

CHAPITRE 19.
PREMIÈRES MISSIONS DU PÈRE PAUL.
BÉNÉDICTION SPÉCIALE DONT LE SEIGNEUR LES ACCOMPAGNE.
C'est avec raison qu'on exige des
ouvriers apostoliques une grande vigueur d'esprit et une vertu solide, avant
d'entreprendre le ministère si difficile et si laborieux de la conversion des
pécheurs. C'est avec raison qu'on demande qu'ils se remplissent d'abord de
l'esprit de Dieu dans l'oraison, avant de prétendre le communiquer aux autres.
Celui qui annonce la parole de Dieu, ainsi disposé, en recueille un grand fruit.
Les paroles qui sortent d'un cœur enflammé par la charité sont autant
d'étincelles; les avis inspirés par un zèle vif et efficace, sont des dards
lancés d'une main robuste; enfin, quand notre vie brille de l'éclat de la vertu,
nos menaces sont comme des coups de tonnerre qui secouent les pécheurs.
Le Seigneur se plut à manifester
la force et l'efficacité du zèle de Paul, ainsi que la sainteté de sa vie, par
le succès des missions et des autres exercices qu'il entreprit pour le bien du
prochain. Fidèle aux desseins de Dieu sur sa personne, il descendait à Orbetello
et à Portercole pour enseigner la doctrine chrétienne et le catéchisme. Le père
Jean-Baptiste de son côté allait au port Saint-Etienne donner des instructions
au peuple. Monseigneur Christophore Palmieri, évêque de Soana, ayant appris la
vie exemplaire et si pénitente des deux frères, voulut, après un court examen de
leur capacité, conférer à l'un et à l'autre le pouvoir de confesser afin de les
mettre plus à même de secourir les âmes.
Encouragé par cette conduite de
monseigneur l'évêque, dans laquelle il reconnaissait la sainte volonté de Dieu,
Paul sortait de sa solitude tous les samedis au soir pour aller à Portercole. Il
marchait pieds nus et devait passer par des sentiers hérissés d'épines et semés
de pierres aiguës ; aussi, il avait souvent les pieds percés et déchirés et
arrosait le chemin de son sang. Pendant l'été, il se joignait à cela une autre
peine fort sensible, parce qu'étant tête nue, il était exposé aux rayons du
soleil très ardent dans ces parages. Ce n'est pas qu'il fût insensible à ces
incommodités et à ces souffrances. Le Seigneur permettait, pour accroître son
mérite, que la faible nature frémit, rien que d'y penser; mais Paul surmontait
généreusement toutes les difficultés, fort de son amour pour Dieu et de son zèle
pour le salut des âmes. Arrivé à Portercole, il se faisait remettre d'ordinaire
la clef de l'église collégiale et passait toute la nuit en prière devant le
Saint-Sacrement, afin d'obtenir des grâces abondantes pour les âmes qu'il devait
assister. II les obtenait sans doute. Il fit des fruits immenses en cette ville
: il y allait à certains jours fixes et chaque fois qu'il était appelé pour
confesser ou rendre quelque autre service. En le voyant dans un tel état de
pauvreté, j'emprunte ici les paroles d'un témoin oculaire, officier de grand
mérite, en le voyant si détaché des choses du monde, dans une contenance si
humble, marchant toujours les yeux baissés, se soumettant pour l'amour de Dieu à
ses inférieurs, tout le monde reconnaissait en lui un véritable serviteur de
Dieu qui ne cherchait que le salut des âmes, sans tenir compte ni des fatigues
ni des mépris. On recevait donc de bon cœur la divine semence, et elle produisit
des fruits de piété si abondants que la ville de Portercole fit par ses vertus
l'admiration des troupes espagnoles, qui y vinrent dans la suite. Soldats et
officiers assuraient que nulle part ils n'avaient trouvé une ville plus
religieuse. Il semble que le Seigneur ait voulu récompenser, même par des
bienfaits temporels, la docilité et la bonté de cœur que les habitants
apportèrent aux instructions de son serviteur. Un jour qu'on était menacé d'un
orage, dont la vigne eût pu souffrir beaucoup, le père Paul, sur les instances
du peuple, fit le signe de la croix avec le crucifix, et la grêle qui tombait
avec force, laissa le raisin intact, tout en fouettant et en criblant les
feuilles de la vigne.
Outre l'aliment céleste de la
divine parole, que les deux frères ne cessaient de fournir aux pays voisins,
sachant que la volonté de Dieu était qu'ils s'appliquassent aux missions, et le
vicaire de Jésus-Christ ayant d'ailleurs changé leur titre d'Hospitalité en
celui des Missions, ils sortaient pour en donner dans le cours du printemps et
de l'automne là où ils étaient appelés par les évêques et les ordinaires. Leur
vue seule suffisait pour pouvoir en prédire le résultat; elle était déjà une
grande prédication. On les voyait pleins de mépris pour le monde, vêtus d'un
cilice plutôt que d'un habit, allant tête nue et sans chaussure, sans autre
provision qu'un petit cabas contenant leurs écrits. Ils sortaient en cet état de
la solitude pour annoncer le royaume de Dieu et inviter les pécheurs à se
réconcilier avec leur Seigneur et leur Père. Leur aspect rappelait en quelque
sorte le souvenir du grand précurseur saint Jean-Baptiste, sortant du désert
pour prêcher; ils rappelaient les apôtres qui étaient aussi pauvres dans leur
extérieur que riches au dedans des trésors célestes, et qui annonçaient
l'Évangile au prix de tant de fatigues et de souffrances.
