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Livre SECONDChapitre V Cinquième source des larmes : La considération de la dignité et des fonctions sacerdotales. Quoique dans le Chapitre précédent nous ayons considéré en général les misères de l’Église, et que nous ayons touché en particulier ce qui regarde les Prélats et les principaux Ministres de l’Église, néanmoins comme on ne saurait trop pleurer les dérèglements qui se glissent parmi les personnes consacrées à Dieu ni s’employer avec trop de soin à y remédier, il m’a semblé à propos de dire ici ce que le Saint-Esprit me suggérera sur le pitoyable état où sont tous les membres qui composent le corps de l’Église. On peut distinguer parmi les Fidèles comme trois ordres. Le premier contient toutes les personnes, qui sont dans l'état de perfection acquise, savoir les Évêques et les Prélats, auxquels nous joindrons les Prêtres qui tiennent un rang inférieur dans la Hiérarchie, avec les autres Ministres Ecclésiastiques. Le second renfermer tous ceux qui sont obligés par leur institut de tendre à la perfection, et ceux-ci sont les Religieux tant hommes que filles et femmes, qui ont renoncé au monde, soit qu’ils vivent en Communauté, ou en solitude. Le troisième comprend les laïques de toute condition, lesquels engagés dans le mariage, et ont une femme, des enfants, des serviteurs à gouverner, et sont quelquefois employés au maniement des affaires publiques, soit en temps de paix, soit en temps de guerre. Commençons par le premier, et d’abord considérons ce que le Docteur des Gentils demande des successeurs des Apôtres, qui sont les Évêques, et nous jugerons par-là s’ils s’acquittent avec tant de soin de leur charge, qu’ils ne donnent aux bonnes âmes aucun sujet de gémir sur leur conduite. Saint Paul marque donc en peu de mots quel doit être un vrai Évêque, lorsque écrivant aux Romains il commence ainsi son Épître : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’Apostolat, et choisi pour annoncer l’Évangile. Il distingue ici trois qualités que doivent avoir les Apôtres, et leurs successeurs, c’est-à-dire, les Prélats, et en quelque sorte aussi les Prêtres. Car c’est l’ordre qu’il observe, quand il veut former les Ecclésiastiques, et régler tout le Clergé. Il commence par les Évêques, puis il passe aux Diacres, et ne parle point des autres parce qu’en enseignant les Évêques, il enseigne aussi les Prêtres, qui tiennent le second rang dans le Sacerdoce; et qu’en instruisant les Diacres, qui sont les premiers parmi les Ministres, il instruit aussi les Sous-diacres, et apprend aux autres Ministres à exercer dignement les fonctions propres de leur Ordre. La première qualité que doivent avoir les Évêques, et tous les Ecclésiastiques, est donc celle de serviteur, et d’esclave volontaire de Jésus-Christ, leur souverain Maître; et cela se doit entendre à la rigueur. Car tout Ecclésiastique est obligé de s’attacher tellement à Dieu, qu’il renonce à tout autre soin qu’à celui de le servir, et qu’en toutes choses son unique but soit de lui procurer de la gloire, et de lui gagner des âmes. En effet l’esclave est tout à son maître, il ne travaille que pour son maître, il n’a rien qui n’appartienne à son maître. Ce fut dans cette pensée que saint Pierre dit au Sauveur : Voilà que nous avons tout quitté, et que nous vous avons suivi. C’est par la même raison que saint Paul adresse à chaque Fidèle ces paroles : Combattez, comme un bon soldat de Jésus-Christ. Qui combat pour Dieu, ne se mêle point des choses du monde, parce qu’il ne veut plaire qu’à celui auquel il s’est attaché. Mais voyons de quelle manière les Apôtres se comportaient à cet égard. Ils ne songeaient en nulle sorte aux affaires temporelles : tout ce qui les occupait, était la prédication de l’Évangile, et la conversion du monde. Ils ne daignaient même pas prendre connaissance des biens de l’Église, et ils en laissaient la dispensation à d’autres, afin de vaguer plus librement aux fonctions spirituelles, qui leur convenaient davantage. Il n’est pas juste, disaient-ils, que pour prendre soin des tables et des aumônes, nous renoncions au ministère de la parole de Dieu. Le quatrième Concile de Carthage ordonne aux Évêques de se délivrer de ce soin. Que les Évêques, dit-il, ne se chargent point de l’administration de leur temporel, mais qu’ils s’emploient uniquement à la lecture, à l’oraison, et à la prédication. Saint Bernard écrivant au Pape Eugène, lui déclare avec