

PREMIERE PARTIE
Les Principes
CHAPITRE II
Nature de la vie chrétienne
88. La vie surnaturelle étant une
participation à la vie de Dieu, en vertu des mérites de Jésus-Christ, se définit
parfois la vie de Dieu en nous ou la vie de Jésus en nous. Ces expressions sont
justes, si on a soin de les bien expliquer, de manière à éviter toute trace de
panthéisme. Nous n'avons pas en effet une vie identique à celle de Dieu ou de
Notre Seigneur, mais une similitude de cette vie, une participation finie, bien
que réelle, à cette vie.
Nous pouvons donc la définir : une participation à la vie divine, conférée par
le Saint Esprit habitant en nous, en vertu des mérites de Jésus Christ, et que
nous devons cultiver contre les tendances opposées.
89. On le voit donc, la vie surnaturelle est une vie où Dieu a le rôle principal
et nous le rôle secondaire. C'est Dieu, le Dieu de la Trinité (qu'on appelle
aussi le Saint Esprit), qui vient lui-même nous conférer cette vie, puisque lui
seul peut nous faire participer à sa propre vie. Il nous la communique en vertu
des mérites de Jésus Christ (n° 78), qui est la cause méritoire, exemplaire et
vitale de notre sanctification. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous, que
Jésus vit en nous ; mais notre vie spirituelle n'est pas identique à celle de
Dieu ou à celle de Notre Seigneur ; elle en est distincte, et n’est que
semblable à l'une et à l'autre. Notre vie à nous consiste à utiliser les dons
divins pour vivre en Dieu et pour Dieu, pour vivre en union avec Jésus et en
l'imitant ; et, comme la triple concupiscence demeure en nous (n° 83), nous ne
pouvons vivre qu'à la condition de la combattre avec acharnement ; comme, par
ailleurs, Dieu nous a dotés d'un organisme surnaturel, nous devons le faire
croître par les actes méritoires, et la fervente réception des Sacrements.
Tel est le sens de la définition que nous venons de donner ; le chapitre tout
entier n'en sera que l'explication et le développement, et nous permettra de
tirer des conclusions pratiques sur la dévotion à la Sainte Trinité, la dévotion
et l'union au Verbe Incarné, et même la dévotion à la Sainte Vierge et aux
Saints qui découlent de leurs rapports avec le Verbe Incarné.
Bien que l'action de Dieu et l'action de l'âme se développent parallèlement dans
la vie chrétienne, nous traiterons pour plus de clarté, en deux articles
successifs, du rôle de Dieu et du rôle de l'homme.
Dieu agit en nous
1° Par lui-même Il habite en nous : d’où dévotion à la Ste Trinité
Il nous dote d’un organisme surnaturel
2° Par son Verbe Incarné qui est principalement Cause méritoire de notre vie
Cause exemplaire de notre vie
Cause vitale de notre vie
D’où dévotion au Verbe incarné
3° Par Marie qui est secondairement Cause méritoire de notre vie
Cause exemplaire de notre vie
Cause distributrice de grâces
D’où dévotion à Marie
4° Par les Saints et les Anges Images vivantes de Dieu : les vénérer
Intercesseurs : les invoquer
Modèles : les imiter
Nous vivons et agissons pour Dieu
1° En luttant contre la concupiscence
le monde
le démon
2° En sanctifiant nos actions Leur triple valeur
Conditions du mérite
Moyen de rendre nos actes plus méritoires
3° En recevant dignement les sacrements La grâce sacramentelle
La grâce spéciale de la Pénitence et de l’Eucharistie
ART. I. DU RÔLE DE DIEU DANS LA VIE CHRÉTIENNE
Dieu agit en nous soit par
lui-même, soit par le Verbe Incarné, soit par l'intermédiaire de la Sainte
Vierge, des Anges et des Saints.
§ I. Du rôle de
la Sainte Trinité
90. Le premier principe, la cause
efficiente principale et la cause exemplaire de la vie surnaturelle en nous,
n'est autre que la Sainte Trinité, ou, par appropriation, le Saint Esprit. Car,
bien que la vie de la grâce soit l'œuvre commune des trois divines personnes,
puisqu'elle est une œuvre ad extra, on l'attribue cependant spécialement au
Saint Esprit parce que c'est une œuvre d'amour.
Or cette adorable Trinité contribue à notre sanctification de deux façons : elle
vient habiter notre âme, et y produit un organisme surnaturel, qui, en
surnaturalisant cette âme, lui permet de faire des actes déiformes.
I. L’habitation
du Saint Esprit dans l’Ame
91. Puisque la vie chrétienne est
une participation à la vie même de Dieu, il est évident que lui seul peut nous
la conférer. Il le fait en venant habiter dans nos âmes et en se donnant à nous
tout entier pour que nous puissions lui rendre nos devoirs, jouir de sa présence
et nous laisser conduire par lui avec docilité pour pratiquer les dispositions
et vertus de Jésus Christ : c'est ce que les théologiens appellent la grâce
incréée. Nous verrons 1° comment les trois divines personnes vivent en nous ; 2°
et comment nous devons nous comporter à leur égard.
1° Comment les
divines personnes habitent en nous
92. Dieu, nous dit saint Thomas,
est naturellement dans les créatures de trois manières différentes : par sa
puissance, en ce sens que toutes les créatures sont soumises à son empire ; par
sa présence, en tant qu'il voit tout, jusqu'aux plus secrètes pensées de notre
âme « omnia nuda et aperta sunt oculis ejus » ; par son essence, puisqu'il agit
partout et que partout il est la plénitude de l'être et la cause première de
tout ce qu'il y a de réel dans les créatures, leur communiquant sans cesse non
seulement le mouvement et la vie, mais l'être lui-même (Act., XVII, 28).
Mais sa présence en nous par la grâce est d'un ordre bien supérieur et plus
intime. Ce n'est pas seulement la présence du Créateur et du Conservateur qui
soutient les êtres qu'il a créés ; c'est la présence de la Très Sainte et Très
Adorable Trinité telle que la foi nous la révèle : le Père vient en nous et
continue d'y engendrer son Verbe ; avec lui nous recevons le Fils, parfaitement
égal au Père, son image vivante et substantielle, qui ne cesse d'aimer
infiniment son Père comme il en est aimé ; de cet amour mutuel jaillit le Saint
Esprit, personne égale au Père et au Fils, lien mutuel entre les deux, et
cependant distinct de l'un et de l'autre. Que de merveilles se renouvellent dans
une âme en état de grâce !
Ce qui caractérise cette présence, c'est que Dieu non seulement est en nous,
mais se donne à nous pour que nous puissions jouir de lui. Selon le langage de
nos saints Livres, nous pouvons dire que, par la grâce, Dieu se donne à nous
comme père, comme ami, comme collaborateur, comme sanctificateur, et qu'ainsi il
est vraiment le principe même de notre vie intérieure, sa cause efficiente et
exemplaire.
93. A) Dans l'ordre de la nature, Dieu est en nous comme créateur et souverain
maître, et nous ne sommes que ses serviteurs, sa propriété, sa chose. Mais dans
l'ordre de la grâce, il se donne à nous comme notre Père, et nous sommes ses
enfants adoptifs ; privilège merveilleux qui est la base de notre vie
surnaturelle. C'est ce que répètent constamment saint Paul et saint Jean : « Non
enim accepistis spiritum servitutis iterum in timore, sed accepistis spiritum
adoptionis filiorum, in quo clamamus Abba (Pater). Ipse enim Spiritus
testimonium reddit spiritui nostro quod sumus filii Dei. » (Rom., VIII, 15-16).
Dieu nous adopte donc pour ses enfants, et cela d’une façon beaucoup plus
parfaite que les hommes ne le font par l’adoption légale. Ceux-ci peuvent bien
sans doute transmettre à des fils adoptifs leur nom et leurs biens, mais non
leur sang et leur vie. « L'adoption légale, dit avec raison le cardinal Mercier
(La vie intérieure, éd. 1909, p. 405), est une fiction. L'enfant adopté est
considéré par les parents adoptifs comme s'il était leur enfant et reçoit d'eux
l'héritage auquel aurait eu droit le fruit de leur union; la société reconnaît
cette fiction et en sanctionne les effets ; néanmoins l'objet de la fiction ne
se transforme pas en réalité... La grâce de l'adoption divine n'est pas une
fiction... elle est une réalité. Dieu accorde à ceux qui ont foi à son Verbe la
filiation divine, dit saint Jean : « Dedit eis potestatem filios Dei fieri, qui
credunt in nomine ejus » (Joan., I, 12). Cette filiation n'est pas nominale,
elle est effective : « Ut filii Dei nominemur et simus ». Nous entrons en
possession de la nature divine, « divinæ consortes naturæ ».
