Livre SECOND

CHAPITRE IX

Neuvième source des larmes : Les peines du Purgatoire.

Les Âmes qui brûlent dans le Purgatoire, sont un objet digne de pitié, et l'on peut dire que la considération de leurs peines est pour ceux qui vivent encore, une vraie source de larmes. Quatre choses montrent la grandeur de ces peines, et l’obligation où nous sommes de compatir et d’apporter tout le soulagement qu’il se peut aux maux de nos frères.

La première est que les peines du Purgatoire surpassent de beaucoup toutes les nôtres. La seconde, que pour L'ordinaire elles durent plus longtemps. La troisième, que les Âmes qui endurent de si rudes peines, sont hors d’état de se soulager elles-mêmes. La quatrième, que ces peines sont en très-grand nombre. D’où il est aisé de conclure qu’elles méritent une extrême compassion, et que c’est une folie d’aimer mieux brûler en l’autre monde, que de se priver en celui-ci de quelque satisfaction légère.

Premièrement donc il faut tenir pour certain qu’il n’y a point de proportion des souffrances de cette vie avec celles du Purgatoire. Saint Augustin, sur le Psaume 31, le déclare nettement : Seigneur, dit-il, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me rejetez pas avec ceux à qui vous direz : Allez au feu éternel. Ne me châtiez pas non plus dans votre colère; mais purifiez-moi tellement en cette vie, que je n’aie pas besoin d’être purifié en l'autre par le feu qui a été allumé pour ceux qui seront sauvés, mais en passant auparavant par le feu. Et plus bas : Parce qu’on dit qu’ils seront sauvés, on ne craint guères ce feu. Ils seront sauvés à la vérité, après l’épreuve du feu : mais ce tourment sera plus insupportable que tout ce qu’on peut souffrir de plus douloureux en ce monde. Vous savez quels cruels supplices ont souffert et peuvent souffrir les méchans : mais qu’ont-ils souffert de plus que les Saints ? Quel criminel, quel voleur, quel adultère, quel sacrilége a jamais été condamné par la Justice à de plus horribles peines, que celles auxquelles les Tyrans ont condamné les Martyrs pour le nom de Jésus-Christ? Sachez néanmoins que tous ces tourmens sont plus supportables de beaucoup que ceux par lesquels il faut passer en l’autre vie, pour être sauvé. Et cependant il n’est point de commandement si rude, que l’on n’accomplisse pour les éviter. A combien plus forte raison doit-on obéir à Dieu, de peur d’encourir ces autres peines, infiniment plus rigoureuses ?

Voilà ce que dit saint Augustin, et ce qu’ont dit après lui plusieurs autres Pères, saint Grégoire, expliquant le troisième Psaume de la Pénitence, remarque que quand le Prophète disait : Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur, et ne me corrigez pas dans votre colère; c’était comme s'il eut dit : Je sais que de ceux qui meurent coupables, les uns doivent expier leurs fautes dans le feu du Purgatoire, et les autres seront condamner à brûler éternellement dans l’Enfer : mais parce que ce feu passager me semble lus insupportable que tous les maux de ce monde, je prie Dieu, non-seulement de ne me pas punir à jamais dans sa fureur, mais de ne me pas châtier même pour un temps dans les flammes du Purgatoire. Le vénérable Bède, saint Anselme et saint Bernard disent la même chose. saint Thomas dit encore quelque chose de plus; car il soutient que la moindre peine du Purgatoire surpasse toutes celles de cette vie, quelles qu’elles soient : et néanmoins une infinité de gens, qui ne peuvent supporter les douleurs de cette vie, méprisent celles de l'autre. O aveuglement qu’on ne saurait assez déplorer, et qu’il faut compter parmi les malheurs qui doivent faire gémir tous les gens de bien dans cette vallée de larmes !

