

CHAPITRE 9.
PAUL VA A ROME POUR SE JETER AUX PIEDS DU
SOUVERAIN PONTIFE.
ON LUI REFUSE AUDIENCE.
Le Seigneur formait dans la
personne de Paul un modèle de vertus qui devait ensuite, comme une statue
magnifique travaillée de la main de l'Artiste suprême, servir de type et
d'exemple à beaucoup d'autres. Il se faisait amoureusement sentir à son cœur et
l'invitait à tout quitter, patrie, amis, parents, pour accomplir parfaitement
ses desseins. Paul découvrait tout et ne cachait rien au grand évêque qui était
son directeur. Le bon prélat consentit à ce qu'il entreprit le voyage de Rome,
comme il le désirait, pour se jeter aux pieds du souverain Pontife, vicaire de
Jésus-Christ, se soumettre pleinement à lui avec tout ce qui le concernait, et
entendre de sa bouche la sainte volonté de Dieu. Monseigneur Gattinara, cet
homme si sage, ne crut pas devoir s'opposer à ce départ. Cependant il aimait
Paul, avec la tendresse d'un père pour son fils, et avait une telle estime de sa
vertu que, dans le témoignage qu'il lui donna, après avoir déclaré qu'il l'avait
revêtu de l'habit de la Passion du Sauveur, après l'avoir recommandé à la
charité de tous ceux qui verraient son certificat, il l'appelle un jeune homme
proeclaris virtudibus coruscantem, c'est-à-dire orné des plus éclatantes
vertus, paroles qui caractérisent au naturel la vertu exemplaire de Paul,
paroles qu'on ne peut suspecter d'exagération dans la bouche d'un prélat si
intègre et si sage. Sa prudence ne lui permettait pas de s'opposer aux desseins
de Dieu qui attirait Paul hors de son pays pour fonder une congrégation
nouvelle. Le voyage ayant donc été résolu, Paul partit plein de ferveur et de
générosité. Ce départ, comme on peut bien se le figurer, affecta beaucoup un
cœur aussi tendre et aussi aimant qu'était le sien. La vertu n'avait fait
qu'ajouter à la sincère et grande affection qu'il avait pour ses frères et
sœurs, ainsi qu'aux sentiments de respect, de piété filiale, de reconnaissance
qu'il portait à ses parents. Ceux-ci en étaient très dignes tant à cause de leur
vie vraiment chrétienne et exemplaire, que pour la vigilance et le soin qu'ils
avaient de leur famille et l'amour qu'ils lui témoignaient à lui-même. Paul fit
le sacrifice de toutes ses affections à Dieu, et n'ayant pour toute compagnie
que sa confiance en Dieu, il partit pour Gênes où il fut accueilli avec bonté
par un pieux chevalier qui le pourvut charitablement pour son voyage.
Pendant qu'il attendait le moment
de s'embarquer, son frère Jean-Baptiste, jeune homme qui était, lui aussi fort
fervent et généreux, vint le retrouver à Gênes dans la pensée de l'accompagner;
mais Paul, qui ne connaissait pas encore à cet égard la volonté de Dieu, engagea
son bon frère à retourner à la maison, bien que celui-ci lui dit alors comme par
une lumière prophétique : « Eh bien, oui, partez; mais vous ne trouverez pas de
repos sans moi ». Là-dessus, Jean Baptiste prit le chemin de Montferrat et Paul
s'embarqua. Le bâtiment fit voile et arriva le 8 septembre de l'an 1724, fête de
la Nativité de la sainte Vierge, au mont Argentario. A peine l'avait-il touché,
que le vent tomba tout à coup, en sorte qu'il fut impossible de continuer le
voyage. Les marins descendirent sur la plage et se mirent à cueillir quelques
figues sauvages qui croissaient là. Cependant Paul examinait attentivement la
montagne. Il y vit, du côté du midi qui regarde la mer, plusieurs grottes ou
petites cellules creusées dans le roc. Peut-être étaient-ce celles-là qu'avaient
autrefois habitées certains solitaires dont saint Grégoire dit (Dialog. liv. 3.
