Livre SECOND

CHAPITRE XI

Onzième source des larmes : l’incertitude du salut

Les biens que renferme la béatitude éternelle, sont si grands, que comme l’espérance de les posséder donne une extrême joie, aussi la crainte d’en être privé cause une telle tristesse, qu’on ne saurait y penser, et ne pas pleurer. Représentez-vous un homme arrêté pour un crime capital, dont on l’accuse, et incertain de l'événement du procès, où il y va de sa vie. Croyez-vous que tandis qu’il est ainsi en suspens entre l’espérance et la criante, il puisse s’abandonner à la joie, jusqu’à ce que la Justice l’ait déclaré innocent, ou que le Prince lui ait accordé sa grâce ? Qui pourra ne pas gémir, s’il considère l’incertitude où il est de son salut et qu’on va bientôt prononcer l'arrêt qui le doit rendre éternellement ou heureux ou malheureux, sans qu’il sache quelle sera sa destinée ? Car, quoique sa conscience ne lui reproche aucun péché qui semble mériter l’Enfer, ayant néanmoins à répondre à Dieu qui découvre souvent dans nous des fautes qui nous sont cachées, et que nous nous cachons à nous-mêmes, quelle sûreté peut-il avoir ? Saint Paul, ce vase d’élection, cet Apôtre par excellence, disait de lui : Je ne me sens coupable de rien; mais ce n’est pas là ce qui me justifie, Dieu seul est mon Juge.

Le Saint-Esprit rend ce témoignage de Job que c’était un homme simple, droit et craignant Dieu : Job disait lui-même que sa conscience ne lui reprochait rien de mal dans toute sa vie, et néanmoins la pensée du jugement l’effrayait de sorte, qu'il s’écriait tout hors de lui : Que ferai-je, quand Dieu viendra me juger, et quand il m’interrogera, que lui répondrai-je ? De nos jours on a trouvé plus d’une fois le Bienheureux Louis Bertrand sanglotant, et baigné de larmes; et comme on lui demandait ce qu'il avait à pleurer, d’où lui venait une si excessive tristesse : N’ai-je pas sujet de m’affliger, répondait-il, quand je pense à l'incertitude de mon salut ? Il y a deux choses qui donnent de l’inquiétude aux Âmes les plus innocents, sur le sujet de leur prédestination, ou de leur réprobation.

La première est que, quelque saint qu’on paraisse aux yeux des hommes, n ne saurait dire certainement que l’on soit en bon état, à moins d’une révélation particulière, qui est une grâce que Dieu fait à peu de personnes. Bien plus, quand un homme après une plus longue discussion, se croirait exempt de péché, et quand il aurait pour lui le témoignage de sa conscience, il devrait encore douter s'il serait en état de grâce. Car que peut-il y avoir de plus formel là-dessus que ces paroles du Sage : Qu'on se garde bien de dire : Ma conscience est nette, je suis sans péché. Et ailleurs :  Il y a des gens de bien et des gens sages, dont les œuvres sont en la disposition de Dieu, et néanmoins personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. Car tout ce qui regarde l’avenir, est incertain. Sain Jérôme explique ainsi ce passage : J’ai trouvé que les œuvres des Justes sont en la disposition de Dieu, que c’est lui qui en est l'auteur; et que néanmoins ils ne savent s'il les aime, ou s’il les hait, ni si les afflictions qu’il leur envoie sont des épreuves de leur vertu, ou des châtiments de leurs crimes, mais qu’ils le sauront un jour.  Lors donc que le Sage dit que nul ne sait s'il est digne d’amour ou de haine, il n’est pas question des impies, qui n’ont nul sujet de douter qu’ils ne soient dignes de haine, mais de ceux qui font profession de vertu, et dont la conduite  semble irréprochable. Car ceux-ci mêmes ne peuvent savoir si leurs œuvres, quelque louables qu’elles paraissent, partent de la charité.

Cette incertitude de la prédestination et du salut ne peut-être que très fâcheuse aux bonnes Âmes, et nous en pouvons juger par ce qui est écrit de saint François, qu’au commencement de sa conversion, Dieu lui ayant fait connaître que ses péchés qu’il avait pleurés longtemps, et avec une vive douleur, lui étaient remis, il n’eut une joie inconcevable. Mais après tout, quelque peine que puisse faire cette incertitude à ceux qui ont de l’amour pour Dieu, c’est un véritable effet de la Providence divine suer eux : car ils en sont plus  retenus, plus humbles, et plus vigilants; ils s’observent avec plus de soin, et ne se préfèrent à personne, pas même aux plus grands pécheurs. A l’égard des réprouvés, il est important qu’il ne sachent pas ce qui leur doit arriver, de peur que désespérant de leur salut, ils ne s’abandonnent à toutes sortes de vices.

