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Le Gémissement de la Colombe
Le Cardinal Robert Bellarmin, de la
Compagnie de Jésus, C’est avec raison, mes très chers Pères, que j’ai cru devoir vous dédier les trois livres que j’ai composés du Gémissement de la Colombe. Car étant encore tout jeune, je fus inspiré de Dieu d’entrer dans la Compagnie de Jésus; et c’est elle qui m’a nourri, qui m’a élevé, qui m’a formé : c’est dans son sein et sous sa conduite, que j’ai travaillé premièrement à l’instruction de la jeunesse, et puis à la Prédication, qui a été mon emploi le plus ordinaire. Elle est d’ailleurs un membre vivant de l’Église militante, qui gémit toujours, comme la Colombe; elle ne cesse elle-même de gémir parmi les persécutions qu’elle souffre. On peut dire aussi qu’elle a, et qu’elle a eu dès sa naissance, les ailes d’une Colombe, pour voler jusqu’à aux extrémités de la terre. Elle en a de plus la fécondité : car en peu de temps elle s’est multipliée de telle sorte, avec le secours de la grâce, qu’on l’a vue s’étendre presque dans toutes les Provinces du monde. Enfin, semblable à la Colombe, elle est sans fiel; et si elle fait paraître de la chaleur, ce n’est que l’effet du zèle qu’elle a pour exterminer le vice et pour détruire l’erreur. J’ai encore une autre raison de présenter ce petit Ouvrage à mes Frères. C’est que faisant une retraite, au mois de septembre dernier, selon ma coutume, pour ne songer qu’à Dieu et à moi, il me vint une forte pensée de faire connaître l’utilité des larmes saintes, à ceux d’entre les Fidèles, qui ne l'auraient pas encore éprouvée. Je sais bien qu’il y a eu de tout temps des Saints dans l’Église, qui ne cessaient de gémir comme la Colombe; je sais qu’il y en a encore aujourd’hui qui les imitent, et qui semblent n’avoir pas besoin qu’on les y exhorte. J’ai cru cependant que mon travail pourrait être utile à tout le monde, et particulièrement aux personnes qui servent Dieu dans la Religion. C’est ce qui m’a fait résoudre de vous l’adresser, mes très chers Pères; persuadé que ceux à qui je pourrai plus aisément inspirer l’amour des larmes, et qui en seront le moins rebutés, seront ceux avec qui j’ai été lié toute ma vie par un amour fraternel. Je le fais avec d’autant plus de liberté et de confiance, que je ne dirai rien qui doive paraître nouveau à des Enfants de saint Ignace. Les plus anciens se proposeront l’exemple de cet admirable serviteur de Dieu qui répandait tant de larmes dans l’oraison, qu’enfin il fut obligé de prier Notre-Seigneur qu’il en modérât l’excès. Il obtint ce qu’il souhaitait : mais il demeura tellement maître de ses larmes, qu’elles coulaient et qu’elles cessaient de couler quand il lui plaisait; faveur singulière, selon qu’on en peut juger par ce que dit Cassien, que Dieu qui accorde le don des larmes à ceux qui ne le lui demandent pas, le refuse assez souvent à ceux qui le lui demandent avec instance. C’est encore pour les anciens un grand exemple à suivre, que celui de saint François Xavier, qui, comme remarque l’Historien de la Compagnie, était rempli de tant de consolations, et versait des pleurs en telle abondance, que souvent il s’écriait : C’est assez, Seigneur, c’est assez. À l’égard des jeunes gens, ils doivent prendre pour modèle deux jeunes hommes, non moins illustres pour leur sainteté que pour leur naissance, je veux dire le Bienheureux Stanislas Kostka, et le Bienheureux Louis de Gonzague, qui fondaient en larmes, principalement dans leurs entretiens familiers et continuels avec Dieu. Mais parmi les Religieux, tous ne sont pas égaux en vertu. Il y en a de parfaits; il y en a qui s’avancent dans le chemin de la perfection; il s’en trouve enfin beaucoup qui y sont peu avancés. Ceux-ci ont besoin de livres et d’instructions pour apprendre les moyens de s’y avancer; et l’on ne saurait trop les y exhorter. Recevez donc le petit présent que je vous fais : considérez-y plutôt la sincérité de mon affection, que le mérite de l’Ouvrage; et quand vous demanderez à Dieu pour vous la rosée céleste, employez aussi vos prières et vos soupirs, pour m’obtenir la même grâce de sa divine bonté. PréfaceJe composai l’année passée un petit Ouvrage sur le Bonheur éternel des Saints, pour m’exciter dans ma vieillesse à m’en rendre digne, et à le demander instamment à Dieu. Cette année, comme je songeais dans ma retraite aux moyens de l’acquérir; ce souhait du Prophète Roi m’est venu dans la pensée : Qui me donnera des ailes semblables à celles de la colombe, et je volerai, et je me reposerai? (Ps. 54.7) Cependant j’ai fait réflexion que la raison principale, pour laquelle David souhaitait d’avoir des ailes, afin de voler comme la Colombe, ce n’est pas que la Colombe vole plus vite, ni même aussi vite que plusieurs autres oiseaux; mais c’est que parmi les oiseaux il n’y en a point de plus simple, de plus innocent, ni de plus fécond; que d’ailleurs elle est sans fiel, et qu’elle a cela de propre qu’elle ne cesse de gémir. De là vient que ce saint Prophète demande à Dieu, non les ailes d’une hirondelle, ou d’un faucon, ou d’un aigle, mais celles d’une