Introduction
Le Royaume des
Amants de Dieu
fut probablement le premier ouvrage de Ruysbroeck. Il est
considéré comme l'un des plus importants écrits de celui qui fut
souvent appelé le Mystique Admirable. D'après le témoignage d'un
chartreux contemporain de Ruysbrœck, Maître Gérard, il semble
que Le Royaume des Amants de Dieu ait été l'un des premiers
ouvrages, peut-être même le premier, composés par le saint
prieur de Groenendael.
Maître Gérard connaissait bien les
travaux de Ruysbrœck qu'il eut l'occasion de rencontrer parfois.
Ainsi, un jour, ayant eu des difficultés à comprendre certains
passages du Royaume des Amants, il voulut le rencontrer. Maître
Gérard écrit: "Je
m'enhardis, et, avec quelques-uns de nos frères, nous envoyâmes
vers Maître Jean
afin de nous faire éclairer par lui-même touchant quelques
passages élevés que nous trouvions dans ses livres. Il y avait
surtout dans son premier ouvrage,
où il parle tout au long du don de conseil, beaucoup de choses
qui nous arrêtaient. Nous le priâmes donc de bien vouloir venir
vers nous. Dans sa grande bonté et malgré la gêne que cela
devait lui causer, il fit à pied les cinq grands milles qui le
séparaient de nous."
Le Royaume des
Amants de Dieu
fut, pense-t-on, composé aux environs de l'an 1330. Ruysbroeck
était encore chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles quand il
commença à écrire pour réfuter les erreurs de l'impie
Bloemardinne, de la secte du Libre Esprit et d'autres faux
mystiques, nombreux à cette époque. Cependant l'auteur n'a
jamais donné à ses travaux une forme polémique: il voulait
seulement indiquer les vraies voies par lesquelles on va à Dieu.
Il a écrit en brabant populaire, car son intention était surtout
de donner à ses paroissiens un enseignement solide sur la
doctrine mystique. En effet, les XIIIè et le XIVè siècles furent
marqués par une tendance mystique très prononcée jusque parmi
les simples chrétiens; d'où la profusion d'écrits de ce genre
publiés alors.
Le Royaume des
Amants de Dieu peuvent nous surprendre: c'est un peu comme si
son auteur, voulait asseoir sa propre théorie de la vie
spirituelle, sur les dons du Saint Esprit. Ainsi, la théologie
de Ruysbroeck est déjà en germe dans son livre du Royaume des
Amants: nous venons de Dieu, et nous retournons vers lui; de
plus, l'ordre surnaturel est comme greffé par Dieu sur l'ordre
naturel. C'est donc sur une base philosophique solide que la vie
contemplative peut être édifiée. C'est toute la doctrine qui est
contenue dans le Royaume des Amants de Ruysbroeck.
Certes,
l'enseignement est plus complet dans l'Ornement des Noces
spirituelles; mais ceux qui, ayant déjà lu Les Noces
Spirituelles, liront avec attention ce premier traité de notre
auteur, comprendront encore mieux quel étonnant contemplatif fut
Ruysbrœck, expert dans les choses de Dieu, et possédant aussi la
science d'un vrai théologien. En particulier, ils apprendront le
rôle prépondérant des dons du Saint-Esprit dans la vie
spirituelle qui conduit à la vie mystique.
Beaucoup d'hommes
éminents de son temps, ne comprirent pas les positions de
Ruysbrœck exposées dans Le Royaume des Amants de Dieu. Aussi
notre auteur fit-il le nécessaire pour que ce travail ne se
propageât pas avant qu'il n'ait précisé sa pensée, ce qu'il fera
dans "L'Ornement des Noces Éternelles.
Remarque importante:
Le lecteur du XXIème
siècle peut s'étonner de certaines remarques ou comparaisons
données par Ruysbrœck, concernant, entre autres l'astronomie. Il
ne faut surtout pas oublier que Ruysbrœck a vécu au XIVème
siècle, époque où le niveau scientifique était inférieur à celui
de nos connaissances actuelles.
Nous avons déjà
signalé à nos lecteurs, dans notre introduction générale, que
notre seul véritable but était de faire connaître les œuvres de
Ruysbrœck. Les faire connaître, les faire aimer, pour leur
donner ensuite l'envie de les lire dans leur intégralité. Et
surtout de les comprendre, au moins un peu. Nous espérons
cependant que nos études permettront à beaucoup de personnes de
bonne volonté de découvrir les chemins étonnants qui conduisent
à l'union à Dieu et à la contemplation, en découvrant les idées
de Ruysbrœck et ses étonnantes facultés mystiques.
Le
Royaume des Amants de Dieu
Ruysbrœck
commence son livre, Les Amants du Royaume de Dieu par un
prologue dans lequel il montre comment Dieu conduit le juste
dans ses voies divines. Il rappelle la chute de l'homme sauvé
par la Miséricorde de Dieu et il nous fait découvrir l'amour de
Dieu pour nous. Ruysbrœck s'attarde aussi sur la Sagesse
infinie de Dieu qui nous découvre ses voies. Enfin, Ruysbrœck
veut nous montrer comment Dieu, par ses paroles, nous découvre
son Royaume et nous fait comprendre
l'utilité et la
raison de toutes les œuvres divines.
Ruysbrœck commence
son traité en rappelant d'abord les vérités essentielles de la
foi chrétienne.
1
La création, la chute et le salut de l'homme
Ruysbrœck affirme que "Dieu est
le principe, la source, la vie et le soutien de toutes les
créatures." À ce titre,
"Dieu est puissance: tout lui est soumis. Dieu est sagesse
insondable. Il est la libéralité et la bonté qui donnent sans
mesure. Enfin il est la rectitude qui récompense ou punit chacun
selon ses actes."
1-1-La création
Pour montrer sa puissance, sa
sagesse et sa bonté, Dieu a créé le royaume des cieux et les
anges. À ces esprits de haute intelligence,
"Dieu donne la grâce de se tourner
vers lui avec humilité et respect souverain, afin de posséder le
royaume infini d'éternelle immutabilité... Ceux qui se sont
tournés vers Dieu possèdent donc la béatitude... Ceux au
contraire qui se sont détournés de Dieu... sont malheureux, car
d'eux-mêmes ils sont si impuissants, et ne peuvent plus se
retourner vers Dieu; leur intelligence est envahie par les
ténèbres du péché... leur volonté est toute remplie d'amertume
et souffre l'éternelle damnation... Ils sont désormais les
ennemis de Dieu, des anges, des saints et des hommes."
Puis Dieu créa le
royaume de la terre, avec les hommes et la grande variété des
créatures. "Il embellit la nature humaine de ses grâces, afin
que, par humilité, soumission, fidélité, louange, amour et
vénération, elle pût posséder et mériter la place que les anges
avaient perdue par les vices contraires... Aux anges et aux
hommes, dans l'ordonnancement de toutes choses Dieu montre sa
sagesse. Il fait preuve de bonté et de libéralité en répandant
ses dons innombrables." (Chapitre 1)
1-2-La
chute et le salut
Comme les
anges qui se sont séparés de Dieu, la nature humaine a péché;
les hommes sont devenus les enfants de la désobéissance. Mais
Dieu a voulu ramener à Lui l'homme égaré, et son Fils a pris la
nature humaine; il s'est fait obéissant envers le Père et pour
le service du Père, afin, dans sa miséricorede, d'enseigner les
hommes par son exemple. Puis il est
mort par amour. Ainsi, sont redevenus libres tous les
hommes qui
sont régénérés dans le Christ.
1-3-Les
sacrements (Chapitre 2)
C'est un
véritable cours de doctrine de l'Église et de catéchisme que
Ruysbrœck livre à notre méditation.
1-3-1-Le
Baptême
"Celui qui veut être
régénéré et recouvrer la liberté doit avoir la foi et recevoir
le premier sacrement, le baptême... C'est là revêtir une
nouvelle vie et entrer dans la famille chrétienne; mais alors il
faut renoncer au démon et à son service et donner sa foi au
Christ. Par le Baptême l'âme est rachetée des peines éternelles;
elle devient digne des joies de l'éternité; elle reçoit la grâce
divine afin de pouvoir progresser dans la vertu; elle entre en
participation de tout le bien qui fut et qui sera."
1-3-2-La
confirmation
Ce sacrement donne à celui qui le
reçoit, trois choses pour
"porter la croix du Christ,
combattre le démon, le monde et sa propre chair: une grâce de
Dieu croissante, une puissance contre le démon, un
affermissement en toutes vertus..."
1-3-3-La
pénitence
À cause de
l'orgueil qui subsiste en lui, l'homme
tombe
souvent en des péchés personnels. Comme le Seigneur ne veut pas
qu'il se perde définitivement, il confie
"à la sainte Église le troisième
sacrement, la pénitence ou le repentir des péchés, mais cela à
quatre conditions: l'homme doit manifester "un regret réel des
péchés commis; une volonté ferme de ne les plus commettre; un
parfait propos de satisfaire à la sainte Église après un aveu
contrit de ses fautes, et l'accomplissement de la pénitence,
selon la sentence du prêtre; un ardent désir de servir Dieu à
l'avenir. Alors ses péchés lui seront remis et il recevra plus
de grâces qu'il n'en avait auparavant..."
1-3-4-L'Eucharistie
et l'Ordre
Au moment où il allait quitter ses
apôtres, le Christ institua ce sacrement
"sous forme d'un festin tout
spécial où il donna son corps et son sang en nourriture et en
breuvage, de façon à nous unir à lui pour jamais. Il nous faut
donc recevoir ce sacrement dignement... comme il convient
vis-à-vis du Créateur de toutes choses, et avec un sentiment
d'affection intime envers celui qui est mort pour nous et veut
se donner à nous."
Mais qui peut
nous donner l'Eucharistie maintenant? Le prêtre, c'est-à-dire
l'homme qui a acquis
"l'ornement stable d'une noblesse singulière dont les marques
demeurent éternellement."
1-3-5-Le
mariage et l'extrême-onction
On remarquera que
Ruysbrœck insiste peu sur ces deux derniers sacrements, comme
s'il était pressé d'aborder des sujets beaucoup plus
"mystiques." Mais d'abord, il veut préciser la signification de
cette expression: l'homme juste, et comment aller au ciel.
(Chapitre 2)
2
L'homme juste
(Chapitre 3)
2-1-Reconnaître le juste
On reconnaît
le juste, ramené au Christ par les sacrements, à quatre indices:
"Il
se confie à Dieu pour tout besoin dans le temps et dans
l'éternité... Il pratique l'amour volontaire et effectif à
l'égard des nécessités du prochain dans son corps ou dans son
âme; il manifeste de la patience et de la douceur en face de
tout ce qui peut nous atteindre de la part de Dieu ou des
créatures; enfin il a un esprit élevé, libre et dégagé, sans
attache pour aucune créature, demeurant stable dans l'amour de
Dieu... "
L'homme juste
contemplatif est un "esprit libre, élevé par le désir vers
l'unité divine et y adhérant avec amour... Son intelligence est
éclairée par la grâce, et contemple avec admiration la richesse
de la Trinité... Il jouit parfois d'un repos bienheureux, où
toutes les puissances s'apaisent... inondées de plus de
richesses et de joies qu'elles n'en peuvent souhaiter.."