Voici comme saint Thomas prouve sa proposition. Il est constant que ce qu’on nomme peine du Dam est un plus grand mal que toute peine du sens : or on ne peut nier que les Âmes du Purgatoire ne souffrent la peine du Dam. Quelqu’un me dira que quand la peine du Dam est éternelle, comme elle l’est dans l’Enfer, c’est une vraie peine, et la plus grande de toutes; mais qu’il semble qu’en Purgatoire ce n’en est pas une de ne point voir Dieu, ou que du moins ce n’est pas une qui surpasse toutes celles des Martyrs. Car nous qui voyons encore, quoique nous ne voyions pas Dieu face à face, nous ne souffrons pas pour cela la peine du Dam, parce qu’un jour nous le verrons, si nous avons soin de bien purifier nos cœurs. De plus, il est très-certain que les Patriarches, les Prophètes, et tous les Pères de l’ancienne Loi, qui attendaient dans les Limbes la venue de leur Sauveur, étaient privés de la vue de Dieu; et néanmoins on ne peut pas dire que cette privation fût, à proprement parler, la peine Dam, parce qu’ils savaient certainement qu’ils verraient Dieu dans le temps que sa Providence leur avait marqué. Ne fut-ce pas pour cela qu’Abraham répondit au mauvais riche : Qu’il vous souvienne, mon fils, que vous avez été comblé de biens, pendant votre vie, et que Lazare n’a eu que du mal. Tout est changé maintenant; car il est rempli de joie, et vous êtes dans les tourmens. Le saint Patriarche ne dit pas : Lazare souffre la peine du Dam : il dit au contraire qu’il était rempli de joie, d’où il s’ensuit manifestement qu’il n’était point dans un état de souffrance. Ajoutez que le vieillard Siméon, lorsqu’il s’écriait : C’est à cette heure, Seigneur, que vous laissez aller votre serviteur en paix, ne croyait pas que la mort le dût conduire à un supplice, mais à une paix très-douce. Enfin saint Grégoire nous assure que les Pères, qui étaient captifs dans les Limbes, ne sentaient aucune peine, mais qu’ils jouissaient d'un agréable repos.

Quelque spécieuse que soit cette objection, il est aisé d’y répondre. Premièrement pour nous qui vivons dans les ténèbres, nous ne faisons qu’entrevoir le malheur d'un homme séparé de Dieu, et nous y sommes insensibles; soit parce qu’ayant besoin du ministère des sens et de l’imagination pour concevoir toutes choses, nous ne pouvons nous en former qu’une idée fort imparfaite; soit parce que les plaisirs sensuels nous charment de sorte, que nous méprisons les délices de l’esprit. Quant aux anciens Pères, qui attendaient dans les Limbes, leur libérateur, ils ne sentaient point la peine du Dam, parce que, quoiqu’ils fussent privés pour un temps de la claire vision de Dieu, ils se consolaient, sur ce qu’ils savaient que ce n’était point par leur faute que leur bonheur était retardé, mais par la seule disposition de la Providence. Il en est tout au contraire de ceux qui depuis la mort de Notre-Seigneur, sont justement condamnés aux flammes du Purgatoire. Car comme ils sont hors d’état de trouver de la douceur dans les voluptés de la chair, dans les grands festins, dans l’abondance des richesses, dans leurs vains applaudissemens du monde; ils soupirent après le bonheur de contempler la première Vérité, et de jouir du souverain Bien, qui est la dernière fin, pour laquelle Dieu les a créés. D’ailleurs, ils n’ignorent pas que le royaume des cieux fermé autrefois, est maintenant ouvert aux Élus; que la seule chose qui les empêche d’y entrer, ce sont leurs péchés. Et que si l’on ne veut pas les y recevoir, ils doivent s’en prendre à eux-mêmes; ce qui ne peut que leur causer un très-grand chagrin. Ils ressemblent à un homme qui tourmenté de la faim et de la soif, aurait devant lui une table bien couverte, mais qui en punition de quelque faute qu’il aurait commise, n’aurait pas la liberté d’y porter la main.