94. Sans doute cette vie divine n'est en nous qu'une participation, « consortes
», une similitude, une assimilation qui fait de nous non pas des dieux, mais des
êtres déiformes. Il n'en est pas moins vrai que c'est, non une fiction, mais une
réalité, une vie nouvelle, non pas égale, mais semblable à celle de Dieu, et
qui, au témoignage de nos Saints Livres, suppose une nouvelle génération ou
régénération : « Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritu Sancto... per
lavacrum regenerationis et renovationis Spiritus Sancti… regeneravit nos in spem
vivam... voluntarie enim genuit nos verbo veritatis » (Joan., III, 5 ; Tit., III,
5 ; I Petr., I, 3 ; Jac., I, 18). Toutes ces expressions nous montrent que notre
adoption n'est pas purement nominale, mais vraie et réelle, bien que très
distincte de la filiation du Verbe incarné. C'est pour cela que nous devenons
héritiers de plein droit du royaume céleste, cohéritiers de celui qui est notre
frère aîné (Rom., VIII, 17 ; VIII, 29). N’est-ce pas le cas de redire la parole
si touchante de saint Jean : « Videte qualem caritatem dedit nobis Pater, ut
filii Dei nominemur et simus » (I Joan., III, 1).
Dieu aura donc pour nous le dévouement, la tendresse d'un père. Il se compare
lui-même à une mère qui ne peut jamais oublier son enfant (Is., XLIX, 15).
Certes il l'a bien montré, puisque, pour sauver ses enfants déchus, il n'a pas
hésité à donner et à sacrifier son Fils unique (Joan., III, 16). C'est ce même
amour qui le porte à se donner tout entier, dès maintenant et d’une façon
habituelle, à ses enfants adoptifs, en habitant dans leur cœur : « Si quis
diligit me, sermonem meum servabit, et Pater meus diliget eum, et ad eum
veniemus, et mansionem apud eum faciemus » (Joan., XIV, 23). Il habite donc en
nous comme un Père très aimant et très dévoué.
95. B) Il se donne aussi à titre d'ami. L'amitié ajoute aux relations de père et
de fils une certaine égalité, « amicitia æquales accipit aut facit », une
certaine intimité, une réciprocité qui entraîne les plus douces communications.
Or ce sont bien des relations de ce genre que la grâce met entre Dieu et nous :
sans doute quand il s'agit de Dieu et de l'homme il ne peut être question
d'égalité vraie, mais d'une certaine similitude qui suffit à établir une
véritable intimité. Dieu nous livre en effet ses secrets ; il nous parle non
seulement par son Eglise, mais aussi d'une façon intérieure par son Esprit
(Joan., XIV, 26). Aussi, à la dernière Cène, Jésus déclare à ses apôtres que
désormais ils ne seront plus ses serviteurs, mais ses amis, parce qu'il n'aura
plus de secrets pour eux (Joan., XV, 15). Ce sera une douce familiarité qui
présidera désormais à leurs rapports, cette familiarité qui existe entre amis
quand ils prennent un repas en tête-à-tête : « Voici que je me tiens à la porte
et frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai avec lui,
je souperai avec lui et lui avec moi » (Apoc., III, 20). Admirable intimité que
nous n'eussions jamais osé ambitionner, si l'Ami divin n'avait pas pris lui-même
les devants ! Et cependant cette intimité s'est réalisée et se réalise encore
chaque jour, non pas seulement chez les saints, mais dans les âmes intérieures
qui consentent à ouvrir la porte de leur âme à l'hôte divin. C'est ce que nous
atteste l'auteur de l’Imitation quand il décrit les fréquentes visites de
l'Esprit Saint aux âmes intérieures, les douces conversations qu'il entretient
avec elles, les consolations et les caresses dont il les comble, la paix qu'il
fait régner en elles, l'étonnante familiarité avec laquelle il les traite (Imit.,
1., II, c.I, v.I). Du reste, la vie des mystiques contemporaines, de la
Bienheureuse sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, de sœur Elisabeth de la Trinité, de
Gemma Galgani et de tant d'autres nous montrent que ces paroles de l'Imitation
se réalisent tous les jours. Il est donc bien vrai que Dieu vit en nous comme un
ami intime.
96. c) Il n'y reste pas oisif ; il y agit comme le plus puissant des
collaborateurs. Sachant bien que, de nous-mêmes nous ne pouvons cultiver cette
vie surnaturelle qu'il met en nous, il supplée à notre impuissance en
collaborant avec nous par la grâce actuelle. Avons-nous besoin de lumière pour
percevoir les vérités de la foi qui désormais guideront nos pas ? C'est lui, le
Père des lumières, qui viendra éclairer notre intelligence sur notre fin
dernière et les moyens de l'atteindre, lui qui nous suggérera de bonnes pensées
inspiratrices des bonnes actions. Avons-nous besoin de force pour vouloir
sincèrement orienter notre vie vers notre fin, pour le vouloir énergiquement et
constamment ? C'est lui qui nous donnera ce concours surnaturel qui nous permet
de vouloir et d’accomplir nos résolutions (Philip., II, 13). S’il s’agit de
combattre nos passions ou de les discipliner, de vaincre les tentations qui
parfois nous obsèdent, c'est lui encore qui nous donnera la force d'y résister
et d'en tirer parti pour nous affermir dans la vertu (I Cor., X, 13). Quand,
fatigués de faire le bien, nous serons portés au découragement et aux
défaillances, il s'approchera de nous pour nous soutenir et assurer notre
persévérance : « Celui qui a commencé en vous l’œuvre de votre sanctification la
perfectionnera jusqu’au jour du Christ Jésus » (Philip., I, 6). En un mot, nous
ne serons jamais seuls, même alors que, privés de consolation, nous nous
croirons abandonnés : la grâce de Dieu sera toujours avec nous, pourvu que nous
consentions à travailler avec elle (I Cor., XV, 10). Appuyés sur ce tout
puissant collaborateur, nous serons invincibles car nous pouvons tout en celui
qui nous fortifie (Philip., IV, 13).
97. d) Ce collaborateur est en même temps un sanctificateur : en venant habiter
note âme, il la transforme en un temple saint orné de toutes les vertus (I Cor.,
XV, 10). Le Dieu qui vient en nous par la grâce, ce n’est pas en effet le Dieu
de la nature, mais le Dieu vivant, la Trinité Sainte, source infinie de vie
divine et qui ne demande qu’à nous faire participer à sa sainteté ; parfois sans
doute cette habitation est attribuée au Saint-Esprit, par appropriation, parce
qu'elle est une œuvre d'amour, mais, comme elle est une œuvre ad extra, elle est
commune aux trois divines personnes. Voilà pourquoi saint Paul nous appelle
indifféremment les temples de Dieu et les temples du Saint-Esprit (I Cor., III,
16).
Notre âme devient donc le temple du Dieu vivant, une enceinte sacrée, réservée à
Dieu, un trône de miséricorde, où il se plaît à distribuer ses faveurs célestes,
et qu’il orne de toutes les vertus. Nous décrirons bientôt l’organisme
surnaturel dont il nous dote. Mais il est évident que la présence en nous du
Dieu trois fois saint, telle que nous venons de la décrire, ne peut être que
sanctifiante, et que l'Adorable Trinité vivant et agissant en nous est bien le
principe de notre sanctification, la source de notre vie intérieure. Elle en est
aussi la cause exemplaire, puisque, fils de Dieu par adoption, nous devons
imiter notre Père. C'est du reste ce que nous comprendrons mieux en expliquant
comment nous devons nous comporter à l'égard des trois divines personnes
habitant en nous.
2° Nos devoirs à
l’égard de la Sainte Trinité vivant en nous
98. Quand on possède en soi un
trésor aussi précieux que la Trinité Sainte, il faut y penser souvent, «
ambulare cum Deo intus ». Or cette pensée fait naître trois sentiments
principaux : l'adoration, l'amour et l'imitation.
