Les sept degrés de
l'Échelle d'Amour Spirituel

Présentation

1 Le premier degré de l'échelle d'amour spirituel

2 Le deuxième degré d'amour

3 Le troisième degré d'amour

4 Le quatrième degré d'amour

5 Le cinquième degré d'amour

6 Le sixième degré d'amour

7 Le septième degré d'amour

8 Les moyens à prendre pour arriver à une très haute contemplation

 

 Présentation

 

Comme nous l'avons indiqué dans l'introduction de notre étude concernant le document de Ruysbrœck intitulé "Le Miroir du Salut éternel", le traité consacré aux "Sept Degrés de l'Échelle d'Amour Spirituel" est également destiné, croit-on, à une femme, une religieuse, peut-être à Marguerite van Meerbeke, chantre du monastère des Clarisses de Bruxelles. Les conseils que lui donne Ruysbrœck sont très personnels et très orientés vers l'obtention de la perfection afin d'aboutir à la vraie contemplation.

Ruysbrœck enseigne la nonne à qui il s'adresse. Sa pensée, dont le style est très proche de celui de l'enseignement oral, est remarquablement bien organisée; mais pour donner les explications indispensables, il est obligé de s'interrompre souvent, d'ouvrir des parenthèses. Cela est nécessaire dans le langage parlé, mais souvent difficile à suivre dans le langage écrit; il faut alors mettre de l'ordre dans le texte écrit.  Incontestablement Ruysbrœck est un remarquable pédagogue qui explique, et même s'attarde quand cela est nécessaire.

Dès le premier contact que l'on a avec ce texte, on sent que Ruysbrœck s'adresse à des religieux, tout en laissant cependant le champ libre aux laïcs, quoique plus difficilement. Ce qu'il veut, c'est la perfection de ceux qui s'adressent à lui, même si ce sont des pauvres, des gens peu instruits humainement, mais largement ouverts à Dieu.

Utilisant des expressions variées, Ruysbrœck revient sans cesse sur les mêmes enseignements pour les faire pénétrer profondément dans le cœur de ses disciples. Il convient de noter aussi que, même lorsqu'il s'attarde à présenter ou même à décrire les plus hautes contemplations, Ruysbrœck incite toujours ceux à qui il s'adresse de ne jamais négliger les œuvres de charité. Pour lui, cela est fondamental.

Ruysbrœck commence son ouvrage "Les sept degrés de l'Échelle d'Amour Spirituel" par un avertissement très net: "C'est la volonté de Dieu que nous soyons saints." Mais comment devenir de vrais saints? En montant les divers degrés de l'amour spirituel.

 

Remarque:

 

La traduction, par les moines de Wisques, des textes de Ruysbrœck, peut être retrouvée sur le site Internet:

 

1
Le premier degré de l'échelle d'amour spirituel

 

Ruysbrœck estime que le fondement de toutes les vertus, c'est la bonne volonté, qui, animée par la grâce de Dieu, triomphe du diable et du péché. L'homme de bonne volonté veut, avant tout, aimer Dieu et Le servir. Et "lorsque nous n'avons avec Dieu qu'une même pensée et une même volonté, nous sommes au premier degré de l'échelle d'amour et de sainte vie." Mais la bonne volonté exige les bonnes œuvres, car seul "l'arbre bon porte le bon fruit".

 

2
Le deuxième degré d'amour

 

Le deuxième degré de l'amour est la pauvreté volontaire. Jésus a dit: "Heureux les pauvres de cœur, le royaume de Dieu est à eux..." Ruysbrœck précise: "L'homme volontairement pauvre, en effet, mène une vie libre et dépouillée de souci pour tous les biens terrestres, quels que soient ses besoins... mais, ce royaume de Dieu est amour et charité, en même temps qu'application à toutes bonnes œuvres..."

Le pauvre volontaire, contrairement à l'avare, ne possède rien de ce qui passe: il suit le Christ qui le comblera de vertus. Au contraire, l'avare, insensé, n'est jamais satisfait: "Il ressemble à l'enfer, qui, lorsqu'il prend n'est jamais satisfait..." D'où le conseil: "Gardez-vous donc de l'avarice: elle est la racine de tout péché et de tout mal."

 

3
Le troisième degré d'amour

 

"Le troisième degré d'amour est la pureté de l'âme et la chasteté du corps..." Ruysbrœck reprend le contenu des paroles de Jésus: "Pour que votre âme soit pure, vous devez, par amour de Dieu, haïr et mépriser tout amour et affection désordonnés de vous-même, de votre père et de votre mère ainsi que de toute créature..." Mais il prend soin de s'expliquer: il faut aimer les créatures, mais seulement comme Dieu veut que nous les aimions, et pour son service. Car, rappelle Ruysbrœck: "Celui qui vit selon la volonté de Dieu, est ma mère, ma sœur, mon frère."

Certes, Ruysbrœck s'adresse à des âmes religieuses, mais ce conseil, qui est le conseil même de Jésus, peut très bien s'appliquer aussi aux personnes qui vivent dans le monde, parce que c'est leur vocation. Mais attention! "Bien que Dieu ait créé notre âme pure et sans tache, par son union avec la chair elle devient souillée du péché originel... Si donc nous vivons selon la convoitise de la chair, nous sommes morts dans le péché; si, au contraire, par l'esprit nous triomphons des œuvres de la chair, nous vivons selon la vertu... "

Pourtant, nous devons "aimer aussi et estimer ce corps et notre vie sensible, en tant qu'instruments pour le service de Dieu... " Car "sans notre corps, en effet, nous ne pouvons nous acquitter envers Dieu de ces œuvres extérieures, qui sont cependant pour nous un devoir, les jeûnes, les veilles, les oraisons et autres bonnes œuvres..." Donc, nous avons le devoir de soigner notre corps. Mais il faut nous défier de trois vices: la paresse, la gourmandise et l'impureté.