L'homme juste est
alors comme immergé dans cet abîme de joies et de richesses où
il demeure éternellement perdu: c'est le plus haut degré de
béatitude.
2-2-Le chemin vers
le ciel
(Chapitre 4)
Ruysbrœck distingue
trois voies droites pour aller au ciel.
Remarque importante:
lorsque l'on désire expliquer plus facilement des notions
difficiles à exprimer, on utilise souvent des comparaisons qui
ne peuvent être choisies que dans les choses qui existent et qui
sont connues à l'époque où l'on vit. Ruysbrœck ne pouvait donc,
comme chacun d'entre nous, qu'utiliser des données connues par
les gens de son siècle. En conséquence, nous ne devons pas nous
étonner si les exemples qu'il utilise nous paraissent faux ou
incomplets sur le plan scientifique. Nous les hommes du XXIème
siècle, saurons facilement faire la part des choses: nous
sourirons peut-être, parfois, mais nous comprendrons ce que
Ruysbrœck veut nous dire.
2-2-1-La
première voie extérieure et sensible
Ruysbrœck va
utiliser ici les quatre éléments connus à son époque, et trois
cieux: C'est un royaume, mais tout extérieur, "créé et orné
pour l'utilité des hommes", afin qu'ils puissent voir.
Le premier élément, inférieur, est
la terre, créée par Dieu, "ornée d'un grand nombre
d'arbres et de plantes qui portent des fruits de diverses
espèces pour les besoins de l'homme." Le deuxième élément,
ce sont les eaux, dans lesquelles abondent de nombreux
animaux destinés à la nourriture des hommes. Le troisième
élément est l'air, "éclairé par la lumière du ciel et
tout transparent." L'air est orné de nombreuses espèces
d'oiseaux. "Le quatrième
élément est le feu... source de fécondité pour la terre,
l'eau et l'air; car sans le feu, rien sur la terre, dans les
eaux ou dans l'air, ne peut croître, venir à la vie, ni s'y
maintenir."
Passons maintenant aux trois
cieux. Le premier ciel, c'est le firmament, le ciel
inférieur. Le deuxième ciel, le ciel moyen, est appelé
transparent, "à
cause de sa clarté... Il est le point de départ et le principe
de tous les mouvements du ciel et des éléments... La marche du
ciel lui est soumise... La nature corporelle opère sous son
influence. Mais aucune chose créée n'a pouvoir sur la créature
raisonnable...
Enfin, le ciel supérieur,
qui est une clarté pure, simple et immobile, principe,
source et fondement de tout ce qui est corporel. Ce ciel
comprend en lui-même tous les cieux et tous les éléments, comme
dans une sphère... La clarté matérielle et créée dépend d'une
clarté spirituelle et incréée, qui est la haute nature de
Dieu... Ce ciel, avec tout ce qu'il contient, c'est toute la
création matérielle: c'est le royaume de Dieu extérieur et
sensible. L'homme peut contempler et admirer l'ordre et la
beauté qui y règnent, et ainsi servir et louer Dieu. Ses sens
extérieurs lui permettent de voir et de connaître ce qui est en
dessous du firmament, de même qu'il peut imaginer et apercevoir
ce qui est au-dessus, au moyen des sens internes et de la
raison. Mais là où finissent les cieux corporels, là aussi
s'arrêtent l'imagination et les sens extérieurs ou intérieurs,
car lorsqu'il n'y a plus de matière, il n'y a rien à quoi se
prennent les sens: ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne peuvent
être saisis par eux, car ils sont sans figure."
(Chapitre 4)
2-2-2-La
deuxième voie, voie de lumière naturelle
(Chapitre 5)
Cette
deuxième voie, mène au royaume de Dieu; c'est la voie de ceux
qui pratiquent les vertus, avec une intention purement humaine,
et en dehors de l'action du Saint-Esprit. Les vertus morales
naturelles ornent ses puissances inférieures dont:
– la puissance irascible qui dompte l'instinct bestial et
les mauvais penchants s'opposant à la morale. Elle est
accompagneé par la prudence,
la noblesse et la bonté.
"Ainsi, la puissance irascible,
moyennant la prudence, est capable d'éloigner tout désordre tant
à l'extérieur qu'à l'intérieur."
– la puissance concupiscible, accompagnée de la tempérance,
"doit dompter
la concupiscence et
empêcher l'excès dans le manger et dans le boire, la recherche
dans les vêtements et l'abus des biens terrestres."
– la
puissance raisonnable
"distingue l'homme
d'avec les bêtes. Elle a pour ornement la justice, qui permet...
d'ordonner toutes choses selon une juste discrétion."
– La
liberté de la volonté, décorée de la force morale,
"rend l'homme capable de
dompter et de dominer toutes les puissances inférieures de
l'âme, et lui donne le courage de supporter l'opprobre et le
dommage... la bonne et la mauvaise fortune... et tout ce qui
peut venir de la part de toute créature. Ainsi pourra-t-il tout
porter avec tranquillité de cœur et accomplir les fortes œuvres
des vertus, sans rien négliger."
Les
puissances supérieures
de l'âme conduisent à l'unité. Ainsi,
– "La
mémoire
se tournant vers la nudité de son essence devient inactive dès
qu'elle y est entrée... Elle tend vers son propre fond et se
tourne aussi vers les œuvres extérieures, au moyen de la
puissance raisonnable de l'intelligence et de la liberté de la
volonté, et elle peut ainsi régler et ordonner la sensibilité et
les puissances corporelles..."
– L'intellect,
"contemplant la
simplicité qui est en son fond... s'enferme en la simplicité de
son essence. L'homme expérimente alors... qu'il y a une cause
d'où dépend et s'écoule tout ce qui est créé... Les créatures
lui font pénétrer la puissance, la sagesse, la bonté et la
richesse de cette première cause; la puissance qui a tout créé,
la sagesse qui a tout ordonné, la bonté et la libéralité avec
lesquelles toutes choses ont été richement ornées et douées de
mille manières."
– La
volonté supérieure
embrasse la mémoire et l'intellect.
"Et lorsque les puissances
supérieures sont affranchies du souci des choses temporelles et
élevées au-dessus de tout, dans l'unité, il s'ensuit un repos
très doux pour le corps et pour l'âme. Les puissances sont alors
toutes pénétrées et simplifiées par l'unité de l'esprit et
l'unité s'empare d'elles... L'essence de l'âme adhère à Dieu...
La nature spirituelle l'emporte sur toute nature corporelle.
C'est là un royaume naturel de Dieu, et aucune créature ne peut
agir sur l'essence de l'âme; Dieu seul en est capable, lui qui
est l'essence de l'essence, la vie de la vie, le principe et le
soutien de toutes les créatures.
Telle est la voie de
lumière naturelle, où l'on marche avec les seules vertus de la
nature et dans le repos de l'esprit. C'est pourquoi on l'appelle
naturelle, car elle n'est pas sous la conduite de l'Esprit-Saint
ni des dons divins surnaturels. Mais sans la grâce de Dieu on
arrive rarement à la parcourir d'une façon aussi noble."
(Chapitre 5)
2-2-3-La
troisième voie, surnaturelle et divine
(Chapitre 6)
La troisième
voie ouvre sur le Royaume de Dieu.
"L'âme
y est mue par le Saint-Esprit, c'est-à-dire par l'amour divin,
selon sept manières différentes...
qui constituent sept vertus principales, source et racine de
toutes les autres. L'Esprit de Dieu est, en effet, comme une
source vive d'où s'échappent sept veines jaillissantes, sept
ruisseaux de vie qui vont croissant dans le fond de l'âme, et
coulent à travers son royaume pour lui faire porter des fruits
en abondance..."
L'Esprit de Dieu est
aussi clarté de feu qui embrase, qui fait luire sept dons, sept
rayons. "L'amour divin, clair soleil éternel, émet ces sept
rayons... qui échauffent, éclairent et fécondent le royaume de
l'âme, semblables à sept planètes situées en son sommet comme
dans le firmament... Les sept dons sont les sept formes de
l'action du Saint-Esprit dans l'âme qu'il embellit et ordonne,
la rendant semblable à lui-même et la conduisant sûrement vers
la jouissance éternelle." (Chapitre 6)
Nous atteignons là
des hauteurs que peu d'hommes comprennent. Aussi Ruysbrœck
va-t-il rédiger un véritable traité sur les dons et la théologie
du Saint-Esprit, afin de nous donner les moyens d'arriver
jusqu'au Royaume de Dieu. Mais auparavant, "visitons" un peu ce
Royaume de Dieu vers lequel nous sommes tous en route, et que
Ruysbrœck veut nous faire découvrir.
3
Le Royaume de Dieu
(Chapitre 37 à 43)
3-1-Le jugement
Selon Ruysbrœck, au sage qui
arrive au Royaume de Dieu, Dieu le lui montre de cinq manières.
C'est d'abord
"un royaume extérieur et sensible;
puis un royaume naturel; ensuite le royaume des Écritures; le
royaume de la grâce qui est au-dessus des Écritures et au-dessus
de la nature; enfin le Royaume de Dieu par excellence qui est
Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et de la gloire. Connaître
ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est posséder une
'vie commune'
."
Ruysbrœck revient d'abord au
royaume extérieur et sensible, le nôtre, aujourd'hui, pour
nous faire découvrir ce qu'il deviendra au dernier jour, et
comment Dieu traitera les corps des hommes après la
résurrection.
"À la fin des temps, le feu
pénétrera, engloutira et consumera tout ce qui est sur la terre.
Ce feu sera de quatre sortes: le feu infernal, le feu purifiant,
le feu élémentaire et le feu matériel... qui réduira en
poussière les corps humains et tout ce qui est sur la terre.
Ensuite, sans intervalle, le Christ apparaîtra comme le juge du
monde entier; il commandera à tous les hommes de se lever... Et
ce jour-là, par la puissance de Dieu, les âmes et les corps
seront réunis. Les bons resplendiront de clarté, et les damnés
seront tout couverts de honte. Le jugement aura lieu dans la
vallée de Josaphat, parce qu'elle est au milieu de la terre...
et que le Christ a souffert et est mort dans le voisinage...
Aussitôt le jugement
rendu, le ciel et la terre seront renouvelés... Dieu, par le
moyen du feu, renouvellera les éléments en clarté et il les
rendra subtils, leur donnant une forme plus belle qu'ils
n'avaient auparavant... car il faut que le monde participe d'une
certaine manière à la condition des corps glorifiés, et que les
hommes puissent contempler avec leurs sens la beauté du ciel et
de la terre..."
Ruysbrœck continue
avec une description spatiale du monde qui nous fait un peu
sourire, mais qui cependant, par certains côtés, rejoint les
descriptions de l'Apocalypse de Saint Jean. (Voir Chapitre 37 et
l'Annexe)
3-2-Les différents
royaumes
3-2-1-Le
royaume de Dieu extérieur et sensible après le jugement: les
corps glorieux
Le premier royaume
de Dieu est extérieur et sensible. C'est le moins élevé dans la
gloire; c'est celui que connaîtront les hommes après le jugement
dernier. En effet, avant de nous faire pénétrer dans les
différents royaumes de Dieu, Ruysbrœck nous décrit les hommes
après le jugement final, et il détaille ce que seront nos corps
devenus glorieux.