99. A) Le premier sentiment qui jaillit comme spontanément du cœur, c’est celui
de l'adoration : « Glorificate et portate Deum in corpore vestro. » (I Cor., VI,
20). Comment, en effet, ne pas glorifier, bénir, remercier cet hôte divin qui
transforme notre âme en un véritable sanctuaire ? Quand Marie eut reçu en son
chaste sein le Verbe incarné, sa vie ne fut plus qu'un acte perpétuel
d'adoration et de reconnaissance ; tels sont aussi, bien qu'à un degré moindre,
les sentiments d'une âme qui prend conscience de l'habitation du Saint-Esprit en
elle : elle comprend qu'étant le temple de Dieu, elle doit sans cesse s'offrir
comme une hostie de louange à la gloire des trois divines personnes.
a) Au commencement de ses actions, en faisant le signe de la croix in nomine
Patris et Filii et Spiritus Sancti, elle leur consacre chacune de ses actions ;
en les terminant, elle reconnaît que tout ce qu'elle a fait de bien doit leur
être attribué : Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto.
b) Elle aime à redire les prières liturgiques qui célèbrent leurs louanges : le
Gloria in excelsis Deo, qui exprime si bien tous les sentiments de religion à
l’égard des divines personnes et surtout du Verbe incarné ; le Sanctus, qui
proclame la sainteté divine ; le Te Deum, qui est l'hymne de la reconnaissance.
c) En face de cet hôte divin, si bienveillant sans doute, mais qui ne cesse
d’être Dieu, elle reconnaît humblement son entière dépendance de Celui qui est
son premier principe et sa dernière fin, son incapacité à le louer comme il le
mérite, et, dans ce sentiment, elle s'unit à l'Esprit de Jésus qui seul peut
rendre à Dieu la gloire à laquelle il a droit : « C'est l'Esprit qui vient en
aide à notre faiblesse, car nous ne savons pas ce que nous devons, selon nos
besoins, demander dans nos prières ; mais l'Esprit lui-même prie pour nous avec
des gémissements inénarrables. » (Rom., VIII, 26).
100. B) Après avoir adoré Dieu et proclamé son néant, l'âme se laisse aller aux
sentiments de l'amour le plus confiant. Tout infini qu'il soit, il s'abaisse
vers nous comme le père le plus aimant vers son fils et nous invite à l'aimer, à
lui donner notre cœur (Prov., XXIII, 26). Cet amour, il a le droit de l'exiger
impérieusement ; mais il préfère nous le demander doucement, affectueusement,
pour qu'il y ait, pour ainsi dire, plus de spontanéité dans notre réponse, plus
d'abandon filial dans notre recours à lui. Comment ne pas répondre à tant de
prévenances délicates, à des sollicitudes si maternelles par un amour confiant ?
Ce sera un amour pénitent, pour expier nos trop nombreuses infidélités dans le
passé et dans le présent, un amour reconnaissant, pour remercier cet insigne
bienfaiteur, ce collaborateur dévoué qui travaille notre âme avec tant
d'assiduité ; mais surtout un amour d'amitié qui nous fera converser doucement
avec le plus fidèle et le plus généreux des amis, et épouser tous ses intérêts,
procurer sa gloire, faire bénir son saint nom. Ce ne sera donc pas un simple
sentiment affectueux, ce sera un amour généreux, allant jusqu'au sacrifice, à
l'oubli de soi, au renoncement à la volonté propre par la soumission aux
préceptes et aux conseils divins.
101. C) Cet amour nous conduira donc à l'imitation de l'adorable Trinité, dans
la mesure où elle est compatible avec la faiblesse humaine. Fils adoptifs d'un
Père très saint, temples vivants du Saint-Esprit, nous comprenons mieux la
nécessité de respecter et notre corps et notre âme. C'était la conclusion que
l'Apôtre inculquait à ses disciples : « Ne savez-vous donc pas que vous êtes le
temple de Dieu et que l'Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu'un souille le
temple de Dieu, Dieu le détruira ; car le temple de Dieu est saint ; et ce
temple c’est vous. » (I Cor., III, 16-17). L'expérience prouve qu'il n'est pas,
pour les âmes généreuses, de motif plus puissant que celui-là pour les détourner
du péché et les exciter à la pratique des vertus ; ne faut-il pas en effet
purifier et orner sans cesse un temple où réside le Dieu trois fois saint ? Du
reste, quand Notre-Seigneur veut nous proposer un idéal de perfection, il ne va
pas le chercher en dehors de la sainte Trinité : « Soyez parfaits, dit-il, comme
votre Père céleste est parfait (Matth., V, 48). De prime abord, cet idéal semble
trop élevé ; mais quand nous nous rappelons que nous sommes les fils adoptifs du
Père, et qu'il vit en nous pour y imprimer son image et collaborer à notre
sanctification, nous comprenons que noblesse oblige et que c'est un devoir de
nous rapprocher sans cesse des divines perfections. C'est surtout pour pratiquer
la charité fraternelle que Jésus nous demande d'avoir devant les yeux ce modèle
parfait qu'est l'indivisible unité des trois divines personnes : « Pour que tous
soient un, comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, pour que, eux
aussi, ils soient un en nous » (Joan., XVII, 21). Prière touchante, dont saint
Paul se fera un jour l'écho, en suppliant ses chers disciples de ne pas oublier
qu'étant un seul corps et un seul esprit, n'ayant qu'un seul et même Père qui
habite en tous les justes, ils doivent conserver l’unité de l'esprit par le lien
de la paix (Ephes., IV, 3-6).
Pour tout résumer, nous pouvons conclure que la vie chrétienne consiste avant
tout dans une union intime, affectueuse et sanctifiante avec les trois divines
personnes, qui nous maintient dans l'esprit de religion, d'amour et de
sacrifice.
II. De l’organisme de la vie
chrétienne
102. Les trois divines personnes habitant le sanctuaire de notre âme, se
plaisent à l'enrichir de dons surnaturels, et nous communiquent une vie
semblable à la leur, qui s'appelle la vie de la grâce ou vie déiforme.
Or dans toute vie il y a un triple élément : un principe vital, est pour ainsi
dire la source de la vie ; des facultés qui permettent de produire des actes
vitaux ; et enfin des actes qui en sont l'épanouissement et contribuent à son
accroissement. Dans l'ordre surnaturel, Dieu vivant en nous produit en nos âmes
ces trois éléments.
a) Il nous communique d'abord la grâce habituelle, qui joue en nous le rôle de
principe vital surnaturel, divinise pour ainsi dire la substance même de notre
âme et la rend apte, quoique d'une manière éloignée, à la vision béatifique et
aux actes qui la préparent.
103. b) De cette grâce découlent les Vertus infuses et les dons du Saint-Esprit
qui perfectionnent nos facultés et nous donnent le pouvoir immédiat de faire des
actes déiformes, surnaturels et méritoires.
c) Pour mettre en branle ces facultés, il nous accorde des grâces actuelles qui
illuminent notre intelligence, fortifient notre volonté, nous aident à agir
surnaturellement et à augmenter ainsi le capital de grâce habituelle qui nous a
été départi.
104. Cette vie de la grâce, bien que distincte de la vie naturelle, n'est pas
simplement superposée à celle-ci, mais la pénètre tout entière, la transforme et
la divinise. Elle s'assimile tout ce qu'il y a de bon dans notre nature, notre
éducation, nos habitudes acquises, perfectionne et surnaturalise tous ces
éléments, et les oriente vers la fin dernière, c'est-à-dire vers la possession
de Dieu par la vision béatifique et l'amour qui l'accompagne.
C'est à cette vie surnaturelle qu'il appartient de diriger la vie naturelle, en
vertu du principe général, déjà exposé, n° 54, que les êtres inférieurs sont
subordonnés aux êtres supérieurs. Elle ne peut durer et se développer, que si
elle domine et garde sous son influence les actes de l'intelligence, de la
volonté et des autres facultés ; par là elle ne détruit ni ne diminue la nature,
elle l'exalte et la perfectionne. C'est ce que nous allons montrer en étudiant
successivement ses trois éléments.
1° De la grâce
habituelle
105. Dieu voulant, dans son infinie
bonté, nous élever jusqu'à lui, dans la mesure où le permet notre faible nature,
nous donne un principe vital surnaturel, déiforme : c'est la grâce habituelle,
grâce qu'on appelle créée , par opposition à la grâce incréée qui consiste dans
l'habitation du St Esprit en nous. Cette grâce nous rend semblables à Dieu et
nous unit à lui d'une façon très étroite. Ce sont les deux points de vue que
nous allons exposer, en donnant la définition traditionnelle, et en précisant
l'union produite par la grâce entre notre âme et Dieu.