Le Seigneur nous aidera, nous enseigne Ruysbrœck: "Tournons-nous vers Notre-Seigneur Jésus-Christ afin de contempler sa passion... Le Christ nous introduira alors avec lui-même dans cette haute vie, où l'on est uni à Dieu et où l'âme pure adhère par amour à l'Esprit-Saint et habite en lui."

Et voici un bon conseil pour tout le monde: "Évitons les mauvaises compagnies, fuyons ceux qui aiment à mentir, à médire, à jurer, à blasphémer Dieu, qui sont impurs en paroles et en œuvres." Et un autre conseil plus spécifique aux religieuses (et religieux): "Pour cela, maintenez-vous pure: aimez à être seule; craignez de vous répandre; fréquentez votre église et que vos mains s'emploient aux bonnes œuvres. Haïssez l'oisiveté... ne vous attachez pas à vous-même... Aimez la pénitence et le travail..."

Pour mettre en œuvre tout cela un modèle s'impose. Ruysbrœck propose saint Jean-Baptiste.

 

4
Le quatrième degré d'amour

 

"Le quatrième degré de notre échelle céleste est l'humilité vraie, c'est-à-dire la conscience intime de notre propre bassesse. Par elle, nous vivons avec Dieu et Dieu vit avec nous dans une paix véritable" Ruysbrœck compare l'humilité à une source d'où jaillissent quatre fleuves de vertus et de vie éternelle: l'obéissance, la douceur, la patience, et l'abandon de la volonté propre.

4-1-L'obéissance

Par elle, nous nous soumettons aux commandements de Dieu et nous suivons le Christ, la sagesse de Dieu, mort pour nous donner la vie.

4-2-La douceur

Sur l'homme plein de douceur, repose l'Esprit du Seigneur. D'où ce conseil personnel: "Si donc le Christ vit en vous et vous en lui, vous devez l'imiter dans votre vie, dans vos paroles, dans vos œuvres et vos souffrances. Soyez douce et clémente, miséricordieuse et généreuse, indulgente pour quiconque réclame vos secours. N'ayez ni haine, ni envie; ne méprisez ni n'affligez personne par des paroles dures, mais pardonnez tout... Ne vous méfiez de personne et gardez-vous de juger ce qui vous est caché. Ne disputez avec qui que ce soit, afin de montrer que vous êtes plus sage. Soyez douce comme un agneau qui ne sait s'irriter, même lorsqu'il doit mourir. Ainsi donc laissez-vous faire, et soyez toujours silencieuse, quoi qu'homme vous fasse."

4-3-La patience

De la douceur naît la patience qui nous porte à "souffrir de bon cœur, sans répugnance." La souffrance, ce vêtement que le Christ a revêtu lorsqu'Il a épousé la Sainte Église, est souvent messagère du Seigneur. Le Christ en revêt ses saints, car "c'est le fondement qu'ils ont donné à tous les ordres et à tous les états de religion."

Ruysbrœck profite de cette digression sur la souffrance pour gémir sur ce qui se passait souvent alors dans de nombreux ordres religieux: "Aujourd'hui, ceux qui vivent dans ces ordres méprisent la vie du Christ et son vêtement nuptial. L'orgueil, en effet, la jouissance, la paresse et toutes les autres malices règnent maintenant dans les ordres religieux comme dans le monde, dans ce monde, dis-je, qui vit en péché mortel."

4-4-L'abandon de la volonté propre

Le quatrième fleuve de vie humble est l'abandon de la volonté propre et de toute recherche personnelle. "Ce fleuve prend sa source dans la souffrance endurée patiemment. L'homme humble devient ainsi une seule volonté et une seule liberté avec la volonté divine, de sorte qu'il ne lui est plus possible ni loisible de vouloir autre chose que ce que Dieu veut. Et c'est là le fond même de l'humilité..."

Il y a plus: "La volonté de Dieu, qui est libre et liberté même, nous enlève l'esprit de crainte et nous rend libres..." Dieu nous envoie son Esprit, et l'Esprit de Dieu nous fait crier: "'Abba Père!' L'homme vraiment humble est un vase élu de Dieu, rempli et débordant de tous dons et de tous biens."

D'où un nouveau conseil de Ruysbrœck à sa correspondante: "Soyez donc humble, obéissante, douce, dégagée de volonté propre, et ainsi vous gagnerez au jeu d'amour. Remarquez cependant avec soin ce qui vous manque encore. Même après que vous avez triomphé avec la grâce de Dieu de tout péché, par la vertu qui est en vous, la nature et les sens demeurent néanmoins vivants avec leur propension aux péchés et aux vices." Contre eux, il nous faudra lutter longtemps.

 

5
Le cinquième degré d'amour
[1] 

 

Le cinquième degré de l'échelle spirituelle d'amour "consiste à désirer l'honneur de Dieu par-dessus toutes chose... C'est aussi la première offrande à lui faire, car là se trouvent le fondement et l'origine de toute sainteté; si elle manque, il n'y a plus rien de bon... Si nous nous recherchons nous-mêmes et non la gloire de Dieu, nous sommes dans l'erreur, car la charité nous fait défaut... et celui qui n'a pas le souci de la gloire de Dieu et poursuit la sienne propre est possédé d'orgueil, qui est racine de tout péché et de toute malice... L'âme aimante comprend bien que l'honneur et la révérence envers Dieu constituent la vertu la plus noble..." Mais elle ne sait pas comment faire.

5-1-La foi chrétienne

La foi chrétienne nous révèle que Dieu est Trinité, "Trinité de personnes dans l'Unité de nature, et Unité de nature dans la Trinité des personnes; c'est un seul Dieu tout-puissant, à qui nous devons honneur et adoration de tout notre pouvoir. Le même honneur et la même adoration sont dus à Notre-Seigneur Jésus-Christ, Dieu et homme en une seule personne... Dieu le Père honore son Fils et avec lui tous ceux qui marchent à sa suite et lui sont unis... Dieu veut que nous l'honorions et l'aimions, afin qu'unis à lui nous possédions la béatitude."

