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Quarante jours
1
(27 mai 1584)
Le matin de la Sainte-Trinité, ayant fait ma Profession, je
me sentis entièrement privée de l’usage de mes sens et attirée vers la
connaissance et la compréhension du lien qui m’unissait à Dieu. Je me voyais
liée à la très Sainte-Trinité par trois liens : les trois vœux auxquels je
m’étais engagée par ma Profession. Par le premier, le vœu de chasteté, j’étais
liée et unie au Père éternel, qui est la pureté même. Celle-ci m’apparaissait
comme l'union et le lien le plus étroit que l’âme puisse contracter avec Dieu,
par la conformité à Dieu que reçoit une âme pure ; je me voyais unie à Dieu de
telle sorte et si étroitement, qu’il me semblait impossible de jamais, jamais
pouvoir me séparer de Lui, à moins que je ne fusse tombée dans le péché de la
chair. Mais le lien de la pureté ne serait point détruit parles autres péchés,
fût-il souillé et distendu au point de paraître quasi rompu; et ce lien me
semblait si précieux que ni sa grandeur, ni l’union que l’âme contracte avec
Dieu ne pourrait s’exprimer par la parole humaine.
Puis je me vis liée et unie à l'époux Jésus, par le vœu
d’obéissance, lien qui me paraissait, lui aussi, plus noble qu’on pourrait
croire. Et voyant combien cette vertu est précieuse, grande et utile, je
m’affligeais d’avoir si peu reconnu son utilité et sa valeur dans le passé, car
cette sainte vertu rend l’âme conforme à Jésus, qui fut pleinement obéissant. Et
je voyais que si les créatures pouvaient connaître la grandeur et l’utilité
qu’apporte à l’âme cette vertu, elles se soumettraient à tout être, même infime.
Il me semblait que cette vertu était particulièrement nécessaire au noviciat, où
les novices n’en connaissent pas toute la valeur.
Ensuite j’étais liée à l’Esprit Saint par le vœu de pauvreté.
Non pas que l’âme lui soit conforme, l’esprit Saint étant plein des trésors et
richesses célestes, mais je pensais l’être de la manière dont parle Jésus dans
l’Évangile : Heureux les pauvres en esprit, (Mt 5,3) et heureuses les âmes qui
connaissent, savent recevoir et garder en elles les richesses et trésors de cet
Esprit.
Ensuite, comme la veille de la très Sainte-Trinité j’avais
offert mon cœur à Jésus, je sus qu’il l’avait accepté, car en cette matinée, je
vis Jésus me le rendre et me donner en même temps la pureté de la Vierge Marie,
si parfaite à mes yeux que ne pourrais l’exprimer.
Après cela, Jésus me caressant doucement, ainsi qu’une
nouvelle épouse, m’unit toute à Lui et me serra contre son cœur où je trouvai un
très suave repos. Puis il me sembla que le Seigneur m’ôtait ma volonté et tous
mes désirs, de sorte que je ne puis rien vouloir ni désirer sinon ce que veut le
Seigneur, ma volonté étant si conforme et si unie à celle de Dieu que de
moi-même je ne puis rien vouloir ; s’il me voulait damnée, je serais encore
contente et ne me soucie plus ni de mourir ni de guérir, mais je veux seulement
ce qui est volonté de Dieu.
Finalement, il me sembla que Jésus et la très Sainte-Trinité
me promettaient que jamais je ne tomberai en aucun péché mortel, et j’en eus
très grand contentement, en sorte que dans la douceur que j’éprouvais je ne
pouvais me retenir de pleurer.
2
(28 mai 1584)
Le lundi matin, après la communion, considérant les paroles
de Jésus : Personne ne vient au Père, si ce n’est par moi, (Jn 14,6) il me
sembla voir Jésus comme un pont (je ne saurais trouver d’autre similitude) et
que personne ne pouvait être sauvé, sans passer par ce pont, c’est-à-dire à
travers ses commandements, sa vie et sa Passion. Ensuite m’apparut la très
Sainte-Trinité toute pleine d’amour pour les créatures ; mais je voyais que les
créatures ne connaissaient pas cet amour, et ne mettaient pas tout leur effort à
aimer purement Dieu. Je voyais que Dieu a créé l’âme d’un infidèle avec le même
amour que celle de sa Mère très sainte, avec la différence que la Vierge a
coopéré à cette grâce, en l’augmentant et la faisant grandir sans cesse, tandis
que les infidèles s’en rendent indignes.
Je voyais cet amour si grand et démesuré, que jamais, jamais
aucune créature ne pourra le comprendre ; il me semble même que nul ne saurait
en avoir la plus petite idée, sinon celui qui l’aurait lui-même goûté. En voyant
un amour si grand, j’étais poussée à crier « Amour, amour » avec tant de force
et de véhémence, que je le prononçais à voix haute ; et, si je l’avais pu, je
serais allée par le monde entier en criant « Amour, amour ». Mais en observant
et voyant combien les créatures prêtaient peu d’attention à cet amour, je ne
pouvais m’empêcher de ressentir une très grande souffrance, de sorte que je
pleurais à chaudes larmes, et j’en étais profondément affligée.
3
(29 mai 1584)
Mardi matin, ayant communié, je considérais les trois
facultés de l’âme et je voyais que l’intelligence des créatures, créée par Dieu
pour comprendre et chercher Dieu et ses biens, s’employait tout entière à
comprendre et rechercher les biens matériels de ce monde.
Puis je considérai que la mémoire, créée pour se souvenir des
bienfaits de Dieu, de la Passion du Seigneur, de ses dons et de ses grâces,
était occupée elle aussi par le souvenir de choses nocives pour l'âme.
Je voyais aussi que la volonté, créée pour l'union et la
conformité à la volonté de Dieu, en était si éloignée, cherchant et voulant les
biens de ce monde, et si fort attachée à la terre que, ne pouvant souffrir tant
d’aveuglement et d’ingratitude de la part des créatures, je m’écriai dans un
élan d’amour : « Non plus la terre, non plus la terre, mais Toi seul suffis, qui
es plus grand que la terre ! » Je répétai plusieurs fois ces paroles, et je les
prononçai encore à haute voix.