A) Définition
106. On définit habituellement la
grâce une qualité surnaturelle, inhérente à notre âme, qui nous fait participer
d'une façon réelle, formelle, mais accidentelle à la nature et à la vie divine.
a) C'est donc une réalité de l'ordre surnaturel, mais non une substance,
puisqu'aucune substance créée ne peut être surnaturelle ; c'est une manière
d'être, un état de l'âme, une qualité inhérente à la substance de notre âme, qui
la transforme, l'élève au-dessus de tous les êtres naturels les plus parfaits ;
qualité permanente de sa nature, qui demeure en nous tant que nous ne la
chassons pas de notre âme en commettant volontairement un péché mortel. « Elle
est, dit le Card. Mercier en s'appuyant sur Bossuet, cette qualité spirituelle
que Jésus répand dans nos âmes ; laquelle pénètre le plus intime de notre
substance ; qui s'imprime dans le plus secret de nos âmes, et qui se répand (par
les vertus) dans toutes les puissances et les facultés de l'âme ; qui la possède
intérieurement, la rend pure et agréable aux yeux de ce divin Sauveur, la fait
être son sanctuaire, son temple, son tabernacle, enfin son lieu de délices. »
(La vie intérieure, p. 401)
107. b) Cette qualité nous rend, selon l'énergique expression de S. Pierre,
participants de la nature divine, divinæ consortes natura ; elle nous fait
entrer, dit S. Paul, en communion avec l’Esprit Saint, communicatio Sancti
Spiritus (II Cor., XIII, 13), en société avec le Père et le Fils, ajoute S. Jean
(Joan., I, 3). Elle fait de nous non pas certes les égaux de Dieu, mais des
êtres déiformes, semblables à lui ; et nous donne non pas la vie divine
elle-même, qui est essentiellement incommunicable, mais une vie semblable à la
sienne. C'est ce que nous avons à expliquer, dans la mesure où l'intelligence
humaine peut le saisir.
108. 1) La vie propre de Dieu, c'est de se voir lui-même directement et de
s'aimer infiniment. Nulle créature, si parfaite qu'on la suppose, ne peut par
elle-même contempler l'essence divine, « qui habite une lumière inaccessible »
(Tim., VI, 16). Mais Dieu, par un privilège entièrement gratuit, appelle l'homme
à contempler cette divine essence dans le ciel ; et, comme il en est incapable,
il élève, dilate et fortifie son intelligence par la lumière de gloire. Alors,
nous dit S. jean, nous serons semblables à Dieu, parce que nous le verrons comme
il se voit lui-même, ou, ce qui est la même chose, comme il est en lui-même
(Joan., III, 2). Nous verrons, ajoute S. Paul, non plus à travers le miroir des
créatures, mais face à face, sans intermédiaire, sans nuage, face à face, avec
une clarté lumineuse (I Cor., XIII, 12-13). Par là nous participerons, quoique
d'une façon finie, à la vie même de Dieu, puisque nous le connaîtrons de la
façon dont il se connaît lui-même et que nous l'aimerons comme il s'aime. Ce que
les théologiens expliquent en disant que l'essence divine viendra s'unir au plus
intime de notre âme, et nous servira d'espèce impresse pour nous permettre de la
voir sans aucun intermédiaire créé, sans aucune image.
109. 2) Or la grâce habituelle est déjà une préparation à la vision béatifique
et comme un avant-goût de cette faveur, prælibatio visionis beatificæ ; c'est le
bouton qui déjà contient la fleur, bien que celle-ci ne doive s'épanouir que
plus tard ; elle est donc du même genre que la vision béatifique elle-même, et
participe à sa nature.
Essayons une comparaison si imparfaite soit-elle. Je puis connaître un artiste
de trois façons : par l'étude de ses œuvres, - le portrait que m'en trace un de
ses amis intimes, - ou enfin par les rapports directs que j'ai avec lui. La
première de ces connaissances est celle que nous avons de Dieu par la vue de ses
œuvres, connaissance inductive bien imparfaite, puisque ses œuvres, tout en
manifestant sa sagesse et sa puissance, ne me disent rien de sa vie intérieure.
La seconde répond assez bien à la connaissance que nous donne la foi : sur le
témoignage des écrivains sacrés, et surtout du Fils de Dieu, je crois ce qu'il
plaît à Dieu de me révéler non plus seulement sur ses œuvres et ses attributs,
mais sur sa vie intime ; je crois que de toute éternité il engendre un Verbe qui
est son Fils, qu'il l'aime et qu'il en est aimé, et que de cet amour mutuel
jaillit le St Esprit. Sans doute je ne comprends pas, je ne vois pas, surtout,
mais je crois d'une certitude inébranlable, et cette foi me fait participer
d'une façon voilée, obscure, mais réelle à la connaissance que Dieu a de
lui-même. Ce ne sera que plus tard, par la vision béatifique, que se réalisera
le troisième mode de connaissance ; mais, comme on le voit, le second est de
même nature au fond que ce dernier, et assurément très supérieur à la
connaissance rationnelle.
110. c) Cette participation à la vie divine est non pas simplement virtuelle,
mais formelle. Une participation virtuelle ne nous fait posséder une qualité que
d'une façon diverse de celle qui se trouve dans la cause principale ; ainsi la
raison est une participation virtuelle à l'intelligence divine, parce qu'elle
nous fait connaître la vérité, mais d'une façon bien différente de la
connaissance que Dieu en a. Il n'en est pas ainsi de la vision béatifique et,
toute proportion gardée, de la foi : celles-ci nous font connaître Dieu comme il
se connaît lui-même, non pas au même degré sans doute, mais de la même manière.
111. d) Cette participation n’est pas substantielle mais accidentelle. Ainsi
elle se distingue de la génération du Verbe, qui reçoit toute substance du Père
; et de l’union hypostatique qui est une union substantielle de la nature
humaine et de la nature divine dans l'unique personne du Verbe : nous gardons en
effet notre personnalité, et notre union avec Dieu n'est pas substantielle.
C'est la doctrine de S. Thomas : « La grâce étant bien supérieure à la nature
humaine, ne peut être ni une substance, ni la forme substantielle de l'âme ;
elle ne peut en être que la forme accidentelle » (Sum. theol., Ia IIæ, q.110,
a.2 ad 2). Et, pour expliquer sa pensée il ajoute que ce qui est
substantiellement en Dieu nous est donné accidentellement et nous fait
participer à sa divine bonté.
Avec ces restrictions, on évite de tomber dans le panthéisme, et l'on a
cependant une idée très haute de la grâce, qui nous apparaît comme une divine
similitude imprimée par Dieu dans notre âme (Gen., I, 26).
112. Pour nous faire comprendre cette divine ressemblance, les Pères emploient
diverses comparaisons.
1) Notre âme, disent-ils, est une image vivante de la Trinité, une sorte de
portrait en miniature, puisque le Saint Esprit lui-même vient s'imprimer en nous
comme le cachet sur une cire molle, et y laisse ainsi sa divine similitude. Ils
en concluent que l'âme en état de grâce est d'une beauté ravissante, puisque
l'artiste qui y peint cette image est infiniment parfait, n'étant autre que Dieu
lui-même. Ils en concluent avec raison que, loin de détruire ou ternir cette
image, nous devons la rendre chaque jour plus ressemblante. - Ou bien encore ils
comparent notre âme à ces corps transparents qui, recevant la lumière du soleil,
en sont comme pénétrés et acquièrent un éclat incomparable qu'ils répandent
ensuite autour d'eux ; ainsi notre âme, semblable à un globe de cristal éclairé
par le soleil, reçoit la lumière divine, resplendit d'un vif éclat et le
réfléchit sur les objets qui l'entourent.
113. 2) Pour montrer que cette ressemblance ne demeure pas à la surface, mais
pénètre jusqu'au plus intime de notre âme, ils ont recours à la comparaison du
fer et du feu. De même, disent-ils, qu'une barre de fer plongée dans un brasier
ardent, acquiert bientôt l'éclat, la chaleur et la souplesse du feu, ainsi notre
âme, plongée dans la fournaise de l'amour divin, s'y débarrasse de ses scories,
et devient brillante, brûlante et souple aux divines inspirations.
114. 3) Un auteur contemporain, voulant exprimer l'idée que la grâce est une vie
nouvelle, la compare à une greffe divine entée sur le sauvageon de notre nature,
et qui se combine avec notre âme pour y constituer un principe vital nouveau, et
par là même une vie bien supérieure. Mais, de même que la greffe ne confère pas
au sauvageon toute la vie de l'essence à laquelle on l'a empruntée, mais
seulement telle ou telle de ses propriétés vitales, ainsi la grâce sanctifiante
ne nous donne pas toute la nature de Dieu, mais quelque chose de sa vie qui
constitue pour nous une vie nouvelle ; nous participons donc à la vie divine,
mais ne la possédons pas dans sa plénitude.
