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Livre SECONDChapitre VIII Huitième source des larmes : Les misères du genre humain.. Nous avons pleuré jusques à présent les misères spirituelles de l’Église, et de ses principaux membres; il nous reste encore à déplorer les misères temporelles du genre humain, qui sont communes et aux enfants de l’Église, et à tous les peuples du monde. Il y en a trois principales, auxquelles tous les hommes sont sujets, et qu’on ne peut ignorer : la maladie, la pauvreté, et la servitude. A ces trois maux, on en peut joindre trois autres encore plus grands, mais bien moins connus, qui sont le trop de santé, l’abondance des richesses, la grandeur et l’élévation. Toutes ces choses bien considérées, sont de vraies sources de larmes, et de très justes sujets de compassion du prochain. A l’égard de la maladie, il n’y a personne qui ne sache ce que c’est, et tous en peuvent parler, soit pour avoir été malades, ou pour avoir vu des gens qui l’étaient. Elle attaque le corps humain par autant d’endroits, qu’il a de parties différentes. Car le souverain Ouvrier l’a composé de tant de membres, d’humeurs, de facultés, et d’organes, pour le rendre propre à exercer diverses fonctions nécessaires à la vie, qu’il est difficile que tout cela se conserve longtemps, sans qu’il s’y fasse quelque altération. Lorsque Dieu forma de terre le premier homme, il communiqua à son corps, naturellement fragile et mortel, une vertu surnaturelle, par où son tempérament devait demeurer toujours égal et inaltérable : mais cet avantage lui fut ôté en punition de sa désobéissance; et ce corps, qui jamais n’eut été sujet à la maladie, ni à la mort, réduit à sa condition naturelle, commença à éprouver les misères de cette vie, qui sont autant de dispositions à la mort. Sitôt que Dieu l’eut créé, il lui fit cette terrible menace : En quelques jours que vous mangiez du fruit de cet arbre, vous mourrez; et quand il en eut mangé : Souvenez-vous, lui dit-il, que vous êtes poudre, et que vous retournerez en poudre. Depuis ce temps-là, tous les éléments avec tous les animaux ont conspiré contre l’homme. Le Soleil, que le Créateur a mis dans le Ciel pour la conservation de toutes les choses vivantes, et particulièrement de l’homme, combien en a-t-il fait périr par son excessive ardeur ? L’air, cet élément si faible, et en apparence si innocent, n’est-il pas rempli de vapeurs et d’exhalaisons malignes, d’où naissent plusieurs maladies mortelles. L’eau engloutit beaucoup de monde et de vaisseaux, et souvent par sa trop grande humidité elle cause bien de la corruption dans les corps. La terre, qui est notre mère commune, ne laisse pas de porter des ronces et des chardons fort piquants, et de produire diverses sortes d’herbes vénéneuses, qui servent aux empoisonneurs. Les animaux, quoique soumis à la puissance de l’homme, se révoltent contre lui, et les uns avec leurs cornes, les autres avec leurs griffes, les autres avec leurs dents, quelques-uns avec leur haine seule, percent, déchirent, tuent une infinité de personnes, ou leur causent des langueurs longues et fâcheuses. Les hommes mêmes se font la guerre les Notre-Seigneur aux autres, et ne peuvent éteindre leurs ressentiments que dans le sang de leurs ennemis. Et ce n’est pas seulement un ennemi qui a à souffrir de son ennemi; c’est un ami qui fait de la peine à son ami. Quand les Juges font appliquer un criminel à la question, ou qu’ils le condamnent au feu, au fouet, à avoir la langue ou la main coupée, ils le font, non comme ennemis, mais comme amis; ils aiment celui qu’ils punissent, mais ils haïssent son crime; et s’ils le châtient rigoureusement, c’est afin de le corriger, s’il est possible, ou de délivrer les gens