Puis je vis Jésus tout aimable et beau à la droite du Père
éternel, avec ses cinq plaies comme cinq très belles chambres nuptiales toutes
pleines de joyaux précieux, surtout celle du saint côté, où se tenaient toutes
sortes de gens. Mais il me semblait que celle du côté était réservée à ses
épouses, à nous qui sommes religieuses, et je voyais des créatures entrer dans
ces chambres et en sortir. Les unes se paraient de beaux joyaux, les autres
restaient immobiles, et moi je demeurais dans le côté où je voyais toutes nos
moniales et beaucoup d’autres épouses de Jésus qui se paraient de bijoux et se
faisaient toutes belles. Mais je n’en prenais pas et ne me parais point, je
restais à me reposer très suavement dans l’époux, et, me retournant vers Jésus,
lui disais : « Oh ! Mon Jésus, mon Amour, pourquoi ne prendrais-je pas de ces
joyaux pour m’en parer, de même que tes autres épouses ? » J’entendis alors
qu’il m’était répondu intérieurement : « Sais-tu pourquoi ? Parce que tu n’en es
pas encore capable ».
Ensuite, je recommandai toutes les créatures à Jésus et une
en particulier pour qui je n’eus pas grand espoir, ce dont j’éprouvai quelque
douleur et amertume.
4
Le mercredi 30 mai 1584, ayant communié, je considérai les
paroles du psalmiste : Tu as tout fait avec sagesse (Ps 104,24), et il me parut
que le Père éternel faisait tout avec la Sagesse, à savoir son Fils,
c’est-à-dire que le Père opérait par le moyen du Fils, et que dans la très
Sainte-Trinité se trouvait la perfection infinie de toutes choses, dont une
seule, l’humanité, lui manquait. Le Père éternel, en envoyant Jésus s’incarner
en vint, par sa sagesse, à perfectionner la très Sainte-Trinité et à faire qu’au
sein de celle-ci se trouvât ce qui n’y était pas encore; et l’âme reconnaissait
combien de choses Dieu, dans sa sagesse, accomplit pour le seul bien des
créatures, car lui n’en a nul besoin. En voyant combien les créatures
connaissent peu ces bienfaits, et combien faible est leur amour pour Dieu, je
ressentais une grande douleur et une peine insupportable, qui m’obligeait à
dire : « Ô doux Seigneur, elle est bien grande la méchanceté de l’homme. Ô
Amour, pourquoi tout cet aveuglement ? » Je le disais avec tant de peine et de
véhémence, que je le proclamais à haute voix.
Une telle connaissance me fut donnée dans la contemplation de
ces paroles : Tu as tout fait avec Sagesse. Alors mon âme, connaissant les
bienfaits de Dieu, s’adressant à Lui pleine de joie s’écria : J’espérerai dans
ta bonté (Ps 13.6). Je veux dire qu’en voyant la grande bonté de Dieu pour nous,
je mettais en Lui, qui est la bonté suprême, toute mon espérance. En voyant ce
qu’il avait fait pour ses créatures, à travers sa sagesse et sa bonté infinies,
c’est-à-dire Jésus, et répétant souvent ces paroles : Dans ta bonté j’espérerai,
je recommandai les créatures à Jésus, et terminai cette contemplation comme j’en
avais l’habitude.
5
Jeudi 31 mai 1584. Ayant communié, je considérai ces paroles
de Jésus : Je vis pour le Père (Jn 6,57). Et je vis que Jésus vivait pour le
Père de trois façons. D’abord par la conformité de sa volonté à celle du Père ;
de la seconde je ne garde aucun souvenir ; la troisième était son égalité avec
le Père. Je dis que la première concerne la conformité de son vouloir, car Lui
seul est parfaitement en accord avec la volonté du Père. Je voyais que l’âme
aussi pouvait être unie à Dieu et vivre pour Dieu parce que si elle aime Dieu
purement, elle sera, par cet amour, rendue conforme à la volonté de Dieu ; elle
parviendra à accomplir toutes ses œuvres en Dieu et pour Dieu et ne vivra même
que pour Dieu. Il en était de même pour la seconde dont je ne me souviens plus.
Quant à la troisième, qui concerne l’égalité, Lui seul étant égal au Père, je ne
savais de quelle manière l’âme pouvait être en cela conforme à Dieu, nul ne
pouvant être l’égal de Dieu, sinon le Fils de Dieu lui-même.
Et pourtant je compris que l’âme peut aussi lui être
conforme, et vivre pour Dieu en Dieu ; non toutefois de manière parfaite comme
le Fils de Dieu, mais comme je vais le dire : l'âme étant pure, et aimant Dieu
purement, et Dieu, le pur amour en personne, aimant l’âme de manière toute pure,
celle-ci aime Dieu en retour et en vient par ce pur amour à être égale, par mode
de participation, à Dieu lui-même, non pas en tout car Dieu seul peut s’aimer
purement. Ensuite je voyais Jésus à la droite du père éternel, comme une mer
immense, ou une étendue d’eau, qui se déversait continuellement dans les cœurs
des pécheurs, afin qu’ils en viennent à s’adoucir et s’assouplir et, quittant le
péché, à s’abandonner tous en Dieu. Mais la malice et l’orgueil des créatures
étaient si grands qu’ils consumaient immédiatement cette eau à la manière d’un
feu ardent, car rien ne pouvait lui résister. Il en était de même de tous les
autres vices, mais surtout de l’orgueil.
Ensuite je vis du côté de Jésus, et dans son cœur même, une
très grande fournaise d’amour, qui envoyait continuellement des flèches et des
rayons enflammés dans les cœurs de ses élus. L’amour de Dieu répandu en eux leur
donnait une telle grandeur et un tel prix que, coopérant à cet amour, ils
pouvaient répondre à l’amour de Dieu en l’aimant d’un amour pur et, pour cette
raison, ils étaient placés si haut, après Dieu, que je ne saurais le dire ou le
faire comprendre en aucune manière. Ensuite, je recommandai les créatures à
Jésus, et particulièrement le Père, comme j’ai l’habitude de le faire tous les
matins (ici termine la transcription des extases de la main de sœur Véronique
Alessandri).
6
Vendredi 1er juin 1584. Après avoir reçu la sainte communion,
je considérais les paroles de Jésus : J’attirerai toute chose à moi (Jn 12,32).
Comme je le remarquai, Jésus n’avait pas dit qu’il attirerait Celui qui contient
toute chose — car, en ce cas, il aurait parlé de Lui-même, puisque Lui seul
contient toute chose en Lui — mais « toute chose individuellement et sans
exception ». Et selon l’expression « toute chose », le Seigneur, à ce qui
m’apparut, avait attiré à lui notre faute même, bien qu’il ne puisse y avoir de
peine en lui, je veux dire quant à sa divinité. En attirant la faute, il avait
effacé la peine, souffrant et pâtissant beaucoup pour nous. Alors mon âme fondit
d’amour, et jamais je ne pourrai dire ce que je goûtai ici de l’amour de Dieu.
