CHAPITRE 18.

DE L'HÔPITAL DE SAINT-GALLICAN LES DEUX FRÈRES PASSENT AU MONT ARGENTARIO,
OU DIEU LES APPELAIT.
ILS Y JETTENT LES FONDEMENTS DE LA NOUVELLE CONGRÉGATION.

En changeant d'habitation et de lieu, le vrai serviteur de Dieu ne change ni d'intention ni de résolution; toujours il se maintient dans la ferveur et accomplit fidèlement la volonté de Dieu. Ainsi, ce qui est un effet de l'inconstance et une légèreté d'esprit dans ceux qui n'ont de règle que leurs inclinations et leurs caprices, est prudence, sagesse et droiture de cœur dans celui qui a Dieu seul en vue.

Paul, de retour à Rome avec son frère Jean-Baptiste, ne put faire un long séjour dans l'hôpital de Saint Gallican. Il dut le quitter pour les raisons que nous allons dire. Le premier motif fut celui que Paul lui-même indique avec une simplicité et une humilité de cœur admirables dans une de ses lettres à ce digne prêtre de Gaète qui était son ami. « Comme je n'ai pu, lui dit-il, vous informer, étant encore à Rome, de notre départ de l'hôpital pour le mont Argentario, j'ai résolu de le faire maintenant, pour vous expliquer comment la divine Providence nous a amenés ici par un dessein qui était fort caché pour nous. Il nous est arrivé plusieurs choses notables, après notre arrivée en Lombardie. J'ai fait une maladie qui a duré presque tout l'hiver, et tous les deux nous avons été souffrants presque tout l'été. On a été généralement d'avis que l'air ne nous convenait pas... A notre retour, nous avons trouvé qu'on travaillait aux constitutions de l'hôpital. On y reçoit ceux qui sont atteints de la teigne. Or, un des principaux remèdes qu'on emploie pour leur guérison, consiste à les saigner à la tête. C'est là sans doute un office très charitable, mais nous n'avons pas eu la force de nous y astreindre, et dans le fait, cela ne nous a jamais été imposé. Nous nous sommes employés à tous les autres exercices de charité, surtout à la guérison spirituelle des malades, mais non à celui-là. Son éminence le protecteur ayant vu que nous n'avions pas de vocation pour ce genre de vie, a bien voulu nous obtenir un bref de sa Sainteté, afin que nous pussions nous retirer dans la solitude et continuer notre manière de vivre ». Voilà ce qu'écrivait le serviteur de Dieu à ce digne ecclésiastique.

Un second motif, ce fut le mauvais état de leur santé qui les empêchait de soutenir le service des malades. Eux-mêmes exposèrent cette raison au pape Clément XIII, lorsqu'ils lui demandèrent de confirmer la faculté de changer leur titre d'hospitalité en celui des missions.

Mais le motif qui eut le plus de force sur l'esprit de Paul, ce fut cet attrait intérieur qu'il savait certainement venir de Dieu et qui le pressait de poursuivre l'œuvre sainte de la nouvelle congrégation. C'est ce qui lui fit dire un jour à un respectable prêtre : « Quand le Seigneur veut véritablement quelque chose pour sa gloire, il ne cesse d'aiguillonner jusqu'à ce qu'on l'ait exécuté. J'allai me cacher dans l'hôpital de Saint Gallican et le seigneur m'en fit sortir, à force d'inspirations ».