de bien des vexations et de ses violences. Ainsi ce n’est point par haine pour sa personne, mais par zèle pour le bien public, qu’ils en usent de la sorte. Les Médecins ont de l’affection pour leurs malades, ils les traitent avec soin, et ne désirent rien tant que leur guérison, et néanmoins quelles tortures ne leur font-ils pas souffrir ? Les remèdes qu’ils leur ordonnent ne leur sont-ils pas souvent plus insupportables que le mal même? Tout ceci nous montre combien il y a de malades qui gémissent, et qui se plaignent sans cesse en ce monde. Les uns ont mal à la tête, les autres aux yeux, les autres à la poitrine, les autres aux jambes ou aux pieds. Les hôpitaux, les places publiques, et quelques fois même les grands chemins sont tellement pleins de misérables, qu’ils surpassent de beaucoup en nombre ceux qui sont malades dans leur maison. Quand je considère une grande partie du monde, je me figure cette piscine de l’Évangile, tout entourée de galeries, où l’on ne voyait que boiteux, qu’aveugles, que paralytiques, et autres pareilles gens, qui attendaient le moment que l’Ange viendrait agiter l’eau. Quelle eau peuvent demander de nous tous ces malades dont le monde est plein, si ce n’est celle que la charité et la compassion doivent faire couler de nos yeux, à la vue de tant de maux? Car si selon la doctrine de Notre-Seigneur, tout homme est notre prochain, et notre frère; si tous peuvent dire également : Notre père, qui êtes dans le Ciel; chacun ne devrait-il pas se représenter cette multitude innombrable de malheureux étendus sur toute la face de la terre, languissants, pleurant, criaient au secours, et songer qu’ils lui touchent de fort près, que ce sont ses frères, qu’il ne peut se dispenser de prier pour eux ? Sans doute que la divine Bonté aurait égard à nos prières, qu’elle écouterait nos gémissements, que gagnée enfin par nos larmes, elle assisterait ceux qui souffrent et saurait bien récompenser notre charité. Qu’on ne s’imagine pourtant pas que je veuille dire que la charité n’exige de nous que des pleurs, quand nous pouvons y ajouter les visites, les exhortations, les aumônes. Je ne parle que de ceux qui étant éloignés de nous, n’en peuvent attendre d’autre secours que celui de nos prières. La seconde sorte de misère qui afflige le genre humain, c’est la pauvreté. Celle-ci n’est peut-être pas moins insupportable ni moins commune que la maladie. Le Sage demandait à Dieu qu’il ne lui donnât ni la mendicité ni les richesses, mais seulement ce qui lui était nécessaire pour sa subsistance. Il est bien dur de dépendre entièrement de la miséricorde d’autrui, quand on a besoin de pain pour manger, ou de vêtements pour se couvrir, ou de maison pour se défendre de la rigueur des saisons. Et qui pourrait dire combien il y a de pauvres dans cette fâcheuse dépendance ? Le nombre en est infini; et cela vient de trois causes, dont la première est l’avarice ou la prodigalité des riches; la seconde, la vanité, ou la négligence des pauvres; la troisième, le manquement de confiance des uns et des autres en la bonté et en la Providence divine. Premièrement donc, les riches avares, oubliant les Commandements de Dieu, et surtout celui d’aimer son prochain comme soi-même, serrent et retiennent ce qu’ils devraient distribuer aux pauvres. D’un autre côté ceux qui sont prodigues, dissipent le bien que Dieu leur a donné, et le consument en débauches, en festins, en meubles précieux, en pompes et en vanités, malgré la promesse solennelle qu’ils ont faite à Dieu sur les saints Fonts de Baptême, de renoncer à toutes ces choses : de la vient qu’il ne leur reste jamais rien pour faire l’aumône. Dieu, qui étend ses soins sur toutes ses créatures, a donné tant de fécondité à la