Les corps glorieux:
Pour que
l'âme glorieuse ne soit pas gênée par la lourdeur de son corps,
ce dernier participant à la lumière de l'âme, ne sera plus que
clarté transparente. Ce corps sera impassible et baigné dans la
béatitude, comme avant le péché d'Adam. Le corps glorieux sera
également subtil, de telle sorte qu'aucun obstacle ne puisse le
gêner.
Enfin il sera agile, capable de se
transporter d'un lieu à un autre instantanément.
"Le Christ, vivant au milieu de
nous, avait déjà manifesté ces dons en son corps mortel. Il a
montré sa clarté lors de la Transfiguration; son impassibilité,
lorsque le Jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture,
avec des paroles de grande tendresse, sans avoir nullement à
souffrir; sa subtilité, en sa naissance, qui laissa intacte la
virginité de sa mère; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur
les eaux..."
Ruysbrœck nous dit
encore que les corps glorieux auront une joie singulière
lorsqu'ils verront, de leurs yeux de chair, le Christ et la
Vierge Marie, "ainsi que tous les saints glorifiés et remplis
de délices... Ils loueront Dieu et le chanteront de tout leur
pouvoir, et cette glorieuse mélodie sera bien douce à
entendre... La gloire des âmes rejaillira et se répandra jusque
dans leurs puissances corporelles et dans les sens. Il y aura là
quelque chose de si grand que nous ne pouvons encore le
comprendre, et ces délices dureront sans cesse pendant toute
l'éternité... L'homme a révélation de ce royaume, afin qu'il y
aspire et qu'il pratique noblement les vertus." (Chapitre
38)
3-2-2-Le
royaume naturel de ceux qui aiment Dieu ici-bas
Ruysbrœck fait
ensuite quelques remarques intéressantes concernant les hommes
qui aiment Dieu et ne sont pas encombrés par le péché. Ainsi, le
royaume naturel, composé de toutes les créatures que Dieu
possède comme son bien propre, lui est révélé. Mais seuls ceux
qui aiment Dieu peuvent contempler, ici-bas, les œuvres de Dieu
et le louer. "C'est là ce qu'on appelle un royaume
naturel, composé de toutes les créatures que Dieu possède
comme son bien propre; ce royaume est révélé aux hommes dont
nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de
la grâce de Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui
aiment Dieu ne peuvent contempler ses œuvres sans le louer et
pour cela ils auront récompense." (Chapitre 39)
3-2-3-Le
royaume des Écritures
"Le Royaume de Dieu
est encore révélé aux hommes de vertu insigne dans les
Écritures, par l'enseignement du Christ et des saints, et par
les exemples qu'ils nous ont laissés..."
Celui à qui Dieu révèle le Royaume des Écritures ne comprend pas
tout, mais il sait ce qui conduit à Dieu ou en éloigne. Le
royaume des Écritures que nous devons réaliser d'une façon
parfaite, émane du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du Christ
et de ses saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera
éternellement.
"Il y a une
révélation spéciale du Royaume des Écritures faite à ceux qui
aiment, afin qu'ils puissent vivre en conformité avec les
enseignements sacrés et en goûter la douceur et le fruit, dans
le temps et dans l'éternité. Car vertu et joie intérieures,
espérance de la vie éternelle, c'est tout le Royaume de Dieu
caché dans les Écritures et révélé aux esprits aimants...."
(Chapitre
40)
3-2-4-Le
royaume de la grâce et de la gloire
"La quatrième
révélation du Royaume de Dieu est faite aux âmes nobles dans la
lumière de la grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données
des sens et de la lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on
peut apprendre dans l'Écriture, sans être cependant jamais
contraire aux enseignements sacrés... En effet... nul ne saurait
les décrire d'une façon claire et parfaite comme Dieu les montre
aux esprits aimants..."
Personne ne peut connaître le
Royaume de Dieu, hormis ceux qui
"adhèrent à la superessence en
demeurant dans une vie contemplative, tout en se répandant
au-dehors par une vie active..."
Ces expressions sont très
mystérieuses et Ruysbrœck en est conscient, aussi va-t-il tenter
de s'expliquer en prenant des images, et en évoquant les six
fruits de la grâce et de la gloire. Certes, les œuvres
accomplies par les vertus prendront fin,
"mais leur fruit est destiné à
être notre aliment et notre breuvage éternellement. Six sortes
de fruits et de goûts sensibles sont révélés aux hommes
lorsqu'ils se livrent à l'activité... et cela soit dans la
lumière de grâce, soit dans la lumière de gloire... "
Tout d'abord, les fruits de la
vie active: "Le
premier fruit que l'on doit avoir pour aller au ciel, et que
possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la béatitude
avec Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la
majesté toute-puissante de Dieu. Le deuxième fruit est perçu par
l'homme foncièrement généreux, miséricordieux dans ses
jugements, patient et doux dans ce qu'il doit supporter. Le
troisième fruit consiste à ressentir en soi-même... comme
faisant partie de soi, la soumission humble et docile, la
générosité et une douce patience."
Et les fruits de
la vie affective: "C'est d'abord un amour élevé et
sensible pour Dieu... C'est aussi un désir ardent de procurer à
Dieu louange et honneur de tout son pouvoir... Ce désir part du
plus intime du cœur et lorsqu'il n'est pas réalisé, l'homme en
ressent une douleur qu'il ne peut oublier. Le cinquième fruit du
royaume éternel est un amour sensible et impatient qui reçoit
sans cesse la touche d'en haut et aspire toujours à l'union avec
celui qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique
de toutes les vertus, car c'est là sa noblesse propre. Enfin, le
sixième fruit consiste en une claire contemplation de tous les
autres fruits et une considération attentive de tout ce qui est
ressenti. Celui qui le possède contemple dès lors le royaume
sensible, tel qu'il est maintenant, et tel qu'il sera dans
l'éternité. Il contemple le royaume naturel, tel que Dieu l'a
créé et orné, naturellement et surnaturellement, et il voit la
beauté dont il sera glorifié..." (Chapitres 41 et 42)
3-2-5-Le
Royaume qui est Dieu Lui-même
Selon Ruysbrœck
"il y a une cinquième révélation
du royaume de Dieu qui est faite à ceux qui l'aiment, au-dessus
de toute lumière créée, dans une lumière divine qui échappe à
toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans
l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme
reçoit un triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure,
un amour incompréhensible et une jouissance divine.
– Le premier fruit,
la clarté sans mesure, c'est-à-dire l'intelligence, se délecte
dans cette clarté et devient une avec elle.
– Le second fruit
est un amour incompréhensible dans lequel l'âme se fond en un
amour simple et essentiel.
– Inondée et
pénétrée par la clarté et l'amour, l'âme parvient à une
jouissance qui est le troisième fruit, jouissance si immense que
Dieu lui-même y est comme englouti avec les hommes qui s'y
perdent... Mais au fond de cette perte éternelle, se trouve la
suprême saveur.
Ces pensées nous dépassent
beaucoup trop et Ruysbrœck en est de nouveau conscient; c'est
pourquoi il poursuit son raisonnement, mais cette fois pour nous
remettre dans la réalité: "L'homme élevé à cet état sera au
service de tout le monde... Son esprit s'inclinera sans cesse
vers toute vertu... Sans cesse il adhérera à Dieu
essentiellement en son esprit, afin d'être transformé et
transfiguré en la clarté infinie..." Mais Ruysbrœck repart
très vite vers Dieu et vers l'inexplicable:
"Toujours l'homme adhérera essentiellement à Dieu en se
plongeant dans la jouissance; et en s'abîmant dans son néant, il
s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la béatitude
de Dieu et de tous les esprits supérieurs."
Seule la Sagesse du
Père, image éternelle de Dieu peut mettre l'homme dans la
ressemblance avec Dieu. (Chapitre 43)
4
Les dons du Saint-Esprit
4-1-De deux vertus
théologales: la foi et la charité
Ruysbrœck insiste
sur la foi comme il le fait souvent: "À la base de toutes les
grâces, de tous les dons et de toutes les vertus théologales est
la foi divine, qui est une lumière surnaturelle et le fondement
de tout bien..." Et l'homme doit toujours considérer que
"Dieu a créé le ciel et la terre par amour pour l’homme; qu'il
l'a comblé de dons sans nombre, tant spirituels que corporels;
qu'enfin il est mort pour tous les hommes, afin d’effacer leurs
péchés, pourvu qu’ils veuillent eux-mêmes faire pénitence..."
Dieu a tout fait par
pure bonté; aussi l'homme "doit-il accomplir toutes ses
œuvres librement pour l’honneur de Dieu, avec une vraie humilité
et une exacte obéissance, et ne rien désirer ni vouloir en
retour que ce qu’il plaira à Dieu de lui donner..." Mais
l'homme est vite limité et souvent son intelligence naturelle
lui fait défaut; aussi doit-il compter sur le Saint-Esprit qui
vient en son âme "comme une source vive, d’où s’échappent
sept fleuves de grâce, c’est-à-dire sept dons divins..."
C'est ainsi que "Dieu intervient avec sa lumière surnaturelle
et il éclaire l’intelligence." (Chapitre 13)
4-2-Le don de la
crainte de Dieu
Chapitre 14)
4-2-1-La
crainte de Dieu fait naître l'humilité
Pour l'homme qui aime Dieu, la
crainte amoureuse qu'il a pour son Seigneur n'est autre que la
crainte de l'offenser, de blesser son amour. C'est un
"sentiment de révérence et de vénération pour Dieu et l'humanité
sainte du Christ, ainsi que le désir de conformer toute sa vie
et toutes ses œuvres à l’honneur et à la ressemblance du
Christ... De cette crainte amoureuse naissent la vraie humilité
et l’abaissement sincère, qui consistent pour l’homme à voir
clairement le contraste entre la grandeur de Dieu et sa propre
petitesse, entre la sagesse souveraine et sa propre ignorance,
entre la richesse et la libéralité divines et la pauvreté et
indigence qui sont en lui-même. L’humilité fait qu’il s’abaisse
toujours et se fait petit devant les yeux de Dieu..."
4-2-2-La
crainte de Dieu fait ressembler au Christ
En conséquence, "ainsi abaissé
et humilié, l'homme servira volontiers, quoiqu’avec discrétion,
tous ceux qui ont besoin de lui." L’humilité fait naître
l’obéissance, puis l’abnégation de la volonté propre par
laquelle l’homme renonce à lui-même, et se soumet à la volonté
de Dieu en toutes choses. À ceux qui ont la crainte de Dieu
"s’applique la parole du
Christ: 'Bienheureux les pauvres en esprit, car le royaume des
cieux est à eux'. Nul n’est plus pauvre, en effet, ni plus
dépouillé que celui qui sert Dieu toute sa vie, et ne veut, ne
souhaite et ne désire rien que ce qu’il plaît à Dieu de lui
donner... De tels hommes ressemblent aux anges du chœur
inférieur... leur volonté est unie à celle de Dieu... Celui qui
possède le don de crainte ressemble encore à Dieu lui-même tant
dans sa nature divine que dans la nature humaine qu’il a
prise... En effet, celui qui pratique l'obéissance ressemble au
Christ qui a pratiqué l’obéissance en se rendant aux désirs et
aux appels des patriarches et des prophètes, qui a fait abandon
de sa volonté, selon ce que disent les Écritures... Dans sa
nature humaine, le Christ était rempli de respect et de
vénération pour son Père; il poursuivait son honneur, sa louange
et sa gloire en toutes ses œuvres...."
