Quelques années avant la naissance de Pierre de Bérulle, l’horizon politique
était de nouveau assez sombre. L’Édit de pacification du 19 mars 1563 avait
donné aux Réformés le libre exercice de leur culte, et le protestantisme se
développait rapidement. Mais survint la Saint Barthélemy (24 août 1572) qui fit
3000 victimes à Paris. Dès lors, la France allait vivre, pendant vingt ans, dans
une atmosphère de guerre civile. En 1576 les catholiques fondèrent la Ligue qui
fut pratiquement dominée par les Guises.
Le 22 mars 1594, après un long siège, Henri IV entra dans Paris. Il était décidé
à amnistier ceux qui l’avaient combattu, mais il y eut tout de même 150 bannis
en raison des excès de la Ligue. Pierre Acarie faisait partie du nombre. Sa
femme, Barbe, âgée seulement de trente ans, avait déjà six enfants. Elle plaça
les aînés dans différentes maisons amies et se réfugia chez sa cousine, Louise
de Bérulle, rue de Paradis.
Aîné d’une famille de quatre enfants, Pierre de Bérulle naquit au château de
Sérilly, près de Troyes, le 4 février 1575, l'année même où le pape Pie V
reconnaissait officiellement la Congrégation de l'Oratoire fondée par le prêtre
Philippe Néri. Claude de Bérulle, son père, qui était conseiller au Parlement de
Paris, mourut alors que Pierre n’avait encore que sept ans, en 1582. Louise
Séguier
,
sa mère, avait 38 ans; elle appartenait à l’illustre famille des Séguier qui
avait fourni de nombreux magistrats au royaume.
Cette même année, le 24 août 1582, une cousine de Louise Séguier, Barbe Avrillot,
âgée de seize ans, épousait Pierre Acarie et s’installait non loin des Bérulle,
rue aux Juifs. Le jeune Pierre de Bérulle se rendait souvent chez Madame Acarie.
De ces fréquentes rencontres naquit une intimité exceptionnelle entre lui et le
foyer Acarie.
Madame Louise Séguier s’appliqua à surveiller l'éducation de son fils, et elle
lui inspira des sentiments de piété qui lui firent prendre de bonne heure la
résolution de quitter le monde, pour se consacrer entièrement au service de Dieu
dans un monastère.
Pierre de Bérulle, que l’on a parfois estimé peu favorisé physiquement par la
nature: il était, dit-on, petit, légèrement claudicant et dépourvu de prestance,
avait, par contre, beaucoup reçu sur le plan de l’intelligence. Élève très
brillant et très mûr pour son âge, il profita si bien des leçons qui lui furent
données au collège de Boncourt, puis à celui de Bourgogne, qu'à dix-huit ans, il
composa un Traité de l'abnégation intérieure, déjà remarquable par l'élévation
des pensées.
Quand ses études classiques furent terminées au collège des jésuites de
Clermont, influencé sans doute par la spiritualité ignacienne, Pierre voulut
mettre à exécution son projet d'embrasser la vie religieuse: il se présenta donc
chez les chartreux, chez les capucins, chez les jésuites; mais il fut repoussé
partout, parce que les supérieurs de ces maisons craignaient de mécontenter une
famille puissante qui, naturellement, devait désirer pousser ce jeune homme dans
la carrière où elle avait si bien brillé. Mais entre temps, Pierre était devenu
membre de la Congrégation de la Sainte Vierge, où François de Sales l’avait
précédé dix ans plus tôt.
Pierre se décida alors à entrer dans le clergé séculier
[2] ; il s'appliqua
à l'étude de la théologie, d'abord chez les jésuites de Clermont, puis à la
Sorbonne, espérant y trouver des armes pour combattre victorieusement les
hérétiques, à la conversion desquels il voulait consacrer tous ses efforts. En
1594, une cousine de sa mère, Madame Acarie, dont le mari venait d’être exilé
par Henri IV, fut accueillie, comme il a été dit plus haut, avec ses plus jeunes
enfants, à l’hôtel de Bérulle.
Madame Acarie, qui deviendra la bienheureuse Marie de l'Incarnation, réunissait
autour d’elle un groupe de religieux et de laïcs, lesquels cherchaient à
redonner vie à l’Église de France, et voulaient, pour cela, mettre en place des
pôles de vie spirituelle. Bérulle fut le témoin émerveillé par la vie mystique
de cette femme, vie mystique qu’elle s’efforçait à dissimuler, mais qui ne
pouvait pas échapper à son cousin. C’est à ce moment que Pierre de Bérulle prit
comme directeur de conscience Dom Beaucousin, un ancien avocat devenu chartreux.