c. 4 7) qu'ils s'étaient retirés sur cette montagne pour faire pénitence. Quoi
qu'il en soit, il sentit un grand désir de se retirer lui-même dans cette
solitude pour y vivre dans la pénitence et la prière. Le vent s'étant levé de
nouveau, le navire poursuivit son voyage, pendant lequel Paul éprouva
d'ordinaire une grande ferveur : « Dans cet état, comme il le disait lui-même,
il s'en serait allé jusqu'au bout du monde pour l'amour de son bon Jésus ». On
aborda enfin au port de Civita Vecchia, et comme dans ce moment on avait craint
de la peste, marins et passagers furent obligés de faire leur quarantaine. Paul
étant dénué de toute provision, les Conservateurs de la ville, touchés de
compassion pour lui, lui donnèrent en aumône deux baïoques par jour pour qu'il
pût acheter deux petits pains. Cette aumône semblera sans doute beaucoup trop
légère ; mais Paul, qui était fort reconnaissant, en conserva le souvenir toute
sa vie avec un vif sentiment de gratitude. Il était alors assez jeune et à l'âge
de croissance ; il avait donc besoin de plus de nourriture; néanmoins comme il
s'était déjà habitué à une grande mortification, il savait se contenter de peu
et souffrir de grand cœur la disette. Pour ne perdre aucune parcelle de son
temps, qu'il considérait comme un trésor précieux, il employa les jours de la
quarantaine à transcrire en bonne forme les Règles qu'il avait déjà écrites dans
l'église de Saint Charles. Le reste du temps, il instruisait et catéchisait avec
une humble charité les gens du lazaret, et les occupait à de pieux exercices. La
quarantaine terminée, il prit la route de Rome, et le soir il s'arrêta dans une
hôtellerie de village où, à cause de sa pauvreté, il n'eut d'autre repas que la
faible portion qu'il reçut d'un autre pauvre qui était dans sa société.
Poursuivant ensuite son voyage, il arriva à Rome dans la matinée. Avant d'entrer
dans la ville Sainte, tout pénétré des sentiments d'une foi vive et d'une humble
dévotion, il baisa avec respect cette terre sanctifiée par les traces et par le
sang des apôtres et de tant de saints martyrs. Il s'empressa ensuite de visiter
la basilique de Saint-Pierre où, faisant oraison, il se trouva dans une
sécheresse et une désolation d'esprit très grande, privé de ces douces
communications qu'il avait coutume de goûter auparavant. Peut-être était-ce un
présage que le moment n'était pas encore venu pour lui d'obtenir ce qu'il
désirait. Il alla loger le soir, comme tous les autres pèlerins, dans ce grand
hospice de la Sainte Trinité où règne si visiblement la charité chrétienne. On
sait que c'est la coutume dans cet hospice de laver les pieds aux pèlerins. Paul
suivit les autres au lieu où se pratiquait cette œuvre de charité. A sa grande
surprise, il voit à ses pieds un illustre Cardinal, c'était Son Éminence le
Cardinal Toloméi, de sainte mémoire, qui exerçait cet office de charité et
d'humilité à la grande édification des assistants. On sent combien le pauvre
Paul fut confus et mortifié à cette vue, lui qui avait des sentiments si bas de
lui-même et qui croyait ne mériter que l'opprobre et le mépris. Il le fut
d'autant plus que le cardinal, après lui avoir lavé les pieds, voulut lui donner
en aumône un testona ; mais Paul, se croyant suffisamment pourvu avec sa
confiance dans la divine Providence, le refusa humblement et supplia Son
Éminence de vouloir bien le faire distribuer par d'autres mains aux pauvres. Le
lendemain matin, il se rendit au palais pontifical pour se jeter aux pieds du
souverain Pontife, qui était alors Innocent XIII, de sainte mémoire; il demande
audience, mais sa demande est rejetée avec mépris par un des serviteurs du
palais qui lui dit : « Vous ne savez donc pas combien de gueux nous viennent ici
chaque jour ? Partez ». L'humble serviteur de Dieu fut content de se voir traité
comme il croyait le mériter. Il comprit à cet accueil que le moment marqué par
la Providence n'était pas encore venu; il s'abandonna donc entièrement à la
sainte volonté de Dieu et pensa dès lors à retourner au mont Argentario.
Sentant ensuite le besoin de
restaurer un peu son pauvre corps, il se retira dans un palais où il y avait une
fontaine, pour y manger, comme un pauvre, un morceau de pain qu'on lui avait
donné à l'hospice de la Sainte Trinité. Le Seigneur parut dans ce moment vouloir
mettre à l'épreuve la charité de son serviteur. Voilà en effet qu'un autre
pauvre l'accoste et lui demande l'aumône. Paul, que sa jeunesse et ses courses
avaient affamé, n'aurait pas été rassasié avec trois pagnottes, il en eût bien
mangé cinq; mais il se fit une sainte violence et donna la moitié du seul
morceau qu'il avait, pour l'amour de son Dieu que sa foi lui montrait dans ce
pauvre. C'était bien peu sans doute, mais l'affection avec laquelle il donna ce
peu, dans un moment où il en avait si besoin, ne fut certainement pas petite,
mais grande et héroïque.



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