4-2-3-Les
vertus liées à la crainte de Dieu
"Posséder d’une
façon parfaite la crainte du Seigneur, c’est orner et
transformer au moyen des vertus divines ce que l’on peut appeler
l’élément terrestre chez l’homme et régler l’appétit irascible.
L’homme est ainsi dans un paradis terrestre qu’il doit
cultiver et garder. Le cultiver, c’est pratiquer les vertus; le
garder, c’est s’abstenir du péché, qui ferait perdre à la fois
le fruit et le paradis. Au milieu de ce paradis il y a l’arbre
de vie, l’arbre de la science du bien et du mal... Mais l'homme
ne doit pas se nourrir du fruit de la délectation sensible,
c’est-à-dire de vivre selon la satisfaction de la nature...
sinon, il est chassé du paradis, il est dépouillé de toutes
vertus, banni et retranché du royaume éternel de Dieu."
Aussi Ruysbrœck donne-t-il les
conseils suivants: "Si
l’on veut élever la crainte de Dieu et toutes les vertus qui en
naissent jusqu’à la plus haute perfection, il faut observer ce
qui suit:
Porter vers Dieu son
intention et la lui dévouer sans cesse... Il faut aussi bien
connaître, dans le fond de sa conscience, comment on doit vaquer
à Dieu, en même temps que servir tous les hommes, avec une vraie
humilité. Qu’en vous les vertus veillent sans cesse sans jamais
se livrer au sommeil, s’exerçant en toute droiture; puis
livrez-vous avec joie sans nulle fatigue ni trêve au labeur de
l’obéissance. Dépouillez la volonté propre afin de l’abandonner
à Dieu, en toute abnégation."
4-2-4-Les
obstacles qui s'opposent à la crainte de Dieu
Ruysbrœck énumère
quatre obstacles qui s'opposent à ce don du Saint-Esprit: vivre
en négligeant de servir Dieu, manquer d'humilité, manquer
d'obéissance donc ne point pratiquer la vertu, et vouloir ne
faire que sa propre volonté. (Chapitre 14)
4-3-Le don de piété
(Chapitres 15 à 17)
Pour Ruysbrœck, le don de piété
est la miséricorde. "Par
elle, l’homme est rendu bon et serviable, prêt à se dévouer à
Dieu et à tous, attentif et prévenant à l’égard de ceux qui sont
dans le besoin, dans l’affliction ou l’infortune... De là naît
la compassion ou sympathie par laquelle l’homme entre en part de
la passion et des souffrances du Christ et compatit aux douleurs
de tous. La compassion et la pitié engendrent toutes les œuvres
charitables, car c’est à la charité que Dieu a confié les sept
œuvres de miséricorde..."
4-3-1-Bienheureux
les doux
Ruysbrœck énumère longuement
toutes les qualités de la charité à qui "Dieu a confié les
sept œuvres de miséricorde." Même ceux qui n'ont rien
peuvent être bons et compatissants. Par ailleurs, "la piété
engendre la patience que nul ne peut posséder s’il n’a d’abord
la douceur et la bonté..." Et c'est alors que Ruysbrœck
débouche sur une béatitude:
"Bienheureux les doux, car ils
posséderont la terre... car, l'homme qui pratique toutes les
œuvres de miséricorde, possède réellement toute la terre; son
désir est d’employer tout ce qu’il est, tout ce qu’il a... afin
de servir Dieu et d’assister son prochain... Possédant sa propre
nature par la patience et la douceur, il jouit de cette
béatitude promise par le Christ et qui consiste à posséder la
terre..."
4-3-2-L'homme
rempli de piété ressemble aux anges et à Dieu
"Un tel homme
ressemble aux archanges... qui prodiguent eux-mêmes leur bonté
envers tous les hommes, surtout envers ceux qui les imitent en
libéralité et miséricorde, et qui s’emploient à promouvoir
toutes les dispositions charitables, là où elles se
rencontrent..."
Ruysbrœck va encore
plus loin. Contemplant la grande compassion que Jésus, Dieu
incarné, a montrée envers les hommes, il n'hésite pas à écrire:
"L’homme qui est rempli de charité et de piété ressemble
encore à Dieu dans sa nature divine et dans son humanité
sainte..." Jésus, dans sa nature humaine, se donne Lui-même
aux hommes, demandant qu'en retour, les hommes lui demeurent
fidèles. "Sa longanimité et sa patience sont sans bornes, et
il est plein de mansuétude pour supporter les nombreuses
iniquités et injustices des hommes... Le Christ s’est montré
rempli de bonté et de douceur à l’égard de tous... Son infinie
patience a paru dans toutes ses souffrances, alors qu’il était
abandonné de son Père et de tous ses amis, supportant toute
misère dans l’abnégation de sa nature corporelle jusqu’à la
mort..." (Chapitre 15)
4-3-3-La
source du paradis
Ruysbrœck aime beaucoup les images
qui font comprendre les choses les plus difficiles: il compare
la piété "à la source
qui jaillissait au centre du paradis terrestre, et qui se
divisait en quatre fleuves de charité:
– un
premier fleuve, plein de joie, qui se dirige vers le ciel, sous
la forme de compassion aux souffrances portées dans l'allégresse
et heureusement passées, du Christ et de tous ses saints.
– un
deuxième fleuve qui coule vers le purgatoire. Ce fleuve est fait
de compassion pour toutes les âmes qui sont dans les peines,
afin de satisfaire pour leurs péchés.
– le
troisième fleuve du paradis de vie se répand sur toute la terre;
c’est la compassion et la pitié pour toutes les nécessités et
tous les intérêts de la sainte Église.
– le
quatrième fleuve, ce sont les œuvres extérieures de charité et
de libéralité répandues sur tous ceux qui les réclament."
(Chapitre 16)
4-3-4-Comment
posséder le don de piété
Ruysbrœck réfléchit sur la manière
de posséder le don de piété avec les vertus qui en découlent,
dans toute sa plénitude. Pour cela, l'homme doit remplir les
conditions suivantes:
"Son esprit doit être en repos, insensible au succès extérieur;
qui veut être miséricordieux doit pratiquer la douceur. Ainsi
aura-t-il compassion de tous ceux qui ne peuvent avoir le plus
strict nécessaire... Ayez cette charité large, faites des œuvres
de miséricorde, mais ayez un commun amour pour tous selon la
discrétion... Puis il faut s’affranchir le cœur et faire
abnégation de soi, en conservant grande patience..."
Mais attention! Il y
a des obstacles à franchir que Ruysbrœck énumère: "Être
irascible et turbulent, agité au dehors comme au dedans, voilà
qui empêche la douceur..." Il faut aussi éviter le
favoritisme envers ses amis et ses proches.
Puis Ruysbrœck
montre quatre choses qui privent l'homme de béatitude: un esprit
querelleur, l'avarice et la cupidité, manquer de compassion et
n'avoir point de patience. (Chapitre 17)
4-4-Le don de
science
(Chapitres 18 et 19)
La science divinement infuse orne
l'âme et embellit les dons de crainte et de piété. C'est
"une lumière surnaturelle
répandue en la puissance raisonnable de l’âme, pour permettre à
l’homme de mener une vie morale... De cette science naît la sage
discrétion..."
Grâce à la foi et à la crainte
amoureuse de Dieu, l'homme se débarrasse du péché; l'humilité et
l'obéissance lui font renoncer à sa volonté propre. La puissance
irascible de la volonté a reçu son ornement. Par la piété et la
compassion, on pratique les œuvres de miséricorde. La discrétion
va maintenant orner l'intelligence dans sa puissance
raisonnable. Elle
"enseigne comment il faut s’acquitter de son service, qui
indique le moment opportun pour agir... La discrétion est
l’ornement et la perfection de toutes les vertus morales...
C’est elle qui montre à l’homme où est l’honneur de Dieu, où se
trouvent l’utilité et le profit du prochain, et comment on peut
y satisfaire. Elle lui fait remarquer et comprendre combien il
omet souvent de rendre à Dieu l’honneur qui lui est dû... Elle
lui fait reconnaître combien il oublie souvent son prochain par
tiédeur de charité et par négligence..."
4-4-1-Ce
qu'est la science divine
"La connaissance de
nous-mêmes nous enseigne aussi d’où nous venons, où nous sommes
et où nous allons... et c’est parce que notre puissance
affective tend sans cesse vers Dieu, que nous nous sentons en
exil... La science divine nous enseigne à ne point avoir de
présomption et à ne mettre notre joie ni dans des choses
caduques, ni dans nos œuvres, mais à nous considérer comme des
serviteurs inutiles et des créatures infirmes. C’est le plus
haut degré dans le don de science divine, et ceux qui le
possèdent entendent cette parole du Christ: 'Bienheureux ceux
qui pleurent, parce qu’ils seront consolés.' Ceux-là en effet
qui regrettent de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts,
procurer à Dieu le service et l’honneur qu’ils voudraient,
conçoivent cette peine à cause de l’amour qu’ils ont pour Dieu
et pour la vertu... Bienheureux ceux qui portent cette
affliction, car ils seront consolés dans le royaume éternel de
Dieu..."
4-4-2-Liens
entre les bienheureux qui pleurent, les anges et Dieu
Les bienheureux dont
nous venons de parler ressemblent aux anges appelés Vertus ou
Puissances qui "guident les hommes en les illuminant de leurs
inspirations, sous forme d’images ou de symboles... L’homme qui
est rempli de la science divine et de la discrétion ressemble
encore à Dieu dans sa nature divine et dans la nature humaine
qu’il s’est uni... Dieu, en effet, assiste les hommes dans
toutes leurs œuvres, comme dans leur vie, et à tous il donne la
lumière soit extérieure, soit intérieure, de mille façons,
d’après ce que chacun peut porter..." Quand un homme possède
de tels dons d’une façon parfaite, il reçoit une clarté toute
spéciale, qui le maintient en humilité et obéissance.
4-4-3-Vers
la vie active
parfaite
(Chapitre 18)
Et Ruysbrœck poursuit avec l'image
des éléments utilisés à son époque: la terre, l'eau, l'air et le
feu, il ajoute: "de même que la puissance concupiscible,
figurée par l’eau, reçoit son ornement et confère à l'homme le
pouvoir de se répandre en œuvres de miséricorde" grâce à la
crainte de Dieu et à la piété, la puissance raisonnable l'orne
par la clarté du troisième élément naturel qui est l’air.
"Et ainsi toute brillante de la
lumière de science divine, la puissance raisonnable donne à son
tour l’ornement à la terre... Le vol élevé de la puissance
raisonnable consiste pour l’homme à s’examiner et s’éprouver
soi-même dans toutes ses œuvres et dans sa vie, avec
discrétion..."
Ainsi, l'air symbole de la
puissance raisonnable représente les œuvres accomplies avec
discrétion. Les oiseaux qui marchent sur la terre, symbolisent
les hommes qui, avec leurs biens terrestres servent les pauvres
selon la discrétion. Il faut aussi parcourir les eaux et
pratiquer la compassion et la miséricorde envers tous. Enfin,
autre symbole, "le vol
sublime de l’aigle représente le mouvement de l’âme qui s’élève
au plus haut de la puissance raisonnable, jusqu’au feu ardent de
l’amour... en vue de la gloire de Dieu. Et ce mouvement est
celui qui fait monter au sommet de la vie active... Lorsque ces
vertus arrivent à leur plein épanouissement, l’âme possède une
vie active parfaite et une aptitude à toutes les vertus et à
tous les dons divins."