Déjà très imprégné par la mystique d'Ignace de Loyola, le jeune Bérulle
participa aux groupes de Madame Acarie, où il côtoya le milieu du renouveau
catholique, et, notamment, des réformateurs imprégnés de mystique gersonienne ou
rhénane, des laïcs dévots, des capucins. Il y entama une réflexion qui l'amena à
publier en 1597 le Bref discours de l'abnégation intérieure. Ordonné
prêtre en 1599, il fit voeu de n'accepter aucun bénéfice et de rester prêtre
séculier.
Il convient de noter ici que l’abnégation, le renoncement à soi, la pauvreté
intérieure seront des marques essentielles et durables de la spiritualité
bérullienne. Heureusement, ces tendances seront comme submergées par l’élan
mystique qui l’emportera bien souvent.
Pourtant, Bérulle, contemplatif, homme de méditation, se révéla redoutable dans
la controverse. Lorsque le Cardinal Du Perron
[3] se rendit à
Fontainebleau en mai 1600, pour défendre les doctrines catholiques contre Du
Plessis-Mornay
[4] qu'on appelait
le pape des huguenots, il prit avec lui le jeune Bérulle, devenu aumônier
honoraire. Bérulle soutint avec honneur sa part de discussion et se fit surtout
remarquer par la modération de son langage, par son exquise douceur et par une
onction tendre et persuasive. Le cardinal lui rendit pleine justice à cet égard
et il disait: “S'agit-il de convaincre les hérétiques, amenez-les moi; si
c’est pour les convertir, présentez-les à M. de Genève (François de Sales); mais
si vous voulez les convaincre et les convertir tout ensemble, adressez-vous à M.
de Bérulle.” Pierre de Bérulle, en effet, s'illustra vite dans les
controverses avec les protestants et fut, à ce titre, remarqué par Henri IV.
Pierre de Bérulle aurait facilement pu arriver aux plus hautes dignités
ecclésiastiques, grâce au crédit qu'avaient, à la cour, ses oncles maternels.
Plusieurs évêchés lui furent même offerts, mais il les refusa, préférant
travailler, comme simple prêtre, à l'édification des fidèles et à la conversion
des hérétiques. Par ailleurs, la spiritualité propre de Bérulle commençait à se
manifester. Son maître de perfection, c’était Jésus, et de sa contemplation de
la vie de Jésus il tirera une conclusion importante: la vocation chrétienne
n’est pas spécifiée par un état de vie, mais elle consiste à se rendre semblable
au Christ en adhérant à Dieu dans un complet oubli de soi-même.
Cependant Pierre de Bérulle gardait toujours dans son cœur le désir qu'il avait
eu de renoncer plus complètement à la vie du siècle. Ses pensées se reportaient
souvent sur les maisons religieuses et il voyait avec douleur le relâchement
mondain qui avait pénétré dans la plupart des monastères. Un nouveau dessein
s'offrit bientôt à lui, pour travailler à ce qui lui paraissait utile: il
résolut de s’engager de tout son pouvoir à préparer une réforme devenue
nécessaire.
Monsieur Acarie étant rentré d’exil, lui et sa famille purent regagner la maison
de la rue aux Juifs. On parlait alors beaucoup, dans le groupe Acarie, des
congrégations réformées de carmélites qui s'étaient établies peu de temps
auparavant en Espagne, sous le patronage de Thérèse d’Avila, et qui pratiquaient
avec zèle toutes les austérités d'une règle sévère.
Parmi ceux qui fréquentaient la rue des Juifs, on peut citer M. Gallemand, curé
d’Aumale et son ami, Monsieur de Brétigny. Tous deux songeaient à introduire le
Carmel en France. Bérulle résolut d'aller en Espagne, et, après s'être convaincu
par lui-même de la réalité de la réforme opérée, il désira ramener en France
quelques unes de ces religieuses modèles. Dans l’esprit de Pierre de Bérulle,
ces religieuses pourraient devenir la souche d'où naîtraient bientôt de
nouvelles communautés propres à répandre partout l'édification.
On parlait donc beaucoup, chez Madame Acarie des œuvres de Sainte Thérèse et de
sa vie. Pourtant Madame Acarie semblait ne pas s’y intéresser. Or, une nuit
tandis qu’elle priait, elle eut la certitude que Sainte Thérèse lui donnait
l’ordre de fonder, en France, des carmels réformés. Elle en parla à Bérulle et à
Dom Beaucousin. On en référa à MM. Gallemand et de Brétigny qui commencèrent par
s’entourer de conseillers compétents. On conseilla à Madame Acarie d’oublier ce
projet.