Cette divine similitude prépare évidemment notre âme à une union très intime
avec l'adorable Trinité qui habite en elle.
B) Union entre
notre âme et Dieu
115. De ce que nous avons dit sur
l'habitation de la Sainte Trinité dans notre âme (n° 92), il résulte qu'entre
nous et l'hôte divin existe une union morale très intime et très sanctifiante.
Mais n'y a-t-il pas quelque chose de plus, quelque chose de physique dans cette
union ?
116. a) Les comparaisons employées par les Pères sembleraient l'indiquer.
1) Un grand nombre d'entre eux nous disent que l'union de Dieu avec l'âme est
semblable à celle de l'âme et du corps : « Il y a deux vies en nous, dit saint
Augustin, la vie du corps et celle de l'âme, la vie du corps, c'est l'âme, et la
vie de l'âme, c'est Dieu » (Enarrat. In psal. 70, sermo 2, n.3, P.L. 36, 893).
Ce ne sont là évidemment que des analogies ; tâchons de dégager la vérité
qu'elles contiennent. L'union entre le corps et l'âme est substantielle, si bien
qu'ils ne forment plus qu'une seule et même nature, une seule et même personne.
Il n'en est pas ainsi de l'union entre notre âme et Dieu : nous conservons
toujours notre nature et notre personnalité, et demeurons ainsi essentiellement
distincts de la divinité. Mais, de même que l'âme donne au corps la vie dont il
jouit, ainsi Dieu, sans être la forme de l'âme, lui donne sa vie surnaturelle,
vie non pas égale, mais véritablement et formellement semblable à la sienne ; et
cette vie constitue une union très réelle entre notre âme et Dieu. Elle suppose
une réalité concrète que Dieu nous communique et qui sert de trait d'union entre
lui et nous ; assurément cette relation nouvelle n'ajoute rien à Dieu, mais elle
perfectionne notre âme et la rend déiforme ; l'Esprit Saint est ainsi non la
cause formelle, mais la cause efficiente et exemplaire de notre sanctification.
117. 2) Cette même vérité se dégage de la comparaison faite par quelques
auteurs, entre l'union hypostatique et l'union de notre âme avec Dieu.
Assurément la différence entre les deux est essentielle : l'union hypostatique
est substantielle et personnelle, puisque la nature divine et la nature humaine,
bien que parfaitement distinctes, ne forment plus en Jésus-Christ qu'une seule
et même personne, tandis que l'union de l'âme à Dieu par la grâce nous laisse
notre personnalité propre, essentiellement distincte de la personnalité divine
et ne nous unit à Dieu que d'une façon accidentelle : « Elle se fait, en effet,
par l'intermédiaire de la grâce sanctifiante, "accident" surajouté à la
substance de l'âme ; or, dans le langage scolastique, l'union d'un accident et
d'une substance s'appelle une union "accidentelle". » (Cardinal Mercier, La Vie
intérieure, éd. 1919, p. 392)
Il n'en est pas moins vrai que l'union de l'âme à Dieu est bien une union de
substance à substance, que l'homme et Dieu sont en contact aussi intime que le
fer et le feu qui l'enveloppe et le pénètre, que le cristal et la lumière. Pour
tout résumer en un mot, l'union hypostatique fait un homme-Dieu, l'union de la
grâce fait des hommes divinisés ; et de même que les actions du Christ sont
divino-humaines ou théandriques, ainsi celles du juste sont déiformes, faites en
commun par Dieu et par nous, et à ce titre méritoires de la vie éternelle qui
n'est autre chose qu'une union immédiate avec la divinité. On peut donc dire,
avec le P. de Smedt, « que l'union hypostatique est le type de notre union avec
Dieu par la grâce et que celle-ci en est l'image la plus parfaite qu'une pure
créature puisse reproduire en elle. » (Notre Vie surnaturelle, p. 51).
Concluons avec le même auteur, que l'union de la grâce n'est pas purement
morale, mais qu'elle contient un élément physique qui nous permet de l'appeler
physico-morale : « La nature divine est véritablement et dans son être propre
unie à la substance de l'âme par un lien spécial de manière que l'âme juste
possède en elle la nature divine comme lui appartenant, et, par conséquent
possède un caractère divin, une perfection d'ordre divin, une beauté divine,
infiniment supérieure à tout ce qu'il peut y avoir de perfection naturelle, dans
une créature quelconque existante ou possible. » (op. cit., p. 49).
118. b) Si, laissant de côté les comparaisons, nous étudions le côté doctrinal
de la question, nous arrivons à la même conclusion.
1) Dans le ciel, les élus voient Dieu face à face, sans intermédiaire ; c'est
l'essence divine elle-même qui joue le rôle d'espèce impresse. Il y a donc entre
eux et la Divinité une union vraie, réelle, qu'on peut appeler physique, puisque
Dieu ne peut être vu et possédé qu'à la condition d'être présent à leur esprit
par son essence et ne peut être aimé que s'il est effectivement uni à leur
volonté comme objet d'amour. Or, la grâce n'est autre chose qu'un commencement,
un germe de la gloire.
Donc l'union commencée sur terre entre notre âme et Dieu par la grâce est au
fond du même genre que celle de la gloire, réelle et en un certain sens physique
comme elle. Ainsi conclut le P. Froget, dans son beau livre de L'Habitation du
Saint-Esprit (p. 159), en s'appuyant sur de nombreux textes de saint Thomas : «
Dieu est donc réellement, physiquement, substantiellement présent au chrétien
qui a la grâce ; et ce n'est pas une simple présence matérielle, c'est une vraie
possession accompagnée d'un commencement de jouissance ».
2) Cette même conclusion découle encore de l'analyse de la grâce elle-même.
Selon l'enseignement du Docteur Angélique, basé sur les textes mêmes de la
Sainte Ecriture que nous avons cités, la grâce habituelle nous est donnée pour
jouir non seulement des dons divins, mais des personnes divines elles-mêmes (Som.
theol., I, q.43, a.3 ad I). Or, ajoute un disciple de saint Bonaventure, pour
jouir d'une chose, il faut la présence de cet objet, et par conséquent pour
jouir de l'Esprit Saint, sa présence est nécessaire aussi bien que le don créé
qui nous unit à lui (Compend. Theol. veritatis, 1.I.c.9). Et comme la présence
du don créé est réelle et physique, celle du Saint-Esprit ne doit-elle pas être
du même genre ?
Ainsi donc les déductions de la foi aussi bien que les comparaisons des Pères,
nous autorisent à dire que l’union de notre âme avec Dieu par la grâce n'est pas
seulement morale, qu'elle n'est pas non plus substantielle au sens propre, mais
qu'elle est tellement réelle qu'on peut l'appeler physico-morale. Comme elle
demeure en même temps voilée et obscure, et qu'elle est progressive, en ce sens
que nous en percevons d'autant mieux les effets que nous cultivons davantage la
foi et les dons du Saint-Esprit, les âmes ferventes, qui soupirent après l'union
divine, se sentent vivement pressées d'avancer chaque jour dans la pratique des
vertus et des dons.
2° Des vertus et
des dons, ou des facultés de l’ordre surnaturel
Après avoir rappelé leur existence
et leur nature, nous parlerons successivement des vertus et des dons.
A) Existence et
nature
119. La vie surnaturelle, insérée
dans notre âme par la grâce habituelle, demande, pour agir et se développer, des
facultés de l'ordre surnaturel, que la libéralité divine nous octroie
généreusement sous le nom de vertus infuses et de dons du Saint Esprit : «
L'homme juste, nous dit Léon XIII, qui vit de la vie de la grâce, et qui agit
par le moyen des vertus qui jouent en lui le rôle de facultés, a besoin aussi
des sept dons du Saint Esprit » (Encycl Divinum illud munus, 9 mai 1897). Il
convient en effet que nos facultés naturelles, qui d'elles-mêmes ne peuvent
produire que des actes du même ordre, soient perfectionnées et divinisées par
des habitudes infuses qui les élèvent et les aident à agir surnaturellement. Et
parce que la libéralité de Dieu est grande, il nous en donne de deux sortes :
les vertus, qui, sous la direction de la prudence, nous permettent d'agir
surnaturellement avec le concours de la grâce actuelle ; et les dons qui nous
rendent si dociles à l'action du Saint Esprit que, guidés par une sorte
d'instinct divin, nous sommes, pour ainsi dire, mus et dirigés par ce divin
Esprit. Mais il faut remarquer que ces dons, qui nous sont conférés avec les
vertus et la grâce habituelle, ne s'exercent d'une façon fréquente et intense
que chez les âmes mortifiées, qui, par une longue pratique des vertus morales et
théologales, ont acquis cette souplesse surnaturelle qui les rend complètement
dociles aux inspirations du Saint Esprit.