4-4-4-Comment
posséder le don de science
(Chapitre 19)
Ruysbrœck indique, dans un long
poème, que si "l’on veut
posséder le don divin de science avec toute la discrétion qui en
découle, il faut un esprit tranquille qui sache malgré le
tumulte se tenir en grande paix... Puis il faut juger toutes
choses avec droiture et reconnaître avec certitude ce qui
convient à la discrétion... Reconnaître qu’envers Dieu ou envers
les hommes l’on n’agit jamais parfaitement, mais qu’il manque
toujours quelque chose; ainsi se trouve-t-on bien infirme..."
Hélas! Ici aussi il y a
"des obstacles qui empêchent la possession parfaite du don de
science: les grands désirs de vertu sans la discrétion
convenable font obstacle à la vraie science... Puis se complaire
en ses vertus, sans s’attrister de ses défauts, c’est manquer de
vraie connaissance..."
Et voici les causes
"qui affaiblissent et détruisent
toute vertu: l’esprit colère qui se répand en fureur, se prive
de la vraie science; maudire et jurer sans cesse, c’est perdre
la discrétion. S’estimer beaucoup soi-même et ne rien supporter
chez autrui, c’est ne savoir plus se connaître. Et se plaire
ici-bas sans repentir de ses péchés, c'est aller droit en
enfer."
4-5-Le don de force
spirituelle
(Chapitre 20)
4-5-1-Le
don de force et la justice nous conduisent à louer Dieu
Le quatrième don divin confère à
l'homme, "extérieurement
et intérieurement, l’ornement de la vie affective. La
force spirituelle élève le cœur au-dessus de toutes les choses
temporelles et fait contempler à la raison les propriétés des
personnes divines, la puissance du Père, la sagesse du Fils, la
bonté du Saint-Esprit. Elle enflamme la puissance affective
d’un amour sensible, de sorte que la mémoire se vide et se
dépouille de toutes choses, la raison contemple la vérité
éternelle dans toutes ses œuvres, et l’affection s’écoule sans
cesse avec un amour sensible dans la bonté de Dieu... Toutes les
puissances de l’âme, tant intérieures qu’extérieures, s’élèvent
ainsi jusqu’à l’esprit et s’unissent à lui..." Rien n'empêche
plus l'homme de s'unir à Dieu: il est libre et affranchi
vis-à-vis de tout ce qui est créé; il possède ainsi la force...
De cette force et de
cette ardeur affective naissent la louange, l’honneur, la
dévotion, les prières intimes de bouche, de cœur et
d’intention... L’homme ressent au cœur une blessure et une
douleur intérieures qui se renouvellent à chaque retour vers
Dieu; et chacun de ces retours lui cause une douleur plus
grande. Parfois aussi, il lui vient une telle suavité et
consolation intérieures, qu’il ne peut plus la renfermer en
lui-même... alors sa jubilation éclate... De là naissent ivresse
et folie... le fou éclate en larmes et en cris, quand il perçoit
la touche divine, ou quand, se retournant en lui-même, il
entrevoit l’éclair divin."
Toutes ces
opérations divines éveillent en l'homme un grand désir d’être
agréable à Dieu en toute vertu; c’est ce que produit le don de
force. "Et lorsqu’on possède ce désir, l’on entend la parole
du Christ: 'Bienheureux ceux qui ont faim et soif spirituelles
de la justice!'." Pratiquement cela consiste à se
dépouiller, à s’affranchir de toutes les créatures, et à désirer
de tout son pouvoir, louer et glorifier Dieu, "sans chercher
là aucune satisfaction, ce qui serait un partage et un obstacle
à la vraie justice."
Remarque:
On parle peu de cette justice orientée vers Dieu seul; pourtant
elle est le vrai bonheur. D'ailleurs, ceux qui possèdent le don
divin de force spirituelle sont, nous dit Ruysbrœck, les émules
des anges appelés Puissances qui, sans relâche, louent Dieu de
toutes leurs forces.
4-5-2-Le
don de force nous fait ressembler à Dieu
Ruysbrœck selon son
habitude, poursuit son raisonnement en faisant un nouveau détour
par la Sainte Trinité. Il ose écrire: "Le don de force
spirituelle fait encore ressembler à Dieu dans sa nature divine
et dans sa nature humaine. Selon la nature divine, en effet,
l’Intelligence paternelle contemple sans relâche sa
Sagesse infinie qui est son Fils; et l’éternelle Sagesse, le
Fils, contemple toujours l’unité de la nature féconde qui est
paternité. De cette contemplation mutuelle en l’unique Sagesse
procède l’Amour infini, le Saint-Esprit, l’amour qui est
lien d’unité et qui donne aux deux personnes divines comme une
faim inassouvie de toujours s’écouler en unité et de sans cesse
engendrer dans la très haute Trinité." Ceci concerne la
nature divine.
Ruysbrœck se tourne
ensuite vers le Christ, qui, dans sa nature humaine, élevait, et
élève toujours ses désirs vers Dieu.
Ainsi, naît une
première conclusion: "Avec un tel don divin de force
spirituelle on possède l’ornement du quatrième élément
naturel, le feu, symbole de la liberté de la volonté, qui se
porte à des vertus de choix... et qui sert de symbole à la
liberté de la volonté... " Maintenant, l'âme brûle vraiment
comme le feu.
4-5-3-Comment
posséder le don de force
Selon les dires de
Ruysbrœck, pour posséder le don de force, il faut "un esprit
élevé au-dessus de tout ce qui vit, et une intime dévotion.
Contempler la bonté de Dieu, fuir tout ce qui s’en écarte c’est
la vraie force spirituelle, et donner à Dieu toujours plus, en
louange et haute révérence, avec un zèle plein de droiture..."
Alors la louange est continuelle, et produit au cœur une
blessure d'amour qui donne l’impatience d’amour.
Ruysbrœck reviendra
plus loin sur la manière d'acquérir ce don de force; mais déjà
il affirme: il faut fuir les préoccupations, contempler la bonté
de Dieu et ses libéralités. Enfin, il faut prier: "Il faut
donc que l’on prie Dieu de vouloir bien nous faire grâce, et
laisser couler ses largesses afin que nous nous
convertissions... Ceux qui vivent avec la faim sont en très
bonne santé, la faim, dis-je, de la justice." (Chapitres 21
et 24)
Ici aussi Ruysbrœck
relève des obstacles à l'acquisition du don de force: rechercher
des succès extérieurs, poursuivre les douceurs sensibles et les
soucis étrangers, et enfin, manquer de faim spirituelle. Il y a
encore ceux qui oublient la bonté de Dieu, ainsi que la
perversité des hommes pour qui il faut prier, afin qu'ils se
convertissent. Ruysbrœck insiste encore sur ce danger qui guette
ceux "qui vivent sans grands désirs et ne s’élèvent pas bien
haut... C’est une honte et un opprobre et un aveuglement très
obscur... Ceux qui ne se convertissent pas afin de louer leur
Seigneur et ne le désirent pas pour autrui, font preuve de haine
et d’envie..." (Chapitres 21 et 24)
4-5-4-Autres
vertus nées du don de force
Avec le don de force, le cœur
devient libre "et toutes
les puissances de l’âme sont élevées en désir, en louange, en
dignité, jusqu’à la contemplation de la hauteur, de la sagesse,
de la bonté, de la libéralité et de la richesse sans fond qui
découlent de la sublime unité... L'homme alors tourne ses
regards vers les pauvres créatures qui errent dans de mauvais
chemins... et ressent pour elles une grande compassion
spirituelle... Cela lui cause si grande peine que nul ne peut la
concevoir, s’il ne l’a pas ressentie... L'âme voit clairement
les misères à secourir et cette attention fait jaillir en elle
un très grand amour pour Dieu et pour tous les hommes en
général... Ainsi se tient-elle entre Dieu et tous les hommes
comme médiatrice de paix."
Dès lors, l'âme est transformée;
sa prière intime et sa grande hardiesse lui font accomplir des
choses ineffables, car elle connaît la bonté infinie de Dieu et
son divin amour, qui pour nous est sans mesure.
"Lorsque l’on contemple les saints dans le royaume éternel, on
admire à quel point ils sont inondés des dons divins de la grâce
et de la gloire. Dieu se répand et s’écoule comme un océan de
délices incompréhensibles en tous ceux qui sont capables de le
recevoir, les ramenant ensuite dans son reflux pour les
introduire dans les flots immenses de son unité. Et en présence
de cette unité qui s’offre à eux, ils ne peuvent plus demeurer
en eux-mêmes et ils sont emportés dans le flux et le reflux d’un
amour parfait en tous points. C’est ce qui fait grandir encore
la faim de la justice."
4-5-5-Le
bonheur
Aux hommes affamés
de justice, le Christ a dit: "Bienheureux ceux qui ont faim et
soif de la justice, car ils seront rassasiés." Mais, déjà sur
cette terre, ils en font l’expérience, et "leur volonté est
ensevelie en celle de Dieu, avec une telle joie et une si
parfaite liberté, qu’ils ne peuvent plus choisir ni désirer
autre chose que ce que Dieu veut, dans le temps et dans
l’éternité." Ruysbrœck affirme encore: "Ceux qui
possèdent ainsi dans sa perfection le don de force spirituelle
ressemblent aux anges du cinquième chœur, appelés Principautés."
Ces princes éminents ont une grande compassion des pécheurs, et,
s’élevant vers Dieu, ils s’inclinent aussi vers les créatures,
et donnent aux Puissances la mission d'illuminer les hommes.
Ruysbrœck va encore plus loin: il
veut montrer l'immense compassion de Dieu envers "les
malheureux qui se détournent de lui pour aller vers de
misérables choses étrangères, y mettant une volonté perverse et
un vrai mépris de tous ses dons." Alors, pour les faire
réfléchir, Dieu "répand
sur eux carnage et incendie, afin qu’ils le reconnaissent... et
ceux qui consentent à se tourner vers leur légitime Seigneur
pourront vaincre leurs vices et demeurer dans son amour."
Ceci est très dur: aussi Ruysbrœck
va-t-il s'expliquer: "Si
je décris ainsi et explique ces procédés divins, c’est afin de
faire apprécier la Sagesse infinie de Dieu, sa grande
miséricorde et libéralité. Mais il se tourne aussi vers les
bons, ayant pour chacun l’amour dont il est digne. L’éternelle
Sagesse voit s’élever, au ciel et sur la terre, les désirs
amoureux qui tendent avec toutes leurs forces concentrées, avec
impétuosité et zèle, vers la très haute unité. Et l’amour
insondable plein de libéralités se répand avec toute la richesse
qui est Dieu même et avec tous les trésors qui sont ses dons."
Dieu aime tous les hommes et veut
que tous soient sauvés. C'est pourquoi il invite tous les
hommes, même les pécheurs, à la conversion, et pour cela il fait
couler en chacun d'eux, selon sa dignité, des torrents de
grâces: "Ce flux et ce
reflux produisent une faim d’éternité. Rentrer avec désir c’est
avoir faim, mais on ne goûte que dans l’unité. Sans cesse
l’unité se fait sentir c’est pourquoi la faim n’exclut pas ici
une délectation savoureuse."