C’est alors, le 22 janvier 1602, que Bérulle rencontra François de Sales et le
conduisit chez Madame Acarie où l’on parla beaucoup de la réforme du clergé.
Madame Acarie ne songeait plus au Carmel quand, en juin 1602, Thérèse d’Avila
lui apparut de nouveau pour la presser d’introduire des carmélites en France.
François de Sales, encore à Paris, Bérulle, Duval, Gallemand, de Brétigny et
Madame Acarie se réunirent chez Dom Beaucousin: tous furent d’accord sur la
nécessité d’établir un Carmel en France.
Il fut décidé que le premier couvent serait établi à Paris, et que la nouvelle
fondation reposerait sur la présence de religieuses espagnoles que Mr de
Brétigny irait chercher dans leur pays. Trois supérieurs assureraient son
gouvernement: MM. Gallemand, Duval et Bérulle. La princesse de Longueville fit,
le 23 janvier 1603, une donation considérable au futur couvent.
Mme Acarie avait offert l’hospitalité à 17 jeunes filles et jeunes veuves.
Bérulle était leur confesseur et leur guide. Bérulle pensait qu’il pourrait
facilement introduire des Carmélites en France, dès 1604. Sept carmélites
espagnoles consentantes furent pressenties, dont Anne de
Jésus, et Anne de Saint-Barthélémy.
Pourtant la tâche fut difficile, comme toutes les œuvres venant de Dieu. Les
carmes espagnols refusèrent longtemps de laisser partir des religieuses
espagnoles qui dépendaient de leur ordre. Les carmes français, de leur côté,
avaient la prétention d'exercer leur autorité sur les nouvelles carmélites...
On en appela au pape qui dut expédier des bulles et au conseil du roi qui
prononça des arrêts. Des jésuites et plusieurs évêques s'en mêlèrent également.
Enfin l'abbé de Bérulle triompha: le 13 novembre 1603, arriva enfin de Rome la
bulle d’institution du Carmel en France.[5]
Les entraves au projet de Bérulle n’étaient pas terminées pour autant: il fallut
aussi convaincre les religieuses elles-mêmes d'accepter comme visiteurs les
futurs généraux de l'Oratoire, ce qui provoqua un long conflit. À la fin,
Bérulle devint l'un des supérieurs et le visiteur de l'Ordre. Cette tâche le
passionna (plus de 40 Carmels seront fondés en 25 ans) mais lui attira aussi
bien des tracas qui seront à la source d’un important ouvrage: Les Grandeurs
de Jésus (1623).
L’influence des carmélites espagnoles sur la spiritualité de Bérulle est
certaine: c’est à leur contact qu’il découvrit la place essentielle du mystère
de l’Incarnation dans la vie spirituelle. En 1608, une grâce mystique le
confirma dans cette orientation et désormais sa spiritualité sera ancrée sur la
personne de Jésus, Verbe incarné. C’est également durant son séjour en Espagne
qu’il découvrit une nouvelle forme de piété envers la Sainte Vierge, celle de
l’esclavage envers Marie. La dévotion de la Confrérie des Esclaves de
Notre-Dame deviendra, pour Bérulle, un des axes de sa spiritualité.
Parmi les carmels fondés par Bérulle on peut citer:
– le monastère de l’Incarnation à Paris 1604
– la fondation de Pontoise sous le patronage de Saint Joseph en janvier 1605
– La fondation de Dijon en août 1605. Madame de Bérulle, devenue veuve, prit
l’habit sous le nom de sœur Marie des anges. Son fils devint son supérieur.
– La fondation d’Amiens (1605), puis celle de Flandre en 1607.
– Les fondations de Rouen en 1609, de Bordeaux en 1610 puis de Chalon.
Pierre de Bérulle intervint également dans la réforme des Feuillants, des Frères
prêcheurs, des Bénédictins de Marmoutier et de Saint-Maur, des Prémontrés, des
Franciscains et des Augustins.
Monsieur Acarie mourut le 17 novembre 1613. Ses trois filles étaient entrées au
Carmel. Ses fils étant élevés, Madame Acarie put, à son tour, entrer au carmel.
Elle prit l’habit comme sœur converse le 7 avril 1614. Bérulle fit sa première
visite au Carmel de l’Incarnation de Paris, le 18 août 1614. Il y retrouva sœur
Marie des Anges, sa propre mère, ainsi que sa tante: sœur Marie de Jésus-Christ.
