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LIVRE TROISIÈME Chapitre XII Douzième fruit des larmes : La facilité d’obtenir les grâces du Ciel. La dernière utilité des larmes vient de leur mérite et de leur prix. Car qui pourrait dire de quelle efficace elles sont auprès de Dieu? On en peut juger par les paroles et les expressions de l’Ecriture. Anne, mère de Samuël, après une longue stérilité, pria instamment le Seigneur de lui donner des enfans; et il lui donna un fils, qui fut ce grand homme, ce fameux Prophète, ce sage Juge du Peuple, ce modèle de vertu et de sainteté. Et afin qu’on sache comme elle obtint une faveur si inespérée, l’Ecriture ajoute qu’Anne versa pour cela une grande quantité de larmes. David en plus d'un endroit dit non-seulement que Dieu écoute les prières que nous lui faisons, mais qu’il considère nos pleurs et qu’il en entend la voix : Seigneur, vous avez regardé mes larmes, vous les avez mises devant vos yeux. Daignez, ô mon Dieu, prêter l’oreille à mes larmes. Sur quoi Cassiodore donne aux larmes dans la prière une force qui va jusqu’à la violence. Il est écrit dans Isaïe qu’Ezéchias, Roi de Juda, étant malade à l’extrémité, pria le Seigneur, avec effusion de larmes, et qu’aussitôt le Seigneur lui envoya son Prophète pour lui dire de sa part : J’ai entendu votre prière, et j’ai vu vos larmes. Je prolongerai votre vie de dix années. Mais il n'y a rien de plus formel pour cela que ces paroles de l’Ecclésiastique : Dieu ne rejettera point le pupille qui l’invoque, ni la veuve qui le réclame par ses soupirs. O admirable vertu des larmes, qui ont un si grand pouvoir auprès de Dieu, que c'est assez qu’une veuve pleure devant lui, et que ses yeux parlent tandis que sa langue se tait, que c'est, dis-je, assez pour en obtenir tout ce qu’elle lui demande! N’est-il pas vrai, continue le même Auteur, que les larmes qui coulent le long des joues de la veuve, crient contre ceux qui la font pleurer ? C’est-à-dire, pendant que les pleurs coulent des yeux de la veuve, ne pousse-t-elle pas des cris, qui vont jusqu’à Dieu, et qui demandent justice contre ceux qui en sont la cause? Le Verset suivant qui n’est que l’explication de celui-ci, exprime la chose encore plus clairement : Les pleurs de la veuve montent de ses joues jusques au Ciel, et Dieu qui écoute sa prière, ne se plaira pas à la voir pleurer. Ainsi les leurs tombant à terre, montent par une secrète vertu, jusqu’au Ciel, où ils se font entendre au Souverain Juge, qui ne prendra pas plaisir, ou selon une autre Version, prendra plaisir à les voir couler. On peut dire qu’à considérer la cause des pleurs de la veuve, qui est l’injustice de ceux qui l’oppriment, ils déplaisent à Dieu; mais qu’à ne les regarder que comme un agrément de la prière, ils lui plaisent infiniment. Car quand on peut joindre les larmes à l’oraison, c'est une marque de ferveur, et qu'on implore tout de bon la divine Miséricorde. L’exemple de sainte Monique en est une preuve convaincante. Car comme elle pleurait continuellement pour la conversion d’Augustin son fils, un saint Évêque lui dit : Allez, et vivez en paix : car un fils pour qui l’on répand tant de larmes, ne saurait périr. Elle reçut cette réponse comme un oracle, et l’événement montra qu’elle n’avait du venir que du Ciel. Ajoutons ce qui est rapporté dans la vie de saint Antoine, qu’un jour voyant que ses Religieux manquaient d’eau dans le désert, il pria Dieu de les assister au besoin, et qu’à peine avait-il jeté quelques larmes, que dans le lieu même il sortit une fontaine qui leur donna en abondance de quoi soulager leur soif. Voilà ce que nous avons à dire du pouvoir des larmes, à quoi si l’on joint ce que nous en avons dit au premier chapitre de ce Livre, il n’y a personne qui ne doive en admirer l’efficace et la vertu. Il nous reste seulement à faire voir quel en est le prix. Saint Grégoire pourra nous l’apprendre, et son témoignage seul, nous suffira. Il explique d’une manière qui convient très-bien à notre sujet, le mystère des deux Autels du Temple de Jérusalem, l’un d’airain dans le Parvis, et l'autre d'or devant l’Arche dans le Tabernacle même. Le premier, dit ce saint Docteur, désignait les pénitens qui pleurent que par la crainte de la peine : le second marquait les parfaits, qui pleurent par le seul motif de l’amour de Dieu. mais entendons-le parler