terre, qu’elle produit en abondance tout ce qu’il faut pour la nourriture et des hommes et des bêtes même : mais la grande épargne, ou la profusion excessive de quelques-uns, fait que la plupart manquent des choses nécessaires, ou commodes à la vie. Écoutons ce que les Pères disent là-dessus. Saint Basile faisant réflexion sur ces paroles d’un riche avare et insensé : J’abattrai mes greniers, et j’en ferai de plus grands : N’êtes-vous pas, dit-il, un voleur, vous qui vous appropriez ce que vous avez reçu pour en faire part aux autres ? Ce pain que vous avez de trop, appartient à ceux qui ont faim; ces habits que vous gardez, et qui se gâtent dans vos coffres, appartiennent à ceux qui sont nus ; cet argent que vous tenez caché dans la terre, appartient aux pauvres, qui manquent de tout. Vous faites donc autant d’injustices qu’il y a de personnes nécessiteuses que vous pourriez secourir, et que vous abandonnez. Saint Ambroise s’explique encore d'une manière plus forte : Vous me demandez : A qui fais-je tort, lorsque sans rien dérober, je conserve ce qui est à moi : O insolente parole ! » Ce qui est à vous ? Qu’avez-vous apporté au monde, de tout ce que vous gardez avec tant de soin ? Et plus bas : Refuser un pauvre, quand on a de quoi lui donner, ce n’est pas un moindre crime que de voler le bien d’autrui. Saint Jérôme écrivait à Hédibia en ces termes : SI vous avez quelque chose de plus que ce qui est nécessaire pour la nourriture et pour le vêtement, faite souvent des aumônes, et sachez que vous y êtes obligés. Saint Chrysostome prêchant au peuple d’Antioche, lui disait : Vous demande-t-on quelque chose de difficile et d’onéreux ? Dieu veut que vous employiez votre superflu à subvenir aux nécessités des pauvres, et que ce que vous gardez sans aucune utilité, vous en tiriez du profit, en le distribuant. Vous êtes les dispensateurs de leurs biens, comme les Bénéficiers le sont de ceux de l’Église. Ce que vous avez, vous ne l’avez pas reçu pour vivre dans les délices, mais pour en faire des charités. Pensez-vous qu’il vous appartienne ? Non, il est aux pauvres, soit que vous l’ayez acquis par votre travail, ou que ce soit l’héritage de vos pères. Voilà ce que disait saint Chrysostome en parlant du superflu, et non pas de ce qui est nécessaire pour l'entretien de la personne et de la famille.
Saint Augustin en dit autant. Le superflu des riches est le
nécessaire des pauvres. On retient le bien d’autrui, quand on garde
quelque chose de superflu.
Saint Grégoire, parlant de certaines gens qui ne veulent ni ravir le bien d’autrui, ni donner le leur, souhaite qu’on leur représente fortement que la terre, dont nous avons tous été formés, devant être à tous, et produisant de quoi nourrir tous les hommes, on ne doit pas se croire exempt de péché, lorsqu’on veut se rendre propre ce qui est un bien commun. Saint Bernard, en confirmation de tout ce qui a été dit, fait parler ainsi les pauvres : Le bien que vous prodiguez, est à nous; vous nous ôtez injustement ce que vous dépensez inutilement. Et afin qu’on voie que la doctrine des Pères s’accorde parfaitement avec celle des Docteurs les plus célèbres dans l’École, voyons quelle est la pensée de saint Thomas sur cette matière. Ce que quelques-uns, dit-il, ont de superflu, au-delà du nécessaire, appartiens aux pauvres de droit naturel. Le Seigneur veut que l’on donne aux pauvres non seulement la dixième partie de ses biens, mais tout ce qu’on a de superflu. Il dit ailleurs, que c’est là le sentiment général des théologiens. J’ai cru devoir rapporter tous ces témoignages des Pères et des Docteurs, pour montrer que ce que j’ai dit de l’obligation de l'aumône, n’a rien de trop rigoureux. Mais il arrive souvent que les pauvres mêmes