Pour cela nous avons
un modèle, le Christ: "Dans son humanité le Christ possédait
le don de force spirituelle dans la plus haute perfection; car
il s’élevait sans cesse librement vers l’honneur et la louange
de son Père, avec d’ardents désirs. En même temps il était et
est toujours porté par grande compassion et miséricorde à
subvenir à tous les besoins des hommes et aux misères des
pécheurs, offrant pour eux tous d’intimes prières à son Père..."
(Chapitre 22)
4-5-6-Le
feu et la liberté de la volonté
Nous avons vu plus haut que
Ruysbrœck estimait que ceux qui jouissaient du don divin de
force possédaient l’ornement du quatrième élément, le feu, qui
représente la liberté de la volonté. Et maintenant il précise:
"Le feu tend toujours à monter... il possède de plus une action
subtile, invisible et spirituelle qui amène les créatures à la
vie sur la terre, dans les eaux et dans les airs, et fait
qu’elles croissent et sont maintenues dans l’existence. Enfin le
feu demeure dans son lieu au-dessus des autres éléments, étant
principe de lumière, de chaleur et de fécondité...
Or je retrouve ces
qualités dans la liberté de la volonté, lorsqu’elle est ornée de
la force spirituelle. Victorieuse, du démon dont elle a rejeté
le joug, libre du côté des vices et des défaillances, elle porte
sans cesse en haut le cœur et toutes les puissances de l’âme,
afin de louer Dieu éternellement. Elle possède aussi l’unité
d’une façon stable et à jamais, en même temps qu’elle s’incline
vers les hommes avec une juste miséricorde, attentive à tous
leurs besoins et désireuse de faire porter du fruit à toutes les
créatures. Lorsqu’elle ne peut y parvenir, elle en ressent de la
souffrance. Alors elle remonte, avec une ardeur plus grande
encore, comme le feu qui embrase et consume toutes choses, pour
les élever à l’unité. Tel est le feu."
(Chapitre 23)
4-6-Le don de
conseil
(Chapitre 25)
Grâce au don de
force spirituelle l'homme peut s'élèver vers Dieu et le louer.
Il s'incline aussi vers les pécheurs avec compassion et
miséricorde pour remonter ensuite vers Dieu et lui demander
d'avoir pitié des malheureux et de leur accorder la grâce de la
conversion. Il connaît l'amour de Dieu qui est sans mesure.
"Il comprend alors très bien qu'à toute heure et sans cesse,
Dieu s'écoule lui-même avec tous ses dons, et c'est pour lui une
cause de grande impatience d'amour..." Et l'homme veut
s'écouler à son tour "dans la sublime Trinité et dans la
délicieuse Unité, aussi loin qu'il peut y pénétrer..." C'est
à ce moment que surgit le don de conseil divin.
4-6-1-La
nature du don de conseil
Il s'agit ici, dit Ruysbrœck,
d'une touche dans la mémoire
de l'homme, touche
"issue de l'éternelle génération du Père, engendrant son Fils en
la haute mémoire, au-dessus de la raison, dans l'essence même de
l'âme. Sous cette touche l'âme devient très noble et très
surnaturelle, sans pouvoir néanmoins comprendre ni saisir ce
qu'elle ressent... L'âme élevée à ce degré ne connaît pas
l'unité à la manière divine, mais elle la connaît à la manière
des créatures, c'est-à-dire d'une façon moins haute, et
seulement comme une ressemblance de l'unité divine, et c'est là
ce qui cause l'impatience d'amour...
De cette touche de
l'âme et de la génération du Fils, Sagesse éternelle, naît dans
l'intellect une lumière brillante qui éclaire et illumine la
raison d'une clarté singulière; c'est la Sagesse de Dieu qui la
donne pour imprimer à l'intellect de l'âme sa propre
ressemblance, pour l'éclairer et l'élever...
L'âme découvre au
plus profond de la mémoire comme le jet d'une source vive qui
jaillirait d'un centre vivant et fécond, l'unité de Dieu... qui
possède la fécondité, l'origine et la fin de toute créature...
L'attouchement divin est si merveilleux et si doux à
l'intelligence, si aimable et si singulièrement désirable à la
volonté, que l'âme tombe dans une folie d'amour, et sent grandir
son ardeur... C'est en ce sommet de l'âme que se fait sentir la
touche mystérieuse, ce flot jaillissant de la source divine; et
cette touche ébranle l'étincelle de l'âme, elle est la source
qui apporte avec elle tous les dons divins, selon la dignité et
la vertu de chacun. Cependant à ce degré de la contemplation, la
touche divine n'est connue que par un sentiment d'amoureuse
impatience, ressentie dans l'étincelle de l'âme..."
Puis vient l'impatience d'amour
que seuls les contemplatifs élevés dans la vie affective peuvent
connaître. Pourtant, malgré ses grands désirs, la créature, trop
limitée, ne peut atteindre Dieu. "L'âme mène une vie de désir
selon la vérité, et c'est la possession parfaite du don divin de
conseil." Dès lors, l'âme aime Dieu de toutes ses forces, et
d'elle l'on peut dire: 'Bienheureux les miséricordieux, car ils
recevront miséricorde.'
"Ils sont vraiment miséricordieux parce qu'ils ont été poussés
par Dieu et son amour à parcourir du haut en bas le royaume de
leur âme, afin de prendre en pitié toute nécessité..."
Ces personnes
ressemblent aux anges du sixième chœur appelés "Dominations".
(Chapitre 25)
4-6-2-Retour
vers la Sainte Trinité
Ruysbrœck fait un nouveau détour
vers la Trinité: "Là où
le Père contemple son Fils, la Sagesse éternelle, le Fils est
engendré et c'est une personne distincte du Père. Dans l'acte
même du Père contemplant son Fils... le Fils reçoit la
génération. Enfin le Père demeurant toujours fécond, le Fils lui
demeure sans cesse attaché. Là où la nature est féconde, là le
Fils est dans le Père et le Père dans le Fils; et là où le Père
engendre le Fils, là le Fils naît du Père... En tout cela il n'y
a qu'un seul Fils engendré de la nature féconde qui est
paternité.
Quant à l'Amour,
c'est-à-dire le Saint-Esprit, ce n'est point de cette génération
du Fils par le Père qu'il émane; mais parce que le Fils est
engendré, personne distincte du Père, le Père contemple son Fils
engendré; et le Fils à son tour contemple le Père qui l'engendre
en sa fécondité et il se contemple lui-même ainsi que toutes
choses dans le Père... de là vient un Amour qui s'appelle le
Saint-Esprit, qui est un lien du Père au Fils et du Fils au
Père... Dans la Trinité, Dieu opère toutes ses œuvres: de
l'unité naît la génération et le reflux des personnes dans une
perpétuelle faim d'amour et un éternel désir...
Dans cette sublime
nature de Dieu possédant avec plénitude et de toute éternité,
sagesse, bonté, libéralité, amour infini et miséricorde, le Père
tout puissant incline ses regards et considère toutes ses
créatures, œuvre de sa sagesse; il les ordonne, les régit avec
discrétion, les attire par sa miséricorde, les enrichit de ses
dons avec libéralité, se les unit avec amour et fait entrer dans
l'unité avec lui-même tous ceux qui en sont dignes par leurs
vertus."
(Chapitre 25)
4-6-3-Ressembler
au Christ
(Chapitre 26)
Ruysbrœck nous dit
que les hommes qui possèdent le don de conseil sont semblables
au Christ, dans son humanité. Il y a d'abord "une
ressemblance naturelle et imparfaite." Ce sont ceux qui
accomplissent des œuvres vertueuses, mais pour des avantages
temporels. "Ce sont les incroyants et tous ceux qui, sur un
point quelconque, sont opposés à la sainte Église, aux
Sacrements ou aux commandements." Ils sont mus par une
inclination naturelle, mais il leur manque la ressemblance au
Christ.
Viennent ensuite
ceux qui montrent "une ressemblance surnaturelle et parfaite
avec le Christ, chacun dans un degré donné... Ceux-là sont mus
par la grâce de Dieu et par le divin amour; ayant abandonné le
péché, ils pratiquent la vertu et recherchent Dieu, son honneur
et leur propre salut..." Mais cette ressemblance
surnaturelle n'est pas l'unité.
Enfin, les hommes
sont à la fois ressemblants avec Dieu et bienheureux, chacun
selon ses mérites... Ils sont dans la gloire à la "ressemblance
du Christ de la plénitude de qui ils ont tout reçu. Sur la
terre, "le Christ ressemblait, et ressemble toujours, à la
Trinité Sainte; il possédait donc par là, et possède à jamais,
la ressemblance" avec la Trinité... De même, tous les hommes
bons, élevés à ce degré portent la ressemblance de Dieu, dans la
grâce, comme aussi dans la gloire."
Cependant les hommes, même les
plus élevés dans la contemplation, ne seront jamais Dieu qui est
infini. Ruysbrœck ne cesse d'insister sur ce sujet car
"jamais la grâce ni la gloire
(de l'homme) ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent
infinies... De là viennent la faim du désir et l'impatience
causée par cette impuissance à atteindre et à goûter jamais
celui que l'on aime, selon son mode, dans un complet
apaisement... Mais l'unité des personnes divines demeure
toujours au-dessus des unités créées, donnant à chacune
suffisamment selon sa dignité propre, c'est-à-dire les excitant
aux vertus et les ramenant à l'impatience d'amour...
L'homme qui possède
le don de conseil répand sa chaleur, de son amour et de sa
compassion, et c'est pour toutes les puissances de son âme une
source de vie, d'activité et de croissance en vertus."
(Chapitre 26)
4-6-4-Jusqu'où
peut conduire le don de conseil. Retour à la Sainte Trinité
(Chapitre 29)
Lorsque, sous
l'influence de la touche divine "l'âme est portée par la
puissance du Père à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du
Fils elle connaît Dieu, en sa raison illuminée, de cette touche
et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait surgir en
l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de
goûter son Dieu dans une joie incompréhensible: elle soupire
vers l'union de fruition..."
Ici, nous dit Ruysbrœck, commence
le degré supérieur du don de conseil.
"Tous les êtres raisonnables,
anges ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans la
grâce ou dans la gloire, possèdent une tendance naturelle vers
leur propre fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec
toutes leurs puissances réunies, vers la superessence de Dieu
comme vers leur fond propre, car, toute essence a, sans
intermédiaire, son attache à l'essence divine...
Ruysbrœck a conscience des
difficultés qu'il y a, pour les non initiés, à comprendre son
raisonnement. Aussi affirme-t-il: "Il
y a là comme un abîme béant, une lumière simple; c'est l'essence
elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et dans
l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant
vers la jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière
incompréhensible illumine l'entendement de l'esprit rentré en
lui-même, car elle est la Sagesse éternelle engendrée dans
l'âme... Personne ne peut voir cette essence incompréhensible de
façon à en jouir, sinon dans cette lumière, qui est le Christ,
et qui est, dans sa nature divine et dans sa nature humaine, la
porte par laquelle tous doivent passer... Cette lumière simple
de l'essence divine est un abîme incommensurable et sans mode...
Tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes, selon un
mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière
indéfinissable... Ici Dieu et tous ceux qui lui sont unis sont
sous l'information de la lumière simple, et l'âme s'aperçoit
bien de la venue de celui qu'elle aime... car elle reçoit dans
l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter..."