Il devait d'autant moins douter de la volonté céleste, que monseigneur Cavalieri, ce prélat si judicieux, lui avait écrit expressément, qu'à son avis, leur séjour à l'hôpital n'était pas conforme aux desseins de Dieu. « Que vous continuiez, lui dit ce grand évêque, de rester à Rome dans le nouvel hôpital, j'aurais toute la difficulté possible et imaginable de l'approuver. Je suis d'avis que cet emploi est directement contraire à votre vocation et aux vues du Seigneur sur vous ; voilà ma pensée, nonobstant tout ce que peut vous suggérer le raisonnement humain. Il faut espérer contre toute espérance. Pro pior est nostra salus, quam cum credidimus ». Abraham, le père de notre foi, a cru qu'il serait le père des croyants, au moment même où il sacrifiait son fils. Nous avons un plus sublime exemple que celui-là. Jésus-Christ, au milieu des opprobres de la croix, a accompli ce qui était de la gloire de son Père, et le Père a voulu que son Fils fait glorifié à son tour par ses opprobres : glorificavi, et iterum glorifcabo. C'est ainsi que le Fils a cherché et espéré la gloire de son Père : Manifestavi nomen tuum hominibus. Soyez ferme, ne retournez pas en arrière, à cause des difficultés. Je ne sais pas moi-même ce que j'ai écrit ».

Résister à des motifs si raisonnables et si graves, eût été s'opposer à la sainte volonté de Dieu. Paul se retira donc avec son frère au mont Argentario. Comme l'ermitage de l'Annonciation avait été occupé en son absence, il obtint de l'évêque la permission d'habiter un autre ermitage auquel est annexée une église dédiée à saint Antoine. Là, les deux frères priaient jour et nuit dans une paix de cœur parfaite, attendant, pleins de confiance, que la divine bonté leur envoyât de nouveaux compagnons. Le Seigneur ne tarda pas à ratifier leur détermination. Il commença à leur donner des compagnons, dont les premiers furent au nombre de trois, un clerc et deux laïques.

Quelle vie on menait dans cette sainte solitude, c'est ce que le lecteur apprendra avec plaisir de la bouche même d'un des compagnons de Paul. Son témoignage simple et précis, et d'ailleurs confirmé par serment, porte tous les caractères de la vérité. « Après ma prise d'habit, dit-il, nous étions cinq en tout dans l'ermitage de saint Antoine : le père Paul, le père Jean-Baptiste et le père Antoine, ses deux frères, le frère Jean-Marie et moi. Voici quel était notre genre de vie. L'ermitage consistait en une petite église et en deux chambres, l'une en bas, l'autre en haut, et un jardin. Nous dormions dans la pièce supérieure sur un petit sac de paille qui était soulevé par des briques et des planches. Chaque paillasse était séparée de la voisine par des rideaux de toile, de manière à ce qu'on ne pût pas se voir. A minuit, nous nous levions. On allait à l'église, où le père Paul et ses deux frères récitaient matines, tandis que mon compagnon et moi nous récitions le chapelet ou d'autres prières. Après matines, nous faisions tous ensemble une heure d'oraison mentale, à la fin de laquelle avait lieu la discipline, quatre fois la semaine. A la sortie du chœur, celui qui voulait retourner au lit, y retournait ; celui qui ne voulait pas, s'occupait d'étude ou de quelque autre exercice utile. Le matin avant le jour, on devait se lever de nouveau et retourner à l'église pour dire prime et tierce. A l'office divin, succédait une autre heure d'oraison mentale. Les pères célébraient ensuite la sainte messe. Après leur action de grâces, ils s'occupaient quelque temps dans la pièce inférieure à lire ou à écrire. Ensuite les pères Paul et Jean-Baptiste pliaient leurs livres et s'en allaient séparément au bois, ce que faisait aussi de temps à autre le père Antoine, et nous deux, laïques, nous restions pour nous employer à d'autres choses; à travailler dans notre petit jardin, à couper du bois, à cuire quelques herbes ou quelques légumes dans une cabane qui était en face de la porte de l'ermitage et qui servait de cuisine ».