Colombe, pour nous apprendre que si nous voulons nous élever par la contemplation jusqu’à Dieu, et trouver en lui le véritable repos, il faut que nous soyons simples et sans malice, nets de tout péché, et féconds en bonnes œuvres; que nous n’ayons point de fiel, et que si nous sommes obligés de reprendre les pécheurs, ou même de les punir, nous le fassions avec modération et avec douceur. Il faut surtout que retranchant toutes sortes de plaisanteries, de jeux, et de divertissements profanes, nous gémissions perpétuellement dans cette vallée de larmes. Mon dessein est donc d’employer le temps de cette retraite à rechercher dans l’Oraison et dans la Méditation : 1. Ce que l’écriture nous enseigne touchant le gémissement salutaire de la Colombe ; 2. Quel est le sujet de cette sorte de gémissement ; 3. Quelles en sont les utilités. Je sais bien qu’il est odieux de parler de gémissements et de pleurs : mais je suis sûr que si ce discours semble d’abord à quelques-uns triste et rebutant, la tristesse qu’il leur causera se convertira bientôt en joie, suivant ces paroles de l’Apôtre aux Corinthiens : La tristesse qui est selon Dieu, est le principe du salut; et celle qui est selon le monde, cause la mort. (2. Cor. 7. 10) Mais avant que de faire voir la nécessité, le sujet et le fruit des larmes, il est à propos d’expliquer en peu de paroles de quelle nature sont celles dont nous parlons. Il y a des larmes de trois sortes. Les premières sont naturelles et indifférentes d’elles-mêmes pour le bien et pour le mal : les secondes sont mauvaises et pernicieuses : les dernières sont bonnes et salutaires. Celles que nous appelons naturelles ont pour principe les misères de cette vie, la perte des biens, la mort des amis, les maladies et les douleurs, les injures, les affronts, et cent autres choses semblables. Les larmes mauvaises et pernicieuses sont celles des hypocrites et des courtisanes, les larmes feintes et trompeuses, qui viennent de la suggestion du Démon. Nous ne toucherons point ces deux premières espèces qui ne sont que des effets d’une tendresse naturelle, ou de l’artifice du malin esprit. Nous ne parlerons que des larmes saintes, dont la source est l’Esprit de Dieu, qui, selon l’expression de saint Paul, prie pour nous avec des gémissements ineffables. (Rom. 8. 25) On dit que l’Esprit de Dieu prie pour nous, parce qu’il nous fait prier, et qu’il joint à la prière des gémissements inconnus à la nature, et que nulle langue ne peut exprimer. C’est là cette pluie volontaire, que Dieu réserve pour son héritage. (Psal. 67.26) Car les larmes naturelles ressemblent moins à la pluie qu’à l’eau des marais. Les pluies qui tombent du Ciel, sont propres pour fertiliser la terre; ce que ne font pas les eaux dormantes et bourbeuses des marais. Or il y a deux sortes de larmes saintes. Les unes viennent de haine, les autres d’amour : celles-là marquent de la douleur, et celles-ci de la joie. Celles qui naissent de la componction montrent qu’on hait le péché; et celles que cause l’impatience de voir Dieu, sont des témoignages d’un ardent amour pour lui. Ce qui fait donc que Dieu les estime et les récompense, c’est qu’il les reçoit comme des preuves de l’amour sincère qu’on lui porte, et de la haine véritable qu’on porte au péché. Sans cela que sont les larmes, qu’une humeur qui tombe naturellement du cerveau, et qui se décharge par les yeux. Ces deux espèces de larmes sont représentées naïvement, dit saint Grégoire, par les eaux, dont il est parlé dans Josué, qui venaient en partie d’en haut, en partie d’en bas, pour arroser une terre, que Caleb donna à sa fille Acsa. De là vient aussi que quelques-uns les comparent aux eaux du déluge, qui arriva du temps de Noé. Car c’est Dieu qui l’envoya, et qui le forma tant des sources de l’abîme, que des cataractes du Ciel. En effet celles qui procèdent de contrition et de douleur sont assez bien exprimées par les sources de l’abîme; et celles qui naissent d’amour et de joie, par les pluies qui tombent du Ciel. Mais c’est toujours Dieu, qui en est la cause, de quelque côté qu’elles viennent. Cependant quoique ce soient de vrais dons de Dieu, il ne faut pas nous imaginer que ces dons précieux nous doivent venir sans que nous fassions de notre côté tout ce qui est nécessaire pour les attirer. La sagesse est un don du Saint-Esprit : et néanmoins saint Jacques assure que si quelqu’un en a besoin, il doit la lui demander, comme à celui qui la donne libéralement. Demandons-les donc, et demandons-les comme il faut, c’est-à-dire, avec une ferme foi, et sans hésiter. Car si nous ne les avons pas, c’est que nous ne pensons pas à les demander ; ou si nous les demandons, et que nous ne les obtenions point, c’est que nous les demandons mal. Afin donc que notre prière soit efficace, il est nécessaire de les demander avec une grande confiance, et un grand désir de les obtenir. C’est de cette manière que saint Grégoire dans ses Dialogues dit expressément qu’il faut demander le don des larmes, comme nous verrons dans toute la suite de cet Ouvrage.
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