Cependant, chaque
âme a sa béatitude propre, en fonction de sa faim, de son
impatience d'amour et de son degré de vertu, mais toujours elle
reçoit plus qu'elle ne peut désirer, et elle est alors
débordante de joie. "Ceux qui sont immergés dans l'absence
de modes, possèdent la lumière d'une façon incompréhensible, et
c'est leur plus grande joie. Car s'étant écoulés et perdus
eux-mêmes moyennant la jouissance, ils possèdent Dieu comme des
délices sans mode et incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les
possède..."
L'unité qui est en Dieu est
féconde et elle engendre sans cesse l'éternelle sagesse,
"et du mutuel amour de celui
qui engendre et de celui qui est engendré, procède
l'Esprit-Saint. C'est là l'opération de Dieu... Cette unité est
le trône de la Trinité et le triomphe de la puissance paternelle
de Dieu... Tous ceux qui sont sous l'influence de la génération
du Père, chacun selon sa dignité, opèrent les œuvres vivantes
des vertus, en ressemblance avec la très haute Trinité, et ils
sont sans cesse attachés selon la fruition à l'éternelle
béatitude. Ce sont ceux dont le Christ a dit: 'Bienheureux les
miséricordieux, car ils recevront miséricorde'."
Ruysbrœck nous révèle alors que
les anges qui sont élevés à ce haut degré sont les Trônes, les
anges du septième degré, car ils possèdent Dieu et sont possédés
par Lui. "Ils se partagent entre la jouissance et l'action,
et s'adonnent à l'une et à l'autre d'une façon parfaite..."
De même, les hommes parvenus au haut degré de perfection décrit
ci-dessus possèdent Dieu par leur adhésion de jouissance à la
superessence, et sont possédés par lui. Ruysbrœck ajoute:
"Dans cette simple unité de
l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer, ni opérer;
car c'est là un abîme sans mode qui n'est jamais sondé par une
compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait
pour nous le Christ afin que nous fussions un, comme lui et son
Père sont un dans l'amour de fruition..."
(Chapitre
29)
Remarque importante:
Pour bien comprendre certains termes utilisés par Ruysbrœck, il
faut retenir que, selon lui, le don de conseil conduit et
s'arrête à la jouissance de Dieu, prise dans l'essence sans mode
où la lumière n'a point d'action. Nous verrons plus loin que
le don d'intelligence, toujours selon Ruysbrœck, se rapporte
à une contemplation continue, dans une lumière qui ne cesse
jamais. (d'après les notes des moines de Ruysbrœck)
4-6-5-Comment
atteindre la perfection du don de conseil, posséder ce don et
éviter les obstacles
Ruysbrœck vient de
nous faire monter très haut dans le sein de Dieu-Trinité.
Pourtant, avant de passer au don d'intelligence, il veut nous
faire monter encore plus haut dans la perfection du don de
conseil. Il écrit, entre autres: "Si l'on veut posséder le
don divin de conseil dans la plus haute perfection, il faut
avoir acquis une haute ressemblance, et s'être élevé par l'amour
pour adhérer à la superessence... Cette lumière simple ils la
reçoivent avec joie dans l'unité des puissances. Ainsi
doivent-ils s'engloutir... dans la simplicité de cette
lumière... Dès lors en eux veut reposer la Trinité pleine de
délices... Ainsi devons-nous aspirer sans aucune défaillance,
vers la superessence puis nous retourner toujours en bas, pour
régir le royaume par la ressemblance en vertus." (Chapitre
30)
Dans un long poème,
Ruysbrœck détaille les moyens à utiliser pour que l'homme puisse
posséder le don divin de conseil. "Il lui faut avoir une vie
de désirs, et être entré profondément dans l'unité." (avec
Dieu). Là il ressent la touche divine, et une grande impatience
d'amour. "La raison alors s'éclaire et elle veut savoir ce
qu'est cette touche. De là vient l'amoureuse ardeur que l'on ne
peut comprendre: c'est le lien de l'amour... La raison éclairée
s'accompagne de l'empressement afin de revenir plus vite à sa
haute expérience. La miséricorde et la charité sont toujours
libérales: elles veulent satisfaire à tout et remonter vers les
hauteurs. Si vous voulez y regarder, vous pourrez bien
reconnaître que c'est ressembler à la Trinité...(Chapitre
28)
Mais il y a des
obstacles, affirme Ruysbrœck:
"Voici que s'élèvent
des obstacles qui font courir çà et là, et empêchent l'unité: la
raison éclairée fait défaut; l'empressement à son tour
faiblit... Si miséricorde et charité deviennent tièdes et
languissantes, la libéralité diminue... On est loin de la
Trinité..."
(Chapitre 28)
Qui sont les
victimes de ces obstacles? Ruysbrœck répond:
"-Ceux qui ont peu
de désir n'ont pas d'adhésion ferme à la superessence. Aussi ne
sont-ils pas éclairés ni touchés par l'essence sans modes; ils
demeurent en eux-mêmes, et ne peuvent s'en aller bien loin pour
se perdre entièrement. Et comme ils manquent en cela, ils ne
sont point engloutis au sein de la béatitude.
-Ceux qui se
tournent au dehors et cherchent louange et honneur, sont bien
loin de l'unité... Ils ne sont pas ressuscités, car la torpeur
habite en eux: ils cherchent repos dans le créé."
D'où quelques conclusions:
"Il y a des choses qui trompent
et dérobent la béatitude: qui se livre au souci étranger peut
bien en avoir déplaisir, car il perd l'unité. Celui dont la
raison s'aveugle est bientôt déshonoré; il ne vit plus selon la
justice. La torpeur l'emporte bientôt, et l'empressement
disparaît, car le désir fait défaut. L'amour et la miséricorde
manquent toujours à celui qui ignore la libéralité: il est loin
de la béatitude."
(Chapitre 28)
Pourtant, soupire
Ruysbrœck, si les victimes dont il vient d'être question
s'éloignaient du créé, et le rejetaient, ils pourraient
s'élancer vers Dieu, Le toucher, et posséder l'éternité.
(Chapitre 30)
4-7-Le sixième don
divin: le don d'intelligence
4-7-1-Quand
reçoit-on le don d'intelligence?
L'homme peut toujours croître en
vertus et en plus grande ressemblance avec Dieu. En effet, son
intelligence peut toujours grandir en clarté, et Dieu peut
augmenter son amour. Grâce à la touche intérieure, à
l'illumination de la raison et au feu de l'amour, l'homme, qui a
pris conscience de son néant, peut cependant ressembler toujours
plus à Dieu et se perdre dans l'essence simple de Dieu.
"C'est le trépas en Dieu, la
béatitude que chacun reçoit selon les divers degrés de dignité,
soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à saisir Dieu et à
être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes,
puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la
superessence de Dieu."
Mais l'homme ne sera jamais Dieu;
il est créé, donc soumis à Dieu. En effet,
"nul autre que les personnes de la Sainte-Trinité ne possède la
nature divine d'une façon active, selon le mode divin... Dieu a
fait les créatures raisonnables semblables à lui par nature; et
à celles qui se sont tournées vers lui, il a donné au-dessus de
la nature une ressemblance plus grande encore, dans la lumière
de grâce ou de gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa
dignité.
Quant à tous ceux qui ont senti la
touche intérieure, qui ont reçu l'illumination de la raison et
l'impatience d'amour, et à qui est montrée l'essence sans modes,
ils sont recueillis fruitivement dans la superessence divine...
Défaillir sans cesse dans cette divine lumière c'est la part de
ceux qui se reposent dans la jouissance, dans la solitude
immense où Dieu se possède fruitivement... Ceux qui "possèdent"
Dieu sont "morts" en Lui, en un repos éternel. De cette mort
naît une vie superessentielle, une vie qui contemple Dieu, et
c'est ici que commence
le don d'intelligence...
Dieu donne
l'illumination à la raison lorsqu'il confère la ressemblance,
ainsi donne-t-il clarté sans mesure lorsqu'il donne l'union.
Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon laquelle nous
avons été créés... Cette même clarté infinie est donnée d'une
façon commune à toutes les intelligences qui possèdent la
fruition, dans la grâce ou dans la gloire... Cette clarté
sublime est la contemplation simple qui appartient au Père...
Cette lumière
infinie brille bien sans cesse dans toutes les intelligences;
mais l'homme qui vit ici-bas dans le temps est souvent encombré
d'images, de sorte qu'il ne peut toujours contempler ni fixer
activement, dans cette lumière, la superessence... Seul celui
qui a reçu le don de cette contemplation la possède d'une façon
habituelle... Cette contemplation a lieu en la face béatifiante
de la Majesté suprême où le Père, moyennant son éternelle
Sagesse, contemple de même son essence infinie..."
Ceux qui contemplent
ainsi ont la ressemblance avec Dieu, ils ne manquent jamais en
vertus...
"Au-dessus de cette
ressemblance, ils contemplent sans interruption, parce qu'ils
possèdent l'union.
Dieu, qui est
souverain maître en cette contemplation, contemple et agit sans
cesse. Le Christ, dans son humanité et en son âme créée, est et
a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais
existé. Un avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par
laquelle on contemple. Cependant il a toujours été dévoué envers
tous les hommes, extérieurement et en œuvres de charité, en même
temps qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Telle
est la noblesse du don d'intelligence. À ceux qui le possèdent
s'adresse la parole du Christ: 'Bienheureux ceux qui sont purs
de cœur, car ils verront Dieu.' C'est là une vie contemplative
superessentielle, où l'esprit recueilli est orné du don
d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse éternelle."
(Chapitre 31)
4-7-2-Vivre
dans la haute clarté
(Chapitre 32)
Selon Ruysbrœck, pour que l’homme
possède le don d'intelligence et en soit possédé, quelques
qualités sont nécessaires:
"Il faut être transporté dans la
superessence. Car la clarté sans mesure est donnée à la
connaissance dans la simplicité foncière... Cette lumière brille
pour tous lorsqu'ils ont le cœur pur... Alors ils peuvent fixer
et contempler sans défaillir la face qui donne jouissance.
Toujours l'on contemplera ce dont on jouit fidèlement, bien loin
perdu hors de soi-même..."
Ruysbrœck insiste:
"J'ai encore à vous faire connaître, si vous y faites attention,
ce qui nuit à l'intelligence.
– Il y a ceux qui
méditent afin de jouir dans la superessence. Ils cherchent à
avoir profit et cela les fait reculer devant la divine Majesté.
– Il y a ceux qui
recherchent les goûts terrestres; il leur est impossible
d'atteindre à la haute jouissance. Ils ne peuvent être éclairés,
car ils sont tout encombrés des images de tout ce qui fuit; ils
ne pensent qu'à boire et manger, tout adonnés à la
gourmandise... Tout cela fait tomber l'homme et lui enlève la
béatitude."
(Chapitre 32)
4-8-La sagesse
savoureuse
4-8-1-La
Sagesse et la mémoire
Le don de sagesse concerne la
mémoire. Ruysbrœck écrit:
"Le septième don divin est une
sagesse savoureuse conférée au sommet de la mémoire recueillie
et qui pénètre l'intelligence et la volonté, selon leur degré de
recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette sagesse
est sans mesure et sans fond; le sentiment qu'il produit est si
intime que c'est comme une sorte de toucher sensible qui se
tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme,
et il n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible
de Dieu...