Pour ce qui est de l'autorité des Pères, qu’on nous oppose, ils ne touchent point la peine du Dam; ils ne parlent que de la peine du sens, qu’on souffre dans le Purgatoire, et qu’ils disent être plus insupportable que tout ce qu’il y a de plus douloureux en cette vie. Car bien que dans nos maisons nous ayons du feu, et que nous ayons peut-être éprouvé combien la brûlure cause de douleur, néanmoins cet autre feu quine se nourrit ni de bois ni d’huile, et qu’on ne saurait éteindre, étant l’instrument de la Justice de Dieu, ce feu, dis-je, tourmente les Âmes d'une manière encore plus rude et plus violente. Quand donc nous n’avouerions pas que la peine du Dam, lorsqu’elle n’est pas éternelle, comme elle ne l’est pas dans le Purgatoire, surpasse toutes les peines de cette vie, nous confesserions toujours que le tourment du feu les surpasse beaucoup, et nous ne le pourrions nier, sans contredire ouvertement saint Grégoire, et les autres Pères.

Mais parce qu’une infinité de gens ne croient point ce qu’ils ne voient pas, Dieu a bien voulu ressusciter de temps en temps quelques-uns de ses serviteurs, et leur ordonner de raconter aux vivans ce qu’ils avaient vu de plus terrible dans l’autre monde. Parmi plusieurs de ces témoins oculaires et dignes de foi, j’en ai choisi deux, qui nous instruiront de ce qui se passe dans le Purgatoire. Je n’en dirai rien que je n’aie tiré d’Auteurs très-célèbres pour leur probité et pour leur savoir.

Le premier est un Anglais, nommé Drithelme, dont le vénérable Bède a écrit l’étrange aventure, qui ne pouvait lui être inconnue, la chose étant arrivée de son temps, et presque à ses yeux, au grand étonnement d'une infinité de personnes. Voici comme il la rapporte : Il s’est fait en ce temps-ci dans l’Angleterre, un miracle insigne, et comparable à ceux qu’on a vus dans les premiers siècles. Pour exciter les vivans à craindre la mort de l’âme, Dieu permit qu’un homme mort depuis quelque temps, recouvrait la vie du corps, et racontât beaucoup de choses qu’il avait vues, et dont je ne ferai que toucher ici les plus remarquables circonstances il y avait dans un lieu appelé Nordan, un homme qui vivait fort chrétiennement avec toute sa famille. Il tomba malade, et comme son mal augmentait de jour en jour, réduit enfin à l’extrémité, il mourut au commencement de la nuit. Mais le lendemain matin il ressuscita tout à coup, et s’étant mis sur son séant, il remplit tellement d’effroi ceux qui avaient passé la nuit en pleurs auprès de son corps, qu’ils s’enfuirent tous. Sa femme, qui l’aimait beaucoup, resta seule fort épouvantée et toute tremblante. Il la rassura, en lui disant : Ne craignez point; car je suis véritablement ressuscité, et Dieu m’a permis de vivre encore, mais d’une façon bien différente de la première. Là-dessus il se leva, s’en alla droit à la Chapelle du Village, et y demeura long-temps en prière. Quand il fut revenu chez-lui, il divisa tout son bien en trois parties : il en donna une à sa femme, et une autre à ses enfans; la troisième, il se la réserva pour en faire des aumônes. Peu de temps après, ayant renoncé au monde, il se retira en un monastère, où il se fit couper les cheveux. L’Abbé avait préparé pour lui une cellule à l’écart, dans laquelle s’étant enfermé, il y passa toute sa vie, donnant toujours de si grandes marques de pénitence, et pratiquant de si étranges mortifications, que quand même il n’eut rien dit, on eut bien jugé à sa manière de vie, qu’il avait vu des choses extraordinaires, inconnues aux autres, et capables d’exciter dans tous les cœurs de grands sentimens ou de crainte, ou d’espérance. Il racontait donc ainsi sa vision : Celui qui me conduisait, avait le visage rayonnant, et paraissait environné de lumière. Nous arrivâmes dans une vallée également large et profonde, d’une longueur infinie, et située à notre gauche. D’un côté elle paraissait tout en feu, et de l’autre couverte de neige et exposée à un vent très-froid. Tout était plein d’âmes, qui comme agitées par une furieuse tempête, ne faisaient qu’aller d’un côté à l’autre. Car quand elles ne pouvaient souffrir la violence de la chaleur, elles cherchaient à se rafraîchir par les glaces et les neiges : mais n’y trouvant point de véritable soulagement, elles se rejetaient au milieu des flammes. Je considérais avec attention ces vicissitudes continuelles d’horribles tourmens, et tant que ma vue pouvait s’étendre, je ne voyais qu’une multitude innombrable d’âmes d’un aspect affreux, et qui n’avaient pas un seul moment de repos. Je crus d’abord que ce pouvait être la`l’Enfer, ce lieu de tourmens, dont j’avais souvent entendu parler. Mais mon Guide qui marchait devant, me dit : Otez-vous cela de l’esprit : Non, ce n’est point ici cet Enfer que vous vous imaginez.

