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Livre SECONDChapitre VI Sixième source des larmes : Le relâchement de plusieurs Ordres Religieux. Comme les saints Religieux donnent à tous les Fidèles un juste sujet de louer Dieu : aussi les méchants et les libertins leur causent une vraie douleur ; ils leur font souvent verser bien des larmes, lorsqu’ils pensent à ce que disait saint Augustin, qu’il n’avait point vu de gens, ni plus vertueux, que ceux qui s’étaient perfectionnés dans les Monastères, ni plus vicieux que ceux qui s’y étaient relâchés. Les Religieux ressemblent aux figues que vit Jérémie, et dont il goûta, qui étaient toutes ou extrêmement bonnes ou extrêmement mauvaises. Avant que de rapporter la chute funeste de quelques-uns d’eux, voyons quelle était la sainteté de ces premiers Solitaires dont les Pères de l’Église nous ont laissé de si beaux éloges. Pour en bien juger il nous suffira du témoignage de quatre illustres Docteurs, qui sont saint Grégoire de Nazianze, saint Jean Chrysostôme, saint Jérôme, et saint Augustin. Le premier, après avoir dit beaucoup de choses à la louange de l’état Religieux, conclut de la sorte; C'est le partage de Jésus-Christ, c’est le fruit de ses souffrances, c’est l’appui de la vraie Religion, l’honneur du peuple Chrétien, le soutien du monde, et un ornement qui ne cède guère en beauté à ce qu’il y a de plus beau et de plus brillant dans le Ciel. Saint Jean Chrysostôme en parle ainsi : Si quelqu’un vient maintenant dans les déserts de l’Égypte, il préférera sans doute cette solitude à un Paradis, il la trouvera remplie de troupes innombrables d’Anges revêtus de corps mortels. Car c’est là que campent les armées de Jésus-Christ; c’est là qu’on voit ce troupeau Royal, ces hommes divins, qui possèdent sur la terre toute la perfection des vertus célestes. Saint Jérôme n’en dit pas moins; car tout transporté de joie, il s’écrie : Ô Désert, où Jésus-Christ a mis ses plus belles fleurs ! Ô solitude, où se forment et se taillent les grandes pierres qui servent à la structure de la Cité du grand Roi, et où l’on traite familièrement avec Dieu ! Saint Augustin relève aussi beaucoup la perfection d'un état si saint. Je ne parlerai point, dit-il, de ceux, qui n’ayant plus de commerce avec les hommes, vivent de pain et d’eau dans d’horribles déserts, conversant toujours avec Dieu, se tenant très étroitement unis à lui par une grande pureté de cœur, jouissant de la vue de son infinie beauté, que les Âmes saintes sont seules capables de contempler. Et un peu plus bas : Celui, poursuit-il, qui de lui-même n’a pas conçu pour cet état souverainement saint de l’estime et de la vénération, comment pourrais-je lui en inspirer ? Tout cela regarde les Anachorètes; mais afin qu’on ne croie pas qu’il n’y ait qu’eux qui méritent d’être loués, j’ajouterai deux témoignages très authentiques, l’un de saint Jérôme, l’autre de saint Augustin, en faveur des Cénobites, qui vivent en Communauté. Saint Jérôme, dans son Épître à Eustochium, expose toute la manière de vivre des Moines de ce temps-là, et l’on peut lire ce qu’il en écrit, qu’on ne soit persuadé qu’ils vivaient comme des Anges. Je ne rapporterai pas ses paroles, qui feraient un discours trop long. Saint Augustin, après avoir loué les Solitaires, comme nous l'avons remarqué, passe aux Cénobites, et voici ce qu’il en dit : Si l’on n’a pas assez de vertu pour vivre dans la solitude, qui est-ce, du moins, qui n’admirera et n’exaltera la vertu de ceux qui ayant méprisé les plaisirs du monde, se joignent ensemble, et mènent une vie toute sainte, s’employant à l’oraison et à la lecture, conférant entre eux des manières de piété, sans donner aucune marque, ni de vaine gloire, ni d’entêtement, ni de jalousie : toujours modestes, retenus, paisibles, ennemis de la discorde, unis avec Dieu par un amour très ardent, qui est la chose du monde par laquelle ils peuvent lui témoigner davantage leur reconnaissance pour tous ses bienfaits. Nul d’entre eux ne possède rien en propre; nul n’est incommode à ses frères; les anciens qui excellent parmi eux, non seulement en sainteté, mais en connaissance des choses divines et spirituelles, gouvernent les jeunes avec une bonté paternelle, et s'ils montrent une grande autorité à commander, les autres ne font pas moins voir de docilité à obéir. Enfin après avoir dit sur ce sujet beaucoup de choses que j’omets, et entre autres, qu’un seul Ancien avait au moins trois mille Moines sous sa conduite, il conclut de cette sorte : Si je voulais louer cette manière de vie, cet ordre, cette institution, il me serait impossible