Le Père éternel
avait donné à la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance
dans l'union, ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie,
en se perdant elle-même... Puis le Fils, la Vérité éternelle, a
orné à son tour de sa propre clarté l'intelligence recueillie,
afin qu'elle puisse contempler cela même qui donne jouissance.
Maintenant c'est le Saint-Esprit qui veut orner la volonté
recueillie et l'unité des puissances ayant leur attache en Dieu,
afin que l'âme puisse goûter, connaître et éprouver combien doux
est Dieu. Ce goût est si fort qu'il semble, pour l'âme qui le
ressent, devoir absorber et faire disparaître comme en un abîme
sans fond, le ciel, la terre et tout ce qu'ils renferment..."
La raison défaille,
mais l'intelligence "contemple et fixe sans cesse la joie
incompréhensible de la béatitude." (Chapitre 33)
4-8-2-La
Sagesse et la raison
La raison comprend
aisément que la grandeur de son bien-aimé, si haut, si simple,
si beau, si riche, l'empêche, elle et toute créature, de jamais
le saisir pleinement. Le bien-aimé est aussi "la victoire qui
fait vaincre les obstacles et la couronne des vainqueurs. Il est
la santé qui donne à jamais guérison, la paix où tous ceux qui
aiment trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout
besoin. Il est la béatitude qui donne jouissance, la consolation
qui réjouit les affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le
désirent, la joie où se glorifient ceux qui aiment. Il est une
source de félicité... une allégresse qui ne peut s'exprimer, où
sens et puissances viennent défaillir. Il est la récompense vers
laquelle nous aspirons tous, une volupté qui ne laisse les
hommes se reposer nulle part, une ardeur qui veut les enflammer
et embraser tous... Il est bonté... libéralité... charité sans
mesure... pureté sans alliage, et fécondité qui donne le
mouvement au firmament... Le bien-aimé est encore la puissance
que rien n'arrête, la sagesse qui décore, règle et ordonne
toutes choses, la longanimité qui attend la conversion des
pécheurs... Il est la fidélité qui n'abandonne personne et la
vérité. Il est une chaleur qui enflamme l'homme pour la vertu,
une lumière qui la manifeste... Il est la force qui fait tout
surmonter, la justice qui punit ou récompense selon les mérites,
la sainteté enfin qui, au dernier jour, confondra les impurs et
s'unira les innocents..." (Chapitre 34)
4-8-3-L'Esprit-Saint
et les images intellectuelles
Ruysbrœck poursuit
son raisonnement: "La raison éclairée aperçoit tout cela dans
la divinité infinie, et ce sont comme des images
intellectuelles, conçues de l'essence simple de Dieu, selon le
mode créé." Ces images créées, similitudes tirées de la
nature divine, la raison les comprend. Mais, comme il s'agit de
la nature simple de Dieu, la raison défaille. Pourtant elle
comprend que Dieu possède toutes les richesses incompréhensibles
qu'elle aperçoit et admire. "Mais alors naît en elle un si
grand désir qu'il lui faut plonger le regard dans la lumière
simple, afin de trouver réconfort et apaisement au désir
impatient qui la fait soupirer si ardemment vers la jouissance."
(Chapitre 34)
On sent que Ruysbrœck a beaucoup
de mal à s'expliquer. Il dit que dans cette contemplation, la
raison éclairée ne fixe rien d'une manière distincte, mais l'âme
est embrasée, et ce feu, c'est le Saint-Esprit. Là,
"tous les esprits sont imprégnés
et illuminés, au sein d'une incompréhensible tendresse... Le
Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme; il est le lien
d'amour qui embrasse et pénètre tous les esprits recueillis dans
l'unité de jouissance. Il est l'amour dont l'ardeur consume les
amants. Il est le doigt de Dieu qui a créé toute la nature... Le
Saint-Esprit, c'est l'océan sans bornes d'où découle tout bien
et où tout bien demeure incommensurable... Le Saint-Esprit est
un feu immense qui transforme et pénètre de lumière tous les
esprits recueillis, soit dans la grâce, soit dans la gloire,
pour les fondre comme l'or, dans la fournaise de l'unité
divine..."
Ce feu de l'amour du
Père et du Fils conduit l'homme à toutes les vertus. "Il est
essentiel et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût
incompréhensible. C'est le gouffre sans fond où toutes les
nobles intelligences... sont englouties jusqu'à se perdre
elles-mêmes... C'est la source vive et sans fond, qui, de
l'intérieur, coule à l'extérieur par sept fleuves principaux,
les sept dons, qui rendent le royaume de l'âme fécond en toutes
vertus..." Tous ceux qui possèdent le don divin de sagesse
sont semblables aux séraphins, mais tous sont différents, en
connaissance et en amour. Ils sont dans l'allégresse que Dieu
répand et ils n'ont plus rien à désirer. Perdus et engloutis en
Dieu avec qui ils sont unis, ils possèdent la plus haute des
béatitudes.
Brusquement
Ruysbrœck revient sur la terre et déclare: "Néanmoins tous
ces esprits élevés doivent s'incliner encore vers les œuvres de
charité et toutes les vertus; car plus l'homme est élevé en
dignité, plus il se doit communément à tous ceux qui réclament
son aide, soit corporelle, soit spirituelle..." Le Christ
est là encore notre modèle, car, "dans son âme créée, il est
et fut toujours le voyant et l'amant suprême... Jamais il n'a
manqué ni ne manque à personne, car il appartient également à
tous, et il souffre de l'indifférence de ceux qui n'ont point
pour lui de désirs; il prie et offre ses souffrances à son Père
pour eux tous. De même, les saints les plus élevés qui sont au
ciel étaient sur la terre universellement dévoués envers tous;
et ils se donnent encore à tous dans le royaume éternel, priant
et soupirant pour nous. D'eux le Christ dit: 'Bienheureux les
pacifiques, ou ceux qui font la paix, car ils seront appelés les
fils de Dieu.' Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu...
et tout chez eux est orné et ordonné en proportion de la dignité
de chacun. Ils possèdent leur royaume en une paix véritable."
(Chapitre 35)
4-8-4-Comment
posséder le don sublime de sagesse
L'homme qui veut recevoir le don
de sagesse "doit être pénétré intérieurement d'un amour sans
mesure..." Il doit agir dans les œuvres et admirer les
richesses de Dieu. Pourtant, l'homme, enflammé dans la fournaise
divine, "doit fixer son
regard, afin d'assouvir ses désirs au-dessus de toute activité.
L'homme pénètre ainsi tout entier et s'engloutit dans l'essence
sans mode, comme en un désert d'obscurité."
D'où une nouvelle
mise en garde de Ruysbrœck: "Ce qui fait tort et met obstacle
à la sagesse savoureuse, c'est de contempler sans prendre garde
aux œuvres qui doivent en découler..." En effet, "tendre
son regard vers ce qui est simple sans ressentir l'ardeur
d'amour, cela empêche la haute pureté." Par ailleurs, "ce
qui cause la ruine et la perte de la béatitude, c'est la
recherche de satisfactions étrangères." (Chapitre 36)
5
Les hommes égarés
(Chapitres 7 à 12)
Ruysbrœck
s'est longtemps attardé sur le Saint-Esprit. Tout au long de la
lecture de son livre Le Royaume des Amants de Dieu, il
nous a souvent conduit vers des régions intellectuelles et
spirituelles dans lesquelles nous nous sentons parfois un peu
perdus. Mais Ruysbrœck sait parfaitement que ces lieux sont
destinés seulement à ceux qui, tout au long de leur vie
terrestre, se sont attachés à servir Dieu et leurs frères.
Cependant il n'oublie pas tous ceux, qui, à son époque comme
dans tous les siècles, ne peuvent pas bénéficier des dons du
Saint-Esprit, parce qu'ils se sont éloignés de Dieu. Ruysbrœck
distingue six sortes d'hommes incapables de recevoir les dons
surnaturels divins...
5-1-Les
hommes en état de péché mortel
(Chapitre 7)
Des hommes qui
vivent manifestement en péché mortel, Ruysbrœck déclare: "Cette
première sorte comprend tous ceux qui vivent ouvertement en
péché mortel et qui se sont détournés de Dieu pour s'adonner aux
satisfactions de leur corps, à l'orgueil de l'âme, au désir des
richesses terrestres, en opposition avec les commandements de
Dieu et l'honneur qui lui est dû... Les uns poursuivent
l'honneur, l'élévation et leur propre avantage sur la terre...
Les avares pleins de cupidité, voudraient avoir en propre ce que
Dieu a créé pour tous... Les paresseux, gourmands et impurs,
tout entiers à leurs instincts comme les bêtes, lourds,
grossiers sont totalement dénués de lumière divine... Les
chrétiens qui se détournent de leur devoir pour servir le monde,
le démon et leurs basses jouissances, sont pires que les païens
qui n'obéissent ni à la loi naturelle ni à leur raison, mais se
laissent conduire par le seul instinct de nature."
5-2-Les incrédules
et les rebelles
(Chapitre 8)
Quatre choses ont conduit ces
hommes incrédules, rebelles à la foi chrétienne, et ennemis de
l'Église. Il s'agit: "De l'endurcissement dans la volonté
propre
qui fait que l'on ne veut suivre le conseil ni l'avis de
personne, de la complaisance prise dans le savoir naturel
et dans le plaisir d'afficher extérieurement des manières
singulières qui tranchent sur le commun des hommes vertueux,
de l'attachement à une croyance
ou à une idée quelconque,
sans prendre garde suffisamment si elle est conforme ou
contraire à la sainte Église, enfin l'orgueil de l'esprit,
par lequel l'homme croit ses propres opinions de préférence à
celles de la sainte chrétienté..."
Mais Dieu est miséricorde, et il
accueillera "ceux qui
veulent se convertir et renoncer à leur propre volonté et leur
intelligence à la doctrine et à l'enseignement de la sainte
Église..."
5-3-Les
hommes dissimulés et les fourbes
(Chapitre 9)
Ruysbrœck est féroce vis à vis des
personnes de la troisième catégorie, laquelle
"comprend les hommes dissimulés
qui font le bien en vue d'une récompense temporelle... Ils
flattent leurs supérieurs... afin d'être élevés au-dessus des
autres en honneur, en profit et en richesse. Ils ambitionnent
les hautes dignités, la papauté ou l'épiscopat, une prélature
régulière, la charge abbatiale ou prioriale, une supériorité
quelconque ou une magistrature temporelle. Dans ce but, ils
mentent et répandent la flatterie, simulant l'humilité, la
droiture et un ensemble achevé de toutes les vertus. Mais il n'y
a là qu'orgueil, avarice et tromperie. Et parce que ces hommes
sont menteurs, toutes les œuvres qu'ils font ainsi sont en pure
perte..."
Personne n'est épargné, ni les
prêtres, ni les moines, ni les nonnes ou autres
"qui accomplissent des bonnes œuvres à l'extérieur, telles que
jeûnes, veilles, prières... et montrent mille manières
étranges, tout cela afin de paraître saints ou de faire quelque
profit, se rendent tous coupables de mensonge...
Enfin il est des
hommes qui mènent en secret une vie mauvaise..."
Ruysbrœck est très sévère envers
les hommes de cette troisième catégorie qui
"sont tous menteurs et indignes
des grâces divines..."