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Livre SECONDCHAPITRE X Dixième source des larmes : Le divin amour. De l’amour de Dieu, comme d'une source féconde, il se répand dans les Âmes saintes des eaux très pures, qui changées en pleurs, produisent en elles des fleurs et des fruits de toutes sortes de vertus. C’est de ces pleurs que parlait saint Augustin, lorsqu’il disait qu’il y a plus de plaisir à pleurer dans l’oraison, qu’à assister aux spectacles. De cette source viennent trois ruisseaux, qui sont trois désirs, non moins efficaces que justes. Le premier est de la gloire de Dieu; le second, de notre béatitude; et le troisième, de la grâce, qui nous conduit à la gloire, qui fait notre béatitude. Le Sauveur les a marqués dans les trois premières Demandes de l’Oraison Dominicale. Car qui souhaite que le nom de Dieu soit sanctifié, que souhaite-t-il, sinon que Dieu soit loué par les Anges, par les hommes, et en quelque sorte par toutes les créatures ? Qui demande que le règne de Dieu arrive, que demande-t-il, sinon l'amour pour Dieu, considérait attentivement par combien d’horribles blasphèmes, de parjures, de sacrilèges, d’impiétés on l’offense continuellement, et combien de gens sans pudeur et sans conscience osent violer sa Loi, cette Loi très pure, très salutaire, lus désirable que l’or, et plus douce qu le miel; s'il faisait de plus cette réflexion, qu'il reste encore une infinité de Païens, qui ne connaissent ni n’adorent le vrai Dieu, et qui fléchissent le genou devant les Idoles de bois ou de Pierre, il en serait outré de douleur, et s’écrierait avec Jérémie : Qui donnera de l’eau à mes yeux, et les changera en des fontaines de larmes, afin que je pleure, tant que je vivrai, les injures qui se font à mon Créateur. Nous lisons au second Livre des Macchabées, que Mattathias et ses enfants déchirèrent leurs habits, se couvrirent de cilices, et furent excessivement affligés, lorsqu’ils virent la profanation de leur Temple et de leurs mystères les plus saints, qui n’étaient pourtant que l’ombre des nôtres. Que doit donc faire un Chrétien, et quelle doit être son affliction, lorsqu’il voit en ce temps-ci non seulement les Églises renversées, mais le sacrifice aboli en mille endroits, par les Sectateurs de Luther et de Calvin ? Le second désir que l'amour divin excite en nous, est celui de jouir de Dieu, à qui nous devons souvent demander avec beaucoup de gémissements et de larmes, que son règne arrive. Le règne de Dieu dans les saintes Écritures, se prend en trois manières différentes. Premièrement il est essentiel à Dieu de régner dans tout l’Univers; secondement il règne dans l’âme des Justes par la grâce; et il règne enfin dans les Bienheureux par la gloire. Pour ce qui est du premier règne, ou de cet empire absolu qu'il a essentiellement sur toutes les choses créées, David en parle, lorsqu’il dit; Seigneur, votre règne est un règne de tous les siècles. Mais on n’a que faire de souhaiter qu'il arrive, puisqu’il a toujours été, et que jamais il ne finira. Le second, est le principal effet de la grâce, par où Dieu domine dans les Âmes justes, et se les assujettit d'une manière douce et sans faire de violence à leur liberté. saint Paul le marque assez clairement par ces paroles :Dieu nous a tirés de la puissance des ténèbres, et nous a fait passer dans le Royaume de son Fils bien-aimé. Il semble qu'il soit encore inutile de demander celui-ci, puisqu’il est aussi ancien que le monde. Et de fait, Jésus-Christ s’appelle l’Agneau, qui a été immolé dès la naissance du monde, parce que toutes les grâces que les Justes ont jamais reçues, ne leurs ont été données qu’en vue de sa mort. Enfin le règne de la gloire commença dans le moment que le Sauveur mourut sur la Croix, où il avait dit peu auparavant au bon Larron : Dès aujourd’hui vous serez avec moi dans le Paradis; mais il ne sera consommé qu’au dernier jour, lorsque les Saints ressuscités et resplendissants de gloire, entendront de la bouche du souverain Juge cette agréable Sentence : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père; Possédez le Royaume qui vous a été préparé dès la création du monde. Car on peut dire en effet que te temps du règne de Dieu, sera lorsque les méchants étant punis, et les Puissances de l’Enfer domptées, Dieu seul régnera éternellement avec ses Élus. C’est ainsi qu’en parlent communément les plus anciens Pères, comme Tertullien, saint Cyprine, saint Chrysostome, saint