Ensuite, il me sembla voir Jésus sur la croix, en pitoyable
état, comme il fut sur le mont Calvaire : il répandait du sang de tous côtés. Et
je voyais ces gouttes pareilles à des langues appelant les créatures à recevoir
ce sang ; mais comme très peu le recevaient, j’en ressentis une grande peine
intérieure, et dis à Jésus : « Mon Seigneur, comment est-il possible que la
créature soit si ignorante et ingrate ? » Ensuite je vis les âmes qui recevaient
ce sang. Il me sembla qu’il produisait en elles trois effets : aspirer, souffler
et respirer en elles. Il faisait que l’âme aspirât, c’est-à-dire qu’elle désirât
s’unir à Dieu, quittant ses péchés et se dépouillant complètement de ses vices
et défauts. Ensuite il soufflait en elle, c’est-à-dire qu’il ouvrait et
illuminait ses yeux intérieures, donnant à cette âme la connaissance de Dieu et
d’elle-même. Enfin il respirait en elle : cette âme devenait le repos de Dieu,
et Dieu se reposait en elle avec très grand plaisir et agrément; en échange
l'âme devait se reposer en Dieu avec une douce satisfaction, mais c’est Dieu,
tout d’abord, qui se reposait en elle.
Je vis encore Jésus portant sur la tête sa couronne
d’épines ; il me sembla que cette couronne, comme le sang, produisait trois
effets : traverser, transpercer, abaisser. Ces épines traversaient la tête de
Jésus, car elles étaient bien longues et aiguës. Elles transperçaient le Père
éternel au ciel. Non que la divinité au ciel puisse souffrir, mais en raison de
l’amour que le Père éternel a pour son Fils, et sachant et voyant combien Jésus
souffrait pour les créatures et toute l’ingratitude qu’elles lui rendraient pour
cet amour, cette grande dureté de cœur des créatures lui donnait la nausée.
C’est ainsi que la couronne transperçait le Père. Quant à l’abaissement, c’est
en cela, me semble-t-il que consiste la grande humilité de Jésus ; j’ajouterai
encore que la dite couronne l'accablait et l’écrasait tellement que lorsqu’il
expira sur la croix il fut contraint de baisser la tête. Il me parut qu’en
s’inclinant ainsi, Jésus avait, pour sa part enseveli et scellé le péché dans la
terre.
Et moi, voyant le grand amour de Dieu pour les créatures, et
par ailleurs l’ingratitude des créatures envers Dieu, je ressentais une si
grande douleur que je pensai m’évanouir. Ce jour en allant au chœur devant le
très Saint-Sacrement, face au beau Crucifix qui s’y trouvait, je dis cinq Notre
Père et cinq Ave Maria; il me sembla que Jésus à chaque Notre Père et Ave Maria
déposait chaque fois, dans une de ses plaies une fleur d’or très belle, me
montrant ainsi qu’il en éprouvait de la joie, que cela lui était agréable, et
j’en ressentis un grand plaisir.
7
Le samedi 2 juin, ayant communié, je considérais ces paroles
que le Père avait prononcées en me donnant la communion : Et le Seigneur appela
Samuel (I S 3,4), et qu’on avait lues la nuit à la leçon du premier nocturne de
Matines. Il me semblait voir Jésus appeler les créatures à lui de deux manières.
Premièrement, il appelait par des inspirations intérieures ses élus qui lui
répondaient, mais non point tous, en agissant bien. Puis il appelait, de
l’extérieur, les imparfaits par les prédications, confessions, exhortations, la
tribulation ou la prospérité, mais très peu lui répondaient. J’en éprouvai de
l’affliction, mais cette considération me fut ôtée en un instant.
Il me sembla voir la très Sainte Vierge en Paradis à la
droite de Jésus; elle semblait me dire en souriant : « Tu ne tiens pas compte du
don que tu as reçu le jour où tu pris le voile ». Ce don était la pureté de la
Vierge que Jésus m’avait donnée. Je voyais la Vierge si belle que je ne puis
vous l’exprimer ; il me semblait que par sa perfection, non par son désir, car
le désir ne peux exister en Paradis, elle aurait, si elle l’avait pu, augmenté
la grandeur et la gloire de son Fils.
Je voyais encore que la Vierge avait glorifié Dieu de
plusieurs façons quand elle vivait en ce monde, mais surtout de cinq manières.
Premièrement, elle le glorifia comme Seigneur dans l’Incarnation, quand elle dit
en s’humiliant et s’abaissant comme ferait un serviteur devant son maître : Je
suis la servante du Seigneur (Lc 1,38). En second lieu, elle le glorifia dans la
Circoncision en lui obéissant comme au Père. Troisièmement, elle le glorifia
dans la Passion en lui gardant sa foi comme à un époux, en un temps où nul ne la
possédait intégralement. Quatrièmement, elle le glorifia comme son Fils dans la
Résurrection en l'attendant avec l’amour et l’allégresse que ressent une Mère
pour son Fils. Cinquièmement, elle le glorifia comme Rédempteur lors de la venue
de l’Esprit Saint. Bien que Jésus nous eût rachetés sur le bois de la croix, la
Rédemption n’était cependant pas encore prêchée et proclamée à travers le monde,
car les Apôtres étaient fort peureux et timides avant la venue de l’Esprit
Saint, qui ne leur avait point encore donné sa plénitude, et qui fut le terme et
le sceau de notre Rédemption (2 Co 1,22).
Et je voyais que du sein de la Vierge Marie coulaient deux
fontaines, l’une de lait, l’autre de sang. Celle de lait se répandait sur toutes
les âmes bienheureuses du Paradis, les rendant capables de mieux comprendre
l’union qui existe en Jésus entre la divinité et l’humanité. Celle de sang se
répandait sur toutes les créatures, mais très peu le recevaient et à voir tant
d’ingratitude et de malice dans le cœur des créatures, je ressentais une douleur
très intense, qui me contraignit à dire encore à haute voix : « Assez, assez
Seigneur, assez, ne me montre plus leur malice, car je ne puis supporter la vue
de tant d’ingratitude ». Je vis encore ce sang se répandre sur tous les
religieux, en particulier sur les moniales de ce monastère, et toutes le
recevaient, mais les unes en tiraient profit et les autres non, parce que
certaines le recevaient avec tant de tiédeur et si peu d’amour qu’il ne pouvait
fructifier en elles. Je les recommanda donc à Jésus, ainsi que toutes les autres
créatures, et particulièrement quatre pécheurs qui, je le savais, en avaient
besoin.