sont cause de leur misère et de celle de leur famille. Car tout ce qu’ils gagnent durant la semaine, ils le dépensent le Dimanche, au jeu et à la débauche. D’autres, honteux de leur pauvreté, et ne pouvant se résoudre à paraître dans le monde, comme Jésus-Christ, qui de riche s’est fait pauvre, veulent être braves, et dépensent en habits ce qui leur suffirait pour s’entretenir, dans leur domestique, d’une manière honnête et frugale. Mais la principale raison qui fait que beaucoup de pauvres se trouvent réduits à une extrême nécessité, et que beaucoup de riches cachent leur bien, et aiment mieux quelquefois se laisser mourir de faim que de faire de la dépense, c’est que les uns et les autres manquent de confiance en Dieu, qui, comme dit saint Paul, est riche en miséricorde. Il est surprenant qu’après ce que le Sauveur nous a dit, pour nous persuader que notre Père céleste prend son de nous, et que tant que nous espérerons en lui, il ne nous maquera rien ni pour le vivre ni pour le vêtement, il se trouve encore si peu de gens qui le croient. Examinons bien ce raisonnement, et nous en verrons la force : Si le Créateur nourrit les oiseaux du Ciel, qui ne sèment, ni ne moissonnent : s'il pare magnifiquement les lis quine travaillent ni ne filent, refusera-t-il aux hommes ce qu’il leur faut pour se nourrir et pour s’habiller, aux hommes qu’il a créés à son image, et adoptés pour ses enfants, par la grâce du Saint-Esprit ? Et si, après cette divine adoption, il leur prépare une couronne de gloire dans le Royaume des Cieux, pourra-t-il les voir dénués des choses nécessaires à la vie présente, et ne les pas assister ? Enfin c’est une vérité constante, que Dieu tout d’un coup peut non seulement donner à un pauvre tout ce qui lui est nécessaire, mais même le combler de biens. C’est encore une vérité non moins assurée, qu’il veut tout de bon pourvoir aux besoins de ses amis qui attendent tout de lui. Rien n’est marqué plus expressément dans l’Écriture : Ceux qui craignent Dieu, dit le prophète, ne manquent de rien. Je n’ai jamais vu un homme de bien délaissé, ni ses enfants demander leur vie. De ces deux principes, il s’ensuit manifestement que si plusieurs pauvres périssent de faim et de misère, c’est particulièrement parce qu’ils s confient moins en la Providence de Dieu, qu’en leur industrie. Cela ne doit pourtant pas détourner les personnes charitables, ou de leur donner l’aumône, quand ils ont de quoi, ou de prier le Seigneur, les larmes aux yeux, qu’il lui plaise de les assister. Car ils sont d’autant plus à plaindre, qu’ils manquent non seulement de biens temporels, mais encore de foi, et que rarement ils font réflexion qu’ils ont dans le Ciel un Père infiniment bon, infiniment sage et infiniment puissant. En effet ce manque de foi, cette indigence spirituelle est un mal sans comparaison plus grand que la pauvreté temporelle, quelque excessive qu’elle puisse être. La troisième espèce de misère, qui rend à plusieurs la vie amère et insupportable, c'est la servitude, et particulièrement celle des esclaves, qui à cet égard ne diffèrent guères des bêtes. Toute servitude est fâcheuse à l’homme qui de sa nature est libre, et qui préfère la liberté à toutes choses; mais de toutes les conditions de l’homme, la plus rude est celle de ces misérables qu’on achète, et qu’on accable de travail, ou qui arrêtés et chargés de fers pour leurs crimes, sont condamnés les uns aux galères, les autres aux mines, les autres à tourner la meule dans un moulin. Car on ne leur donne point de repos, non plus qu’à des bêtes, et pour les presser de travailler, souvent on les bat jusqu’à les meurtrir de coups. Avec cela du pain et de l’eau font toue leur nourriture. Et néanmoins ce sont des hommes, et