L’auteur fait ensuite de l’Enfer et du Paradis une longue description, que je ne rapporte point, de peur d’ennuyer le lecteur. Savez-vous, continua mon Guide, ce que c’est que tout cela ? Non, répondis-je. Sachez donc que cette vallée, où vous avez vu tant de feux et tant de glaces, est le lieu où sont tourmentées les Âmes de ceux, qui ayant toujours différé de se confesser et de s’amender, ont enfin recours à la pénitence, lorsqu’ils sont près de mourir. Comme ces gens-là se confessent et détestent leurs péchés, quoique fort tard, ils seront reçus dans le Royaume des Cieux, au grand jour du Jugement. Il y en a toutefois plusieurs parmi eux, qui obtiennent leur délivrance, avant ce temps-là, par le mérite des prières, des aumônes, et des jeunes des vivans, et surtout par la vertu du sacrifice de la Messe, qu’on offre pour le repos de leurs Âmes.

Enfin l’historien fait une remarque d’une grande instruction pour nous. Il dit que quand on demandait à Drithelme pourquoi il traitait si mal son corps, pourquoi il priait et récitait le Psautier, étant plongé dans de l’eau glacée, il répondait qu’il avait bien vu d’autres glaces. Et si quelqu'un lui témoignait s’étonner qu’il put soutenir de si étranges austérités, toute sa réponse était : J’ai vu des choses bien plus surprenantes ainsi jusqu’au jour que Dieu l’appela à lui, il ne cessa point d’affliger son corps, cassé de vieillesse, et affaibli par des jeûnes continuels, au grand bien de plusieurs pécheurs, qui par l'exemple de sa vie austère, et par la force de ses discours, furent convertis.

Ce fait me parait véritable, tant parce qu’il est conforme à ce que dit Job, parlant des méchans, qu’ils passeront des neiges fondues, à une chaleur excessive; que parce qu’il est rapporté par le vénérable Bède, comme une chose assez récente, et parce qu’enfin il fut suivi de la conversion d’un grand nombre de pécheurs, qui est le principal fruit que Dieu veut tirer des ces sortes d’événemens extraordinaires.