À ce moment je vis la Vierge Marie dont la bouche s’ornait de
tant de gloire, de grâce et de beauté que jamais je ne pourrai l’exprimer en
aucune manière, ni le faire comprendre. Et cela provenait, me semblait-il, des
profondes paroles qu’elle avait dites au moment de l’Incarnation : Je suis la
servante du Seigneur. Telle était la gloire répandue sur ses lèvres qu’il me
sembla que si Dieu n’eût pas été au Paradis, elle seule avec sa gloire, sa grâce
et sa beauté aurait suffi à en donner en abondance à tous les saints. Car elle
me semblait à elle seule un Paradis, débordant de gloire, de beauté et de
charme.
Et continuant à recommander ces quatre pécheurs, je priai en
particulier pour une personne pour laquelle je ressentis en moi une très grande
douleur, car je croyais comprendre qu’elle n’avait pas un vrai repentir d’un
péché qu’elle avait commis, et même si elle éprouvait quelque regret, il lui
manquait la confiance en Dieu, car elle était, semblait-il, presque désespérée.
Mon cœur en souffrit tant que cela m’atteignit même extérieurement, et je m’en
plaignis au Seigneur, le priant de ne plus rien me montrer, car la douleur me
faisait presque défaillir.
8
Le dimanche 3 juin 1584, considérant l’Évangile du jour : Un
homme donna un grand repas (Lc 14,16), il me parut comprendre que tout ce que
Jésus avait enseigné dans le saint Évangile, et prononcé de sa sainte bouche, il
l’avait enseigné et dit selon l’excessif amour qu’il nous porte. Quant à cette
parabole de l’Évangile d’aujourd’hui, il me fut donné de la comprendre de deux
manières, une pour les séculiers, l’autre pour les religieux.
Je voyais Jésus envoyer ses serviteurs, c’est-à-dire les
quatre évangélistes, inviter toutes les créatures. Tous étaient conviés à la
table du très Saint-Sacrement. Les premiers qui refusèrent l’invitation, disant
avoir acheté un domaine, sont ceux que retiennent les richesses et les choses de
ce monde. Des seconds qui s’excusèrent parce qu’ils devaient essayer des bœufs,
je ne me rappelle pas ce que j’entendis. Les suivants qui venaient de se marier
sont ceux qui s’adonnent à la sensualité et aux plaisirs de la chair et
demeurent captifs du pouvoir de leurs sens, comme les animaux.
Voyant ensuite les aveugles et les boiteux appelés à la cène,
je reconnus ceux qui reçoivent le très Saint-Sacrement, les seuls qui soient
bons, même sans être encore dans la voie de la perfection. Ceux des places et
des haies sont non seulement bons mais se trouvent dans la voie de la
perfection, parce que, cheminant dans les lieux publics ils sont méprisés par
les gens et considérés comme vils, j’entends, par ceux qui manquent
d’intelligence, c’est-à-dire les gens du siècle.
Je vis ensuite que — pour inviter les religieux —, Jésus
envoyait ses serviteurs, c’est-à-dire les inspirations du Saint-Esprit, non que
l’Esprit soit serviteur, car il est égal au Père et au Fils, mais c’est une
tâche de serviteur qu’il accomplit au moyen de l’inspiration communiquée aux
créatures. Ainsi donc Jésus appelait les religieux à son banquet par
l’inspiration de l’Esprit Saint. Les premiers qui ne voulurent pas accepter
l'invitation, car ils avaient acheté un domaine, sont les religieux qui veulent
toujours faire leur volonté, et n’observent pas le vœu de la sainte obéissance.
Les seconds, ceux qui achètent les bœufs, sont ceux qui ne gardent pas leurs
cinq sens, mais comme cinq paires de bœufs déchaînés donnent satisfaction à
toutes leurs envies, et violent le vœu de la sainte chasteté. Les troisièmes,
ceux qui se marient, sont les religieux propriétaires, qui, ayant pris la
propriété pour femme, n’observent point le vœu de pauvreté. Me souvenant alors
des monastères non observants je les recommandai à Jésus.
Je vis ensuite les aveugles et les boiteux qu’on avait
obligés à entrer pour le repas : ce sont les religieux qui observent leur Règle,
mais ne sont pas encore parfaits. Quant aux autres, qui se tenaient sur les
places et le long des clôtures, ce sont les religieux les plus parfaits ; ils
restent seuls et s’adonnent à l'oraison, aux jeûnes, aux pénitences, ils vivent
retirés, demeurant en silence dans leurs cellules, mais quand ils sortent sont
considérés comme fous et beaucoup se moquent d’eux. Et, je le compris, tous ceux
que je voyais invités, religieux ou séculiers, étaient conviés non seulement à
la table du très Saint-Sacrement, mais encore à celle des bienheureux (Cf. Ap
19,9), qui est la vision de Dieu. Mais ici-bas où nous sommes mortels et ne
pouvons voir Dieu, il me semblait que Jésus attirait à son côté tous les
religieux et séculiers qui s’approchaient de cette table, et les alimentait et
nourrissait de son sang. Plus encore, il les habillait, comme enfants du même
sang, de sorte que je les voyais tous nourris et vêtus de sang, ceci à cause du
grand amour que le Seigneur porte à ses créatures.
Ensuite, je vis Jésus tout amoureux; de son côté sortait un
très beau lien formé de trois brins, et Jésus me lia de ces liens à la très
Sainte-Trinité, à laquelle j’étais liée. Jésus plaça ensuite une très belle
pierre de couleur violette dans son côté très saint, afin que je n’en puisse pas
sortir, et ne m’attribue à moi-même aucun bien, mais tout à Dieu. Ceci non plus
n’empêchait pas la précédente vision. Et puisque c’était l'octave de ma
Profession et de ma prise de voile je compris que, de cette manière, Jésus
m’avait à nouveau liée à lui.
Ce matin, qui était l’octave de la fête du Corps du Seigneur,
les moniales firent une procession solennelle avec le très Saint-Sacrement,
qu’on déposa dans la pièce où j’étais alitée. Et alors qu’on chantait une
sublime louange, il me sembla que Jésus venait à moi tout plein d’amour,
m’honorant d’un joyeux accueil. Il me donna sa sainte paix dans un baiser plein
de douceur, dont j’eus un grand contentement.
9
Le lundi 4 juin, ayant communié, je vis Jésus, et il semblait
me dire : « Eh bien donc, mon épouse, voici que je me suis donné tout à toi, je
veux que maintenant tu t’unisses toute à moi ». Et aussitôt en me caressant, il
m’unit toute à lui dans un très grand amour, de telle manière que je demeurai
tout absorbée par l’immensité de l’amour de Dieu. Et l’on me fit alors connaître
la grandeur de ces paroles de l’Apocalypse : Au vainqueur je donnerai la manne
cachée et un nom nouveau (Ap 2,17). Je compris que les vainqueurs étaient ceux
qui maîtrisaient le démon, le monde et eux-mêmes ; on leur donnait la manne
cachée du très Saint-Sacrement, cachée aux superbes mais non aux humbles, encore
cachée pour nous tous sous les apparences de l’hostie. Il est caché aux
superbes, car quand Jésus passe chez eux, ils demeurent sans goûter la douceur
et la suavité de ce Sacrement, et incapables d’en tirer le fruit. Je vis ensuite
Jésus dans sa gloire à la droite du père ; de son côté sortait une liqueur, une
manne très blanche et très douce, et je compris que c’était sa très sainte
grâce, tout à fait cachée aux superbes, car il ne peuvent, à cause de leur
orgueil, avoir la grâce de Dieu.
