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Livre premierChapitre premierIl est nécessaire de gémir et de pleurer en ce monde. Preuves de cette vérité tirées des Psaumes. Ayant à prouver par les saintes Écritures, tant de l’ancien que du nouveau Testament, et par les exemples aussi bien que par la doctrine des Saints, qu’il faut gémir et pleurer, en cette vie, nous commencerons par le témoignage du Roi Prophète, qui pleure et gémit sans cesse dans tous ses Psaumes. Il nous suffira d’en examiner trois versets, par lesquels il excite tout le monde à répandre des larmes, et à pousser des soupirs vers le Ciel, n’y ayant rien qui convienne mieux aux Justes, figurés par la Colombe. Le premier verset du Psaume 73. Heureux, ô mon Dieu, celui qui n’attend du secours que de vous seul! Il s’est élevé en esprit, comme par degrés, vers vous, dans cette vallée de larmes, où il s’est réduit par sa désobéissance. Le second est du Psaume 94. Venez, adorons Dieu; prosternons-nous devant lui; pleurons devant le Seigneur, qui nous a créés. Le dernier est du psaume 125. Ceux qui pleurent en semant, feront la moisson avec joie. Le Prophète, dans le premier, demande trois conditions de quiconque aspire à la souveraine béatitude. Il faut, avant toutes choses, qu’il se défie de ses forces naturelles, et qu’il mette toute sa confiance au secours de Dieu. Heureux, ô mon Dieu, celui qui n’attend du secours que de vous seul! C’est-à-dire : celui qui s’appuie, non pas sur lui-même, mais sur le Seigneur, a tout sujet d’espérer le bonheur du Ciel, et il l’obtiendra infailliblement un jour. Car Dieu hait extrêmement ces esprits vains que l’orgueil aveugle de sorte, qu’il leur cache leur faiblesse. Cependant, quelque bien fondée que soit la confiance qu’il a en Dieu, elle ne doit pas aller jusqu’à l’empêcher de faire de son côté tout ce qu’il peut. Car il faut que le libre arbitre se joigne à la grâce, suivant ce que dit saint Paul : J’ai travaillé plus que tous les autres : ce n’est point moi toutefois, mais c’est la grâce de Dieu avec moi. Il ne dit pas simplement : Ce n’est point moi, mais c’est la grâce de Dieu; de peur qu’on ne s’imagine que l’homme n’a rien à faire qu’à laisser agir la grâce dans lui. Il ajoute donc, avec moi, pour nous faire entendre ce qu’il dit ailleurs, que nous devons coopérer avec Dieu à notre salut. La seconde condition que demande le Prophète, c’est que l’homme juste dresse dans son cœur comme des degrés, ou des échelons pour monter. Il ne faut pas qu’il espère sortir tout d’un coup de l’abîme du péché, ni qu’en dormant, et presque sans y penser, il puisse jamais se trouver au haut de cette échelle mystérieuse, qui va de la terre au Ciel; mais il faut que prévenu et fortifié de la grâce, il tâche de s’élever peu à peu, et de monter comme par degrés, de vertu en vertu, jusqu’à ce qu’il parvienne au comble de la perfection. La dernière condition, c’est que cela se fasse dans cette vallée de larmes, où l’homme s’est jeté lui-même par sa faute. Il avait été créé dans le Paradis de délices, d’où il pouvait s’élever à Dieu sans peine; mais il mérita d’être relégué dans cette malheureuse terre, dont il ne saurait se détacher, sans se faire beaucoup de violence et sans verser bien des larmes. C’est pour lui un lieu de bannissement; et s’il veut marcher vers la céleste patrie, s’il veut que les forces ne lui manquent pas dans un voyage si long et si difficile, il est nécessaire que de temps en temps il implore le secours divin, qu’il gémisse, et que de ses pleurs il fasse sa nourriture ordinaire, à l’exemple de David, qui pénétré de douleur, disait : Mes pleurs m’on servi de pain, durant le jour et durant la nuit. Jugeons de là combien on s’écarte de la voie qui mène à la montagne de Dieu, lorsque l’on cherche un chemin parsemé de fleurs, au lieu de gémir et de faire pénitence dans cette vallée de larmes. Souvenons-nous que ceux qui disent, dans le livre de la Sagesse : Qu’il n’y ait point de prairie, où nous n’allions passer le temps, et nous divertir; ceux-là même avouent qu’ils se sont éloignés du sentier de la vérité, et que le soleil de justice ne les a point éclairés. Songeons enfin que ceux qui pensent pouvoir vivre sans pleurer, et qui dans cette pensée cherchent partout à se réjouir, ne sont pas dans un moindre égarement. Car Dieu permet qu’ils se trouvent presque toujours dans une telle aridité, que s’ils prient, s’ils psalmodient, c’est sans attention et sans fruit; s’ils lisent les Livres sacrés, c’est plutôt par curiosité que par dévotion. Passons au second verset, qui est du psaume 94 : Venez, adorons Dieu, et prosternons-nous devant-lui : pleurons devant le Seigneur qui nous a créés. Ce mot, Venez, est pour exhorter le peuple de Dieu à honorer son Seigneur, et à l’honorer non seulement de cœur et de bouche, mais plus encore par les œuvres. Il est en usage dans l’Écriture pour exciter tantôt au bien, et tantôt au mal. Ces fiers Géants, qui bâtirent la fameuse tour de Babel, disaient entre eux : Venez, faisons une Ville et une Tour aussi haute que le ciel; et Dieu, qui voulait punir leur orgueil, dit aussi : Venez, descendons et confondons leur langage. Il parlait aux Anges, exécuteurs de ses volontés; ou c’étaient les trois Personnes divines, qui, pour user de ce mot, s’animaient à la vengeance contre les Géants. Adorons Dieu. cette adoration