des hommes souvent innocents, qui ont pour maîtres des impies et des scélérats. En vérité si quelqu'un considérait des yeux de l’esprit, toute la face de la terre, et qu'il remarquât ce que soufrent tant de malheureux, qu’il doit aimer comme ses frères, pourrait-il, quand il le voudrait, retenir ses larmes ? et le voudrait-il, s'il avait quelque sentiment d’humanité ? Bien loin de cela, ne prierait-il pas le Père céleste de les consoler, et ne serait-il pas lui-même vivement touché de leurs maux ? Passons maintenant aux trois autres sortes de malheurs tout opposés aux premiers, qui sont le trop de santé et d’embonpoint, l’abondance des richesses, la grandeur et l’autorité. J’avoue qu’à parler absolument, ces trois choses ne sont point mauvaises; que ce sont des dons de l’Auteur de la nature; qu’elles peuvent compatir avec la vraie piété, et servir même, quand on en use comme il faut, a`acquérir les biens éternels : mais après tout, je ne laisse pas de dire que ce sont des maux plus à craindre que ceux qui leur sont contraires, parce qu’où il s’agit du salut et de mériter la vie éternelle, qui est le souverain Bien, pour lequel Dieu nous a créés, il arrive assez souvent que la santé nous nuit plus que la maladie, l’abondance des richesses que la pauvreté, la liberté que la servitude. Mettez donc en parallèle la santé et la maladie. Un homme qui se porte bien, pense rarement à Dieu, parce qu’il ne sent chères le besoin qu'il a de son assistance : il a un furieux pendant au vice, surtout à l’impureté et à la mollesse; il joue, il se divertit, il aime à boire, à manger et à dormir; sa plus grande pleine est de prier, de jeûner, de veiller, de se mortifier. Un malade, tout au contraire, soit que la faiblesse l'oblige de garder le lit, ou qu’étant debout, il souffre de grandes douleurs; un malade, dis-je, n’aime ni la bonne chère, ni le plaisir, ni le jeu; il songe aux misères de cette vie et aux joies de l'autre, à la mort prochaine, et au compte des paroles oiseuses, qu’il doit bientôt rendre à Dieu. de cette sorte, non seulement il s’abstient de beaucoup de fautes, où il tomberait peut-être, s'il se portait mieux, mais il pratique beaucoup de vertus, qu’il ne pratiquerait peut-être pas, s'il jouissait d'une meilleure santé. Saint Grégoire écrit qu’il y avait de son temps à Rome un pauvre, nommé Servule, et une vertueuse fille nommée Romula, paralytiques l’un et l'autre, de tout le corps, et depuis plusieurs années. Il dit que Servule ne pouvait ni se lever de son lit, ni porter la main à la bouche, ni se tourner d’un côté à l’autre, et qu’il demeura toue sa vie en cet état. Il dit à peu près la même chose de Romula; il remarque ensuite combien ils surent profiter de cette longue et fâcheuse maladie, et comme Dieu fit connaître leur mérite, par les grands miracles qui arrivèrent à leur mort. Avant que Servule expirât, on ouït les Anges qui chantaient; et sitôt qu’il eut rendu l’âme, ils se répandit autour du corps une odeur très douce. Pour ce qui est de Romula, outre que sa chambre fut éclairée d’une lumière miraculeuse et remplie d’une odeur toute céleste, on entendit deux Chœurs d’Anges chanter alternativement, et se répondre l’un à l’autre. Pourquoi pensez-vous que le Ciel honora ainsi la mort de ces deux paralytiques ? Ce fut sans doute, parce qu’une longue maladie leur avait ôté les occasions de pécher, et ne même temps leur avait beaucoup servi à exercer la patience, et à s’unir très étroitement à Dieu par l’exercice continuel de l’oraison. C’est la remarque que fait saint Grégoire, quand il dit : La faiblesse de leur corps leur fut un moyen de s’affermir dans la vertu. Ils s’appliquaient d’autant plus à la prière, qu’ils étaient dans l’impuissance de