beaucoup de liberté ses sentiments là-dessus. " Qu’y a-t-il de plus honteux à un Prélat, que de s’amuser à compter ses meubles et ses revenus; que de mettre son principal soin à examiner jusqu’aux moindres choses et à s’en faire rendre compte; que de se remplir ainsi l’esprit de soupçons et de se troubler, dès qu’il y a quelque chose de perdu ou de négligé. Cet Égyptien qui ayant donné tout son bien en gouvernement à Joseph, ne savait seulement pas ce qu’il avait dans sa maison, n’en usait pas de la sorte. Il faudrait qu’un Chrétien eut honte de ne se pas fier en un Chrétien. Un infidèle ne craignant point d’être trompé par un esclave, et par un esclave étranger; il lui confie tout ce qu’il a. Chose surprenante ! Les Évêques trouvent assez sur qui se reposer de la conduite des âmes, et ils ne sauraient trouver à qui se remettre du maniement de leur temporel. C’est bien manquer de discernement que d’avoir beaucoup de soin des choses que l'on devrait mépriser, et d’en avoir peu ou point du tout des plus importantes. Mais il n’est que trop visible qu’on sent beaucoup plus des pertes que celles de Jésus-Christ. On est exact à marquer ce qu’on dépense chaque jour, et on n’ouvre pas les yeux pour voir le mauvais état du troupeau de Jésus-Christ. On ne dort point en repos, qu’on n’ai su d’un officier, combien de viande et combien de pain on a mangé ce jour-là, et l’on consulte rarement les Prêtres, pour savoir d’eux quels sont les vices qui règnent le plus parmi le peuple. Une ânesse tombe, et l’on accourt pour la relever; une âme périt, et l’on n’en plaint pas la perte. Mais il ne faut point s’en étonner, puisque nous ne sentons pas nous-mêmes nos propres défauts. " Voilà ce que dit saint Bernard. Une des principales raisons pourquoi il y a parmi les Princes de l’Église assez peu de zélés serviteurs de Jésus-Christ, c’est qu’il y en a peu qui soient appelés comme il faut à l’Épiscopat. Ainsi la seconde condition leur manque, je veux dire la vocation, que l’apôtre avait sans doute, lui qui disait hardiment : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé de Dieu à l’Apostolat. Certainement ce serait merveille si ceux qui par intrusion, ou par brigue, entrent dans les charges Ecclésiastiques, cherchaient non leur intérêt, mais celui de Jésus-Christ. Quiconque donc cherche son propre intérêt, n’est point serviteur de Jésus-Christ, mais esclave de son ambition. Je dis même plus : car je soutiens que ceux qui parviennent aux Prélatures, et qu’on y élève, non pas à cause qu’on leur trouve plus de capacité et de mérite qu’à d’autres, ni parce qu’on juge qu’ils rendront de plus grands services à l’Église, mais ou par quelque considération de parenté, ou parce qu’ils ont trouvé de puissantes recommandations ceux-là, bien que par eux-mêmes, ils n’aient point sollicité, ne sont par pour cela du nombre de ceux que Dieu appelle, mais de ceux qu’on peut justement nommer les créatures de la chair et du sang; ce sont plutôt des gens de Cour, que des serviteurs de Jésus-Christ. Ce n’est point pour la gloire de Jésus-Christ, qu’ils souhaitent d’être Évêques, c’est pour vivre plus commodément, ou pour relever leur famille. C’est pourquoi saint Bernard écrivant au Pape Eugène : l’un, dit-il, brigue pour l'autre, et quelqu’un peut-être brigue pour lui-même. Tenez pour suspect quiconque emploie auprès de vous des intercesseurs : car celui qui sollicite par lui-même et pour lui-même, son procès est fait, il est déjà condamné, etc.. Et plus bas : Gardez-vous bien d’élever à l’Épiscopat ceux qui marquent pour cela beaucoup de passion et d’empressement; prenez plutôt ceux qui s’en excusent; forcez-les même, et leur faites violence. Mais enfin quel doit être l’emploi des Évêques ? Saint Paul le déclare, en disant de lui que Dieu l’a choisi entre plusieurs pour annoncer l’Évangile. C’est là en effet la troisième condition nécessaire à tous les Prélats, dont le principal exercice est la prédication de la parole de Dieu. Le Sauveur le fit bien comprendre à ses Apôtres, quand il leur dit : Je vous envoie, comme mon Père m’a envoyé. Pourquoi pensez-vous que le Père a envoyé son Fils au monde ? Le Fils même nous l’apprend par Isaïe, en disant : L’Esprit du Seigneur est descendu sur moi; c'est pour cela que j’ai reçu l’Onction de lui, et qu’il m’a envoyé prêcher l’Évangile aux Pauvres. Voilà l’emploi ordinaire de Jésus-Christ; ce doit être aussi l’occupation principale de ceux qui sont ici-bas ses Vicaires. Il