de le faire dignement. Ce que saint Grégoire de Nazianze, saint Chrysostôme, saint Jérôme et saint Augustin disent des Moines anciens, se peut dire de tous les ordres Religieux, dans leur établissement. Car les enfants de saint Benoît, de saint Dominique, de saint François, et des autres Fondateurs, ont vécu assez longtemps d’une manière si religieuse, qu’on peut dire qu’ils étaient tous, ou presque tous, éminents en sainteté; mais les Ordres ayant commencé à s’étendre, et à s’augmenter beaucoup dans la suite, plusieurs qui n’y étaient point appelés par Dieu, y sont entrés par des motifs que leur suggérait la chair et le sang; et ainsi s’est accompli à la lettre, ce que disait Isaïe : Vous avez multiplié le peuple, mais vous n’avez pas pour cela augmenté la joie. De là sont venus tant de scandales si publics, qui ont fait gémir la Colombe, sur la décadence, pour ne pas dire, sur la ruine entière des religions les plus saintes. Ce n’est pas qu’en tous les Ordres il ne se trouve des personnes d’une piété exemplaire, mais on ne peut nier qu’il n’y ait dans quelques-uns des dérèglements, et peut-être est-il arrivé en ceux-ci, ce qui arriva autrefois en celui de saint Pacôme. La chose est terrible, et je ne puis y penser ni en parler sans horreur. Voici de quelle manière elle est racontée par l’Abbé Denys, excellent Auteur, qui a traduit fidèlement la vie de saint Pacôme du Grec en Latin. Un jour tandis que les frères s’assemblaient au réfectoire, le vénérable vieillard saint Pacôme se retira dans une cellule où il avait accoutumé de s’entretenir seul avec Dieu. Là il se mit à conjurer le Seigneur de lui faire voir ce que deviendrait après lui sa nombreuse Congrégation. Il persévéra en oraison depuis l'heure de None, jusqu’à ce qu’un Frère qui avait soin d’éveiller les Religieux pour la prière de la nuit, le vint avertir. Comme sa ferveur redoublait toujours, il eut tout à coup, sur le minuit, une vision dans laquelle Dieu lui fit connaître, sous une figure toute mystérieuse, que ses Monastères se multiplieraient dans la suite; que quelques-uns de ceux qu’on y recevrait, y vivraient avec beaucoup de piété et de pureté, mais que la plupart s'y perdraient par leur négligence. Remarquez que d'un très grand nombre de Religieux, il y en devrait avoir quelques-uns, c’est-à-dire, peu se sauveraient, et que la plupart devaient périr malheureusement. L’auteur continue, et raconte ainsi les particularités de la vision. Le saint homme, comme on le sut de sa propre bouche, vit une foule de Moines dans une vallée assez profonde et obscure. Quelques-uns d’eux voulaient monter; mais ils en étaient empêchés par d’autres, qui descendaient, de manière qu’il leur était impossible de sortir de là. D’autres, après quelques inutiles efforts, n’en pouvant plus, tombaient jusqu’au fond. D’autres étendus par terre, versaient des pleurs, et jetaient des cris pitoyables. Quelques-uns avec des peines extrêmes, montaient enfin, et dès qu’ils étaient arrivés au haut, ils se trouvaient environnés d’une lumière céleste, dans laquelle ils bénissaient Dieu de les avoir tirés de l’abîme. C’est là ce que contenait toute la vision par où il paraît que le principe du relâchement des Religieux, est l’aveuglement d’esprit, comme saint Pacôme l’expliquait lui-même. Car c’est pour cela que Dieu lui montra tant de Moines, qui de l'état de perfection, où il les avait attirés, étaient tombés dans cette vallée profonde et obscure. Ce n’est point l’étoile qui les avait conduits à l'Étable de Bethléem, et s'ils avaient embrassé la pauvreté Évangélique, ce n’est pas que Dieu les y eut appelés, ni qu’il leur en eût donné la pensée; c’est parce que manquant de tout chez eux, ils espéraient ne manquer de rien dans le Monastère, ou parce que n’étant pas de naissance à être considérés dans le monde, ils croyaient qu'ils le seraient dans la Religion, ou par quelque autre semblable motif, qui ne pouvait être qu’une suggestion de la nature corrompue. Ainsi ils avaient changé d’habit sans changer de mœurs, et après cela faut-il s’étonner si on voit tant de gens, qui cachent sous un extérieur religieux un esprit mondain, et s'il se trouve des partialités et des brigues pour les charges dans la maison même de Dieu, qui devrait être la maison de paix ? D’où vient ce désordre, sinon de ce qu’on n’y est point appelé par celui qui dit : Mettez sur vous mon joug, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Il faut donc que les Supérieurs zélés pour la réformation de leur Ordre, aient un soin très particulier de n'y recevoir personne, dont ils n’aient examiné la vocation, et