120. La différence essentielle entre les vertus et les dons vient donc de leur
façon différente d'agir en nous : dans la pratique des vertus, la grâce nous
laisse actifs, sous l'influence de la prudence ; dans l’usage des dons, quand
ils ont atteint leur plein développement, elle demande de nous plus de souplesse
que d'activité, comme nous l'exposerons plus à fond, en traitant de la voie
unitive. En attendant, une comparaison nous aidera à le comprendre : quand une
Mère apprend à son enfant à marcher, tantôt elle se contente de guider ses pas
en l’empêchant de tomber, et tantôt elle le prend dans ses bras pour lui faire
franchir un obstacle ou le reposer ; dans le premier cas, c'est la grâce
coopérante des vertus ; dans le second, c'est la grâce opérante des dons.
Mais il résulte de là que, normalement, les actes faits sous l'influence des
dons sont plus parfaits que ceux qui se font seulement sous l'influence des
vertus, précisément parce que l'action du Saint-Esprit dans le premier cas est
plus active et plus féconde.
B) Des vertus
infuses
121. Il est certain, d'après le
Concile de Trente, qu'au moment même de la justification nous recevons les
vertus infuses de foi, d'espérance et de charité. Et c'est la doctrine commune,
confirmée par le Catéchisme du Concile de Trente, que les vertus morales de
Prudence, de justice, de force et de tempérance nous sont communiquées au même
moment. N'oublions pas que ces vertus nous donnent non pas la facilité, mais le
pouvoir surnaturel prochain de faire des actes surnaturels ; il faudra des actes
répétés pour y ajouter cette facilité que donne l'habitude acquise.
Voyons comment ces vertus surnaturalisent nos facultés.
a) Les unes sont théologales, parce qu'elles ont Dieu pour objet matériel, et
quelque attribut divin pour objet formel. La foi nous unit à Dieu même, suprême
vérité, et nous aide à tout voir, à tout apprécier à sa divine lumière.
L'espérance nous unit à Celui qui est la source de notre bonheur, toujours prêt
à déverser sur nous ses bienfaits pour achever notre transformation, et à nous
aider par son puissant secours à faire des actes de confiance absolue et
d'abandon filial. La charité nous élève jusqu'à Dieu souverainement bon en
lui-même ; et, sous son influence, nous nous complaisons dans les perfections
infinies de Dieu plus que si elles étaient nôtres, nous désirons qu'elles soient
connues et glorifiées, nous nouons avec Lui une sainte amitié, une douce
familiarité, et ainsi nous lui devenons de plus en plus semblables. Ces trois
vertus théologales nous unissent donc directement à Dieu.
122. b) Les vertus morales, qui ont pour objet un bien honnête distinct de Dieu,
et pour motif l'honnêteté même de cet objet, favorisent et perpétuent cette
union à Dieu, en réglant si bien nos actions que, malgré les obstacles qui se
trouvent au dedans et en dehors de nous, elles tendent sans cesse vers Dieu.
C'est ainsi que la prudence nous fait choisir les meilleurs moyens pour tendre
vers notre fin surnaturelle. La justice, en nous faisant rendre au prochain ce
qui lui est dû, sanctifie nos rapports avec nos frères de manière là nous
rapprocher de Dieu. La force arme notre âme contre l'épreuve et la lutte, nous
fait endurer avec patience les souffrances, et entreprendre avec une sainte
audace les travaux les plus rudes pour procurer la gloire de Dieu. Et, parce que
le plaisir coupable nous en détournerait, la tempérance modère notre ardeur pour
le plaisir, et le subordonne à la loi du devoir.
Toutes ces vertus ont donc leur rôle pour écarter l'obstacle, et même nous
fournir des moyens positifs pour aller à Dieu.
C) Des dons du
Saint Esprit
123. Sans les décrire en détail (ce
que nous ferons plus tard), qu'il nous suffise ici de montrer leur
correspondance avec les vertus.
Les dons, sans être plus parfaits que les vertus théologales et surtout que la
charité, en perfectionnent l'exercice. Ainsi le don d'intelligence nous fait
pénétrer plus avant dans les vérités de foi pour en découvrir les trésors cachés
et les harmonies mystérieuses ; et celui de science nous fait envisager les
choses créées dans leurs rapports avec Dieu. Le don de crainte fortifie
l'espérance en nous détachant des faux biens d'ici-bas, qui pourraient nous
entraîner au péché, et par là même augmente notre désir des biens du ciel. Le
don de sagesse, en nous faisant goûter les choses divines, augmente notre amour
pour Dieu. La prudence est grandement perfectionnée par le don de conseil, qui
nous fait connaître dans les cas particuliers et difficiles, ce qu'il est
expédient de faire ou de ne pas faire. Le don de piété perfectionne la vertu de
religion, qui se rattache à la justice, en nous faisant voir en Dieu un père que
nous sommes heureux de glorifier par amour. Le don de force complète la vertu du
même nom, en nous excitant à pratiquer ce qu'il y a de plus héroïque dans
l'endurance et dans l'action. Enfin le don de crainte, outre qu'il facilite
l'espérance, perfectionne la tempérance en nous, faisant redouter les châtiments
et les maux qui résultent de l'amour illégitime des plaisirs.
C'est ainsi que se développent harmonieusement dans notre âme les vertus et les
dons, sous l'influence de la grâce actuelle, dont il nous reste à dire un mot.
3° De la grâce
actuelle
De même que, dans l'ordre de la
nature, nous avons besoin du concours de Dieu pour passer de la puissance à
l'acte, ainsi dans l'ordre surnaturel nous ne pouvons mettre en œuvre nos
facultés sans le secours de la grâce actuelle.
124. Nous exposerons : 1° sa notion, 2° son mode d'action, 3° sa nécessité.
A) Notion. La grâce actuelle est un secours surnaturel et transitoire que Dieu
nous donne pour éclairer notre intelligence et fortifier notre volonté dans la
production des actes surnaturels.
a) Elle agit donc directement sur nos facultés spirituelles, l'intelligence et
la volonté, non plus seulement pour élever ces facultés à l'ordre surnaturel,
mais pour les mettre en branle, et leur faire produire des actes surnaturels.
Donnons un exemple : avant la justification, ou l'infusion de la grâce
habituelle, elle nous éclaire sur la malice et les redoutables effets du péché,
pour nous le faire détester. Après la justification, elle nous montre, à la
lumière de la foi, l'infinie beauté de Dieu et sa miséricordieuse bonté, afin de
nous le faire aimer de tout notre cœur.
b) Mais, à côté de ces grâces intérieures, il en est d'autres qu'on appelle
extérieures, et qui, en agissant directement sur nos sens et nos facultés
sensitives, atteignent indirectement nos facultés spirituelles, d'autant
qu'elles sont souvent accompagnées de véritables secours intérieurs. Ainsi la
lecture des Saints Livres ou d’un ouvrage chrétien, l’audition d'un sermon, d'un
morceau de musique religieuse, d'une bonne conversation sont des grâces
extérieures : par elles-mêmes, elles ne fortifient pas la volonté ; mais
produisent en nous des impressions favorables, qui ébranlent l'intelligence et
la volonté, et les inclinent vers le bien surnaturel. Et d'ailleurs Dieu y
joindra souvent des motions intérieures, qui, éclairant l'intelligence et
fortifiant la volonté, nous aideront puissamment à nous convertir ou à devenir
meilleurs. C'est ce que nous pouvons conclure de cette parole du livre des
Actes, qui nous montre le Saint Esprit ouvrant le cœur d'une femme nommée Lydie
pour qu'elle soit attentive à la prédication de Saint Paul (Act ., XVI, 14). Du
reste, Dieu, qui sait que nous nous élevons du sensible au spirituel, s'adapte à
notre faiblesse, et se sert des choses visibles pour nous porter à la vertu.