Les premières missions de nos
deux prêtres pénitents eurent lieu dans le diocèse de Soana ; ils continuèrent
dans celui d'Aquapendente; puis ils en donnèrent d'autres sur presque tout le
littoral du patrimoine de saint Pierre et de la Toscane; ils en donnèrent même
dans les îles d'Elbe, de Ciglio et de Capréra. Leurs fatigues étaient toujours
grandes, et comme l'a déposé un témoin bien informé de la vie du père Paul,
leurs travaux étaient indicibles. Les missions du vénérable père excitaient en
tous lieux la componction et la ferveur. Partout, une foule de personnes
voulaient se confesser pour se réconcilier avec Dieu ou pour s'avancer dans la
vertu. Ces missions lui coûtèrent plus de travaux encore sur le littoral de la
Toscane, et en voici la raison : on n'avait pas encore introduit alors la
coutume louable de rendre les criminels à leurs pays respectifs. Les frontières,
et ce littoral en particulier, regorgeaient de gens de mauvaise vie, de
malfaiteurs et de bandits. Le père Paul, voyant le grand besoin de ces pauvres
âmes, besoin d'autant plus pressant qu'il y avait peu de prêtres pour le
seconder dans cette contrée, n'écouta que sa ferveur et son zèle, et s'employa
jour et nuit, à les assister avec une charité et une patience extraordinaires.
Le père Jean-Baptiste, son frère,
qui était aussi fort zélé, marchait en tout sur les traces du père Paul et lui
prêtait son concours partout, sans nul égard pour sa santé. Mais il fut
contraint d'avouer dans ses dernières années que ces missions lui avaient conté
cher : « Je me suis ruiné l'estomac, disait-il, dans les missions que nous avons
données au voisinage de la mer. Les besoins étaient extrêmes, et je ne voulais
rien prendre le matin avant le dîner, mais je m'appliquais à entendre les
confessions; et c'est ainsi que j'ai ruiné ma santé ». On voit par là ce qu'il
faut penser du père Paul qui avait toujours la charge la plus lourde. Ces
fatigues lui affaiblirent tellement l'estomac, qu'il finit par ne pouvoir plus
incorporer la nourriture et par supporter à grande peine un peu d'eau panée.
Les voyages n'entraînaient pas
moins de fatigues et de peines pour eux que les missions. Ils marchaient
toujours nu-pieds, tête découverte, vêtus d'une simple tunique. Ils allaient par
les pluies, les gelées, au milieu même des neiges, et arrivaient vers le soir,
souvent tout transis, au lieu de la mission. Cependant ils ne cherchaient
d'autre moyen de se réchauffer qu'une église où ils entraient pour adorer le
Saint-Sacrement, la grande fournaise de l'amour. Souvent aussi, malgré leur
lassitude, ils commençaient aussitôt leurs travaux apostoliques. Dans le cours
de la mission, ils prenaient peu de nourriture et très peu de repos. A peine
était-elle terminée, qu'ils se remettaient en voyage, ne se donnant pas le temps
de respirer sur la route, et marchant toujours le plus qu'ils pouvaient. Aussi
étaient-ils épuisés de fatigue. La chose alla quelquefois à un tel point que le
père Paul, voulant un jour reprendre un peu de force et d'haleine, s'appuya sur
un buisson et s'y endormit, sans sentir la piqûre des épines, tant il avait
besoin de repos.
Le bon serviteur de Dieu ne
perdait pas pour cela courage; mais appelé aux missions, il allait de l'une à
l'autre, là où la voix de Dieu l'invitait. Plus d'une fois, il était à peine
convalescent, souffrant de la fièvre, et d'une faiblesse extraordinaire. Comment
dans cet état se soumettre au fardeau d'une mission et aux fatigues d'un voyage?
Il le faisait cependant volontiers pour l'amour de son Dieu, comme ce fut le cas
pour la mission de Farnese, au territoire de Castro. Il n'était pas tout à fait
rétabli d'une longue maladie et faisait encore usage de remèdes; sa vue faisait
pitié. Arrivé à quelques milles de l'endroit, il rencontre un campagnard, et le
prie d'aller donner avis de l'arrivée des missionnaires. Celui-ci ayant rempli
la commission, ajouta : «Parmi ces missionnaires il y en a un pour lequel vous
ferez bien de porter la civière : on dirait un mort». Mais le père Paul, monté
en chaire, triomphe de la faiblesse du corps par la force de son zèle; sa voix
est un tonnerre ; il prêche avec tant de feu et de ferveur que les assistants
stupéfaits sont comme hors d'eux-mêmes.