5-2-Mais comment honorer Dieu?

Dieu permet que notre intelligence Le connaisse, "à travers des similitudes, comme dans un miroir... mais ceci est au-dessus de nous et dépasse tout exercice de vertus. Nous devons donc aimer à regarder Dieu et à le chercher dans les images, les formes, les ressemblances divines, mais comme dans un miroir, au moyen des images et des ressemblances..." Si nous faisons cela, bientôt nous découvrirons quelques-uns des attributs de Dieu: "Dieu est grandeur, hauteur, puissance, force, sagesse et vérité, justice et clémence, richesse et largesse, bonté et miséricorde, fidélité et amour sans fond, vie, récompense, joie sans fin et félicité éternelle."

Mais Ruysbrœck continue à poser cette grave question: comment faire? Pour essayer de la traiter il propose trois manières d'honorer Dieu[2].

     5-2-1-Adorer, honorer, aimer

Dans la première façon d'honorer Dieu, il y a trois procédés d'union à Dieu: l'adorer, l'honorer et 1'aimer. En effet, il faut d'abord adorer Dieu, "le fixer au-dessus de la raison, en esprit, avec une grande révérence... Honorer Dieu, c'est s'abandonner et s'oublier soi-même ainsi que toute créature." Enfin, il faut "posséder Dieu, le rechercher et 1'aimer, mais 1'aimer seulement pour lui-même."

     5-2-2-Désirer, prier, réclamer

La seconde manière d'honorer Dieu, qui naît de la charité, compte aussi trois procédés: désirer, prier et réclamer; "désirer dans le cœur, prier de bouche et réclamer d'esprit." Nous devons désirer la grâce et l'aide de Dieu. La grâce de Dieu, qui nous communiquera l'esprit de la crainte filiale, nous fera demander l'esprit de piété et l'esprit de science. La piété nous fera devenir "doux, cléments, humbles et miséricordieux." L'esprit de science "nous permettra d'agir devant Dieu et aux yeux de tous les hommes avec honnêteté de mœurs, en toute sincérité de paroles et d'œuvres..."

Et nous pourrons alors plus facilement supporter la souffrance.

"Nous prierons encore notre Père céleste, afin qu'il nous donne l'esprit de force, qui nous rendra capables de vaincre tout ennemi... Nous prierons le Père des lumières et de toute vérité de nous donner l'esprit de conseil..." afin de suivre le Christ et de devenir ses vrais disciples. Et nous réclamerons l'Esprit de Sagesse "qui nous inspirera le dégoût et le mépris de tout ce qui passe. C'est alors que nous serons capables de voir, de goûter et de sentir la douceur de Dieu, qui est un abîme sans fond... Nos supplications iront vers notre Père céleste, afin qu'il nous rende semblables à lui et nous fasse suivre son Fils, pour posséder avec eux la gloire qui leur appartient dans l'unité du Saint-Esprit, éternellement et sans fin."

     5-2-3-Rendre grâces à Dieu, Le louer, Le bénir

La troisième méthode, enfin, nécessite trois exercices: rendre grâces à Dieu, Le louer et Le bénir. C'est pour nous et pour notre bonheur que le Seigneur a créé le ciel et la terre... Mais nous sommes tombés dans le péché, et pour nous en délivrer, le Père envoya son Fils qui prit notre fardeau, et se fit obéissant jusqu'à la mort, afin de nous faire vivre avec lui dans sa gloire éternellement et sans fin.

Rendre grâce à Dieu relève de la simple justice. "Nous devons encore remercier, louer et bénir notre cher Seigneur Jésus-Christ, qui est un avec le Père, de nous avoir donné et livré sa chair, son sang et sa glorieuse vie dans le saint Sacrement... En retour, nous devons offrir à notre Père son Fils blessé, martyrisé et mort par amour pour nous..."

Nous devons aussi remercier et louer Notre-Seigneur Jésus-Christ à cause de la grandeur de Marie conçue du Saint-Esprit, vierge et mère tout ensemble. "La grandeur de Marie, en vertus et en sainte vie, nul ne peut la décrire ni la rendre. D'humilité profonde, de haute pureté, d'une charité large et abondante, elle est pleine de miséricorde pour tous les pécheurs qui la supplient. Elle est la mère de toutes grâces et de toutes faveurs, notre avocate et notre médiatrice auprès de son Fils qui ne peut rien lui refuser... C'est pourquoi nous devons le remercier et le louer du grand honneur qu'il a fait à sa mère et à nous tous dans la nature humaine; car l'ingratitude fait tarir la source des grâces de Dieu."

Remercier, louer et bénir Dieu, il en sera éternellement ainsi. Déjà tous les anges et les saints dans le ciel chantent la louange éternelle de Dieu. "Tous rendent grâces à Dieu et ils l'adorent et le louent et le bénissent parce qu'il est leur Dieu, ils 1'aiment et jouissent de lui éternellement pour sa gloire."

Brusquement, Ruysbrœck interrompt sa présentation de l'Échelle d'amour et introduit une longue digression sur plusieurs nouveaux sujets consacrés aux anges, à l'humilité et à l'enseignement de Jésus. Afin de conserver l'unité de notre présent exposé, nous quittons momentanément la pensée et le raisonnement de Ruysbrœck, et nous passons directement aux sixième et septième degrés de l'Échelle d'amour.

