CHAPITRE 6.

PAUL CONFÈRE AVEC MONSEIGNEUR FRANÇOIS-MARIE GATTINARA,
SON ÉVÊQUE. CELUI-CI APPROUVE SON ESPRIT, ET LUI DONNE L'HABIT DE PÉNITENCE
EN MÉMOIRE DE LA PASSION DE JÉSUS-CHRIST
 

Le père Paul, comme, on le voit dans ses lettres, use toujours d'une grande discrétion dans la conduite des âmes. Il ne négligeait rien pour que celles qui lui étaient soumises servissent le Seigneur en esprit et en vérité avec toute la dépendance convenable des supérieurs. Lui-même fut toujours fidèle à marcher dans cette voie. Loin de se conduire par son propre esprit, il ne cessa jamais de se soumettre à la direction d'hommes pleins de sagesse et de discernement, afin de s'assurer qu'il suivait la volonté de Dieu. S'agissait-il de quelque résolution extraordinaire, il redoublait ses prières afin d'obtenir les lumières du ciel, puis il demandait l'avis des personnes les plus distinguées par leur piété, leur doctrine et leur expérience.

C'est ce qu'il fit plus soigneusement encore, lorsqu'il fut au moment d'embrasser l'état auquel il lui semblait être appelé de Dieu. Il alla se jeter aux pieds de monseigneur Gattinara, prélat doué d'un talent éminent pour la direction des âmes et le discernement des esprits, espérant d'apprendre de sa bouche la volonté de Dieu.

Nous donnerons ici une courte notice sur ce grand Prélat. On verra mieux par là l'estime que méritaient les conseils du directeur, par l'ordre duquel Paul entreprit l'œuvre de Dieu et régla toute sa conduite, aussi longtemps qu'il put jouir de ses instructions et de ses entretiens.

Monseigneur François-Marie Arborée de Gattinara, naquit à Pavie. Entré dans la Congrégation célèbre des clercs Réguliers de Saint-Paul, vulgairement appelés les Barnabites, il y acheva ses études et devint un excellent prédicateur. Doué de toutes les qualités requises au véritable orateur, animant toutes ses paroles d'un vif désir d'attirer les âmes à Dieu, il parlait au cœur et remuait d'autant plus efficacement ses auditeurs qu'il était profondément ému et pénétré de la vérité qu'il annonçait. Souvent, en chaire, on lui voyait le visage baigné de larmes, si bien qu'on disait de lui par manière de proverbe : «Qu'est-ce que François Gattinara répand en plus grande abondance, ses sueurs ou ses larmes»? Ses prédications produisaient les plus grands fruits et touchaient les cœurs les plus durs. Dans le maniement des affaires, il unissait à une prudence exquise des manières douces et insinuantes qui lui conciliaient tous les cœurs et le faisaient réussir dans toutes ses entreprises. Elevé par Clément XI au siège épiscopal d'Alexandrie, il gouverna cette église en pasteur vigilant, s'acquittant, avec un soin infatigable, des fonctions du saint ministère et de tous les devoirs d'un bon évêque. II ne savait ce que c'était que s'épargner, quand il était question de la gloire de Dieu. On admirait surtout en lui un zèle ardent pour le bon gouvernement de son diocèse et Spécialement du clergé qui en est la portion la plus précieuse et la plus sainte. Sensible à tous les besoins de son troupeau, sa charité ne connaissait point de bornes; il faisait ce qu'il pouvait et désirait faire beaucoup plus qu'il ne pouvait. Son grand art consistait à gagner les cœurs, à faire du bien à tous et à se concilier par ses bienfaits l'affection même des méchants. Le souverain Pontife Benoît XIII, de sainte mémoire, qui connaissait son mérite, le transféra à l'archevêché de Turin, où il fut accueilli avec des démonstrations extraordinaires de joie. La charité du pieux prélat, trouvant un champ plus vaste, y prit des développements considérables. Il croyait devoir tout à ses pauvres et destinait tout ce qu'il possédait à leur soulagement. Ce fut à ce point qu'étant tenu de payer une rente viagère et cette obligation ayant été éteinte par la mort de la personne, il déclara que le profit en reviendrait non à lui-même, mais aux pauvres. Dans le fait, personne ne lui demandait jamais en vain l'aumône; personne ne se trouvait en besoin qu'il ne vint libéralement à son secours dès la première nouvelle et sans même attendre qu'on lui en fît la demande. II regardait particulièrement d'un œil de bonté les institutions pieuses, et il fit jouir un bon nombre d'entre elles des effets de sa grande libéralité. A force de donner, il lui arrivait quelquefois de dépenser en peu de mois en aumônes la majeure partie des revenus d'une année entière. Dans l'année qu'il mourut, à partir du mois de janvier jusqu'au jour de sa mort qui eut lieu vers la fin de septembre, on estime qu'il avait distribué cinq mille écus d'or. La plupart étaient étonnés de ses largesses, ne sachant pas comment il pouvait y suffire; mais celui-là est toujours assez riche qui donne volontiers aux pauvres et qui met toute sa confiance en Dieu; car Dieu même n'a-t-il pas déclaré qu'il était le père et l'ami des pauvres? En un mot, monseigneur Gattinara fut un véritable Pasteur qui ne donnait pas seulement son bien à ses brebis, mais qui leur eût encore donné volontiers sa vie.