Anne de Saint Barthélèmy, souvent consultée par Bérulle à qui elle écrivait
régulièrement, exerça une incontestable influence sur son confesseur. Pour
Thérèse d’Avila, le Christ n’était pas un thème d’oraison mais une présence
nécessaire, amoureuse et passionnément recherchée. L’oraison de Thérèse était
christocentrique, car rencontre amicale et entretien avec le Christ. Il est
certain que les carmélites espagnoles ont contribué à enrichir la spiritualité
de Bérulle jusqu’alors orientée essentiellement vers les mystiques
rhéno-flamands. Des rhéno-flamands, Bérulle gardera le sens de la grandeur de
Dieu et du néant de l’homme, mais le contact avec les carmélites fera de lui
véritablement l’apôtre du Verbe Incarné.
Les obsèques d’une carmélite, Angélique de Brissac, furent pour Bérulle
l’occasion d’une grâce mystique exceptionnelle: il compris qu’il ne devait
servir que la cour du Roi des Cieux et non celle de Henri IV. Il se lia par vœu
de n’accepter aucun bénéfice. “Le disciple du Christ doit être désapproprié
de lui-même et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en
Jésus, opérant en Jésus, fructifiant en Jésus.”
Bérulle est surtout connu pour être le fondateur d'une société de prêtres,
"l'Oratoire de Jésus". Pierre de Bérulle, en effet, était persuadé que le
renouveau religieux du pays passait par la sanctification du clergé. En effet,
bien des abus s'étaient glissés depuis longtemps dans la discipline
ecclésiastique; beaucoup de prêtres menaient une vie toute mondaine et ne
songeaient qu'à dépenser joyeusement les revenus que leur procuraient de riches
bénéfices, dont ils négligeaient les charges et les devoirs. Aussi, après avoir
œuvré à la réforme des maisons religieuses, l'abbé de Bérulle songea-t-il à en
faire autant pour le clergé séculier. Madame Acarie le pressait dans ce sens;
mais Bérulle hésitait toujours. Mgr de Gondi le convoqua en janvier 1611, et lui
en donna l’ordre, au nom de l’obéissance. Et Bérulle se soumit.
Il fallait remédier d’urgence à un état de choses devenu trop scandaleux.
Bérulle songea à former un corps de prêtres qui vivraient en commun, qui
prieraient ensemble, qui se communiqueraient les difficultés de leur tâche dans
le monde et se soutiendraient mutuellement par leurs avis ou par un concours
actif. Il fut encouragé dans ce nouveau projet par saint François de Sales, par
plusieurs évêques de France et par d'autres hommes que la piété comme leur
science rendait vénérables. On doit citer plus particulièrement l’Italien,
Philippe Néri.
Philippe Néri avait établi, en Italie, une congrégation de ce genre, qu'il avait
nommée Congrégation de l'Oratoire. L'abbé de Bérulle se proposa de l'imiter et
de fonder aussi un Oratoire en France. Bérulle habitait près du carmel parisien;
il trouva une maison non loin de là, et les Oratoriens de France y emménagèrent
le 2 mai 1612. Dans sa conférence inaugurale Bérulle précisa: “Chacun se
rappellera souvent qu’il est venu au monde pour servir Jésus-Christ Notre
Seigneur, pour se revêtir de lui, pour se comporter avec son prochain de manière
à lui inculquer sans cesse un extraordinaire attachement à Notre Seigneur
Jésus-Christ et à sa glorieuse Mère.”
De nouveau Bérulle dut faire face à de nombreuses intrigues, notamment celles
des jésuites qui voyaient d'un œil jaloux cette nouvelle institution susceptible
de se poser en rivale à la leur. Cependant le pape Paul V approuva la fondation
du nouvel Oratoire par une bulle expédiée en 1613. En janvier 1616, Bérulle
faisait l’acquisition de l’hôtel de Montpensier. Bérulle décida la construction
d’une chapelle. Pour la petite histoire: on raconte que Pierre de Bérulle prit
part, sur le chantier, avec les ouvriers, à la construction de cette chapelle
consacrée aux oratoriens, à Paris. Plus tard, un décret de Napoléon 1er donna
cette chapelle aux protestants.
L’Oratoire de France fructifia rapidement et participa efficacement à la réforme
de l'Église de France au XVIIe siècle: moins d’un an après, il y
avait des oratoriens dans la plupart des diocèses de France. La maison de Paris
devint un foyer d’intense vie religieuse.
Paulette Leblanc
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