Nous retrouverons plus loin la doctrine de Ruysbrœck sur les anges, sur l'humilité et l'enseignement de Jésus-Christ, notre modèle. Ensuite, nous nous émerveillerons des mélodies célestes qui, sur la terre, sont la mise en œuvre des vertus. Nous serons alors peut-être étonnés de constater que Ruysbrœck conclut sa très longue digression  sur les anges, l'humilité, les vertus, les mélodies célestes et le jugement par cette phrase: "Et ainsi j'en ai fini avec le cinquième degré de notre échelle céleste."

Oui, étonnant pour nous... Pourtant c'est alors seulement que Ruysbroeck abordera les sixième et septième degrés de l'échelle d'amour que nous vous présentons immédiatement.

 

6
Le sixième degré d'amour
[3]

 

Ruysbrœck admire ici les trois propriétés de l'âme contemplative, propriétés qui jaillissent de "là où nous sommes unis à Dieu": claire intuition, pureté d'esprit et de mémoire[4]: "Qui veut en faire l'expérience doit offrir à Dieu toutes ses vertus et ses bonnes œuvres, sans envisager aucune récompense. Et, par-dessus tout, il doit s'offrir lui-même et s'abandonner à la libre disposition de Dieu, pour progresser toujours, sans regarder en arrière, dans une vive révérence..." 

Celui qui veut obtenir cette grâce doit se préparer: "Sa vie extérieure et sensible doit être bien réglée et ordonnée en bonnes œuvres. Sa vie intérieure doit être remplie de grâces et de charité, riche en toutes vertus; sa mémoire exempte de soucis et de sollicitudes... entièrement délivrée de toute image; son cœur libre, ouvert et élevé au-dessus de tous les cieux; son intelligence vide de toute considération et nue en Dieu...

C'est l'habitation de Dieu en nous, où nul ne peut opérer que Dieu seul... Là, toutes choses se transforment, sont une seule vérité, une seule image dans le miroir de la sagesse de Dieu..."

Alors seulement, estime Ruysbrœck, nous avons une vie contemplative. Dans le Père nous "commençons tout bien, avec une intelligence nue, dans une vue claire, sans image.

En son Fils nous contemplons toute vérité, avec une intelligence éclairée, dans la lumière divine.

Dans le Saint-Esprit nous achevons toutes nos œuvres. Là où nous sommes ravis hors de nous avec un amour purifié devant la face de Dieu, là aussi nous sommes affranchis et vides de tout événement et de tout rêve."  (Chapitre 13)

 

7
Le septième degré d'amour
[5]

 

7-1-La béatitude immense

Le septième degré, "existe lorsque, au-dessus de toute connaissance et de tout savoir, nous découvrons en nous un non-savoir sans limite..." Nous nous perdons alors dans un éternel inconnu et nous découvrons un repos et "une béatitude immense, où nous sommes tous un, cet "un" même qui est la béatitude même dans son essence..." Et nous contemplons les esprits bienheureux "abîmés, écoulés et perdus dans leur superessence au sein d'une ténèbre qui défie toute détermination ou connaissance. Nous contemplerons le Père, le Fils et le Saint Esprit, trine en personnes, un seul Dieu en nature, qui a créé le ciel et la terre et tout ce qui existe. Nous l'aimerons, le remercierons et le louerons à tout jamais."

Ruysbrœck dit qu'en Dieu il y a "agir et être en repos." Cependant, "l'amour veut toujours agir, car il est une éternelle opération avec Dieu. Mais la jouissance réclame le repos, car c'est, au-dessus de tout vouloir et de tout désir, l'embrassement du bien-aimé par le bien-aimé, dans un amour pur et sans images; là où le Père conjointement avec le Fils s'empare de ceux qu'il aime dans l'unité de jouissance de son Esprit au-dessus de la fécondité de la nature; là où le Père dit à chaque esprit dans une complaisance éternelle : 'Je suis à toi et tu es à moi; je suis tien et tu es mien; je t'ai choisi de toute éternité.'

Il naît alors entre Dieu et ses bien-aimés une telle joie et complaisance mutuelle, que ceux-ci sont ravis hors d'eux-mêmes, se fondent et s'écoulent pour devenir en jouissance un seul esprit avec Dieu, tendant éternellement vers la béatitude infinie de son essence..."

7-2-Aimer l'amour

Ruysbrœck va encore plus loin, parlant de ceux dont les puissances sont embrasées d'une brûlante charité, et dont l'esprit est élevé à l'intelligence pure d'images. Ici la loi d'amour est à son sommet... Par le Christ qui vit en nous, Dieu le Père habite en nous, et nous en Lui, et l'Esprit-Saint crie en nous: "Aimez l'amour qui vous aime éternellement." De là naît une grande impatience intérieure, car "l'amour ne se tait pas; il crie éternellement, sans trêve: 'Aimez l'amour!'... Dieu vit en nous avec ses grâces, il nous enseigne, il nous conseille, il nous commande l'amour."

Ici Ruysbrœck est obligé de constater que ce combat est inconnu de ceux qui ne le vivent pas. Il rejoint ce qu'il avait déjà écrit dans Les noces spirituelles: "On entre dans une jouissance oisive pour sortir dans les bonnes œuvres et demeurer toujours uni à l'Esprit de Dieu... "

Et il précise: "Nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu. Il faut donc sortir dans l'œuvre de la vie sensible, puis rentrer[6] par l'amour et s'attacher à Dieu, pour lui demeurer toujours uni sans changement... Nous devons toujours monter et descendre les degrés de notre échelle céleste dans les vertus intérieures et les bonnes œuvres extérieures, selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la Sainte Église... Nous sommes morts au péché et un seul esprit avec Dieu. Là, nous naissons à nouveau du Saint-Esprit comme fils élus de Dieu[7]... Là, nous sommes tous un seul feu d'amour... Chaque esprit est un charbon ardent, que Dieu a allumé dans le feu de son amour infini..."