En voici la preuve. Son troupeau étant fort affligé par les calamités de la guerre, le 22 septembre 1743, après une procession solennelle de pénitence, le charitable pasteur fit un discours qui respirait la piété la plus profonde et dans lequel se manifestait la tendresse de son cœur. Ses auditeurs en furent vivement pénétrés, mais surtout quand, arrivé à la conclusion, l'archevêque se tournant vers le ciel, les yeux pleins de larmes, comme il lui arrivait souvent, il s'écria avec une grande émotion qu'il s'offrait pour le salut de son peuple, et que si la divine justice n'était pas encore apaisée, elle déchargeât ses coups sur le pasteur et pardonnât aux brebis. A ces paroles, il n'y en eut pas un qui ne se sentit ravi d'amour et de reconnaissance, chacun comprenant fort bien que l'évêque l'aimait du fond de ses entrailles. Il parut que le Seigneur avait agréé une offrande si cordiale et si généreuse. L'effort qu'avait fait le prédicateur ayant aggravé une rupture dont il souffrait depuis longtemps, il fut contraint de se mettre au lit, et peu de jours après, il ne fut plus en état de se lever. Une inflammation survint qui le réduisit à l'extrémité. On lui administra les Sacrements qu'il reçut avec une grande piété. Ainsi fortifié par son Dieu, il conserva toujours une patience invincible et une tranquillité d'esprit inaltérable parmi les douleurs les plus cuisantes. L'esprit toujours présent, il répétait: «nous souffrons volontiers pour l'amour de Dieu». Les assistants le voyant souffrir si cruellement et si volontiers, en étaient édifiés et attendris, au point de ne pouvoir retenir leurs larmes. Enfin, plein d'une vive confiance de posséder le Bien qu'il avait tant aimé, après une courte agonie, il rendit paisiblement sa belle âme le 44 octobre 1743. Il avait vécu quatre-vingt-cinq ans neuf mois et un jour.

Tel était le directeur choisi par Paul, et dans les mains duquel il se remit d'autant plus volontiers qu'il était alors son évêque. Il était bien persuadé qu'en suivant ses avis et ses instructions, c'était la voix même du Seigneur qu'il suivait. Pour bien débuter et en même temps donner une pleine connaissance de son intérieur à ce digne prélat, Paul commença par s'accuser lui-même; il lui fit une confession générale, lui rendit un compte exact de sa vie, et puis il lui confia toutes les lumières qu'il avait reçues du Seigneur. Le sage évêque entendit tout à loisir et lui ordonna ensuite de lui rapporter exactement et pour ainsi dire de la main à la main ce que le Seigneur lui communiquait. Le pieux jeune homme obéit, écrivit quelques pages de sa main et les porta au prélat. Celui-ci les ayant lues et reconnaissant que les lumières de son pénitent venaient véritablement de Dieu, le Père des lumières, mouilla ces pages de larmes de tendresse et de piété.

Toutefois, en homme sage et prudent, il voulut s'assurer encore davantage de l'esprit et de la conduite du saint jeune homme; c'est pourquoi il l'envoya consulter les hommes les plus doctes et les plus pieux qui se trouvaient dans la contrée.

Enfin, ne pouvant plus douter de la vocation de Paul, il résolut de lui donner l'habit noir en mémoire de la passion du Sauveur, selon que Dieu en avait inspiré la pensée à Paul. Le fervent jeune homme put donc espérer qu'il verrait bientôt ses saints désirs accomplis. Chacun peut se figurer avec quelle joie intérieure il vit approcher le jour après lequel il soupirait avec tant d'ardeur, le jour où il pourrait bientôt témoigner, même par la forme extérieure de son vêtement, qu'il renonçait à tout, afin de vivre uniquement pour Dieu.

Mais d'ordinaire les grandes entreprises rencontrent de grandes difficultés; aussi Paul ne tarda-t-il pas à être assailli de terribles combats. Nous croyons bien faire de les retracer ici avec ses propres expressions. Voici ce qu'il écrivait à un pieux jeune homme, son pénitent, pour l'encourager à suivre la vocation religieuse.