Il ajoute que les deux frères Paul et Jean-Baptiste se retiraient au bois parmi les buissons ou les massifs. Il continue: « Environ une heure avant le midi, tous revenaient à l'ermitage et se rendaient à l'église pour dire sexte et none, après quoi on allait prendre sa réfection. Elle consistait en pain de toute qualité obtenu par aumône, en une petite quantité de vin mêlé de beaucoup d'eau, en un potage d'herbes ou de légumes, en une portion de saline ou de poisson reçu par charité. Après le repas, on était quelques moments en récréation, soit dans la pièce d'en bas qui servait de réfectoire, soit dans la cabane où se faisait la cuisine. Ensuite chacun reprenait ses livres et regagnait sa retraite accoutumée, mais seulement après la récitation de vêpres. Vers la vingt-troisième heure, on revenait dire complies; tous ensuite faisaient une heure d'oraison mentale, qui était suivie du saint rosaire. Pendant l'hiver, on s'occupait à l'étude pendant une heure, puis on faisait la collation, car on jeûnait tous les jours, excepté les fêtes ».

Il conclut enfin que la vie que menait Paul, le faisait paraître à ses yeux et à ceux de ses compagnons comme un ange dans la chair et un pénitent très austère.    Ce témoin, qui prit alors l'habit, ne put soutenir un tel genre de vie, à cause de la faiblesse de sa santé. Paul, toujours guidé par l'Esprit de prudence et de sagesse, lui conseilla de retourner chez lui, en lui disant : « Mon fils, il est évident que vous ne pouvez pas continuer cette vie; vous ferez donc bien de retourner chez vous. Si votre santé se rétablit, je vous embrasserai de nouveau; mais vous ne reviendrez pas. Ayez toujours la crainte de Dieu, conservez-vous dans sa grâce, et souvenez-vous toujours de ce que je vous dis en ce moment : vous aurez une grande croix, portez-la avec patience, et le paradis sera à vous ». Je m'en retournai donc à Orbetello dans ma famille, ajoute le  même témoin, et tout ce que m'a dit le père Paul à mon départ, s'est vérifié et se vérifie encore chaque jour.

Cette lumière supérieure qui faisait connaître si exactement l'avenir au serviteur de Dieu, lui découvrait aussi les choses éloignées et cachées. Ce clerc, nommé Antoine, qui fut un de ses premiers compagnons et qui était aussi son frère, a déposé avec serment dans le procès de canonisation, qu'étant sorti de l'ermitage un matin, et passant près d'un figuier qui était au voisinage, il avait mangé sans permission cinq ou six figues. C'étaient les premières. Il fit cela en secret, puis s'essuya les lèvres avec soin pour qu'on ne s'aperçût pas de sa faute. Il se croyait en sûreté, d'autant plus qu'en ce moment- même son frère faisait oraison et qu'humainement parlant, il ne pouvait l'avoir vu. Mais les serviteurs de Dieu pénètrent par une lumière supérieure là où l'œil de l'homme ne saurait atteindre. A la première rencontre, Antoine entendit le père Paul lui dire d'un ton sévère : « Et bien ! Vous avez mangé des figues sans permission » ? Le coupable avait envie de le nier, mais pressé par les reproches de sa conscience, il avoua sa faute, et le père Paul ajouta : « Bien, dans quelques jours vous aurez la fièvre en punition de votre désobéissance ». Antoine répliqua qu'il avait ouï dire que manger des figues le matin, était chose favorable à la santé. « Vous le saurez bientôt », lui dit alors le père Paul. Et en effet, peu de jours après, il fut attaqué de la fièvre, et il en eut autant d'accès qu'il avait mangé de figues.

Dans une autre occasion, le serviteur de Dieu lui découvrit encore ses pensées intérieures avec non moins d'assurance. Comme ils voyageaient un jour ensemble, Paul lui fit une question à laquelle il répondit par mégarde d'une manière contraire à la vérité. Alors le père Paul prenant un air grave : « Pour que vous vous gardiez de mentir, lui dit-il, je vous dirai que vous pensez en ce moment à telle chose, à telle personne, à tel endroit ». Et il nomma en toutes lettres la chose, la personne et l'endroit auxquels Antoine pensait, preuve bien claire que Dieu, à qui seul il appartient de sonder les secrets des consciences, éclairait Paul d'une lumière spéciale.