125. B) Son mode d'action.
a) La grâce actuelle influe sur nous d'une façon à la fois morale et physique :
d'une façon morale, par la persuasion et les attraits, comme une mère qui, pour
aider son enfant à marcher, l'appelle doucement et l'attire en lui promettant
une récompense ; d'une façon physique, en ajoutant des forces nouvelles à nos
facultés, trop faibles pour agir par elles-mêmes, comme on voit une mère prendre
son enfant sous les bras, et l'aider, non seulement de la voix, mais du geste, à
faire quelques pas en avant. Toutes les Ecoles admettent que la grâce opérante
agit physiquement en produisant en notre âme des mouvements indélibérés ; mais
s'il s'agit de la grâce coopérante, il y a entre les diverses écoles
théologiques quelques divergences qui n'ont d'ailleurs que peu d'importance au
point de vue pratique : nous n'entrons pas dans ces discussions, ne voulant pas
baser notre spiritualité sur des questions controversées.
b) A un autre point de vue, la grâce prévient notre libre consentement ou
l'accompagne dans l'accomplissement de l'acte. Ainsi la pensée me vient de faire
un acte d’amour de Dieu, sans que j'aie rien fait pour la susciter : c’est une
grâce prévenante, une bonne pensée que Dieu me donne ; si je lui fais bon
accueil, et m'efforce de produire cet acte d'amour, je le fais à l'aide de la
grâce adjuvante ou concomitante. Analogue à cette distinction est celle de la
grâce opérante, par laquelle Dieu agit en nous sans nous, et de la grâce
coopérante, par laquelle Dieu agit en nous et avec nous, avec notre libre
collaboration.
126. C) Sa nécessité. Le principe général, c'est que la grâce actuelle est
nécessaire pour tout acte surnaturel, puisqu'il doit y avoir proportion entre
l'effet et son principe.
a) Ainsi, quand il s'agit de la conversion, c'est-à-dire, du passage du péché
mortel à l'état de grâce, nous avons besoin d'une grâce surnaturelle pour faire
les actes préparatoires de foi, d'espérance, de pénitence et d'amour et même
pour le commencement de la foi, pour ce pieux désir de croire qui en est le
premier pas.
b) C'est aussi par la grâce actuelle que nous persévérons dans le bien pendant
le cours de notre vie et jusqu'à l'heure de notre mort. Pour cela en effet : 1)
il faut résister aux tentations qui s'attaquent même aux âmes justes, et qui
sont parfois si pressantes et si tenaces que nous ne pouvons y résister sans le
secours de Dieu. Aussi Notre Seigneur recommande à ses apôtres, même après la
dernière Cène, de veiller et de prier, c'est-à-dire de s'appuyer, non pas
seulement sur ses propres efforts, mais sur la grâce pour ne pas succomber à la
tentation (Matth., XXVI, 41). 2) Mais il faut de plus accomplir tous ses
devoirs, et l'effort énergique, constant que requiert cet accomplissement ne
peut se faire sans le secours de la grâce : celui qui a commencé en nous l'œuvre
de la perfection peut seul la mener à bonne fin (Philip., I, 6) ; l'auteur de
notre vocation au salut a seul mission pour y mettre la dernière main (I Petr.,
V, 10).
127. Cela est vrai surtout pour la persévérance finale qui est un don spécial et
un grand don : mourir en état de grâce, malgré toutes les tentations qui
viennent nous assaillir au dernier moment, ou échapper à ces luttes par une mort
douce ou subite, où l'on s'endort dans le Seigneur, c'est, au langage des
Conciles, la grâce des grâces que l’on ne saurait trop demander, qu'on ne peut
mériter strictement, mais qu’on peut obtenir par la prière et par une fidèle
coopération à la grâce.
c) Et quand on veut non seulement persévérer, mais croître chaque jour en
sainteté, éviter les fautes vénielles de propos délibéré et diminuer le nombre
des fautes de fragilité, ne faut-il pas encore compter sur les faveurs divines ?
Prétendre que nous pouvons vivre longtemps sans commettre quelque faute qui
retarde notre avancement spirituel, c'est aller contre l'expérience des âmes les
meilleures qui se reprochent si amèrement leurs défaillances, c'est contredire
Saint Jean qui nous déclare que ceux-là se font illusion qui s'imaginent ne pas
commettre de péché (I Joan., I, 8), c'est contredire le Concile de Trente qui
condamne ceux qui disent que l'homme justifié peut, pendant toute sa vie, éviter
les fautes vénielles sans un privilège spécial de Dieu (Sess., VI, can. 23).
128. La grâce actuelle nous est donc nécessaire, même après la justification, et
voilà pourquoi nos Saints Livres insistent tant sur la nécessité de la prière,
par laquelle on l'obtient de la miséricorde divine, ainsi que nous
l'expliquerons plus tard. Nous pouvons aussi l'obtenir par nos actes méritoires,
ou en d'autres termes par notre libre coopération à la grâce ; car plus nous
sommes fidèles à profiter des grâces actuelles qui nous sont départies, et plus
Dieu se sent incliné à nous en accorder de nouvelles.
Conclusions
129. 1° Nous devons donc avoir la
plus grande estime pour la vie de la grâce ; c'est une vie nouvelle, une vie qui
nous unit et nous assimile à Dieu, avec tout l'organisme nécessaire à son
fonctionnement. Et c'est une vie beaucoup plus parfaite que la vie naturelle. Si
la vie intellectuelle est bien au-dessus de la vie végétative et de la vie
sensitive, la vie chrétienne dépasse infiniment plus la vie simplement
raisonnable ; celle-ci en effet est due à l'homme, du moment que Dieu se résout
à le créer, tandis que la vie de la grâce surpasse toutes les activités et tous
les mérites des créatures les plus parfaites. Quelle est celle en effet qui
pourrait jamais réclamer le droit de devenir le fils adoptif de Dieu, le temple
du Saint Esprit, le privilège de voir Dieu face à face comme il se voit lui-même
? Nous devons donc estimer cette vie plus que tous les biens créés, la regarder
comme le trésor caché, pour l'acquisition duquel il ne faut pas hésiter à vendre
tout ce qu'on possède.
130. 2° Quand on possède ce trésor, il faut tout sacrifier plutôt que de nous
exposer à le perdre. Nul plus que le chrétien ne doit se respecter lui-même, non
pas certes à cause de ses propres mérites, mais à cause de cette vie divine à
laquelle il participe, et parce qu'il est le temple du Saint Esprit, temple
saint dont on ne doit pas ternir la beauté (Ps., XCII, 5)
131. 3° Bien plus, nous devons évidemment utiliser, cultiver cet organisme
surnaturel dont nous sommes dotés. S'il a plu à la bonté divine de nous élever à
un état supérieur, de nous donner largement des vertus et des dons qui
perfectionnent nos facultés naturelles, si elle nous offre à chaque instant sa
collaboration pour les mettre en œuvre, ce serait bien mal reconnaître sa
libéralité que de rejeter ces dons, en ne faisant que des actes naturellement
bons, ou en ne faisant produire que des fruits imparfaits à la vigne de notre
âme. Plus le donateur s'est montré généreux, et plus il attend de nous une
collaboration active et féconde. C'est ce qui nous apparaîtra mieux encore quand
nous aurons vu le rôle de Jésus dans la vie chrétienne.
§ II. Du rôle de
Jésus dans la vie chrétienne
132. C'est la Trinité Sainte tout
entière qui nous confère cette participation à la vie divine que nous venons de
décrire. Mais elle le fait à cause des mérites et satisfactions de Jésus-Christ,
qui de ce chef joue un rôle si essentiel dans notre vie surnaturelle que
celle-ci est appelée avec raison vie chrétienne.
D'après la doctrine de saint Paul, Jésus-Christ est le chef de l'humanité
régénérée comme Adam l'avait été de la race humaine à son berceau, mais d'une
façon beaucoup plus parfaite. Par ses mérites il a reconquis nos droits à la
grâce et à la gloire ; par ses exemples il nous montre comment nous devons vivre
pour nous sanctifier et mériter le ciel ; mais il est avant tout la tête d'un
corps mystique dont nous sommes les membres : il est donc la cause méritoire,
exemplaire et vitale de notre sanctification.
1° Jésus cause
méritoire de notre vie spirituelle
133. Quand nous disons que jésus
est la cause méritoire de notre sanctification, nous prenons ce mot dans son
sens le plus étendu, en tant qu'il comprend à la fois la satisfaction et le
mérite.
Logiquement la satisfaction précède le mérite, en ce sens qu'il faut réparer
d'abord l'offense faite à Dieu pour obtenir le pardon de nos péchés et mériter
la grâce ; mais en réalité tous les actes libres de Notre-Seigneur étaient en
même temps satisfactoires et méritoires ; et tous avaient une valeur morale
infinie, comme nous l'avons dit n° 78. Il ne nous reste qu'à tirer de cette
vérité quelques conclusions.