7-3-Dans la Sainte Trinité

Ruysbrœck tente alors de conclure par cette constatation difficile à comprendre, mais qu'il veut préciser en revenant à la Sainte Trinité: "Là, on ne nomme ni le Père, ni le Fils, ni le Saint-Esprit, ni aucune créature, mais une seule essence, qui est la substance même des personnes divines. Là, nous sommes tous réunis avant même d'être créés: c'est notre superessence... Mais dans la nature féconde, le Père est un Dieu tout-puissant, créateur et auteur du ciel et de la terre et de toutes les créatures. Et de sa propre substance il engendre son Fils, sa Sagesse éternelle, un avec lui en nature, distinct en personne, Dieu de Dieu, par qui toutes choses sont faites. Enfin, du Père et du Fils procède, dans l'unité de nature, le Saint-Esprit, la troisième personne, l'amour infini qui les tient éternellement embrassés."

Suit une véritable profession de foi: "Dieu est Unité dans sa nature, Trinité en fécondité, trois personnes réellement distinctes. Et ces trois personnes sont Unité dans la nature, Trinité dans leur fonds propre. Dans la nature féconde de Dieu, il y a trois propriétés, trois personnes distinctes de nom et de fait, dans l'unité de nature. Dans l'opération chaque personne possède en elle la nature tout entière et est ainsi le Dieu tout-puissant, en vertu de la nature et non en vertu de la distinction personnelle. Les trois personnes ont ainsi une nature indivisée et, à cause de cela, elles sont un seul Dieu en nature et non pas trois Dieux selon la distinction des personnes. Et ainsi Dieu est trois selon les noms et les personnes, et un en nature: il est Trinité dans sa nature féconde, et la Trinité est le fonds propre des personnes et Unité dans la nature.

Et cette Unité, c'est notre Père céleste, créateur tout-puissant du ciel et de la terre et de tout ce qui est... Il nous est donné de le chercher... Et par le moyen de notre vie vertueuse et de sa grâce, nous vivons en lui et lui en nous avec tous ses saints... Père et le Fils nous ont saisis, embrassés et transformés dans l'unité de leur Esprit. Là nous sommes avec les personnes divines un seul amour et une seule jouissance; et cette jouissance est consommée dans l'essence sans mode de la divinité. Là nous sommes tous avec Dieu une simple et essentielle béatitude: et là on ne nomme ni Dieu ni créature selon le mode de la personnalité. Là nous sommes tous avec Dieu..." (Chapitre 14)

 

8
Les moyens à prendre pour arriver
à une très haute contemplation

 

Nous avons vu plus haut qu'après avoir présenté le cinquième degré de l'Échelle d'Amour spirituel, Ruysbrœck s'était interrompu, au cours du chapitre 9, pour entamer un certain nombre de digressions avant de passer aux deux derniers plus hauts degrés. Revenons maintenant en arrière, là où, sans que nous comprenions vraiment pourquoi, il présente les divers chœurs des anges et leurs différentes missions; et où, ensuite,  il s'attarde sur la vertu qui pour lui est fondamentale: l'humilité, vertu que Jésus-Christ, notre exemple, a mise en œuvre d'une façon parfaite.

En effet, seule l'humilité nous permet de monter les deux derniers degrés de l'échelle d'amour, à condition de suivre également les commandements de Dieu et les conseils de Jésus. Nous sommes alors en mesure d'écouter les chœurs célestes, puis de les chanter avec les anges. Sur la terre, nous ne pouvons pas chanter ces mélodies, ou plutôt, enseigne Ruysbrœck, nos seuls couplets possibles sont de vivre pleinement l'humilité, l'abandon à la volonté de Dieu, la souffrance acceptée, et l'offrande de nos bonnes œuvres. Nous serons alors prêts pour le jugement et la béatitude éternelle totalement unis à Dieu et ravis en Lui.

8-1-Les anges

Ruysbrœck présente rapidement les neuf chœurs des anges, et leur mission auprès des hommes. La hiérachie supérieure composée des Trônes, des Chérubins et des Séraphins, sont au-dessus de notre lutte contre le péché, mais ils sont avec nous quand "nous sommes élevés vers Dieu en toute paix, contemplation et amour éternel."

La hiérarchie moyenne des anges: "les Principautés, les Puissances et les Dominations, nous est donnée pour combattre avec nous contre le démon... contre tout ce qui constitue un obstacle dans le service de Notre-Seigneur. Ils nous ordonnent et nous gouvernent, et nous aident à mener jusqu'au bout une vie intime ornée de toutes les vertus..."

L'honneur de Dieu est l'œuvre des Principautés, (quatrième chœur des anges), la gloire de Dieu est la mission des Puissances, (cinquième chœur des anges), la contemplation de Dieu la tâche des Dominations, (sixième chœur des anges).

Quand il développera l'enseignement de Jésus, Ruysbrœck n'hésitera pas à écrire: "Les anges de Dieu qui appartiennent au dernier chœur nous assistent tous les jours de notre vie, afin de pouvoir nous présenter devant la face du Seigneur, purs et sans aucune souillure de péché. C'est là le premier stade et le degré inférieur d'une vie active."

8-2-L'humilité et l'abandon à Dieu

L'homme vraiment humble "s'indigne et s'irrite contre lui-même, se sentant impuissant à faire autant de bien qu'il voudrait... Mais il ne sait et ne sent plus qu'une seule chose: louer Dieu et le servir..." Comme il ne peut y réussir, "il tombe aux pieds du Seigneur en disant: 'Seigneur, je ne puis m'acquitter envers vous, je m'abandonne moi-même et me livre entre vos mains; faites de moi tout ce que vous voudrez.' À cet humble abandon, Notre-Seigneur donne son esprit de liberté et de vérité... afin que l'homme ne mette sa complaisance qu'en Lui..."