faire autre chose. Je ne finirais jamais, si je voulais rapporter ici les exemples de tous ceux que la maladie a sanctifiés, et qui, sans sortir du lit, ont appris à se détacher du monde, et à s’attacher à Dieu. les infirmités du corps sont en effet comme les verges, dont Dieu se sert pour corriger les pécheurs, et les ramener à leur devoir. Lorsqu’il leur donnait de rudes coups, disait David, ils retournaient promptement à lui. Dieu lui-même parlant à son peuple : Il n’y a, lui disait-il, que l’affliction qui puisse vous faire concevoir ce qu’on vous a enseigné et ce que vous avez entendu. Des gens qui se sentent beaucoup de force et de santé, entendent souvent les Prédicateurs parler de la mort, du jugement, et de l’Enfer; et néanmoins on voit assez, par le peu d’amendement qui paraît dans leur conduite, que toutes ces choses ne les frappent point, ou leur entrent peu dans l’esprit. Mais si Dieu, voulant leur ouvrir les yeux, leur envoie quelque maladie dangereuse, alors ils commencent à se reconnaître, et à rentrer en eux-mêmes. Ils se ressouviennent de la mort, du jugement, de l’enfer; et l’infirmité du corps s’est souvent le salut de l’âme. Voyons maintenant ce qu’il faut penser de l’abondance des richesses. Le monde croit que les richesses sont une bien qu’on peut désirer, et que ce n’est point mal fait de tacher de s’enrichir. Mais le Saint-Esprit, qui est l’Esprit de sagesse, d’intelligence et de vérité, a prononcé contre les riches, et contre les richesses même, une sentence si effroyable, que je ne la puis rapporter sans frémir de crainte. Voici ce que nous lisons dans les Proverbes : Seigneur, je vous ai demandé deux choses, avant que je meure : ne me les refusez pas. Ne me donnez ni la pauvreté, ni les richesses; mais donnez-moi seulement ce qui m’est nécessaire pour vivre. Remarquez que celui qui fait cette prière, c'est Salomon, c’est un Roi puissant, c’est celui qui avait dit auparavant : Voilà ce qu’a vu, et ce que dit un homme avec lequel Dieu demeure, et qu’il fortifie par sa présence. Cet homme donc, qui rie instamment le Seigneur de ne le pont combler de biens temporels, n’était pas un ignorant ni un insensé; c’était un Prophète fort éclairé, et le plus sage de tous les hommes. Qui est-ce donc, s'il est sage, qui osera demander à Dieu des richesses, qui s’empressera pour en acquérir par toutes sortes de voies, non seulement légitimes, mais frauduleuse et injustes ? Écoutons encore ce que dit sur ce sujet un autre Écrivain sacré, qui sans doute n’avance rien qui ne lui ait été enseigné par le Saint-Esprit : Si vous êtes riches, vous ne serez pas exempts de péché. Qu’y a-t-il de plus terrible que cette parole ? Peut-on désirer des biens, qu’on ne saurait posséder sans être pécheur, et par conséquent sans être ennemi de Dieu ? Quelqu’un à la vérité pourrait être riche et homme de bien tout ensemble, comme l’ont été Abraham, Isaac, Jacob, et David : mais un homme riche est pour l'ordinaire si porté au mal, que le Sage a cru pouvoir dire absolument et en général : Si vous êtes riche, vous ne serez pas sans péché. Et de fait les Riches s’en font aisément accroire; ils ont du mépris pour les pauvres, et ils les traitent avec hauteur, quoiqu’aux yeux de Dieu, ils leur soient souvent fort inférieure en mérite; ils ne songent guères à faire l’aumône de leur superflu; ils n’emploient leur bien qu’à satisfaire leur cupidité; enfin, quelques riches qu’ils soient, ils ne le sont jamais assez à leur gré, et il n'y a rien qu’ils ne fassent pour accumuler trésors sur trésors. Le Sauveur avait donc raison de parler du salut des riches, comme d’un miracle. Il est plus aisé, disait-il, qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille, qu’il ne l'est