A ce premier témoignage d'un homme ressuscité, joignons-en un autre d’une illustre Vierge, nommée Christine, et surnommée l’Admirable, dont la vie a été écrite par Thomas de Cantimpré de l’Ordre de saint Dominique, Auteur très-digne de foi, son contemporain. Le pieux et savant Cardinal Jacques de Vitry, dans la préface de la vie de sainte Marie d’Ognies, fait l’éloge de beaucoup de saintes femmes; mais celle qu’il loue le plus, est sainte Christine, dont il rapporte en abrégé les principales actions. Entendons-la conter elle-même toute son histoire : Sitôt que mon âme fut séparée de mon corps, elle fut reçue par des Anges, qui la conduisirent dans un lieu obscur, et tout rempli d’âmes. Les tourmens qu’elles souffraient me semblaient si excessifs, qu’il est impossible d’en exprimer la rigueur. Je vis là beaucoup de gens de ma connaissance. J’en fus pénétrée de douleur, et je demandai quel lieu c’était là; car je croyais que ce fût l’Enfer; mais ceux qui m’y avaient amenée, me répondirent que ce n’était que le Purgatoire, où l’on punissait les pécheurs, qui avant que de mourir, s’étaient repentis de leurs fautes, mais qui n’en avaient pas fait à Dieu une satisfaction convenable. De là ils me conduisirent dans l’Enfer, pour y voir les supplices des Damnés, et j’y reconnus aussi quelques personnes, que j’avais vues autrefois. Ils me transportèrent après cela dans le Ciel, et jusqu’au Trône de la Majesté divine, où le Seigneur m’ayant regardée d’un œil favorable, j’en eus une joie extrême, parce que je croyais y demeurer éternellement avec lui. Mais comme il voyait ce qui se passait dans mon cœur, il me dit; Assurez-vous, ma chère fille, que vous serrez ici avec moi un jour : J vous donne cependant le choix de deux choses, ou d’être avec moi dès à présent pour jamais, ou de retourner sur la terre, et d’y endurer de très-grands tourmens, sans pourtant mourir, afin que vous délivriez des flammes du Purgatoire toutes ces âmes, qui vous ont donné tant de compassion, et que l’exemple de votre vie, pleine de souffrances porte les pécheurs à rentrer dans leur devoir, et à expier leurs crimes. Après cela vous retournerez ici comblée de mérites. L’envie que j’eue de me prévaloir d’une offre si avantageuse me fit répondre sans hésiter, que je voulais retourner vivre. Voilà comme je mourus, et comme je ressuscitai dans le seul dessein de m’employer à la conversion des pécheurs. Je vous supplie donc de ne vous pas étonner des choses que vous verrez désormais en moi : car elles seront si extraordinaires, que jamais on n’aura rien vu se semblable.

Tout ce récit est de la sainte : Voyons maintenant ce que l’historien y a ajouté, et ce que j’ai recueilli de divers Chapitres de sa vie. Elle commença à faire des choses pour lesquelles elle avait été envoyée de Dieu. elle se jetait dans des fournaises ardentes, et y souffrait de si terribles douleurs, que n’en pouvant plus elle poussait des cris effroyables. Quand elle en sortait, il ne paraissait dans tout son corps nulle marque de brûlure. L’hiver que la Meuse était glacée, elle s'y plongeait souvent, et y demeurait des six jours entiers. Quelquefois en priant dans l’eau, elle se laissait aller au courant qui l’entraînait dans un moulin, dont la roue l’ayant enlevée, la faisait tourner horriblement, sans pourtant briser ni disloquer aucun de ses os. D’autres fois poursuivie par des chiens qui la mordaient et la déchiraient, elle courait parmi les halliers, jusqu’à ce qu’elle fut toute en sang, et néanmoins quand elle de retour, on ne lui voyait ni blessure ni cicatrice. C’est là en peu de paroles ce que raconte l’Auteur, qui était Évêque, Suffragant tout sujet d’y ajouter foi, tant parce qu’il a pour garant de ce qu’il écrit, un autre très-grave Auteur, Jacques de Vitry, Évêque et Cardinal; que parce qu’il ne dit rien que ce qui était arrivé, non-seulement de son temps, mais dans la Province même où il demeurait; et qu’enfin ce qu’endurait cette admirable fille, n’était point caché, puisqu’on la voyait souvent au milieu des flammes, sans qu’elle en fut consumée, souvent couverte de plaies, sans qu’il en parut la moindre marque un moment après.