Jérôme, saint Cyrille de Jérusalem, saint Augustin, Cassien et plusieurs autres. On peut remarquer ici avec saint Augustin, que les Justes, dans l'ancienne Loi, ne soupiraient qu’après la venue du Messie; mais à présent que le Messie est venu, qu’il est mort et ressuscité, et monté au Ciel, les désirs et les espérances des Saints ne tendent qu’à ce dernier jour où le Fils de Dieu viendra plein de majesté, et mettra le comble à la gloire de ses Élus. C'est alors que s’accomplira cette Prophétie d’Aggée : Celui qui est désiré et attendu de toutes les nations, viendra. Les premiers de ces désirs, sont ceux dont Notre-Seigneur parlait un jour à ses Disciples : Je vous assure, leur disait-il, que beaucoup de Prophètes et de Rois ont fort souhaité de voir ce que vous voyez, et ne l’ont pas vu. Le vieillard Siméon, qui avait longtemps désiré et espéré ce bonheur, l’obtint enfin; et c'est ce qui lui fit dire, avec un transport de joie : Maintenant, Seigneur, vous laissez aller votre serviteur en paix, selon votre parole, parce que j’ai vu de mes yeux le Sauveur que vous avez envoyé. Les seconds sont ceux que l’Apôtre sentait dans son cœur, et qu’il exprimait par ces paroles : La couronne de Justice m’est réservée, et le Seigneur, comme juste juge, me la donnera pour récompense, et non seulement à moi, mais encore à ceux qui souhaitent sa venue : c’est-à-dire, à ceux qui aiment l’Époux d'un amour pur, et qui pour cela sont dans l’impatience de le voir. La femme qui est infidèle à son mari, ne craint rien tant que sa venue, et elle voudrait, s'il était possible, qu’il ne vint jamais, parce qu’elle ne l’aime pont. Mais l’épouse chaste, comme celle de l’Apocalypse, dit à son Époux; Venez; et il répond, Je viens tout à l’heure. Elle le presse, et lui dit encore une fois : Jésus, mon Seigneur, venez. Le saint Prophète David marquait bien l'ardeur extrême, avec laquelle il désirait l’une et l'autre venue du Sauveur, surtout à la seconde, qui est celle où l’on verra Dieu clairement. De même, s’écriait-il, qu’un cerf altéré cherche partout des fontaines; ainsi mon âme brûle d’impatience de vous trouver, ô mon Dieu; elle soupire sans cesse après le Dieu fort, le Dieu vivant. Quand aurai-je le bonheur de voir mon Dieu face à face ? Je ne faisais jour et nuit que verser des larmes, et c’était là toute ma nourriture, pendant que l’on me disait : Où est votre Dieu ? Je n’ai demandé au Seigneur qu’un seule chose, dit-il, en un autre endroit, et je la lui demanderai encore; c'est de pouvoir demeurer toute ma vie dans sa maison, et de jouir de ses délices. Quiconque aime tout de bon, souffre impatiemment l’absence de la personne qu’il aime, et soit qu'il mange, ou qu'il fasse quelque autre chose, à table, et partout ailleurs, il pense à l’objet de sa passion : la nuit même, pendant son sommeil, il s’imagine le voir et le posséder. Si cela arrive à des amans, qui se laissent enchanter par quelque beauté mortelle, que doit-on attendre des âmes éprises d’un amour pur et ardent pour la Beauté souveraine? Leurs larmes sont leur nourriture ordinaire, et toute consolation qui vient d’ailleurs, leur est importune. L’Apôtre qui dans son ravissement avait entrevu quelques traits de la beauté infinie de Dieu, et qui savait que rien en pouvait l’empêcher d’en ouïr, que ce corps grossier et semblable à un voile épais qui la lui cachait, s’écriait souvent, les larmes aux yeux : Qui me délivrera de ce corps mortel? Je meurs d’envoie de me voir en liberté, et d’être avec Jésus-Christ. L’illustre Martyr saint Ignace disait dans le même sentiment : Que le Démon me fasse souffrir tous les tourments qu’il peut inventer, j’y consens, pourvu que je jouisse de Jésus-Christ. Que dirons-nous de la chaste amante du Sauveur, Marie Magdeleine, qui, dans le dernier souper qu’elle lui donna, sachant qu’elle l’allait perdre, lui lava les pieds, les lui arrosa de ses larmes, et les lui essuya avec ses cheveux ? O que ces larmes étaient différentes de celles dont elle avait une autre fois arrosés ces mêmes pieds chez le Pharisien Simon ! Celles-ci venaient du seul repentir de ses péchés, et celles-là d’un désir ardent d’avoir auprès d’elle son Bien-aimé : celles qu’elle répandit depuis, proche du tombeau de son Maître, étaient de même nature, et venaient de la même source. O si quelqu'un d’entre nous avait éprouvé, comme David, comme saint Paul, comme Marie Magdeleine, j’ajoute, comme saint Augustin, comme saint