qu’un homme riche entre dans le Royaume des Cieux. Qui est-ce qui après cela, pour de l’or et de l’argent, exposera son salut à un tel danger? Mais, me direz-vous, il ne parle que de ceux qui ont de l’attache aux biens temporels, et qui les emploient non à des usages nécessaires, mais à vivre dans le plaisir, dans le luxe et dans la mollesse. Il est vrai : mais combien y en a-t-il qui en usent autrement? Il y en a si peu, que le Sauveur ne fait pas difficulté de dire généralement que les gens riches ne se sauvent point sans miracle. Aussi les appelle-t0-il malheureux : Malheur à vous, riches, qui avez votre satisfaction en ce monde. Et parce que ceux qui vivent dans l'opulence, ont accoutumé de se nourrir délicatement, d’aimer à se divertir et à rire, il ajoute : Malheur à vous qui êtes rassasiés; car vous aurez faim! Malheur à vous qui riez maintenant; car vous serez affligés un jour, et vous verserez bien des larmes! Voilà ce que pense des richesses celui même qui les a faites, et qui sachant beaucoup mieux que nous ce que l'on en doit penser, a embarrassé la pauvreté, a donné sa malédiction aux riches, et a déclaré bienheureux ceux qui sont pauvres d’esprit et d’inclination. Y aurait-il donc encore parmi les Chrétiens des avares, qui mettront leur béatitude dans les richesses? Et ne seront-ils jamais convaincus de cette maxime de Jésus-Christ, que c’est un malheur que d’être riche! Enfin entendons sur cela l’Apôtre saint Paul, qui ayant été ravi jusques au troisième ciel n’a pu ignorer quels sont les vrais biens, ni si les richesses servent plus qu'elles ne nuisent à notre salut. Ceux, dit-il, qui veulent amasser du bien, s’exposent à être tentés, et sont en danger d’être pris dans les filets du Démon, et de concevoir beaucoup de désirs inutiles et pernicieux, qui les mènent à la perdition. Il ne parle pas d’un petit nombre de personnes, qui ont de grands biens, mais qui les possèdent sans attache, et qui les emploient en des œuvres saintes et agréables à Dieu. ceux dont il parle, sont ceux qui désirent d’être riches, qui aiment passionnément les richesses, qui travaillent jour et nuit, non seulement à conserver ce qu’ils ont, mais à l’augmenter, et qui en un mot n’en sont pas les maîtres, mais les esclaves. Ceux-ci, comme dit l’Apôtre, sont sujets à être tentés, et le Démon excite en eux de violents mouvements d’orgueil, d’impureté, de jalousie, de vengeance, et une furieuse envie de satisfaire, à quelque prix que ce soit, leur cupidité : car l'argent est l’instrument général de tous les grands crimes. Et comme de si fortes tentations sont difficiles à surmonter, l’Apôtre ajoute que les gens riches tombent dans les pièges du Démon. Car succomber à la tentation, c’est s’assujettir au Tentateur, et lui engager sa liberté. Et qu’y a t il de plus misérable que d’avoir pour maître un si cruel ennemi? Mais ce n’est pas tout. Ceux que le Démon tient ainsi captifs, bien loin de sentir leur mal, et d’essayer de rompre leurs chaînes, ne font qu’augmenter leurs engagements, en formant toujours de nouveaux désirs ou inutiles, ou même mauvais et pernicieux; inutiles, tels que sont ceux qui ont pour but ou le vain éclat du monde, ou le divertissement et le jeu : mauvais et pernicieux, comme ceux qui se terminent à des adultères, à des meurtres, à des trahisons, à des brigandages, et à d’autres semblables crimes, dont ces esclaves du Démon ne rougissent point. De là vient aussi qu’ils tombent dans un abîme de malheurs, qui est ce que saint Paul appelle la perdition et la mort. Nous pouvons donc comparer les biens de la terre, non à des vents favorables, qui conduisent doucement le vaisseau au port; mais à des vents furieux et contraires, qui causent d’horribles tourments, et