Au reste cette merveille continua quarante-deux ans, depuis qu’elle fut ressuscitée; et afin qu’on sût qu’il ne se faisait rien en elle que par la vertu d’en haut, les conversions insignes qu’elle opéra pendant sa vie, et les miracles évidens, qu’elle fit après sa mort, montrèrent bien que c’était l’oeuvre de Dieu. Ainsi Dieu voulut fermer la bouche à ces libertins, qui font profession de ne rien croire, et qui ont la témérité de dire en raillant : Qui est-ce qui est revenu de l'autre monde? Qui a jamais vu les tourments, ou de l’enfer, ou du Purgatoire? Voilà deux témoins fidèles, qui assurent qu’ils les ont vus, et qu’ils ont très-grands, et en très-grand nombre. Que s’ensuit-il donc, sinon qu’il faut confesser que les incrédules sont inexcusables, et que ceux qui croient, sans toutefois vouloir faire pénitence, sont encore plus condamnables.

La seconde chose qui doit faire craindre les peines du Purgatoire, c’est leur durée. Car bien qu’un Auteur de réputation ait cru qu’elles ne durent au plus que dix ou vingt ans, son opinion est évidemment contraire à l’usage de l’Eglise, qui célèbre l’Anniversaire de plusieurs morts, non-seulement durant vingt ans, mais durant plus de cent ans.  D’ailleurs la vision rapportée par le Vénérable Bède, montre qu’il y a des Âmes condamnées à brûler dans le Purgatoire jusqu’au jour du Jugement; et cela s’accorde avec ce que dit Tertullien, qu’en cette prison souterraine plusieurs Âmes seront punies pour des fautes assez légères, jusqu’au temps de la Résurrection. saint Cyprien parle aussi de la longue durée de ces peines, lorsqu’il dit qu’autre chose est de brûler longtemps pour l'expiation de ses péchés et autre chose de les expier par la pénitence.

Joignons à ces austérités la vision de sainte Lutgarde, dont al vie a été écrite par celui même qui a composé celle de sainte Christine. Comme la chose est très-remarquable, et très-instructive pour les Prélats, je rapporterai les propres paroles de cet Auteur. Le Pape Innocent III, étant mort, après avoir présidé au Concile de Latran, il apparut à Lutgarde, qui étonnée de le voir tout environné de flammes, lui demanda qui il était. Je suis, répondit-il, le Pape Innocent. Hé quoi, s’écria-t-elle est-il bien possible que notre Père commun soit tourmenté si horriblement? Je souffre, répliqua-t-il, cette peine pour trois péchés, qui m’auraient fart  condamner au feu éternel, si à l’article de la mort je n’en eusse eu un vrai repentir, par l’intercession de la glorieuse Mère de Dieu, en l’honneur de laquelle j’avais fondé un Monastère. J’ai donc ainsi échappé. À la mort éternelle, amis je dois brûler dans le Purgatoire jusqu’au jour du jugement. Cependant la Mère de miséricorde m’a obtenu de son Fils la grâce de pouvoir venir vous demander le secours de vos prières. Ayant dit cela il disparut. Lutgarde fit incontinent savoir à ses sœurs l’état pitoyable où était le Pape, et les exhortât de le secourir. Elle pratique elle-même pour cela de très-rudes mortifications. Nous savons au reste de la propre bouche de Lutgarde, quels furent ces trois péchés, qu’il avait commis, mais nous avons cru les devoir cacher, par respect pour ce grand Pontife.

Tout ceci a été extrait de sa vie. J’avoue pour moi que cet exemple m’a souvent fait frémir de crainte. Car si un Pape qui avait été en réputation, non-seulement de probité et de sagesse, mais même de sainteté, et qu’on regardait comme un modèle de vertu, a failli être damné; si son Purgatoire doit durer jusques à la fin des siècles, y a-t-il au monde un Prélat, qui n’ai sujet de trembler, qui ne doive entrer en compte avec lui-même, et examiner sérieusement sa conscience ? Je ne puis me persuader qu’un si grand serviteur de Dieu ait été capable de commettre des péchés mortels, si ce n’est peut-être sous quelque apparence de bien, et pour avoir trop écouté des flatteurs, ou des domestiques intéressés, dont le Sauveur nous avertit de nous donner bien de garde, quand il dit que les ennemis de l’homme sont ses propres domestiques. Apprenons du moins par cette histoire si terrible à veiller sur notre intérieur, de crainte que nous flattant trop nous-mêmes, ou prêtant l’oreille à la flatterie, nous ne tombions dans l’illusion, et de l’illusion dans le péché.