Je vis ensuite que les âmes qui recevaient cette liqueur de
la grâce de Jésus étaient à ce point fortifiées et montraient une telle
constance, que si une seule d’entre elles était tentée par tous les démons de
l’enfer, et que toutes les créatures, s'il était possible, devenaient des démons
incarnés pour tenter et harceler cette âme, elle serait si forte et constante,
par la grâce de Dieu présente en elle, qu’elle ne consentirait jamais à tomber
dans le péché pour ne pas offenser cette divine Majesté. Je compris encore
qu’une seule âme recevant cette grâce en viendrait, si c’était possible, à
procurer à Dieu plus de contentement parce qu’en cela s’accomplirait sa volonté
de donner, autant qu’il dépend de lui, sa grâce à toute créature. Et en cela les
saints aussi puisaient grande satisfaction et allégresse, voyant que la volonté
de Dieu s’accomplissait.
De même, les âmes du Purgatoire trouvaient un grand
contentement à voir celles qui recevaient la liqueur de la grâce ne pas lui
opposer d’obstacle, comme durant leur vie en ce monde, ce qui fait qu’elles sont
au purgatoire, et telle était leur joie que leur peine en était presque allégée.
Par ailleurs, je voyais que tous les saints avaient un nom nouveau, inscrit au
Livre de la vie; ce livre me semblait être la sainte humanité de Jésus, et ces
noms étaient imprimés avec le sang de Jésus qui est l’Agneau. Ce nom, après
celui de Dieu, était d’une telle grandeur que jamais, jamais on ne le pourrait
expliquer. « Grâce du Verbe », ainsi appelons-nous les vierges selon leur pureté
virginale, ne sachant expliquer autrement cette vertu. Elles possèdent, après
celui de Dieu, un nom nouveau d’une valeur plus élevée et plus précieuse, que
seul Dieu connaît et voit, et il en est de même pour les martyrs, les docteurs,
et tous les autres saints du Paradis.
10
Mardi 5 juin. Après la communion, je contemplai ces paroles
du Psalmiste : Tu as fait du bien à ton serviteur, Seigneur, selon ta Parole (Ps
119,65). Je voyais les effets de la grande bonté de Dieu, et il me semblait que
Dieu avait montré cette grande bonté par le moyen de son Verbe, que je voyais
exister de deux manières : comme Verbe au sens de parole, et comme Fils unique
de Dieu, également désigné par ce nom de Verbe. Par ce Verbe donc et par ces
paroles et promesses que Dieu avait faites aux patriarches et aux saints de
l’Ancien Testament, se voyait et se manifestait sa grande bonté ; mais elle se
révéla surtout quand il envoya s’incarner le Verbe éternel pour racheter la
créature. Il me semblait comprendre que le Père éternel avait aimé d’une
certaine manière la créature plus que son propre Fils, l’ayant livré pour elle à
tant de peines et de tourments, pour le seul but de nous élever à une telle
gloire, et que par grâce nous puissions devenir d’autres dieux. Je veux dire par
mode de participation, personne ne pouvait l’être par nature que Lui seul.
Et ici je plongeai et m’enfonçai tellement dans la
considération de sa grande bonté et de son amour pour nous que j’en restai
absorbée. Mais ensuite, faisant un grand saut de l’amour à la justice, je crus
voir ce que dit Jésus dans l’Évangile : Il viendra avec grande puissance et
Majesté (Mt 24,30). Cette puissance était si grande en sa sainte humanité, que
jamais ma parole ne saurait l'expliquer. Il en était de même de la Majesté avec
laquelle il venait pour juger le monde, si bien que non seulement les saints
déjà dans la gloire du Paradis, mais aussi la Vierge sa Mère, elle-même, se
tenaient devant Lui dans une crainte respectueuse. Et voyant cette juste justice
s’exercer sur les pécheurs, par respect de cette terrible Majesté, elle n’osait
prier pour eux son propre Fils.
Je voyais que pour les saints tout coopérait à leur bien (Rm
8,28) et se changeait en gloire pour eux, mais eux aussi demeuraient dans cette
crainte révérencielle jusqu’à ce que le Seigneur leur dise : Venez les bénis de
mon Père (Mt 25,34). De même je vis ensuite que tout coopérait au mal pour les
méchants, que tout était pour eux peine et tourment ; mais ils n’étaient pas
remplis de confusion comme lorsque Jésus avait dit : Allez maudits, dans le feu
éternel (Mt 25,41).
Je voyais encore que le Père éternel s’était, pour ainsi
dire, privé de sa divinité, donnant à la sainte humanité de Jésus toute aptitude
et tout pouvoir en vue du jugement. Lui-même, au temps de la Passion, perdit le
sentiment de sa divinité — celle-ci ne pouvant souffrir en elle-même — et toute
la peine demeurant en cette sainte humanité. Jésus, par la Passion et la mort
subies en son humanité, a racheté la créature et payé notre faute par de grandes
souffrances : c’est pourquoi le Père éternel lui accordera le pouvoir de sauver
et de condamner qui bon lui semble.
Alors, en voyant tant d’ignorance de la part des créatures,
et tant d’aveuglement, car elles ne pensaient pas à leur fin, j’éprouvai une
très grande peine. Et je commençai à prier Jésus, si toutefois c’était sa
volonté, de me faire souffrir pour les péchés de toutes les créatures ; même si
tout l’enfer devait tomber sur moi, je ne m’en serais pas souciée car, comme je
l’ai dit, sa volonté est que par sa grâce tous soient sauvés. Et il me semblait
que Jésus souriait de moi et me disait : « Tu sais bien que tu ne peux avoir ni
désir ni volonté sinon de m’aimer pour moi ; je veux qu’en dehors de moi tu ne
puisses rien vouloir ni pouvoir sinon ce que je veux et qui est ma volonté. Mais
prends garde à ta vie et sois préparée à tout ce que j’ai ordonné, et qui est ma
volonté ». Toutefois je ne cessais pas de le prier qu’il voulût sauver toutes
les créatures, mais je comprenais que ce n’était pas possible, à cause de tant
d’aveuglement et d’ingratitude.
