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Livre SECONDChapitre VII Septième source des larmes : Les dérèglements des gens du siècle. Il nous reste encore à considérer l’état présent des gens du monde, état pitoyable, et qu’on ne pourra s’empêcher de déplorer, pour peu qu’on fasse de réflexion sur ce que les Chrétiens doivent être et sur ce qu’ils sont aujourd'hui. L’Écriture nous apprend ce que doivent être les Chrétiens même laïques, lorsqu’elle leur ordonne à tous de se rendre saints, c’est-à-dire, purs et sans tache. Les gens du siècle ont beau dire aux Ecclésiastiques et aux Religieux : Nous qui vivons dans le monde, et qui ne pouvons nous dispenser de donner presque tous nos soins aux affaires temporelles, nous ne saurions être saints : cela est bon pour des gens, à qui Dieu a inspiré, comme à vous, de renoncer aux biens de la terre, afin de mener une vie toute spirituelle. S’ils veulent dire seulement que les gens d’Église et les Religieux doivent surpasser ne vertu les gens du monde, qui ont l’embarras d’une famille, et souvent des charges et des emplois, qui demandent toute leur application, ils disent vrai; j’en conviens : mais quelque chose qu’ils disent, je soutiens toujours que c’est pour eux une nécessité ou d’être saints, ou d’être exclus pour jamais du Royaume de Jésus-Christ. Saint Paul commence par ces paroles l’Pitre aux romains : Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à l’Apostolat, à tous ceux qui sont à Rome, chéris de Dieu et appelés à une vie sainte. Comme il dit que sa vocation est d’être Apôtre, il dit que celle de tous les Fidèles est d’être saints. Il le déclare encore plus expressément aux Éphésiens, en disant : Dieu nous a choisi par lui, c’est-à-dire par les mérites de son Fils, avant que le monde fut créé, afin que nous soyons purs et sans tache. Et plus bas : Que nul d’entre vous ne parle de fornication, ni d’aucune autre sorte d’impureté, ni d’avarice, comme il est de la bienséance et du devoir des saints. Qu’il ne vous échappe point non plus de paroles sales, ou badines, ou bouffonnes; car tout cela ne vous convient pas. Ce n’est pont à des personnes consacrées à Dieu, que l’Apôtre parle ici; c’est en général à tous les Chrétiens, et il exige de tous une telle perfection, que non seulement il leur ordonne de s’abstenir de toute sorte d’impudicité et d’avarice, mais qu’il semble même désirer que parmi eux on ne sache pas le nom de ces vices abominables. Saint Pierre recommande à tous la même chose en ces termes : Comme l’auteur de votre vocation est souverainement saint; soyez saints aussi dans toute votre conduite car il est écrit : Soyez saints parce que je suis saint. Et de fait ce n’est pas les Ecclésiastiques seuls, ni les Religieux seuls, qui doivent renoncer au monde, n’être point du monde, et ne point aimer le monde. Car saint Paul écrit aux Corinthiens, qui pour la plupart étaient laïques : Vous devriez vous être séparés du monde, et l’avoir quitté. Saint Jacques demande à tous les Fidèles : Ne savez-vous pas que si quelqu’un aime le monde, il est ennemi de Dieu ? Saint Jean n’excepte point les laïques, ni les personnes du siècle, lorsqu’il dit : N’aimez point le monde, ni ce qui appartient au monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Pierre n’est point en lui. Enfin le Sauveur nous dit à tous généralement, de quelque condition que nous soyons : Si quelqu’un vient à moi, et qu’il ne haïsse pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et même sa propre personne, il ne peut être mon Disciple. Cette haine qu’on doit avoir pour son père et pour sa mère, pour sa femme et pour ses enfants, pour ses frères et pour ses sœurs, et qui plus est, pour soi-même, ne peut être que l’effet d'une charité parfaite. Car la charité n’est-elle pas dans sa perfection, quand elle peut faire qu’un homme souffre avec autant de constance qu'on ôte la vie, et à lui, et à tous les siens, que s'il portait et à lui et à tous les siens une véritable haine ? Saint Paul explique parfaitement bien cette doctrine du Sauveur, en disant : Mes frères, le temps est court : tout ce qu’il y a donc à faire, c’est que ceux qui sont