, s’est fixée et a été captivée par
l’Amour. Toute la personne, avec ce qu’elle est et vit, devient un instrument de
musique d’où s’élève, sous les doigts de Dieu, une mélodie suprême et unique.
La dernière extase des "Quarante jours" nous parle encore de
cet amour, mais présenté sous un autre jour ; ce n’est plus la passion ardente
de Marie Madeleine, mais la douceur d’un face à face avec Jésus, étonnamment
profond et familier, où toute la vie de la sainte va désormais être située et
ancrée, avec celle du monastère tout entier.
11. Neuf autres extases qui eurent lieu du 11
juillet au 15 août 1584
Dans ce premier livre des extases de Marie Madeleine conservé
au monastère, aux "Quarante jours" — en fait quarante et un — succèdent comme en
appendice neuf autres extases qui eurent lieu du 11 juillet au 15 août de la
même année. Nous avons séparé des "Quarante jours" ces extases recueillies par
Sœur Marie Madeleine Mori, bien qu’elles les suivent immédiatement. Elles sont
un moment distinct de l’expérience spirituelle de la sainte. Elles n’ont pas
lieu après la communion, sauf deux, celles du 5 et du 15 août, mais à l'occasion
de la visite au Saint Sacrement, ou à la messe, ou en oraison dans la chapelle
de la Vierge, ou au tombeau de la bienheureuse Maria Bagnesi.
En ces extases se révèle une plus grande attention aux Sœurs
et au monastère.
L’extase du 5 août est particulièrement digne d’attention :
elle y montre les différentes voies vers le Paradis et définit le caractère
spécifique du Carmel, identifié avec la Vierge Marie, qui occupe dans l’ordre la
place réservée dans les autres ordres au fondateur.
Particulièrement touchante enfin, la parabole de l’extase du
7 août, nous présente la grande sollicitude du Père pour l’homme, son enfant.
12. L’importance de Marie Madeleine et de sa
doctrine spirituelle.
Le P. Zimmermann affirmait : « Parmi les Carmes de l'ancienne
observance, sainte Marie Madeleine de Pazzi occupe la place occupée par sainte
Thérèse dans la réforme ». Avec le P. Secondin nous pensons tout d’abord que
Thérèse et Marie Madeleine font partie du même patrimoine intrinsèque de
l’Ordre. Nous aimons reconnaître en sainte Marie Madeleine de Pazzi la
continuité de l’école spirituelle du Carmel : alors qu’en 1582, Thérèse d’Avila
quittait cette terre, Marie Madeleine entrait au Carmel de Florence, et presque
tout de suite la force de l’Esprit la faisait monter en chaire pour enseigner,
elle qui savait à peine lire.
S’il est vrai que Marie Madeleine a été très aimée par les
Grands Carmes et leurs Sœurs c’est « parce qu’elle avait su incarner les valeurs
les plus profondes du Carmel, parvenues à elle à travers les siècles, sans
s’imposer comme un modèle préétabli, psychologique ou opérationnel. Moins
introspective et psychologue, Madeleine offre une rapide science du mystère du
Dieu vivant.
Le Carme, tout en unissant dans le même mouvement de charité
l’action et la contemplation, ne doit pas s’arrêter à la seule contemplation
dans “la chambre secrète du cœur du Christ”, mais aussi "se pencher à la fenêtre
de son côté pour appeler beaucoup d’âmes avec un anxieux et amoureux désir de
leur salut".
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