Après cela, serons-nous surpris,
si la prédication des grandes vérités de notre sainte foi, accompagnée de tant
d'exemples de vertus et animée du zèle le plus ardent, attendrissait les
pécheurs, même les plus endurcis ?
Les missions terminées après une
campagne de quatre ou cinq mois, c'était la coutume du serviteur de Dieu de
regagner promptement sa chère et bien-aimée solitude. Il avait imprimé dans son
cœur les paroles que le divin Rédempteur adressa à ses chers Apôtres : « Venite
seorsum in desertum locum, et requiescite pusillum » (Mc 6,34). Il avait souvent
cette maxime sur les lèvres et l'insinuait à tous les missionnaires de la
congrégation. Il ordonna même que nos retraites fussent établies, autant que
possible, dans des lieux écartés, et cela, pour que les missionnaires, de retour
de leurs travaux, passent, au moyen de la retraite et du silence, loin du
tumulte du monde, acquérir une ferveur nouvelle et réparer les forces de l'âme.
II voulait ainsi empêcher qu'aucun d'eux n'eût le malheur que l'Apôtre semblait
craindre pour lui-même : « Ne cum aliis praedicaverim, ipse reprobus effeciar »
(1Co 9,27).
La renommée des vertus du père
Paul, l'estime qu'on avait pour lui, allaient toujours croissant; ses fatigues,
le nombre de ses missions et de ses voyages, croissaient aussi dans la même
proportion. Il n'y souffrait pas seulement les incommodités auxquelles doit
s'attendre un homme qui va nu-pieds et mal vêtu. De fréquents accidents lui en
occasionnaient d'autres beaucoup plus sensibles. Voyageant un jour dans la
direction de Pitigliano, il s'égara le soir avec son frère dans le bois de la
Tomba. C'était l'hiver, et il tombait une forte pluie. La nuit survenant,
mouillés comme ils étaient, ils durent s'abriter sous un arbre, à défaut d'autre
asile. Cependant le froid augmentant avec la nuit, tout était gelé autour d'eux,
et à la fin, leurs cheveux tout imprégnés d'eau se gelèrent aussi. Le jour étant
venu, ils se lèvent, souffrant horriblement du froid, comme on l'imagine bien,
et pour se réchauffer un peu, ils durent se tenir aux rayons du soleil. Dans
cette circonstance, ils furent aperçus et reconnus par un ecclésiastique qui
passait par là par hasard et qui leur témoigna toute la compassion dont ils
étaient dignes. Il est vrai cependant que plus d'une fois le Seigneur fit des
prodiges en faveur de ses fidèles serviteurs et de Paul en particulier. C'est
ainsi qu'un jour, il le préserva de la pluie qui dans ce moment tombait partout.
Lui seul et ses compagnons n'en furent point mouillés. Ce prodige a été attesté
par plusieurs témoins dignes de foi; nous en reparlerons en son lieu.
D'autres fois, pour empêcher que
la pauvreté de son vêtement ne fût regardée comme un signe d'extravagance ou de
singularité, la divine Bonté faisait quelque prodige en sa faveur devant ceux
qui ne le connaissaient pas. C'est ce qui lui arriva dans un voyage qu'il fit
pour visiter la Santa Casa de Lorette. Le docteur Gherardini lui avait donné une
lettre de recommandation pour dom Pierre Bianchi de Pérouse, qui était son
parent. Il le priait d'accueillir charitablement le père Paul et de lui donner
l'hospitalité. Dom Pierre, bon ecclésiastique du reste, voyant un homme si mal
vêtu, soupçonna que ce pourrait être un vagabond. Après lui avoir donné une
réfection fort légère et l'avoir fait manger avec le domestique de la maison, il
avait dessein de le mettre dans la chambre à coucher de ce garçon. Mais sa sœur
lui fit observer que ce serait manquer d'égards pour leur parent. En
conséquence, il se décida à lui donner une chambre dans un appartement
supérieur. Voulant cependant s'assurer de lui, il ferma la porte à double tour,
prit la clef avec lui, de manière à ce qu'il ne pût sortir. Paul ne fit aucune
plainte et ne se montra nullement offensé de ces précautions. Il demanda
seulement qu'on voulût bien lui ouvrir de bonne heure, parce qu'il devait
continuer son voyage. L'ecclésiastique se mit peu en peine de cette demande; il
reposa tranquillement le matin, bien persuadé que le pauvre étranger ne pouvait
sortir sans lui. Cependant la sœur va voir si la chambre était ouverte, pour que
Paul pût partir. La trouvant fermée, elle va faire des reproches à son frère de
ce qu'il le tenait enfermé si longtemps. Il lui répondit : « Mais, ne savez-vous
donc pas ce qui peut arriver ? » En même temps il lui remit la clef et lui dit
d'ouvrir. Mais cette dame étant arrivée à la chambre et en ayant ouvert la
porte, vit, à sa grande surprise, que Paul n'y était plus. Il en avait été
emporté sans doute par la main du Seigneur qui sait, quand il lui plaît, opérer
des choses admirables.



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