Martyrs Chartreux

LES MARTYRS DE LA CHARTREUSE DE LONDRES
A TYBURN, LE 4 MAI 1535.

Les événements qui suscitèrent la persécution en Angleterre sous Henri VIII sont assez connus pour qu'il suffise de les rappeler en quelques mots. Après avoir combattu l'hérésie de Luther et obtenu du pape lé titre de Defensor fidei, le roi d'Angleterre, séduit par Anne Boleyn, voulut lui faire partager sa couronne. Mais la reine Catherine d'Aragon revendiqua les droits que lui conférait son mariage légitime et le pape, consulté, sollicité, circonvenu, menacé, refusa obstinément de rompre le lien que le Christ avait formé. Henri VIII se sépara du pape afin de posséder la femme qui refusait d'être sa maîtresse et que le pape lui interdisait d'épouser. Henri VIII dressait tribunal contre tribunal et prétendait que c'était affaire au pape de céder, d'annuler les décisions prises par les théologiens romains et de ratifier les mesures adoptées en Angleterre. Le pape n'ignorait pas où cette querelle tendait. Le 6 février 1534, l'évêque Jean du Bellay développait en présence du consistoire les périls que ferait courir à la chrétienté une rupture entre Rome et le roi d'Angleterre. « L'hérésie, dit-il, se répandrait universellement ; après l'Angleterre, beaucoup de royaumes en seraient gâtés ; et Rome, Rome elle-même, ne demeurerait sans doute pas indemne de la contagion. » Malgré ces perspectives inquiétantes, le pape ne pouvait céder et ne céda pas.

En Angleterre l'opinion populaire et le Parlement se montraient favorables à la reine répudiée et réprouvaient l'idée d'une rupture avec Rome. « S'il était resté un doute sur ce point à Henri, un incident significatif le lui eût enlevé. Le prêtre chargé de prêcher devant lui le mercredi des Cendres, 18 février 1534, proclama la souveraineté sur terre du pape qui, s'il abusait de son autorité, ne relevait que du jugement d'un concile général ; le sermon rappelait encore l'obligation d'honorer les saints et présentait les pèlerinages comme agréables à Dieu et profitables à l'âme. Les courtisans s'écrièrent que le prédicateur était devenu papiste ; mais Henri, quoique contrarié, interpréta mieux les paroles franches et hardies de Hugh Latimer : elles ne faisaient que traduire la secrète croyance de la majorité de ses sujets[1]. » Mais l'attitude du Parlement ne se soutint pas. Le 16 mars, il adoptait en troisième lecture un bill venu de la Chambre des Communes et interdisant l'envoi à Rome du denier de Saint-Pierre. C'était, pour le roi, une victoire, et il releva le front. A quelques jours de là, le 23 mars, lundi de la semaine sainte, à Rome, le consistoire se réunit à dix heures du matin ; l’huis-clos était prononcé. « Peu de gens s'attendaient à ce qu'un résultat important sortît ce jour-là du consistoire. On s'étonna cependant que, d'ordinaire si ponctuels à leur dîner, les cardinaux en eussent laissé passer l'heure sans quitter la salle. La curiosité devint de l'émotion ; les deux partis s'impatientaient ; car l'après-midi s'écoulait ; les cardinaux ne se restauraient point ; ils siégeaient depuis sept heures consécutives et pas de nouvelles. Enfin à cinq heures du soir, l'huis céda, et les révérends pères sortirent. On apprit aussitôt qu'ils avaient rendu leur sentence[2]. » A l'unanimité, l'union d'Henri et de Catherine d'Aragon avait été proclamée valide.

Longtemps avant que la nouvelle de cette sentence arrivât au roi, celui-ci avait rompu définitivement avec le Saint-Siège. Dès le 20 mars, trois jours avant la tenue du consistoire, le gouvernement avait saisi la Chambre des Lords d'un bill entraînant ratification du mariage d'Henri avec Anne Boleyn et proclamation d'Elizabeth en qualité d'héritière présomptive du trône. La seconde lecture eut lieu le lendemain samedi 21 mars, et la troisième, le surlendemain lundi. Comment, après cela, prétendre que le roi se réservait de reconnaître la juridiction suprême du pape? Précisément le lundi 21, à l'heure même du consistoire, le roi prorogeait le Parlement et le 30 il en approuvait tous les votes. Le schisme était accompli.