11
Le mercredi 6 juin, après avoir communié, il me sembla voir
Jésus, tout amoureux, qui me disait : « Ô mon épouse, pourquoi penses-tu que je
veuille si souvent m’unir à toi ? » Et aussitôt, je le sentis m’unir à Lui, et
il me parut comprendre que Jésus unissait mon âme à Lui pour trois raisons. La
première, c’est que l’âme unie à Jésus éprouve plus de sécurité en elle-même et
plus de familiarité avec lui. La seconde, que cette union fortifie l’âme contre
toutes sortes de tentations. La troisième, qu’elle devient ainsi plus agréable
au Père éternel et capable de Lui plaire davantage, Jésus ayant dit dans
l’Évangile : « Tout ce que vous demanderez au Père en mon nom, vous
l’obtiendrez »(Jn 14,14). C’est pourquoi l'âme unie à Jésus, non seulement
obtient les grâces du Père éternel, mais lui est encore toute reconnaissante et
agréable. Voilà, à ce qu’il me semble, pourquoi Jésus m’unissait si souvent à
Lui dans le très Saint-Sacrement.
Puis j’entrai dans un très vaste jardin, attrayant et d’une
grande beauté, que je voyais à l’intérieur du côté de Jésus, et dans ce très
noble jardin je vis les anges de toutes les moniales de ce monastère, ainsi que
celui du Père confesseur. Tous me semblaient très beaux, mais, sauf celui du
Père et le mien, je ne savais quelles moniales ils assistaient en particulier.
Je les voyais tous tresser des guirlandes de fleurs, chacun pour sa moniale ;
quelques-unes de ces guirlandes étaient toutes blanches, d’autres rouges,
chacune ayant une couleur différente, quelques-unes même des teintes variées,
suivant les vertus de la moniale à qui appartenait la guirlande. Les anges
liaient celles-ci d’un fil d’or, que je compris être la charité des moniales.
Mais je vis bien que huit ou dix de ces anges attendaient ; ils ne liaient pas
leurs guirlandes, bien qu’ils eussent les fleurs, et semblaient attendre un peu
de fil pour les lier. Alors Jésus me dit : « Vois, si ces moniales n’ont pas de
charité, jamais leurs anges ne lieront leurs guirlandes, étant dépourvus de fil,
c’est-à-dire de charité. Ces fleurs, je les réserverai pour les en fleurir et
les en parer, mais elles ne pourront recevoir de guirlande ».
Puis je vis quelques-uns de ces anges tenir à la main une
baguette sur laquelle ils attachaient les fleurs : les unes d’or, d’autres
blanches, ou vertes, ou d’autres couleurs. Et cette baguette, je compris que
c’était le travail de fond que ces Sœurs avaient accompli, dès l’origine, dans
les vertus représentées chacune par des fleurs. Parmi ces anges, quelques-uns
avaient à peine commencé à tresser et procédaient très lentement et
soigneusement : c’était pour celles qui devaient vivre longtemps. D’autres se
hâtaient davantage et leur travail était à demi achevé : je compris que leur vie
serait courte. Il y en avait aussi qui, après avoir lié une fleur, la
détachaient et revenaient en arrière, et cela, à cause du défaut des moniales
qui ne persévéraient pas dans les vertus comme elles avaient commencé.
Je voyais aussi que mon petit ange allait très vite, et avait
lié la mienne plus qu’à moitié : je compris ainsi qu’il me restait peu de temps
à vivre ; cependant je ne désire ni mort, ni vie, mais seulement que soit faite
en moi et sur moi la volonté de Dieu. Je vis encore celle du Père confesseur,
qui n’était point une guirlande de fleurs comme les autres, mais une très belle
couronne d’or, à cause de sa charité pour nos âmes, car il se fatiguait beaucoup
pour notre salut; elle était tout ornée de magnifiques joyaux et je vis qu’elle
était terminée. Mais Jésus me dit : « Cette couronne n’est pas encore ornée
comme je veux qu’elle le soit ». C’est pourquoi je voyais son petit ange y
ajouter quelques joyaux pour l’embellir, d’autres pour l'enrichir, les faisant
briller, par moments, d’un éclat magnifique.
Je vis ensuite quatre allées dans ce jardin. La première
aboutissait au cœur de Jésus. À son extrémité, je veux dire dans le cœur de
Jésus, se trouvait une très belle fontaine dont l’eau, ainsi que je le compris,
exerçait deux effets sur les créatures : elle rafraîchissait et réchauffait.
Elle rafraîchissait ceux qui brûlent du feu de l’orgueil, tandis qu’elle
réchauffait les tièdes et les rendait tout fervents pour l’amour de Dieu et son
service. La seconde allée partait du cœur de Jésus ; je la voyais aboutir à la
main droite, où l'âme parvenait par la foi. La troisième allée partait, elle
aussi, du cœur de Jésus et aboutissait à sa main gauche, où l'âme arrivait par
la justice, c’est-à-dire que la créature désirait que s’accomplisse la justice
de dieu et que justice soit faite de tous ses péchés, défauts et imperfections.
La quatrième allée du cœur de Jésus allait à sa sainte bouche et je compris
qu’il s’agissait là de la vision de Dieu, où l'âme ne peut accéder tant qu’elle
est en ce monde.
Et toutes ces allées m’apparaissaient recouvertes au-dessus
et sur les côtés par la très sainte humanité de Jésus. La première était
couverte par sa sainte poitrine, et les deux du centre par ses saints bras. La
quatrième par la gorge de Jésus. Ensuite je vis sa tête sacrée toute parsemée de
trous, comme de petites pièces, qui reluisaient tellement qu’ils semblaient des
miroirs ; c’étaient les trous que Lui avait faits la couronne d’épines. Je
compris par-là que les créatures doivent se regarder dans leur chef, le Christ,
car elles en sont les membres. Je commençai tout de suite à les recommander à
Jésus, en particulier cette personne dont j’ai parlé déjà, pour laquelle je
n’éprouvai pas de douleur comme l’autre fois, car je compris qu’elle commençait
à reconnaître son erreur et son péché et qu’elle s’en repentait. Je recommandai
encore le Père, ainsi que l’archevêque et les Sœurs à Jésus comme j’en ai
l’habitude en particulier chaque matin.