On ne sera pas étonné après cela que cet Antoine, devenu prêtre dans la suite, et étant fort avancé en âge, ait fait une déposition juridique à ce sujet dans le procès. L'évêque député lui ayant demandé quelle idée il avait du père Paul : « J'ai toujours eu, répondit-il, la plus grande estime pour lui. Que votre grandeur juge, ajouta-t-il, s'il pouvait en être autrement, surtout après qu'il m'eût découvert jusqu'à mes pensées ».

On conçoit aisément quelle haute idée devaient avoir de la sainteté de Paul, tous ceux qui entendaient parler de sa vie de retraite, de prière et de pénitence, et principalement ceux qui habitaient ou fréquentaient le mont Argentario. Ces derniers étaient d'autant plus édifiés, que, plus d'une fois, certains d'entre eux, entendant du bruit dans quelque taillis touffu et écarté, et accourant sur les lieux, y avaient vu, non sans surprise et sans émotion, le père Paul se donnant la discipline avec une chaîne de fer et se déchirant avec d'autres instruments de pénitence.

Tels furent les commencements de la petite congrégation. C'était pour attirer sur elle les bénédictions du Seigneur que Paul se vouait à tant de travaux et de souffrances. Comme il aima toujours à unir la joie et l'allégresse de l'esprit aux austérités corporelles, il voulut malgré le petit nombre de ses compagnons, malgré la pauvreté de la retraite où il vivait, que les fêtes fussent célébrées avec un éclat particulier. Outre les offices de la semaine sainte qu'il faisait avec un grand esprit d'amour et de foi et les plus vifs sentiments de compassion, il avait soin de solenniser le mieux possible les fêtes de Pâques, de Noël, et aussi de la Présentation de la sainte Vierge, pour lesquelles il eut toujours une dévotion très spéciale. C'était sans doute un beau spectacle de voir comment ces solitaires pénitents suppléaient à la pompe et à l'appareil extérieurs par leur piété, leur recueillement et leur ferveur. A l'exemple des anciens anachorètes, Paul voulait aussi que dans ces jours de joie, on accordât quelque léger soulagement au corps exténué par la pénitence. On se relâchait un peu ces jours-là de la rigueur accoutumée; on prenait des œufs et du laitage.

Paul était fort à l'étroit sans doute dans cette première résidence; mais son âme était remplie de joie; parce qu'il se voyait hors du tumulte du monde. D'ailleurs il était persuadé que le Seigneur ne manquerait pas de lui donner en temps convenable une retraite et une habitation plus vastes. On voit ses sentiments exprimés dans une lettre où il ouvre son cœur à un prêtre très respectable. Voici ce qu'il lui écrivait : « Il n'y a point de doute que ce lieu ne soit très convenable pour celui qui aspire à une haute perfection. Il est fort retiré du monde... C'est une retraite étroite ; car elle ne se compose que de deux pièces, outre l'église; mais le recueillement et le silence nous y tiendraient en paix, quand nous serions au nombre de cent. Dieu ne manque pas de moyens pour faire bâtir des cellules; quant à nous, nous n'y pensons pas du tout, et grâces à Dieu nous vivons dans un dépouillement total, au moins par le désir. Que la sainte volonté de Dieu soit toujours accomplie » !

Dans une autre lettre, il disait encore : « Ici, on loue Dieu jour et nuit; pour moi, hélas ! Vir pollutus labiis sum, « je suis un homme dont les lèvres sont souillées ». Ah ! J'en ai le plus grand déplaisir pour l'amour de mon Dieu ! » Voilà ce qu'écrivait celui qui était le maître et le modèle des autres dans la pratique de toutes les vertus.

   

pour toute suggestion ou demande d'informations