Mais revenons à notre sujet. Il est hors de doute  que les peines du Purgatoire ne sont limitées, ni à dix, ni à vingt ans, et qu’elles durent quelquefois des siècles entiers. Mais quand il serait vrai que leur durée ne passerait point dix ou vingt ans, compte-t-on pour rien des peines de dix et de vingt années, des peines inconcevables, sans aucun soulagement ? Si un homme était assuré que vingt ans durant il devrait souffrir ou aux pieds, ou à l’estomac, ou aux dents, ou à la tête, quelque violente douleur, sans jamais pouvoir dormir, ni prendre le moindre repos, n’aimerait-il pas mieux mourir cent fois que de vivre de la sorte ? et si on lui donnait le choix, ou d’une vie si misérable, ou de la perte de tous ses biens, balancerait-il à donner ses biens pour se délivrer de ce tourment ? Quoi donc, pour nous garantir des flammes du Purgatoire, ferons-nous difficulté d’embrasser les travaux de la Pénitence ? Craindrons-nous d’en pratiquer les plus pénibles exercices, qui sont les veilles, les jeûnes, les longues prières, les aumônes, et surtout la contrition, accompagnée de gémissemens et de larmes ?

Ce qui augmente de beaucoup le malheur des Âmes du Purgatoire, c’est qu’outre que leurs souffrances sont excessives, et que la durée en est longue, elles se trouvent dans une entière impuissance de remédier à leurs maux. Personne n’est si malheureux en ce monde, qu’il ne puisse ou en fuyant, ou en résistant et se défendant, ou en employant ses amis, ou en faisant pitié à ses Juges, ou en appelant de leur Sentence à un Tribunal supérieur, ou en quelque autre manière, éviter le mal, dont il se voit menacé; mais en Purgatoire tout ce qu’on peut faire, c’est d’endurer avec soumission et avec patience le châtiment qu’on a mérité. Il est donc du devoir des Justes qui vivent encore, d’assister les morts, et d’essayer d’adoucir leurs peines, ou de les en délivrer, par des prières, par des aumônes, et par d’autres œuvres satisfactoires. Que si les morts apparaissent quelquefois aux vivans, pour implorer leur secours, ce n’est que par une grâce spéciale, que Dieu accorde rarement et à fort peu de personnes. Ces âmes sont donc bien à plaindre, puisqu’elles sont dans l’impossibilité de se soulager elles-mêmes, et de soulager leurs amis.

Mais, me dira-t-on, il y en a peu qui soient réduites à cette fâcheuse nécessité, et le mal par conséquent n’est pas si grand qu’on le fait. C’est une erreur; le nombre en est grand : et cette seule considération devrait suffire pour exciter les Fidèles à les secourir, quand même leurs peines seraient moindres qu’elles ne sont. Car sans parler des visions que nous avons rapportées, et qui prouvent évidemment ce que nous disons, il est constant que rien de souillé n’entrera dans le Royaume des Cieux, et que pour être reçu dans ce lieu, où règne la pureté, pour y voir cette lumière incréé qui est tout à fait incompatible avec les ténèbres, il faut être saint et sans tache. Hé, combien en trouve-t-on qui le soient ? Ainsi tous les autres, quoique du nombre des Elus, doivent passer par le feu. C'est pourquoi l’Eglise, figurée par la Colombe, prend souvent le deuil, et est obligée de gémir devant le Seigneur, pour ses membres affligés, qui soupirent continuellement après le bonheur du Ciel, et qui n’y peuvent entrer, tant qu’il leur reste quelque faute à expier dans les flammes du Purgatoire.

     

 

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