A partir de ce moment, la politique du roi d'Angleterre sembla se concentrer sur l'adoption ou le rejet de l'Acte de Suprématie royale qui attribuait au roi Henri VIII et à sa descendance adultérine le gouvernement de l'Eglise anglicane. Le bill fut adopté sans difficulté et voté le 18 novembre 1634. Presque aussitôt après, le gouvernement demanda l'adoption d'un nouveau bill inculpant de haute trahison quiconque, au mépris de l'Acte de Suprématie, refuserait de donner au roi, à la reine et à leurs héritiers « la dignité, le style et le nom de leur royal état, ou les appellerait hérétiques, schismatiques ou infidèles ». Ce projet de loi ne fut voté qu'après de longs et violents débats et avec deux amendements qui en restreignaient la portée. Le premier amendement retardait la mise en vigueur de l'Acte jusqu'au 1er février 1535, le deuxième réservait que seul le refus intentionnel d'admettre la suprématie du roi serait tenu pour haute trahison. On espérait sauver par ce moyen ceux qui, comme More et Fisher, refusaient de se prononcer en l'espèce.

Les premières victimes de la persécution sanglante furent des religieux chartreux. Le récit de leurs souffrances et de leur martyre nous a été conservé par un chartreux de Londres, Maurice Chauncy, témoin oculaire. C'est son récit qu'on va lire.

Le plus sûr moyen, à notre avis, de perpétuer, de rendre immortel le souvenir des faits dignes de passer à la postérité, de les mettre à l'abri des altérations et de les faire arriver à ceux qui viendront après nous, c'est d'en écrire une histoire exacte et d'en confier le souvenir aux monuments littéraires.

Outre cela, j'ai été requis et prié instamment par des amis d'écrire un récit succinct des supplices qu'eurent à souffrir en Angleterre les Pères Chartreux et de ceux qui partagèrent leur sort à la même époque. J'écris donc ceci d'abord pour la vérité des faits qui se sont passés dont j'ai été le témoin oculaire et des tribulations auxquelles j'ai eu ma part, bien que j'aie été indigne d'en boire complètement le calice. — Je l'écris aussi pour rectifier les assertions de ceux qui ont écrit cette histoire avec trop peu de souci de la vérité.

J'avais déjà fait ce travail dans une lettre à notre Rifle P. Prieur de la Grande-Chartreuse ; mais comme plusieurs le trouvaient prolixe et d'une lecture fatigante, j'ai cru bien faire d'écrire un résumé absolument véridique des causes, du genre et du dénouement des faits auxquels j'ai assisté et j'ai même pris quelque part.

De leurs causes d'abord, pour rendre témoignage à la vérité ; puis de leur nature, afin de laisser à ceux qui viendront après nous et nous liront un exemple de patience et de constance ; car, bien qu'ils ne soient destinés ni à un combat, ni à une mort, ni à un triomphe semblables, ils peuvent du moins marcher sur les traces de ces grands athlètes du Seigneur dans ces petits assauts de chaque jour qui troublent et agitent la vie chrétienne ; ils montreront ainsi leur courage, garderont leur patience, feront preuve d'intrépidité, de diligence, de constance et laisseront au monde une éclatante preuve de vertu ; si bien que, ne se dérobant pas à la lutte, tentés et éprouvés comme leurs modèles, comme eux ils seront trouvés fidèles.

La passion des partis pourra faire douter de mon témoignage quand j'exposerai le genre de souffrances qu'endurèrent ces pères ; mais cette considération ne doit pas m'empêcher de dire la vérité, je ne dois même pas me mettre l'esprit à la torture pour ne pas donner prise à ce soupçon, car le genre de ces supplices se trouve consigné dans les registres de l'État, dans les dépositions faites et enregistrées au tribunal de celui qui fit exécuter les sentences.

Elles y sont recueillies et conservées ; ainsi le souvenir ne s'en perdra jamais.

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[1] P. FRIEDMANN, Lady Anne Boleyn, in-8°, Paris, 1903, t. I, p. 326-327.
[2] P. FRIEDMANN, Lady Anne Boleyn, p. 348.

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