s’en est toujours acquitté avec tant de soin, d’application, et de constance, qu’il ne faisait que parcourir les villes et les bourgades, prêchant le Royaume de Dieu partout. Il le prêchait non seulement dans les Synagogues et dans les Temples, mais à la campagne, dans des lieux déserts, sur les montages, sur l’eau dans les maisons particulières, étant à table, ou en voyage, sans prendre jamais de repos. Les Apôtres à qui les Évêques ont succédé, firent bien voir que ce qu’ils avaient le plus à cœur, était la prédication. Pour nous, disaient-ils, nous nous emploierons à l’oraison et à la prédication de la parole de Dieu. Ils s’y employèrent effectivement de toutes leurs forces. Témoin saint Paul qui écrivait aux Corinthiens en ces termes : Jésus-Christ ne m’a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher. Si je prêche l’Évangile, je ne dois pas m’en glorifier; car c’est pour moi une obligation indispensable. Malheur à moi si j’y manque ! Le même Apôtre recommandait ce saint exercice à Timothée, Évêque d’Éphèse, et en sa personne à tous les Prélats. Prêchez l’Évangile, lui disait-il; pressez vivement vos auditeurs, soit que l’occasion le demande, ou non. Reprenez-les, conjurez-les, menacez-les, usez envers eux d’une grande patience, et ne cessez point de les instruire. Qu’y a-t-il de plus édifiant que ce que rapporte saint Jérôme du Disciple bien-aimé ? Ce saint Apôtre cassé de vieillesse, ne pouvant plus presque parler, ni aller à l’Église, qu’on ne l’y portât, disait sans cesse aux Fidèles qu’il instruisait : Mes chers enfants, aimez-vous les uns les autres. Ainsi voulant imiter, autant qu’il pouvait, son divin Maître, il continua jusqu’à la mort de faire l’office de Prédicateur, saint Grégoire assure qu’il est du devoir d’un Évêque de ne se jamais dispenser du ministère de la prédication. Enfin tous les Évêques anciens en étaient très persuadés, et leurs écrits en font foi. Car la plupart des Ouvrages de saint Cyprien, de saint Athanase, de saint Basile, de saint Grégoire de Nazianze, de saint Chrysostôme, de saint Ambroise, de saint Cyrille, de saint Augustin, de saint Maxime, de saint Léon, de saint Grégoire le Grand, et des autres, sont des sermons ou des instructions qu’ils faisaient au peuple. Mais nous ne sommes plus en ces temps-là, disent quelques-uns, et les choses sont bien changées. J’avoue qu’il s’est fait avec le temps de grands changements dans la discipline et dans les mœurs : mais l’obligation est toujours la même. Ne dit-on pas encore aujourd'hui aux Évêques à leur sacre : Recevez l’Évangile, allez, instruisez le peuple qu’on vous a donné à conduire. Les Prélats ainsi ordonnés, n’ont-ils pas sujet de craindre qu’au grand jour du Jugement, on ne leur demande pourquoi ils se sont chargés de l’obligation de prêcher, s’ils n’avaient pas la volonté de le faire ? Mais si cette obligation ne subsistait plus, pourquoi le Concile de Trente dirait-il, que parmi les fonctions Épiscopales, la prédication est la première ? Quelqu’un pourra s’excuser en disant qu’il ne s’est jamais appliqué à l’étude des saintes Lettres, mais seulement à celles des lois, et qu'il sait l’éloquence du barreau, mais non pas celle de la chaire. Quand cela serait, saint Ambroise et saint Grégoire, tout éloquents qu’ils étaient, n’avaient point prêché, et ils savaient mieux plaider une cause, que faire un sermon; et néanmoins quand Dieu les eut appelés à l’Épiscopat, ils commencèrent à étudier l’Écriture, et apprirent à expliquer au peuple les Mystères de la Foi. Saint Charles en fit autant. Il était savant en Jurisprudence, mais il n’avait nulle habitude de prêcher; il n’avait pas même la langue fort libre, et cependant il surmonta toutes ces difficultés pour l'amour de Notre-Seigneur, et prêcha très utilement jusques à la mort; tant il désirait de satisfaire à une obligation aussi pressante et aussi indispensable que celle-là. Mais enfin, me dira-t-on, il y a en ce temps-ci, dans tous les Ordres Religieux plus de Prédicateurs que jamais. Je l’avoue, et que s’ensuit-il de là ? Les Religieux sont appelés non pas pour faire l’office des Évêques, mais pour leur aider à le faire. Peut-on dire véritablement qu’on aide un homme qui ne fait rien, et qui se contente de voir les autres agir et travailler en sa place ? Le Sauveur voulait être aidé, et c'est pour cela qu’il envoyait ses douze Apôtres et ses soixante-douze disciples publier de tous côtés sa nouvelle Loi : mais en même