On est là "à la racine de la charité et de toute sainteté dans la vie intérieure... Dieu répand alors sa grâce et l'homme intérieur offre en retour à Dieu toutes ses œuvres..."

Dieu peut maintenant parler à l'intime de l'âme, mais sans parole extérieure: "Chère bien-aimée, je suis tien et tu es mienne; je me donne à toi par-dessus tous mes dons, et, en retour, je te réclame et je t'attire en moi au-dessus de toutes tes bonnes œuvres..." 

L'âme sent alors un bonheur immense, infini, qu'elle ne peut comprendre, dans lequel elle s'écoule entièrement. En elle l'amour s'écrie: "Remerciez, louez, honorez votre Dieu: c'est le conseil de l'amour et son commandement." (Chapitre 9)

8-3-L'enseignement du Christ

Le Christ, pendant sa vie sur la terre, nous a enseigné deux voies qui peuvent nous conduire à la vie éternelle: les commandements de Dieu et  ses conseils. Il nous dit: "Vous devez tout abandonner si vous voulez croître dans la vie intime. Si vous en êtes capable, vous devenez alors disciple du Christ et pauvre en esprit..." Nous pouvons alors suivre le Christ.  Mais le Christ dit encore: "Qui veut venir après moi, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive... Si donc nous voulons, à notre tour, être parfaits dans la charité et dans la vie intime, il faut nous abandonner entièrement nous-mêmes à la très chère volonté de Dieu..." C'est alors seulement notre charité sera parfaite envers Dieu et envers le prochain.

Ruysbrœck pense aussi à tous ceux qui n'étant pas religieux, peuvent cependant atteindre des niveaux élevés sur les chemins qui mènent à Dieu. Il écrit: "Mais il est aussi une voie commune pour aller vers Dieu: c'est celle des commandements du Seigneur. Le Christ dit, en effet: 'Si vous voulez être sauvé, observez les commandement.' Et il dit encore: 'Si vous observez mes commandements, vous demeurerez dans mon amour...' Car aimer, poursuit Ruysbrœck, c'est le premier et le plus grand des commandements, et personne ne peut aimer s'il ne vit dans la foi chrétienne. À celui qui croit, tout est possible..."

Pourtant, ce n'est pas tout: Il faut aussi régler sa vie sur les commandements de Dieu et "fuir les sept péchés capitaux... jeûner et observer les fêtes... être empressé à toutes bonnes œuvres..." et par-dessus tout: être fidèle à Dieu. Cela, c'est le premier stade de "la vie active." Le second stade, voie plus élevée dans la vie active, c'est la patience qui ne sait nuire à personne, car elle naît de la charité. L'homme patient "vit dans la paix de Dieu. Il est humble, doux et obéissant, bienveillant, affable et courtois, simple, sans feinte, prêt à tout supporter, plein de souplesse enfin à l'endroit de tout bien..."

L'homme qui a atteint ce deuxième stade de la vie active, ressemble alors aux archanges, le deuxième chœur, qui président "à tous les anges de l'ordre inférieur dans la première hiérarchie... Il y a, enfin, un troisième stade, où toute vie active agréable à Dieu arrive à son plein achèvement."

Ruysbrœck se résume afin d'être plus clair: "Voyez: lorsqu'un homme simple observe la loi et les commandements, parce que Dieu le veut et l'ordonne, et non pas par coutume ni par nécessité, il est juste et agréable à Dieu dans le degré le plus humble de vie."

Pour nous, quelle leçon d'humilité! Et Ruysbrœck de poursuivre: "Puis, lorsque l'homme s'élève et devient orné intérieurement de vertus nombreuses... il est alors beaucoup plus agréable à Dieu que le commun des hommes dans le chœur inférieur... Et lorsqu'il porte ses regards et les fixe sur son Dieu avec confiance et dans la foi chrétienne... il possède alors le troisième stade, où toute vie active se consomme. On y ressemble vraiment aux anges du troisième chœur dans la hiérarchie inférieure, qui portent le nom de Vertus."

Ruysbrœck conclut son exposé: "Voilà donc une vie active parfaite, composée de trois stades qui nous mènent à la vie éternelle et de plus en plus haut, selon que nous profitons des grâces et suivant notre mérite devant la face de Dieu."

8-4-Les obstacles

Mais attention! Il y a beaucoup d'écueils sur le chemin de la haute contemplation... Aussi Ruysbrœck met-il en garde ses lecteurs contre ceux qui se trompent sur eux-mêmes. On rencontre beaucoup de gens "remplis de complaisance pour eux-mêmes... qui ne sont ni détachés d'eux-mêmes, ni mortifiés dans leur vie... Ils peuvent être doués d'intelligence et de raison subtile, mais ils se complaisent en eux-mêmes et cherchent à plaire aux hommes, et c'est là se détourner de Dieu et la racine principale de tout péché.

De tels hommes cherchent à s'élever au-dessus des autres... Ils ne veulent se soumettre sincèrement à personne... et ils veulent toujours avoir raison vis-à-vis de leurs contradicteurs. Ils se vexent facilement, ils sont mécontents, irascibles, susceptibles, mauvais, durs et hautains dans leurs paroles, dans leurs actes et dans leur attitude... Il est impossible de vivre en paix avec eux... car ils ne pensent qu'à épier et juger tout le monde, mais non pas leur propre personne... Ils prennent volontiers la parole parmi les gens de bien, se croyant autorisés à parler devant tous, sages qu'ils sont, à leurs yeux, au-dessus de tous. Sous une attitude humble, ils cachent leur orgueil, et leur haine prend des apparences de justice... Ils craignent de devenir pauvres, misérables et méprisés, vieux et malades..."