Bernard, comme saint François, combien sont doux les pleurs que produit l'amour de la divine beauté, sans doute qu’il mépriserait toutes les douceurs et toutes les joies du monde. Enfin le troisième désir qui naît de l'amour de Dieu, est celui qui est contenu dans cette demande : Que votre volonté s’accomplisse sur la terre, comme dans le Ciel. Car par-là nous prions Dieu qu’il nous montre à bien garder ses Commandements. En effet l'amour qui nous porte à désirer de voir Dieu, et à soupirer sans cesse, jusqu’à ce que nous possédions ce bonheur, dans lequel consiste la vie éternelle; cet amour même nous fait aussi demander l’entier accomplissement de la Loi divine, et que le Seigneur soit obéi par les hommes ici-bas, comme il l’est là-haut par les esprits Bienheureux, dont le Prophète loue l'obéissance, en disant : O Anges, bénissez tous le Seigneur, vous qui êtes si puissants, et qui employez toutes vos forces à exécuter ses volontés, toujours attentifs à ce qu’il lui plaît de vous ordonner. Vertus du Seigneur, et vous, ministres et exécuteurs de ses ordres, bénissez-le tous. David nous apprend par ces paroles, combien est parfaite l’obéissance que les Anges rendent à Dieu. car quand il dit : Vous qui êtes si puissants, et qui employez tout ce que vous avez de forces à exécuter ses commandements, il donne à connaître que s’ils sont forts et puissants, ils sont également prompts à faire ce qu’il leur commande. Et quand il ajoute qu’ils sont toujours attentifs à sa voix et à sa parole, il marque assez que s'ils obéissent, c’est purement par le motif de l’obéissance, et pour se montrer vrais serviteurs du Dieu tout-puissant. La plupart des hommes obéissent à leurs maîtres, non parce qu’il est juste de leur obéir, mais parce qu’ils croient qu’il leur en reviendra du profit, ou de l'honneur, ou quelque plaisir; sans quoi leur obéissance est toujours lâche et imparfaite, et presque toujours de peu de durée. Celle des Anges, au contraire, ayant pour principe le pur amour, est éloignée de tout intérêt, et incompatible avec l'amour propre. Et afin qu’on ne croie pas que parmi les Esprits célestes, il n’y a que ceux du dernier rang, c’est-à-dire, ceux auxquels on donne le nom d’Anges, qui aient cette ardeur et cette fidélité à accomplir les ordres de Dieu, le Prophète nomme en particulier les Vertus, et sous ce nom il comprend tous les autres Chœurs et toute la milice du Ciel. Car c'est ainsi que saint Jérôme traduit de l’Hébreu les paroles de David : Armées du Seigneur, bénissez-le toutes. Ceux donc qui aiment Dieu tout de bon, tachent d’imiter cette obéissance parfaire, qui ne se rencontre jamais avec le péché, et qui plaît plus à Dieu que les sacrifices. Mais comme d’eux-mêmes ils n’y sauraient parvenir, ils disent en gémissant : Seigneur, que votre volonté se fasse sur la terre, comme elle se fait dans le Ciel. Nous voudrions bien vous pouvoir servir avec toute la ferveur et tout le zèle possible, sans aucune imperfection; nous ne souhaiterions rien tant que de voir votre volonté accomplie par tout ce qu’il y a d’hommes sur la terre, comme elle l’est par tous les Anges qui sont dans le Ciel. Mais comme il s’y trouve des difficultés insurmontables, tout ce que nous pouvons faire, c'est de recourir à vous, et de vous dire avec Augustin votre serviteur; Opérez en nous ce que vous nous commandez, et commandez-nous ce que vous voulez. Que si éloignées, comme nous le sommes, de notre patrie, nous ne pouvons parvenir à cette haute perfection, recevez au moins le sacrifice de nos prières et de nos vœux, dont l’unique but est que votre volonté se fasse également sur la terre et dans le Ciel. Mais si nos désirs sont encore fiables, s'ils n’ont pas toute l’ardeur et toue la force qu’ils devraient avoir, inspirez-nous-en de plus efficaces : car nous pouvons dire aussi bien que votre Prophète, que nous souhaitons de désirer l'accomplissement de voter loi sainte. Ce souhait est une marque, quoique imparfaite, de l’estime et de la soumission que nous avons pour vos ordres, et nous espérons qu’à force de gémissements et de prières, nous obtiendrons de votre miséricorde une volonté efficace d’observer avec toute l'exactitude possible ce qu’i vous plaira de nous commander. C'est par cette voie que nous parviendrons à notre céleste Patrie, où, avec les Anges Bienheureux, nous accomplirons éternellement et sans résistance votre sainte volonté.
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