temps il l’a publiait lui-même, pour les animer au travail. Aussi, disait-il que les brebis entendent la voix du Pasteur, et qu’elles le suivent. Si donc les Prélats sont de vrais Pasteurs, comme il est certain qu’ils le doivent être, demeureront-ils sans rien dire ? Et ne faut-il pas qu’ils prêchent, afin que leur brebis entendant leur voix, puissent marcher sur leurs traces ? Il s’ensuit aussi de là qu’ils sont obligés de ne se pas éloigner de leur troupeau. Car comment se peut-il faire que les brebis entendent la voix de leur Pasteur, s'il est absent, et qu’elles le suivent, s’il ne va pas devant elles ? Mais voici encore une de leurs obligations les plus essentielles : c’est d’observer ce que saint Paul ordonnait à son disciple Timothée, de n’imposer les mains à personne, sans y avoir bien pensé; car Dieu les ayant choisis pour être Pasteurs des âmes, ils doivent tâcher d’avoir des Ministres capables de les seconder dans l’exercice de leur charge, et ne se pas trop hâter de leur imposer les mains. La trop grande facilité, et le peu de circonspection qu’on apporte maintenant à donner les Ordres, fait que le Clergé est rempli de gens qui aspirent à être Prêtres, non pas afin que Dieu seul soit leur héritage, mais pour se soustraire à la Juridiction laïque, ou pour avoir de quoi subsister, ou dans l’espérance de parvenir aux dignités de l’Église. De là vient aussi qu’on voit des Prêtres, qui réduits à une honteuse mendicité, vont de porte en porte demandant leur subsistance, ou qui par des crimes énormes, déshonorant leur caractère, forcent la Justice à les condamner, les uns aux galères, les autres à des prisons perpétuelles. Demandons à Dieu, dit saint Grégoire, les larmes de Jérémie, et disons avec douleur : Comment l’or a-t-il perdu son éclat ? Comment n’a-t-il plus sa couleur si belle ? On n’imposait point autrefois aux Prêtres de pénitence publique, quelque crime qu’ils eussent commis, tant on craignait de ternir en quelque manière la gloire du Sacerdoce; et s’ils méritaient quelque grande punition, on se contentait de les enfermer dans des Monastères, pour y expier leur faute; mais aujourd'hui on en trouve parmi les plus scélérats dans les cachots, et sur les galères. Ce que j’en dis, ce n’est pas pour blâmer les Juges, qui font leur devoir; c’est pour déplorer le malheur du siècle, où nous sommes, et où nous avons le déplaisir de voir flétrir honteusement des personnes consacrées au service de l’Autel. J’ajoute à tous ces désordres qu’on ne peut assez pleurer, la négligence et l'indévotion de quelques Prêtres, qui célèbrent avec si peu de respect et de bienséance, qu’à les voir, il semble qu’ils ne croient pas que Dieu soit présent. En effet, ils disent la Messe sans dévotion, sans révérence, avec un esprit dissipé, et toujours fort vite, comme s'ils ne voyaient pas des yeux de la Foi, Jésus sur l’Autel, et entre leurs mains, ou qu’ils ne fussent pas persuadés qu’il les voit à travers les espèces du Sacrement. Joignez à cela ce qu’on remarque en plusieurs endroits, que les vêtements sacerdotaux, et les vases même sacrés sont si sales, qu’on devrait avoir scrupule de s’en servir pour le sacrifice. Et qu’on ne me dise pas que les Églises sont pauvres. Si les vases ne sont pas d’un métal précieux, du moins qu’ils soient nets, et qu’en tout le reste il paraisse de la propreté. Il me souvient que faisant voyage, je fus un jour prié à souper par un Évêque fort riche et de grande qualité. On me fit entrer dans une salle magnifiquement meublée, où je vis une table couverte de tout ce qu’on peut manger de plus délicieux. Les nappes étaient fort blanches, et fort fines, et sentaient fort bon. Le lendemain étant allé de bonne heure dire la Messe à l’Église qui joint le Palais Épiscopal, je fus bien surpris d’y trouver tout le contraire de ce que j’avais vu chez le prélat, le jour précédent. C’était une malpropreté affreuse : tout y paraissait tellement négligé et en désordre, qu’à peine pus-je me résoudre à offrir le Sacrifice dans un lieu et avec des ornements si sales. Je sais qu’il y a beaucoup de bons Prêtres, qui célèbrent les saints Mystères avec une grande pureté de cœur, et avec toute la décence requise pour une si grande action, et on leur en doit savoir bon gré : mais il n’y en a peut-être pas moins qui font gémir ceux qui savent que par la négligence du dehors, il font voir l’impureté et la corruption du dedans.
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