Malheureusement il n'y a pas que les gens du monde à agir ainsi, et Ruysbrœck gémit: "On rencontre jusque dans les ordres et dans l'état religieux des gens de cette sorte, tout pleins encore de leur volonté propre et immortifiés en eux-mêmes; ils craignent que quelque supérieur ou prélat n'entre dans leur vie, ne les gêne et n'ait pas pour eux assez d'estime, et ils pensent qu'ils ne pourraient pas supporter chose semblable... ils croient gouverner et ordonner toutes choses mieux et plus sagement que personne... Les louanges données aux autres leur sont pénibles, car ils s'en croient moins estimés..."

Ruysbrœck stigmatise aussi ceux qui refusent Dieu et ses commandements, et il a parfois des remarques très dures. Ainsi, il écrit parfois: "L'incroyant est un charbon d'enfer." Il peut dès lors conseiller:  "Ainsi donc que chacun s'éprouve, qu'il examine et juge son esprit et ses penchants naturels, afin de voir s'il ne sent ou ne trouve en lui quelque chose qu'il doive éliminer et vaincre pour acquérir la vraie sainteté."

Incontestablement on ne peut que louer l'expérience et la sagesse de Ruysbrœck.

8-5-Les mélodies célestes

Tous les saints et mystiques ont parlé des chœurs des anges, des mélodies célestes des anges et des saints. Mais leurs chants, leurs concerts étaient seulement les louanges qu'ils adressaient à Dieu. Certaines oreilles mystiques ont pu "entendre" ces merveilleuses hymnes, si harmonieuses, si parfaites, si joyeuses et si contemplatives en même temps. D'une manière étonnante, Ruysbrœck transpose ces mélodies aux œuvres terrestres. Et voici que les chants du ciel sont aussi nos relations d'amour envers Dieu et notre prochain, nos œuvres humaines que Dieu aime quand elles sont très pures. Ruysbrœck écrit:

 

– "Le premier mode de chant céleste, c'est l'amour envers Dieu et envers le prochain." Ce chant, c'est Jésus-Christ qui nous l'apprend, car dès l'instant de sa venue sur la terre, Il chantait la gloire de son Père, et la paix à tous les hommes de bonne volonté: "Aimer Dieu et aimer le prochain en vue de Dieu, à cause de Dieu et en Dieu, voilà, en effet, ce qui peut être chanté de plus sublime et de plus joyeux au ciel et sur la terre." C'est le saint-Esprit qui nous donne cette science. Après nous l'avoir appris, le Christ l'entonne. "Et nous tous, de tout notre pouvoir, nous chanterons à sa suite, tant ici-bas qu'au milieu du chœur de la gloire de Dieu. Ainsi l'amour vrai et sans feinte est le chant commun qu'il nous faut connaître tous pour faire partie du chœur des anges et des saints dans le royaume de Dieu."

 

        – Le deuxième mode, c'est l'humilité sincère: "C'est elle qui constitue la teneur et les finales de tout chant céleste, demeurant en harmonie avec toutes les vertus... C'est la voix la plus douce qui puisse se chanter devant la face de Dieu." Comme le Fils de Dieu s'est humilié et a revêtu la forme d'esclave, nous "devons nous renier et mépriser nous-même, aimer et désirer le mépris, le dédain et l'oubli de tous les autres hommes... L'humilité est le don le plus élevé et le joyau le plus beau que Dieu puisse donner à l'âme aimante, en dehors de lui-même..."

 

        – Le troisième mode de chant céleste consiste à renoncer à notre volonté propre, donc à nous abandonner à la "chère volonté de Dieu..." Malgré les peines que cela suppose, "l'esprit qui fait volontairement une telle offrande est dans la joie." La nature pleure à cause de la souffrance, et pourtant elle chante la douce mélodie qui n'appartient qu'aux hommes, et pas aux anges. Avec le Christ, notre professeur, nous "la chanterons tous, cette douce mélodie, remerciant et louant le Père céleste qui nous l'a envoyée." Comme et avec le Christ, nous devons, à son exemple, souffrir pour monter dans la gloire du Père.

 

         -"Vient enfin le quatrième mode de chant céleste, le plus intime, le plus noble, le plus élevé, qui consiste à défaillir dans la louange de Dieu..." À ses bien-aimés, Dieu "donne libéralement sa grâce, ses dons et ses bienfaits... En retour il exige de chacun qu'il lui rende, en actions de grâces, en louanges et en exercice de toutes bonnes œuvres... Car la grâce divine n'est pas donnée inutilement... Notre Père céleste... libéral et avide... veut se donner à nous tout entier, lui et tout ce qu'il est; mais en retour il réclame que nous nous donnions à lui pleinement, avec tout ce que nous sommes. Ainsi son intention et sa volonté sont-elles que nous soyons totalement siens..."

8-6-L'union à Dieu avec ou sans intermédiaire

Certes, "nous ne pouvons devenir Dieu, mais nous lui sommes unis, tout à la fois par intermédiaire et sans intermédiaire. L'intermédiaire pour l'union, c'est la grâce et nos bonnes œuvres.. Notre amour pour Dieu, en effet, est l'œuvre la plus haute et la plus noble dont nous puissions avoir conscience entre nous et Dieu. L'Esprit divin, de son côté, réclame de notre esprit que nous aimions Dieu, que nous lui rendions grâces et que nous chantions ses louanges selon sa noblesse et sa suprême dignité; et là viennent défaillir tous les esprits aimants tant au ciel qu'en terre. Ils s'épuisent et tombent tous sans force devant cette hauteur infinie de Dieu. C'est l'intermédiaire le plus noble et le plus élevé qui puisse être entre nous et Dieu: la grâce de Dieu y est dans sa perfection avec toutes les vertus."