font périr le vaisseau avec l’équipage. Après cela n’avouera-t-on pas que les riches sont malheureux, et dignes de compassion, et qu'on doit gémir continuellement pour eux devant le Seigneur? Il ne reste plus qu’à voir ce qu’on doit penser de l’élévation et de la grandeur, qui est la chose dont les homes se piquent le plus, et par où souvent ils s’aveuglent, jusqu’à se croire des Dieux sur la terre. Ce qu’on en peut dire, c’est que plus on est élevé, plus on doit craindre le précipice, saint Bernard en avertit sagement son ancien disciple Eugène, qui de simple Religieux avait été fait souverain Pontife. Je considère, lui dit-il, la place où vous êtes, et j’appréhende la chute; je regarde votre dignité suprême, et je tremble quand je vois le précipice qui est sous vos pieds. On vous a mis dans une place plus élevée, mais non pas dangereuse : plus honorable, mais no pas plus sure. Nous pouvons en dire autant de toutes les dignités ou Ecclésiastiques, ou autres. Car tous ceux qui sont dans ales hautes charges, sont exposés à de grands dangers, et leurs inférieures doivent bien implorer pour eux le secours du Ciel. Que peut-on imaginer de plus terrible que ce que le Saint-Esprit leur dit par la bouche du Sage : Il se fera bientôt voir à eux d'une manière à les remplir de terreur. Car ceux qui commandent seront jugés très sévèrement : on a de l’indulgence pour les petits; mais on n’aura que de la rigueur pour les Grands. Dieu n’épargnera qui que ce soit, et il n’aura nul égard à la qualité des personnes; parce qu’il est le Créateur et des petits et des Grands, et qu’il a soin généralement de tous : mais c’est pour les Grands qu’il prépare de plus grands tourments. O! si l’on faisait là-dessus de sérieuses réflexions, pour peu que l’on y pensât, on ne courrait pas, comme on fait, après les honneurs et les grands emplois. Mais enfin pourquoi Dieu menace-t-il d'un jugement si rigoureux les rois et les Princes? C’est particulièrement parce que leurs péchés sont d’ordinaire plus grands et plus punissables que ceux des particuliers. Les particuliers se cachent pour voler pendant la nuit assez peu de choses : mais les Princes ne craignent point d’envahir les Villes, les Provinces, et les Royaumes entiers. Ceux-là vident leurs querelles seul à seul : mais ceux-ci lèvent des armées, et entrent avec violence dans les terres de leurs ennemis; et si la guerre est injuste, qui pourrait dire de combien de péchés elle est cause? Tant de vols, de massacres, de saccagements de villes, d’embrasements de maisons, de profanations de Temples, de sacrilèges horribles, de violences, et d’autres crimes infâmes, qui sont les suites des guerres entreprises injustement, retombent sur ceux qui les entreprennent, et ils en seront d’autant plus rigoureusement punis, qu’il n’est pas en leur pourvoir de réparer les maux infinis que cause partout la licence des soldats. Il ne faut pas s’étonner que le Saint-Esprit menace d’un jugement très sévère ceux qui commandent : on devrait plutôt être surpris de voir des personnes qui aiment à commander. Donc si Dieu châtie avec tant de sévérité les péchés des Princes temporels, il punira très sévèrement ceux des Princes Ecclésiastiques, à proportion de la différence qu’il y a du spirituel au temporel, et du sacré au profane. Quiconque regardera des yeux de la foi les dangers inséparables de la vie des Grands de la terre, en sera ému de compassion, et aura la charité de prier pour eux. Au reste, ce que nous disons, qu'il faut plaindre plus ceux qui commandent que ceux qui obéissent, saint Augustin le confirme, lorsqu’il dit qu’il est plus aisé aux serviteurs de bien obéir, qu’aux maîtres de bien commander.
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