qu’au Noviciat on les éprouve tout de bon, non seulement en les reprenant et les corrigeant de leurs fautes, mais en les accoutumant en toute rencontre, à mortifier leurs passions. Revenons à la vision de saint Pacôme. Dans cette vallée profonde, où il vit une si grande multitude de Religieux, il en distingua de quatre sortes. Les premiers tâchaient de monter; mais ils en étaient empêchés par d’autres qui descendaient et qui occupaient le chemin, et ils ne se connaissaient point les uns les autres. Cela voulait dire que dans les ordres les plus déréglés, il y a toujours quelques gens de bien, qui aspirent à la perfection, et qui s’efforcent d’y arriver; mais ils en sont détournés tant par le mauvais exemple, que par les discours scandaleux des autres. Or on dit qu'il ne se connaissent point, parce qu’il arrive souvent que ceux qu’on regarde comme frères, ou comme amis, et qui en ont l’apparence, sont de véritables ennemis. Les seconds tâchaient de monter aussi bien que les premiers; mais ils se laissaient incontinent, et perdant courage, ils tombaient au fond de l’abîme. Cela signifie qu’il n’y a point d’Ordre Religieux, quelque relâché qu’il soit, où il ne se trouve des personnes, qui non seulement veulent la réforme et le rétablissement de la discipline, mais qui commencent à se reformer eux-mêmes, à résister aux tentations, et à réprimer leurs appétits déréglés. Cependant vaincus et entraînés par leurs anciennes habitudes, ils quittent enfin leurs bonnes résolutions, et meurent dans l’impénitence. Les troisièmes couchés par terre, qui ne faisaient que pleurer et que gémir, représentaient assez naturellement les Religieux lâches, qui ne font pas le moindre effort pour gagner le haut de la montagne, où ils jouiraient du parfait repos, mais qui demeurent à terre, soupirant sans cesse, et pleurant non pas leurs péchés, mais leur misère, se plaignant souvent des occupations laborieuses et humiliantes que l’obéissance leur ordonne. Ô vie malheureuse, où l’on s’afflige, sans pouvoir attendre de consolation du Ciel; où l’on travaille sans mériter de récompense; où le chagrin suit le travail, et où la mortification temporelle traîne après elle la mort éternelle ! Qu’on serait heureux, si ce qu’on souffre par nécessité, on le souffrait de bon cœur, pour l’amour de Jésus-Christ ! Sans doute que l’on trouverait son joug fort doux, et son fardeau fort léger; et que par quelques peines passagères, on mériterait une éternité de bonheur. Les derniers, avec un courage invincible, surmontant toutes les difficultés, écartant tout ce qui s’opposait à eux, arrivaient enfin à la cime de la montagne. Ceux-là figuraient les grandes Âmes, qui malgré tout ce qu’il y a de rude et d’épineux dans la voie étroite de la perfection, ne s’arrêtent point qu’elles n’y soient parvenues. Alors il leur vient d’en haut une abondance de lumière, qui dissipant toutes les ténèbres de l’erreur, leur fait connaître ce que c’est que la véritable liberté. Vous connaîtrez la vérité, disait le Sauveur, et la vérité vous affranchira. En effet, ceux à qui Dieu éclaire l’esprit, et dont il purifie le cœur, comprennent incontinent que hors sa grâce en cette vie, et sa gloire en l’autre, il n’y a rien d’estimable, rien qui puisse rendre l’homme heureux. Ainsi délivrés de toute crainte, et de tout amour des choses du monde, ils entrent dans la voie de la paix, ils y marchent sûrement et avec joie, jusqu’à ce qu’ils arrivent à la Jérusalem céleste. On peut confirmer la vision de saint Pacôme, par celle qu’eut saint François sur le progrès et sur la décadence de son Ordre. Dieu lui fit voir une statue toute semblable à celle que Nabuchodonosor avait vue autrefois en songe. C’était un Colosse, qui avait la tête d’or, la poitrine d’argent, les jambes de fer, les pieds en partie de fer, en partie d’argile. Tout cela est expliqué assez au long dans les Chroniques de saint François qui contiennent beaucoup de choses fort remarquables de la ferveur des premiers Pères de cet Ordre, et du relâchement des derniers D’où l’on peut conclure que d’une part il faut bénir Dieu d’avoir donné et de donner encore à présent une infinité de Saints à L’Église, dans tous les Ordres Religieux; et que d’autre part on ne saurait assez gémir pour les grandes plaies qu’a souffertes avec le temps cette partie, autrefois si sainte et si entière, du troupeau de Jésus-Christ; qu’enfin on doit prier Dieu qu’il lui plaise tourner le cœur des pères vers les enfants, et faire revivre dans les enfants la sagesse sainte, et la fervente piété des pères.
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