«Que vous serez heureux, mon cher ami, si vous êtes fidèle à combattre et à vaincre!... à ne pas vous laisser attendrir par les sentiments de la nature, mais à regarder en face Jésus crucifié, qui vous invite à le suivre par une faveur si spéciale. Voilà Celui qui vous tiendra lieu de père et de mère et de toutes choses. Oh! Si vous saviez les assauts que j'ai eu à soutenir avant d'embrasser cette vie dans laquelle je suis, l'extrême répugnance que m'inspiraient le démon et la tendresse envers mes parents!... leurs espérances selon le monde reposant uniquement sur moi; les désolations intérieures, les tristesses, les craintes! il me semblait que je n'aurais pu résister. Le diable me mettait dans l'esprit que j'étais le jouet d'une illusion, que je pouvais servir Dieu d'une autre manière, que cette vie n'était pas faite pour moi, etc., et tant d'autres choses que je passe sous silence. Ce qui m'était plus sensible, c'est que j'avais perdu tout sentiment de dévotion: je me trouvais aride, tenté de toutes les manières; le seul son des cloches me faisait horreur; tout le monde me paraissait heureux, excepté moi. Enfin, il m'est impossible d'expliquer tous ces grands combats. J'en fus surtout assailli, lorsque je me vis au moment de prendre l'habit et d'abandonner le pauvre toit paternel. Tout ceci est la pure vérité; mais il y a bien d'autres choses que je ne saurais rendre et que j'omets pour être court. Ainsi donc, courage! Mon cher ami! Vincenti dabit manna absconditum, et nomen novum».

Le Seigneur, qui se joue amoureusement de ses serviteurs, le permettait ainsi, afin d'éprouver la fidélité de Paul, de rendre sa vertu plus forte, et de le préparer par ces combats à des victoires plus importantes. Aux luttes intérieures se joignit une souffrance extérieure fort vive et fort sensible qu'il n'avait jamais autant ressentie. A peine eut-il obtenu de monseigneur l'évêque la permission de prendre le saint habit, qu'il commença à être très incommodé du froid. Le jour même qu'il se rendit de Castellazzo à Alexandrie pour revêtir l'habit religieux, il ressentit en chemin un froid si vif, avant sa vestition, qu'il en conçut beaucoup de crainte et d'appréhension de ne pouvoir y résister. Jusque là, la chaleur naturelle du corps l'avait empêché au contraire de marcher avec une chaussure. Mais il n'y a point d'obstacle capable de retenir une âme fidèle à la voix du Seigneur. Quand il appelle une âme à une vie austère, il ne manque point de l'aider, pour qu'elle puisse en supporter les rigueurs si grandes qu'elles soient. Paul en est un exemple. Sans tenir compte de la répugnance qu'il commençait à éprouver dans l'accomplissement de la volonté divine, il fit emplette d'une étoffe vile et grossière qu'on nomme arbagio; il la choisit de cette sorte, parce qu'il avait vu qu'elle était le vêtement des pauvres de Gênes. Après l'avoir fait teindre en noir pour qu'elle fût semblable à la tunique qu'il avait vue dans sa vision, il partit en se préparant par des actes fervents de vertu à la cérémonie qu'il avait tant désirée. Il eût bien voulu qu'elle s'accomplit le jour de la Présentation de la très Sainte Vierge, sa tendre Mère et sa Souveraine; il eût volontiers imité, en ce jour-là même, le généreux exemple qu'elle nous a laissé en se consacrant à Dieu; mais, comme en cette année 1720, la fête de la Présentation tombait un jeudi, et que le jour suivant, c'est-à-dire le vendredi, est dédié à la passion et à la mort de Jésus-Christ, il jugea à propos de différer sa vêture jusqu'à ce jour qui était le 22ème du mois. Tout étant disposé, le 24, il visita les églises de Castellazzo, se fit couper les cheveux en témoignage de son renoncement aux choses du monde, et après avoir pris congé de tous, il se prépara avec une nouvelle ferveur au sacrifice d'amour qu'il était à la veille de faire. Le lendemain; il partit pour Alexandrie. Y étant arrivé, il apprit que l'évêque était sorti de la ville. On lui dit qu'il ne rentrerait pas ce jour-là ; mais le serviteur de Dieu répondit avec assurance qu'il reviendrait, ce qui arriva en effet. Monseigneur l'évêque rentra donc ce jour-là même, 22 novembre 1720, et ainsi il donna le nouvel habit de la passion à Paul, un jour de vendredi, qui est le jour où le Rédempteur de nos âmes a sacrifié sa vie pour nous sur la croix dans un océan de douleurs.

   

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