lui-même : " Pourquoi pensez-vous, mes très-chers frères, qu’on brûle les chairs dans le Parvis et les parfums dans le Tabernacle, si ce n’est pour signifier ce que nous voyons tous les jours, qu’il y a deux sortes de componction. La crainte fait pleurer les uns, l’amour les autres. Plusieurs se ressouvenant de leurs péchés, et appréhendant la punition, versent des larmes, détestent leur mauvaise vie, et par le feu de la componction consument les vices, dont ils ressentent encore les atteintes dans leur cœur. N’est-ce pas ceux-ci qui sont figurés par l’Autel d’airain, sur lequel on brûle les chairs, et n’est-ce pas eux qui sont toujours occupés à faire pénitence de leur vie charnelle et impure? Pour les autres qui ne savent ce que c'est que les vices de la chair, ou qui à force de pleurer et de gémir s’en étant défaits, brûlent du Divin amour, ils aspirent au doux repos de la céleste Patrie; ils voudraient jouir déjà de la Compagnie des Bienheureux, leur long pèlerinage sur la terre est pour eux une facheuse servitude; ils désirent ardemment de voir le Roi du Ciel dans sa gloire, et ils l’aiment si tendrement, que jour et nuit ils fondent en larmes. N’est-ce pas là ceux, dans le cœur desquels, ainsi que sur l’Autel d’or, on offre les doux parfums, qui sont les symboles des vertus Chrétiennes? " Tout ce discours est de saint Grégoire, et la conclusion qu’on en doit tirer, c'est qu’avec les larmes, dont nous parlons, nous faisons un sacrifice odoriférant devant Dieu, suivant ce mot du Psalmiste : C’est une victime agréable à Dieu qu’une ame toute pénétrée de douleur. Considérons donc les larmes de la pénitence comme un sacrifice d’agneaux et de bœufs que l’on brûle dans le parvis sur l’Autel d’airain; mais regardons celles qui proviennent de l’amour de Dieu, et du désir de le voir, comme un sacrifice de précieux parfums, que l’on offre dans le sanctuaire sur l’Autel d’or. Ce dernier est sans contredit le plus excellent et le plus parfait. Car quoique tout sacrifice doive plaire au Seigneur, puisque ce n’est qu’une solennelle reconnaissance de son domaine souverain, et de l’empire qu’il a sur toutes les choses créées; néanmoins parmi tous ceux de l’antiquité le plus innocent et le plus doux était celui que le seul Grand-Prêtre offrait une fois l’année sur l’Autel d'or, dans l’endroit le plus saint du Temple, selon que l’Apôtre le déclare dans son Epitre aux Hébreux. Jugeons de là combien les larmes des pénitens sont agréables à Dieu, puisqu’on les compare à des sacrifices; et de quel prix sont celles des Saints, dont la source est le pur amour, puisqu’on les égale en mérite et en excellence au sacrifice le plus noble qui est celui de l’encens. Certainement si les hommes considéraient et comprenaient bien ceci, ils verraient que ceux qui pleurent sont heureux, et ils feraient sans comparaison plus d’état de ces larmes saintes, que de toutes les joies du monde. Finissons par un passage du bienheureux Laurent Justinien, qui confirme tout ce que nous avons dit : Personne ne s’est présenté les larmes aux yeux devant le Seigneur, qu’il n’ait obtenu ce qu’il souhaitait, et personne ne l’a prié de quelque grâce, qu’il n’en ait été exaucé. Car c'est lui qui console ceux qui pleurent; c’est lui qui prend soin des affligés, qui forme et instruit les pénitens. O humble larme, vous êtes aussi puissante qu’une Reine; vous ne craignez point le Tribunal du souverain Juge; vous fermez la bouche à ceux qui accusent vos amis; rien ne vous empêche d’approcher de Dieu. si vous entrez seule et dénuée de tout, vous ne sortez point les mains vides. En un mot vous surmontez l’invincible, vous liez le Tout-puissant, vous attirez le Fils de la Vierge; vous ouvrez le Ciel; vous mettez les Démons en fuite. Vous êtes la nourriture des âmes, l’affermissement des sens, l’abolition des péchés, l’extinction des vices. Vous prévenez les vertus, vous accompagnez la grâce, vous purifiez les cœurs. On trouve dans vous le bonheur de la vie, la satisfaction de l’esprit, le recouvrement de l’innocence, la douceur d’une parfaite réconciliation, le calme d'une bonne conscience, et une ferme espérance de la béatitude éternelle. Que celui qu peut vous joindre à sa prière, s’estime heureux, parce qu’il en sortira plein de confiance et de joie. Ainsi soit-il. Fin
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