12
Le jeudi 7 juin 1584, après avoir communié, je m’arrêtai pour
méditer sur ces paroles de Jésus : J’ai ardemment désiré manger cette pâque avec
vous (Lc 22,15). Il me semblait voir que Jésus nous avait laissé sa présence
afin que nous puissions nous unir plus étroitement à Lui tant que nous sommes
encore en ce monde, et que le même amour qui l’avait poussé à s’incarner l’avait
décidé à nous laisser sa présence dans le très Saint-Sacrement. Ainsi je
comprenais qu’avant son Incarnation Il avait regardé notre âme, la voyant pour
ainsi dire en lui-même, car elle était faite à son image et à sa ressemblance,
même si personne d’autre que Lui ne le savait, ni ne pouvait connaître combien
elle était précieuse et belle ; comme elle se trouvait en grand danger, une fois
le péché commis, et qu’Il l’aimait d’un amour infini, à cause de cet amour qu’Il
nous a montré plus tard en mourant sur la croix.
De même, je compris que Jésus-Amour vivait avec nous en ce
monde en se regardant Lui-même, je veux dire son humanité, et connaissant
surtout par Lui-même et en Lui la fragilité de notre nature humaine qu’Il avait
assumée ; et comme Il nous aimait du même amour qu’auparavant, Il voulut offrir
un remède non seulement à l’âme mais au corps aussi, se donnant en nourriture
d’une manière corporelle, pour nourrir l’un et l’autre et les fortifier en
Lui-même. Ô quel Amour ! Il me semblait voir que Jésus s’unissait à l'âme de son
épouse par une union très étroite, posant la tête sur celle de l’épouse, les
yeux sur ses yeux, la bouche sur sa bouche, et ainsi des mains et des pieds,
enfin de tous les autres membres, si bien que l’épouse devenait une seule chose
avec Lui, voulant tout ce que voulait son époux, voyant tout ce qui était en
Lui, goûtant tout ce qu’Il goûtait, faisant les œuvres de l'époux, désirant tout
ce qu’Il désirait, et rien en dehors de Lui. Dieu veut que l'âme s’unisse à Lui
de cette manière, et Lui veut s’unir à elle. Celle-ci, la tête posée sur celle
de Jésus, ne peut rien vouloir d’autre que de s’unir à Dieu et que Dieu s’unisse
à elle. Elle en arrive ainsi à vouloir toujours ce que Dieu veut.
Dieu se voit tout entier en Lui-même, Lui seul est apte à se
connaître. Il se voit Lui-même en toute créature, même en celles qui n’ont pas
de sentiment, car Il est en elles par sa puissance, qui les fait agir et
fructifier. Et l’âme, les yeux dans ceux de Jésus, se voit en Dieu, et voit Dieu
en toutes choses. Elle voit encore son incapacité, et par elle, connaît et voit
que Dieu seul peut se comprendre; de cette manière l’âme arrive à voir ce que
Dieu voit. Elle goûte Dieu, savoure toutes choses en vue du bien, et même des
défauts elle sait tirer le bien. Ainsi l'âme, sa bouche sur la bouche de Jésus,
goûte et savoure toutes choses en leur bonté; des défauts même elle tire du
bien : voyant une créature commettre une faute, elle ne sait l’interpréter qu’en
bien, et de cette manière elle goûte ce que Dieu goûte.
Dieu fait tout avec sagesse et puissance; plus encore, Il
donne sagesse et puissance à toutes les créatures. L'âme qui est unie à Dieu, et
dont les mains reposent sur les mains de Jésus, accomplit ses œuvres elle aussi
avec sagesse et puissance ; avec sagesse, en s’écartant de toutes choses nocives
et qui ne plaisent pas à Dieu; avec puissance, parce que l'âme amoureuse de Dieu
pense tout pouvoir, même les choses impossibles, et s’il le fallait se jetterait
au milieu des épées et dans les flammes, car il lui semble tout pouvoir, et
c’est ainsi qu’elle en vient à agir comme Dieu.
Dieu désire que toutes les créatures soient sauvées, non
qu’Il en éprouve le désir, car il n’y a pas de désir en Lui, mais je parle ainsi
pour me faire comprendre. L'âme dont les pieds sont unis avec ceux de Jésus,
désire que toutes les créatures aiment Dieu et soient sauvées. Si bien que
l'âme, selon sa participation à Dieu et sa conformité à Lui, devenait elle-même
un autre Dieu par grâce, car par nature Dieu seul peut l’être absolument. Je
commençai à recommander à Dieu toutes les créatures, et en particulier ces
quatre pécheurs, comme d’habitude ; je compris que Jésus voulait sauver telle
personne au moyen des oraisons que ses créatures feraient pour elle : c’est ce
qu’Il sembla me dire. Ensuite je Lui recommandai plus particulièrement le Père.
13
Le vendredi 8 juin, après avoir communié, me trouvant en
extase, il me sembla entendre Jésus me dire : « Viens ma chère petite fille,
vois le roi Salomon couronné » (Ct 3,11). Et tout de suite, je le vis auprès de
moi couronné d’épines, et mal en point. Les serviteurs des Juifs Lui mettaient
la croix sur les épaules pour le conduire au mont Calvaire, et moi, je le
suivais. Durant le chemin, je considérais l’œuvre infâme de Judas, qui par son
inique trahison, donnait la mort à celui qui donne à tous la vie. Et dans ma
grande douleur devant cette injustice, je ne pouvais m’empêcher de crier avec
force : « Traître, traître ! »
Entre-temps, Jésus arriva au mont Calvaire; je vis qu’on
voulait le clouer sur la croix, et je commençai à crier : « Ignobles traîtres,
c’est vous qui méritez d’être crucifiés ! » et quand ils commencèrent à Lui
clouer les pieds, je compris que Jésus était cloué sur la croix, non seulement
par les Juifs au temps de sa Passion, mais encore aujourd’hui par la malice des
chrétiens qui vivent dans la ruse et la feinte. Je vis ensuite que tous les
superbes clouaient la main droite de Jésus, avec leur orgueil, tandis que les
avares Lui clouaient la main gauche avec leur avarice. Par contre, les pieds de
Jésus étaient libérés de la croix par ceux qui servent Dieu avec simplicité et
sincérité. La main droite était détachée par ceux qui sont vraiment humbles, et
la main gauche par les hommes généreux qui, dépourvus de biens temporels,
exercent la charité en biens spirituels.
Quand Jésus fut cloué sur la croix par les serviteurs, comme
ses mains n’arrivaient pas aux trous que les Juifs avaient préparés sur la
croix, il fallut Lui tirer avec violence les bras et les mains pour l’y fixer
avec les clous, et les os de sa sainte poitrine en furent disloqués. Je compris
que Jésus voulait cela pour s’unir à sa créature, comme Il s’était arraché aux
délices où Il demeurait dans le sein de son Père éternel, je veux dire par mode
de présence et non par essence, quand Il prit chair.