L’autre raison pour laquelle nul ne se peut promettre la vie éternelle, c’est que nul ne se peut répondre de sa persévérance dans le bien. Car quand un homme serait assuré qu’aujourd’hui il est en état de grâce, il devrait toujours appréhender de n’y êtres pas demain. Nous ne voyons que trop d’exemples de personnes vertueuses, qui venant à se relâcher, tombent enfin en d’épouvantables désordres. Le premier Ange avait sans doute été créé en état de grâce; il avait reçu de Dieu avec l’être, une sagesse éminente, et bien d’autres dons surnaturels. Car c’est de lui que saint Grégoire veut qu’on entende ces paroles d’Ézéchiel : Voici que le dit le Seigneur; J’avais imprimé sur vous mon image; vous étiez plein de sagesse, et vous excelliez en beauté; vous aviez goûté les plaisirs du Ciel. Et plus bas; Vous avez été parfait et sans tache dans vos voies depuis le jour de votre création, jusqu’à ce qu’on ait trouvé en vous l’iniquité. Saint Augustin dit de tous les Anges en général que Dieu a produit en eux la grâce avec la nature. Or on ne peut raisonnablement douter que les Anges, au moment qu’ils furent créés, n’aient su qu’ils étaient amis de Dieu, puisque éclairés, comme ils étaient, de la lumière divine, ils se voyaient clairement eux-mêmes, et voyaient tout ce qui était en eux. Cependant le premier de tous, quoique plein de grâce et de sagesse, ne se maintint pas dans la vérité : il perdit la grâce qu’il avait reçue, et étant tombé du Ciel, comme la foudre, ainsi que parle le Sauveur, d’Ange de lumière il devint en un moment Prince des ténèbres.

Le premier homme suivit ce mauvais exemple. Car malheureusement pour lui et pour nous, il ne conserva pas longtemps la grâce, et la Justice originelle, en laquelle Dieu l’avait créé. Cependant saint Grégoire de Nazianze et saint Chrysostôme disent qu’on pouvait nommer Adam un Ange incarné, comme étant un composé d’esprit et de chair : d’esprit par la grâce, et de chair selon la nature. Si donc ni le premier Ange, ni le premier homme n’ont été sûrs de leur persévérance dans la grâce; et si même ils ont perdu cette grâce que rien ne semblait leur devoir ôter, qui s’étonnera que nous qui naissons pécheurs, nous ne puissions nous promettre d’y persévérer jusques à la mort ? Saul, cet homme qui avait choisi pour être le premier Roi d’Israël, et qui suivant le témoignage de L’Écriture, ne cédait en bonnes qualités à personne, fut bientôt après rejeté et abandonné du Ciel pour sa désobéissance. Salomon, si recommandable par sa sagesse, et dès son enfance si chéri de Dieu, que Dieu même dit à David : je serai son père, et je le considérerai comme mon fils;  Salomon, dis-je, que saint Jérôme nomme le favori du Seigneur, se laissa tellement charmer par des femmes étrangères, qu’il aimait éperdument, que pour leur complaire, étant déjà vieux, il adora leurs idoles, et a donné lieu à plusieurs graves Auteurs de croire qu’il est damné. C’est de qui David son père l'avait averti, en lui disant : Pour vous, mon fils, connaissez le Dieu de votre père, servez-le parfaitement et de bon coeur; car il voit jusques aux pensées les plus secrètes. Si vous le cherchez, vous le trouverez : mais si vous l'abandonnez, il vous rejettera et vous perdra pour jamais; terrible menace qui s’exécute à la lettre ! Salomon abandonne Dieu, et Dieu l’abandonne pour toujours. Que dirons-nous du traître Judas ? Il était homme de bien, avant que d’être appelé à l’Apostolat, ou du moins il le devint, quand il y fut appelé : et néanmoins l’avarice l’aveugla et le pervertit de telle sorte, que le Sauveur même disait de lui, en parlant à ses Apôtres : Ne vous ai-je pas choisi, vous douze? et cependant il y en a un d’entre vous qui est un Démon.