est un acte tout spirituel. Car Dieu est esprit, et ceux qui l’adorent, doivent l’adorer en esprit et en vérité. Pour ce qui est de l’adoration extérieure, qui consiste à se prosterner, ou à fléchir le genou, on la rend à Dieu et aux hommes : ainsi Nathan et Bethsabée firent à David une profonde révérence, et l’Écriture dit qu’ils l’adorèrent; mais l’intérieure est toute pour Dieu, comme étant un culte et un hommage souverain, qui ne se peut rendre qu’à celui qui est le premier principe et la fin dernière de toutes choses. Adorons-le donc en esprit; mais en même temps, prosternons-nous devant lui, et par cette marque de notre respect, reconnaissons qu’il est notre Roi et le Maître de l’univers. Car plus la personne qu’on veut honorer est élevée en dignité, plus on lui doit témoigner de soumission et de révérence. De cette sorte nous adorerons la divine Majesté, et nous nous abaisserons profondément devant elle, afin que l’esprit et le corps humiliés en sa présence, conspirent à lui rendre tout l’honneur qui lui est du. Mais pourquoi ajouter ces mots : Et pleurons devant le Seigneur, qui nous a créés? Qu’est-il nécessaire de joindre les pleurs à l’adoration, comme si l’adoration ne demandait pas plutôt de la joie que de la tristesse? Cela se peut-il accorder avec le commencement du Psaume : Venez, réjouissons-nous, et glorifions le Seigneur, en chantant des Hymnes à l’honneur de Dieu, notre Sauveur. Sans doute que le saint Prophète a raison de vouloir qu’on pleure en adorant Dieu, puisque la ferveur dans l’oraison, et la joie du cœur produisent des larmes, qui ne sont pas moins puissantes auprès de Dieu, pour en obtenir des grâces, que pour apaiser sa colère. Ce sont elles qui animent nos désirs, qui donnent de l’efficace à nos prières; et rien n’est plus éloquent, ni pour persuader les esprits, ni pour émouvoir les cœurs. Pleurons donc, selon que David nous le conseille; Pleurons devant le Seigneur qui nous a créés; pleurons de tendresse, parce que cet aimable père nous a tirés du néant, et nous a fait ce que nous sommes; pleurons de joie, parce qu’il est doux et la douceur même, et qu’il désire la vie du pécheur, et non pas sa mort; pleurons de douleur, parce que nous l’avons indignement offensé; pleurons et tremblons de crainte, parce qu’il est en colère contre nous, qu’il a déjà bandé son arc, et qu’il est prêt à tirer. (Ps. 7.13) Par ce verset de David, nous apprenons, aussi bien que par le premier, qu’il faut gémir en ce monde devant Dieu. comme donc l’Église, dès qu’elle commence l’Office divin, soit qu’on le chante publiquement, ou qu’on le récite en particulier, exhorte tous les Fidèles à se prosterner et à pleurer aux pieds du Seigneur, n’y a-t-il pas lieu de s’étonner qu’il se trouve si peu de gens parmi nous, ou qui écoutent sa voix, et la voix du Saint-Esprit, qui leur parle par son Prophète, ou qui l’ayant entendue, s’efforcent d’y obéir? Certainement il est à craindre que ce qu’Isaïe disait autrefois des Juifs, ne se puisse dire de nous : Le cœur de ce peuple est devenu épais et charnel; ils se sont bouché les oreilles, et ils ont fermé les yeux : tant ils craignaient de voir de leurs yeux, d’entendre de leurs oreilles, de comprendre de leur cœur, et que venant à se convertir, je ne les guérisse. Quelle grâce n’obtiendrait-on pas d’un Père qui nous aime tendrement, et à qui rien n’est impossible, si l’on gémissait souvent comme des Colombes, devant lui? Ne changerait-on pas bientôt de vie? Ne croîtrait-on pas continuellement en vertu? Dieu n’épargne point ses dons; il les répand libéralement sur ceux qui en ont besoin, sans jamais les reprocher à personne. Que si quelques-uns en reçoive peu, c’est qu’ils en font peu d’état, et que ni le pardon de leurs péchés, ni même la vie éternelle ne les touchent point. Car s’ils estimaient comme ils le doivent, ces sortes de grâces, ils les demanderaient instamment, et à toute heure, et avec effusion de larmes. Ceux qui dans le monde aiment passionnément les biens temporels, mettent tout en œuvre pour en avoir : ils y emploient les prières, les sollicitations, et même les pleurs, s’il est nécessaire. Les vrais serviteurs de Dieu n’en font pas moins pour obtenir les biens du Ciel, dont ils connaissent le prix : mais il s’en trouve fort peu qui le fassent, et le nombre des autres va à l’infini. Le dernier verset de David marque ouvertement la nécessité des pleurs. Car nous ne pouvons être sauvés sans pratiquer les bonnes œuvres, qui sont comme la semence de la gloire où nous aspirons, et que Dieu ne donne qu’à ceux qui s’efforcent de la mériter. Or en exerçant les bonnes œuvres, on sème avec larmes, pour moissonner avec joie. Car ces sortes d’œuvres ne peuvent se pratiquer sans peine, et de même que le froment, quand on l’a semé, demande de l’eau et de la chaleur : de même aussi la vertu, qui a sa racine dans le cœur, a besoin du secours des larmes, pour attirer la grâce du Ciel; laquelle, semblable au Soleil, l’échauffe et lui donne une admirable fécondité. C’est pour cela que le Prophète ayant dit : En allant, ils versent des pleurs ; incontinent il ajoute : Mais ils reviendront pleins de joie, portant leurs gerbes avec eux. Quiconque donc prétend faire au Ciel une abondante moisson, doit travailler et gémir souvent en cette vallée de larmes.
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