Alors Jésus me recommanda de dire au Père qu’il conseillât
aux moniales de demeurer unies entre elles; que si elles ne le faisaient pas, Il
se séparerait d’elles dans l'avenir, mais les moniales d’aujourd'hui seraient
plus sévèrement punies parce qu’elles ont plus de commodité à faire le bien ; Il
demande encore qu’elles aient compassion les unes des autres, et considèrent
leurs propres défauts plutôt que ceux d’autrui, de peur qu’Il ne soit obligé de
se séparer d’elles. Il me semblait que les novices aussi avaient besoin de cette
union, mais je compris surtout qu’elles étaient peu considérées et il me parut
que nous agissions au hasard, surtout quand on recevait le très Saint-Sacrement.
Ensuite, je vis toutes les plaies de Jésus formant comme des
miroirs, afin de permettre aux créatures de se regarder en Lui. Et j’entendis
Jésus crier sur la croix : Celui qui a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive
(Jn 7,37). L’eau que l’on devait boire sortait des membres de Jésus, de tout son
corps, et, comme une pluie, elle tombait dans le cœur des créatures, et je
compris que cette eau était sa grâce. De même que la terre reçoit l’eau de la
pluie, et qu’ensuite, le soleil la réchauffait de ses rayons, elle germe et
donne des fruits, ainsi faisait Jésus, me semblait-il, en ceux qui recevaient
cette eau. Ouvrant ensuite sa poitrine, comme un soleil, Il envoyait les rayons
de son saint amour à ses créatures, celles qui avaient reçu cette eau dans les
cœurs, et les réchauffant, les faisait germer et produire les fruits très doux
des bonnes œuvres.
Ceux qui s’approchaient de la croix, et recevaient cette eau,
étaient ceux qui désiraient faire le bien, et l’accomplissaient selon leurs
forces. Je vis encore ceux qui se tenaient au pied de la montagne, et qui en
recevaient peu, et, je le compris, ceux-là désirent faire le bien, mais ils ne
bougent pas, et restent sans rien faire. De même je vis ceux qui se tenaient à
distance, et n’en recevaient point : ceux-là ne font pas le bien, et n’en
ressentent pas même l’attrait ou le désir qu’ils devraient éprouver. Voyant cela
je les recommandai à Jésus, ainsi que toutes les autres créatures, le Père, et
ceux que j’ai coutume de recommander chaque matin.
14
Le samedi 9 juin, ayant communié, je vis Jésus tout plein
d’amour me dire : Viens ma colombe, au creux des rochers, dans les fentes des
murs (Ct 2,14). Et je Lui répondis : « Jésus, mon amour, de moi-même je ne sais
y entrer ». et Jésus me dit : « Courage, j’expirerai et aspirerai, j’expirerai
pour t’envoyer mon souffle, ensuite en aspirant je le ramènerai à moi, et
t’attirerai en moi avec lui ». et ainsi, inspirant en moi son souffle, doux et
amoureux, puis l’aspirant et le ramenant à Lui, Il m’attira en Lui, et m’enferma
en Lui avec la porte de son côté.
Et prenant la parole, Il me dit : « J’ai attiré à moi la
Vierge Marie, elle aussi, comme je l’ai fait pour toi, insufflant en elle ma
divinité, lorsque moi, le Verbe, je m’incarnai en elle ; plus tard, quand je fus
remonté au ciel, c’est d’une aspiration que je la ramenai à moi ». Quand Il eut
dit cela, je vis un très beau temple; il me semblait être celui qu’on nomme
« Temple de Salomon », et la Vierge Marie était ce temple, je veux dire celui du
vrai Salomon, Jésus.
Et je crus comprendre que le sol de ce temple était
l’humilité de la Vierge, notamment quand elle dit : Voici la servante du
Seigneur (Lc 1,38). Les quatre murs étaient ses quatre vertus cardinales,
c’est-à-dire la justice, la force, la tempérance et la prudence, qu’elle
pratiqua surtout au temps de la Passion de son fils Jésus.
La justice d’abord, car elle permit à son Fils, si pur et
innocent qu’Il fût, de prendre sur Lui nos péchés : voilà le premier mur. Elle
pratiqua donc la vertu de force, supportant toutes les injures adressées non
seulement à son Fils mais à elle aussi, et demeurant forte dans la foi, qu’elle
garda entièrement et de manière constante : voilà le second mur de ce temple. Le
troisième figurait la vertu de tempérance, car bien qu’elle souffrît extrêmement
pour son Fils, et qu’elle pleurât et soupirât amèrement, elle le fit avec grande
modestie et gravité, la certitude de la Résurrection tempérant son immense
douleur. Quant au quatrième mur, il me semblait représenter la vertu de
prudence, que la Vierge pratiqua non seulement au temps de la Passion, mais tout
au long de sa vie, accomplissant toutes ses œuvres avec une grande mesure et
sagesse.
L’estrade de ce temple évoquait son esprit noble et son
intelligence illuminée, j’entends celle de la Vierge Marie. Quant à l'autel, je
le compris, c’était la volonté de la Vierge. Et la nappe de l'autel sa très pure
virginité, et le ciboire où demeure Jésus, le cœur de la Vierge. Je voyais
devant cet autel sept lampes allumées, où je reconnus les sept dons de l’Esprit
Saint, qui tous se trouvaient en elle de manière parfaite. Sur cet autel se
dressaient douze très beaux chandeliers : je compris qu’ils figuraient les douze
fruits de l’Esprit qui demeuraient en elle.
Il me sembla ensuite voir la Vierge au Paradis, habillée
d’une couleur céleste, comme celle que nous appelons « di Matti » mais bien plus
belle. Elle tenait ouvert son petit manteau sous lequel je voyais entrer toutes
les moniales ; pourtant quelques-unes en sortaient, mais y revenaient aussitôt.
J’y voyais encore le Père confesseur, assis sur les genoux de la Vierge, un peu
en dehors du petit manteau. Je me tenais devant lui, de sorte que nous voyions
tous deux le visage de la Vierge Marie, mais celles que recouvrait le petit
manteau n’apercevaient pas comme nous son visage.
Je vis encore des moniales
d’autres monastères, mais très peu entraient sous le petit manteau de la Vierge,
et si elles restaient en dehors, je compris que c’était surtout pour deux
raisons. D’abord parce qu’elles n’observaient pas le vœu de chasteté qu’elles
avaient prononcé devant Dieu ; ensuite à cause du péché de propriété, contraire
à leur vœu de pauvreté. En voyant cela, avec grande véhémence et un ardent
amour, je me mis à recommander à la Vierge tous les religieux et toutes les
religieuses infidèles à leurs vœux. Ensuite, comme d’habitude, je recommandai à
Dieu toutes les créatures et en particulier le Père confesseur.
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