Ajoutons à tant de funestes exemples, celui de deux célèbres Docteurs de l’Église, l’un Grec, qui est Origène, et l’autre Latin, qui est Tertullien. Ils ne souhaitaient rien l’un et l’autre dans leur jeunesse, que d’être Martyrs; ils aimaient tous deux l’abstinence et haïssaient la mollesse; ils s’étaient également signalés par leurs écrits, non seulement contre les païens, mais contre les hérétiques; et après avoir donné tant d’illustres marques de leur religion et de leur foi, étant déjà avancés en âge, ils se démentirent enfin; de sorte que pour avoir inventé de nouvelles erreurs, ils méritèrent d’être condamnés comme Hérésiarques, et comme ennemis déclarés de la vérité. Qui oserait donc s’assurer de n’être point ébranlé, quand on voit tomber ces fermes colonnes de la Religion ?  J’omets plusieurs autres semblables chutes : mais je ne puis passer sous silence celle du Moine Héron, qui après avoir passé cinquante ans dans le Désert, toujours priant, jeûnant, gardant le silence, pratiquant tous les exercices d’une vie sainte et parfaite, fut tellement abusé par le Démon, que s’imaginant avoir acquis assez de mérites, et de crédit auprès de Dieu, pour n’avoir plus rien à craindre en ce monde, il s’alla précipiter dans un puits profond, d’où ayant été tiré par ses frères à demi mort, et n’ayant jamais voulu confesser ni reconnaître sa faute, il mourut dans l’impénitence. Cassien qui rapporte ce fait lamentable, assure que c'était une chose arrivée de son temps, et que plusieurs en avaient eu connaissance.

Tout ceci montre que même les gens de bien et les Saints n’ont aucune certitude de leur constance dans le service de Dieu, et qu’ils se peuvent damner, après beaucoup d’austérités et de bonnes œuvres. Certainement c’est bien mépriser la vie éternelle, et ne craindre guères la mort éternelle, que de rire, de jouer, de dormir tranquillement, pendant qu’on se voit en un manifeste danger d’être à jamais privé de l'une, et condamné pour toujours à l’autre. Car ceux qui ne voient pas le péril, sont-ils sages, et ont-ils une étincelle de raison ? et ceux qui le voient, comment peuvent-ils ne pas trembler de frayeur? Comment ne fondent-ils pas en larmes ? Comment ne jettent-ils pas de grands cris? Comment ne tâchent-ils pas, suivant le conseil de saint Pierre, d’assurer leur vocation et leur élection par les bonnes œuvres ? Dans une affaire où il ne s’agit pas de moins que d'une éternité bienheureuse ou malheureuse, et dont l’issue est très incertaine, pourquoi n’ont-ils pas recours à leurs amis ? Comment ne cherchent-ils pas de puissants intercesseurs ? pourquoi enfin n’essaient-ils pas de fléchir leur Juge, et d’apaiser sa colère, à force de gémissements et de larmes ? Car on gagne beaucoup plus ici par les prières et par les pleurs, et en avouant humblement ses fautes, qu’en tachant de les excuser.

Il faudrait donc demander souvent et de tout son cœur à Dieu un ardent amour pour lui et pour le prochain, et en même temps la grâce de persévérer dans l’exercice des bonnes œuvres jusques à la mort. Car la vertu de persévérance, qui en mettant fin au travail, donne commencement au repos, est un pur don de la Miséricorde Divine : mais il est aisé de l’obtenir, en la demandant comme il faut. Saint Augustin nous en apprend le moyen, lorsque expliquant ces paroles du Psalmiste : Béni soit le Seigneur, qui n’a point retiré l’esprit d’oraison, ni sa miséricorde de moi; Sachez, dit-il, que tant que vous conserverez l’esprit d’oraison, Dieu ne retirera point de vous sa miséricorde. En effet le recueillement et la prière attirent toujours la miséricorde de Dieu. car puisque Dieu nous commande de prier toujours, et qu’il veut que nous le conjurions souvent de ne point éloigner de nous sa miséricorde, ne croyons pas qu’il nous en prive jamais, ni qu’il nous refuse la grâce de persévérer dans son service. Car de même que si un homme fort riche et fort libéral, disait à un pauvre : Demandez-moi toujours l’aumône : il ne pourrait honnêtement la lui refuser : ainsi quand Notre-Seigneur nous dit, qu’il faut prier continuellement, sans jamais se relâcher, et qu’en même temps il inspire à ses serviteurs la volonté de prier toujours, et de prier comme il faut, il est impossible qu'il n’exauce leurs prières, et ne leur conserve sa miséricorde, jusqu’à ce qu’il les couronne de gloire dans son Royaume céleste.

     

 

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