mariés, vivent comme s'ils n’avaient point de femme; ceux qui pleurent, comme s’ils ne pleuraient point; ceux qui se réjouissent, comme s'ils ne se réjouissaient point; ceux qui acquièrent, comme s'ils n’avaient point de bien; ceux qui usent des commodités de la vie, comme s'ils n’en usaient point. Car le monde est comme une ombre qui passe. Par ce discours de l’Apôtre, les hommes doivent apprendre à étouffer dans leur cœur toute affection déréglée envers leurs femmes et leurs enfants; à mépriser tellement toutes les choses du monde, qu’ils les regardent comme des choses de rien, et qu’ils n’aient nulle peine à y renoncer pour gagner la vie éternelle. Tenons donc pour indubitable cette maxime, que le Saint-Esprit nous a enseignée par la bouche de Notre-Seigneur, et par celle de ces Apôtres, qu’il y a une obligation générale, non seulement pour les gens d’Église, et pour les Religieux, mais encore pour les laïques, de se rendre saints, de se séparer du monde, de quitter l’esprit du monde, d’aimer Dieu de telle sorte qu’on soit prêt à lui sacrifier tout ce qu’on a de biens, de parents, d’amis, sans épargner sa propre personne, comme si c’étaient des choses ou indifférentes, ou dignes même de haine. Mais qu’on trouve dans le siècle peu de personnes, qui comprennent cette vérité, ou qui y fassent réflexion, bien loin d’en venir à la pratique ! A peine en voit-on quelques-uns dans la Religion et dans le clergé, qui arrivent à cet entier détachement de toutes choses. Que sera-ce donc des marchands, des artisans et de tout le petit peuple ? Du temps même des apôtres, il y avait dans l’église beaucoup de gens faibles et imparfaits, qu’il fallait nourrir de lait comme des enfants, et à qui l’on n’osait donner une nourriture solide. ils mangeaient pourtant tous les jours le pain de vie, et avaient continuellement devant les yeux de grands exemples de vertu. Quelle ferveur, quel zèle pour la perfection chrétienne espérons-nous donc rencontrer en ce siècle corrompu, où les bons exemples sont rares, et où la plupart ne communient qu’une fois l’année ? Mais qu’est-il besoin de chercher des preuves, pour montrer qu’il n’y a rien de plus opposé aux maximes de l’Évangile que la vie des gens du monde ? Ne voyons-nous pas les meurtres, les assassinats, les vols, les sacrilèges, les adultères, les parjures, les calomnies, les fraudes, les injustices, qui se commettent partout, sans parler du luxe, des vanités, et des autres œuvres du Démon, à quoi tout Chrétien renonce solennellement au Baptême ? L’Église célèbre la mémoire de beaucoup de saints Évêques, de saints Prêtres, de saints Religieux; mais il y en a peu parmi les laïques, qu’elle reconnaisse pour saints; et hors les Martyrs, à peine l’histoire en marque-t-elle un ou deux de canonisés dans chaque grande Providence. En ce temps-ci même nous comptons plusieurs Prélats, et plusieurs Religieux mis au Catalogue des Saints, et il y en a encore assez d’autres, que leurs vertus et leurs miracles rendent dignes du même honneur : mais de saints laïques, on n’en parle point. Plut à Dieu que cette considération excitait les Rois et les Princes à imiter un saint Louis, Roi de France, un saint Édouard Roi d’Angleterre, un saint Etienne Roi de Hongrie, un saint Casimir, fils d’un Roi de Pologne, et quelques autres semblables, et que toute leur ambition fût de se rendre dignes de la Couronne de gloire ! plus à Dieu que les personnes privées dans le monde lussent souvent la vie admirable de saint Homobon Crémonais, qui quoique marié et chargé du soin d’une famille, vécut si chrétiennement, qu’incontinent après sa mort, contre la coutume, il fut déclaré Bienheureux et Saint par le Pape Innocent III. C’est ce qui serait à souhaiter, mais ce qu’on n’oserait espérer. L’Église a donc grand sujet de gémir comme la Colombe, et de répandre des larmes devant le Seigneur, comme faisait Anne, mère de Samuel, afin qu’il lui plaise guérir sa stérilité, surtout à l’égard des gens du monde; car il peut donner beaucoup d’enfants à celle qui est stérile; et des pierres même les plus dures, faire naître des enfants à Abraham.
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