Nous pouvons aussi être unis à Dieu sans intermédiaire, "au-dessus de la grâce et de toute vertu, là où nous portons son image à la cime même de notre nature créée... Lui demeurant à jamais semblables en grâce et en gloire..." Ces notions sont difficiles à comprendre. Heureusement Ruysbrœck ajoute: "L'unité vivante avec Dieu est dans notre essence même: nous ne pouvons ni la comprendre, ni l'atteindre, ni la saisir..." Dans le sanctuaire tranquille du repos de notre être, "l'Esprit du Seigneur se repose et demeure en nous avec tous ses dons... Il réclame de nous le repos et l'unité avec lui au-dessus de toute vertu. De là vient que nous ne pouvons pas demeurer en nous-mêmes avec nos bonnes œuvres, ni au-dessus de nous avec Dieu dans l'état de repos et c'est là le jeu le plus intime de l'amour..."

L'Esprit du Seigneur est repos et fruition du Père et du Fils et de tous ses bien-aimés. "Cette fruition est au-dessus de nos œuvres; nous ne pouvons la comprendre."

Ruysbrœck rejoint ici le quatrième mode de chant céleste, le plus noble qui puisse être chanté au ciel et sur la terre. Pourtant, ajoute notre auteur, "ni Dieu, ni les anges, ni les âmes ne chantent avec une voix corporelle, car ils sont esprits. Ils n'ont ni oreilles, ni bouche, ni langue, ni gosier, ni gorge, pour former un chant..."

Cependant l'Écriture rapporte des cas où Dieu parla directement à des hommes: Abraham, Moïse, les prophètes; même l'ange Gabriel apporta à Notre-Dame le message qu'elle concevrait le Fils de Dieu par la vertu de l'Esprit-Saint. Les esprits peuvent donc se montrer aux hommes... "Oui, mais seulement autant qu'il plaît à Dieu de le permettre. Cependant, dans la vie éternelle ceci ne sera pas nécessaire. Car nous contemplerons alors avec les yeux de l'intelligence la gloire de Dieu..."

8-7-Que se passera-t-il le jour du jugement?

"Au jugement de Dieu, nous ressusciterons avec nos corps glorieux... et chacun aura sa marque spéciale en honneur et en gloire... Et le Christ, notre chantre et maître de chœur, chantera de sa voix triomphante et douce un cantique éternel, c'est-à-dire louange et honneur à son Père céleste. Et tous nous chanterons ce même cantique d'un esprit joyeux et d'une voix claire, éternellement et sans fin... Nous entendrons, dirons et chanterons la louange de Notre-Seigneur avec des voix sans défaillance. nous contemplerons tous les corps glorieux... et notre vie sensible sera toute remplie extérieurement et intérieurement de la gloire de Dieu..."

Ruysbrœck conclut: "Nos corps et nos sens, avec lesquels nous servons Dieu maintenant, seront glorifiés et béatifiés, de cette même gloire dont brille le corps du Christ, pour le service dont il s'est acquitté envers Dieu et envers nous-mêmes. Nos âmes... seront alors des esprits bienheureux et glorieux, comme sont bienheureux et glorieux l'âme du Christ, les anges et tous les esprits, qui aiment, remercient et louent Dieu. Et par le Christ nous serons ravis en Dieu et nous serons un avec lui dans la fruition et dans la béatitude éternelle."

Curieusement, nous l'avons mentionné plus haut, alors que Ruysbrœck paraît nous avoir montré les plus hauts sommets de l'union à Dieu, il conclut sa longue digression sur les anges, l'humilité, les mélodies célestes et le jugement, par cette phrase: "Et ainsi j'en ai fini avec le cinquième degré de notre échelle céleste." Ruysbroeck traitera alors des sixième et septième degrés de l'Échelle d'amour que nous avons présentés plus haut.

Remarque: Le lecteur ne doit pas être étonné par le fait que nous ne suivions pas, pas à pas, les textes Ruysbrœck. Si nous avons modifié la présentation de ses textes, c'est afin de les rendre plus compréhensibles aux lecteurs du XXIe siècle.


[1] Les moines de Wisques indiquent que le cinquième degré d'amour correspond à la voie illuminative. Si, en effet, le premier degré appartient aux commençants, le second, le troisième et le quatrième à ceux qui progressent par la voie purgative, le cinquième achemine, par la voie illuminative, vers le sommet de la perfection.
[2] Voir Les sept degrés de l'Échelle d'amour, les chapitres 6 à 8.
[3] L'âme contemplative, dont il est parlé ici, n'est pas au sommet de la contemplation; elle est seulement introduite dans l'union sans intermédiaire. Tout ce sixième degré précède la pénétration jusqu'à l'essence sans mode de Dieu, pénétration qui fera l'objet du septième degré d'amour.
[4] Selon les moines de Wisques, la claire intuition se rapporte à l'intelligence, la pureté d'esprit à la volonté et celle de la mémoire à l'affranchissement de la haute mémoire. Ceci est également décrit au ch. 17 du Miroir du salut éternel.
[5] Ici Ruysbrœck s'occupe de la jouissance, qui consiste dans l'union avec l'essence divine qui est, pour l'âme aimante, la béatitude immense où nous sommes tous un.
[6] Ces termes: "sortir" et "entrer" sont très utilisés dans Les Noces spirituelles.
[7] Conformément à la doctrine souvent exposée par Ruysbrœck, le labeur surnaturel de la vie vertueuse ou active, tend toujours vers le repos de la vie contemplative. Le labeur fait ressembler à Dieu, qui opère sans cesse dans sa nature féconde. Le repos de jouissance unit à lui dans la béatitude la plus simple, où Ruysbrœck envisage Dieu dans le repos de son unité. Les moines de Wisques rappellent que les termes employés par Ruysbrœck doivent être pesés avec le plus grand soin, afin de ne leur point donner couleur de panthéisme ou de quiétisme. Il faut se souvenir que Ruysbrœck fut affronté à des hérésies, celle de la femme Bloemardinne, par exemple, qu'il chercha à révéler et à combattre.

VOIR : F - Les Sept clôtures

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