A) Il n'est pas de péché irrémissible, pourvu que, contrits et humiliés, nous en
demandions humblement pardon. C'est ce que nous faisons au saint tribunal de la
pénitence, où la vertu du sang de Jésus nous est appliquée par l'intermédiaire
du ministre de Dieu. C’est ce que nous faisons encore au saint sacrifice de la
messe, où Jésus continue de s'offrir, par les mains du prêtre, comme victime de
propitiation, excite dans notre âme des sentiments profonds de contrition, nous
rend Dieu propice, nous obtient un pardon de plus en plus complet de nos péchés
et une rémission plus abondante de la peine que nous devrions subir pour les
expier. Nous pouvons ajouter que tous nos actes chrétiens, unis aux souffrances
de Jésus, ont une valeur satisfactoire pour nous et pour les âmes pour
lesquelles nous les offrons.
134. B) Jésus a mérité aussi pour nous toutes les grâces dont nous avons besoin
pour atteindre notre fin surnaturelle, et cultiver en nous la vie chrétienne : «
il nous a bénis dans le Christ de toutes sortes de bénédictions spirituelles » (Ephes.,
I, 3) : grâces de conversion, grâces de persévérance, grâces pour résister aux
tentations, grâces pour bien profiter de nos épreuves, grâces de consolation au
milieu de nos épreuves, grâces de renouvellement spirituel, grâces de seconde
conversion, grâce de persévérance finale, il nous a tout mérité ; et il nous
affirme que tout ce que nous demandons à son Père en son nom, c'est-à-dire, en
nous appuyant sur ses mérites, nous sera accordé.
Pour nous inspirer plus de confiance, il a institué les sacrements, signes
visibles qui nous confèrent la grâce dans toutes les circonstances importantes
de notre vie, et nous donnent droit à des grâces actuelles que nous obtenons en
temps opportun.
135. C) Il a fait plus encore ; il nous a donné le pouvoir de satisfaire et de
mériter, voulant ainsi nous associer à lui comme causes secondaires, et faire de
nous les ouvriers de notre propre sanctification. Il nous en fait même un
précepte et la condition essentielle de notre vie spirituelle. S'il a porté sa
croix, c'est pour que nous le suivions en portant la nôtre (Matth., XVI, 24).
Ainsi l'ont compris les Apôtres : « Si nous voulons avoir part à sa gloire, dit
S. Paul, il faut que nous ayons part à ses souffrances » (Rom., VIII, 17) ; et
S. Pierre ajoute que si le Christ a souffert pour nous, c'est afin que nous
marchions sur ses traces (I Petr., II, 21). Il y a plus, les âmes généreuses se
sentent pressées, comme S. Paul, de souffrir joyeusement, en union avec le
Christ, pour son corps mystique qui est l'Eglise (Colos., I, 24) ; ainsi elles
ont part à l'efficacité rédemptrice de sa Passion et collaborent secondairement
au salut de leurs frères. Comme cette doctrine est plus vraie, plus noble, plus
consolante que l'incroyable affirmation de certains Protestants qui ont le
triste courage d'affirmer que le Christ, ayant suffisamment souffert pour nous,
nous n'avons plus qu’à jouir des fruits de sa rédemption, sans boire son calice
! Ils prétendent par là rendre hommage à la plénitude des mérites du Christ,
tandis qu'en réalité ce pouvoir de mériter ne fait que mieux ressortir la
plénitude de la rédemption. N’est-il pas en effet plus honorable pour le Christ
de manifester la fécondité de ses satisfactions en nous associant à son œuvre
rédemptrice et en nous rendant capables d'y collaborer, quoique d'une façon
secondaire, en imitant ses exemples ?
2° Jésus cause
exemplaire de notre vie
136. Jésus ne s'est pas contenté de
mériter pour nous ; il a voulu être la cause exemplaire, le modèle vivant de
notre vie surnaturelle.
Nous avions grand besoin d'un modèle de ce genre ; car, pour cultiver une vie,
qui est une participation à la vie même de Dieu, il faut nous rapprocher le plus
possible de la vie divine. Or, comme le remarque en effet S. Augustin, les
hommes que nous avions sous les yeux étaient trop imparfaits pour nous servir de
modèles, et Dieu, qui est la sainteté même, semblait trop distant. C'est alors
que le Fils éternel de Dieu, sa vivante image, se fait homme et nous montre par
ses exemples comment on peut sur terre se rapprocher de la perfection divine.
Fils de Dieu et fils de l'homme, il a vécu une vie vraiment déiforme, et a pu
nous dire : « Qui videt me, videt et Patrem », celui qui me voit voit mon Père
(Joan., XIV, 9). Ayant manifesté dans ses actions la sainteté divine, il a pu
nous proposer comme possible l'imitation des divines perfections (Matth., V,
48). Aussi le Père nous le propose-t-il comme modèle : au baptême et à la
transfiguration, il apparaît aux disciples et leur dit en parlant de son Fils :
« Voici mon Fils en qui j'ai pris mes complaisances » (Matth., III, 17).
Puisqu'il prend en lui toutes ses complaisances, c'est donc qu'il veut que nous
l'imitions. Aussi Notre Seigneur nous dit en toute confiance : « Ego sum via...
nemo venit ad Patrem nisi per me... Discite a me, quia mitis sum et humilis
corde... Exemplum enim dedi vobis ut quemadmodum ego feci vobis, ita et vos
facialis » (Joan., XIV, 6 ; Matth., XI, 29 ; Joan., XIII, 15). Et qu'est-ce au
fond que l'Evangile sinon le récit des faits et gestes de Notre Seigneur, en
tant qu'ils sont proposés à notre imitation (Act., I, 1). Qu'est-ce que le
christianisme sinon l'imitation de Jésus-Christ ; si bien que S. Paul résumera
tous les devoirs chrétiens en celui d'imiter Notre Seigneur (I Cor., IV, 16 ;
cfr. XI, 1 ; Ephes., V, 1). Voyons donc quelles sont les qualités de ce modèle.
137. a) Jésus est un modèle parfait ; de l'aveu même de ceux qui ne croient pas
à sa divinité, il est le type le plus accompli de vertu qui ait jamais paru sur
terre. Il a pratiqué les vertus au degré héroïque, et avec les dispositions
intérieures les plus parfaites : religion à l'égard de Dieu, amour du prochain,
anéantissement à l'égard de lui-même, horreur du péché et de ce qui peut y
conduire. Et cependant c’est un modèle imitable et universel, plein d'attirance,
et dont les exemples sont pleins d'efficacité.
138. b) C'est un modèle que tous peuvent imiter : car il a voulu épouser nos
misères et nos faiblesses, subir même la tentation, nous être semblable en tout,
sauf le péché (Hebr., IV, 15). Pendant trente années, il a vécu de la vie la
plus cachée, la plus obscure, la plus commune, obéissant à Marie et à Joseph,
travaillant comme un apprenti et un ouvrier (Matth., XIII, 55) ; et par là il
est devenu le modèle accompli de la plupart des hommes qui n'ont que des devoirs
obscurs à remplir, et qui doivent se sanctifier au milieu des occupations les
plus communes. Mais il a eu aussi sa vie publique, il a pratiqué l'apostolat
soit dans une élite, en formant ses apôtres, soit sur les masses, en
évangélisant les foules ; alors il a souffert de la fatigue et de là faim ; il a
joui de l'amitié de quelques-uns, comme il a eu à supporter l'ingratitude des
autres ; il a eu ses succès et ses revers ; en un mot il a passé par les
péripéties de tout homme qui a des relations avec des amis et avec le public. Sa
vie souffrante nous a donné l'exemple de la patience la plus héroïque au milieu
des tortures physiques et morales qu'il a endurées non seulement sans se
plaindre, mais en priant pour ses bourreaux. Et qu'on ne dise pas qu'étant Dieu,
il a moins souffert ; il était homme aussi : doué d'une sensibilité exquise, il
a senti plus vivement que nous ne pouvons le faire l'ingratitude des hommes,
l'abandon de ses amis, la trahison de Judas ; il a éprouvé de tels sentiments
d'ennui, de tristesse, de crainte qu'il n'a pu s'empêcher de prier pour que le
calice d'amertume s'éloignât de lui si c'était possible ; et, sur la croix, il a
poussé ce cri déchirant qui montre la profondeur de ses angoisses : « Deus Deus
meus, ut quid dereliquisti me » (Matth., XXVII, 46 ; Marc, XV, 34). Il a donc
été un modèle universel.
139. c) Il se montre aussi plein d'attirance. Il avait annoncé que, lorsqu'il
serait élevé de terre (faisant allusion au supplice de la croix), il attirerait
tout à lui (Joan., XII, 32). Cette prophétie s'est réalisée ; en voyant ce que
Jésus a fait et souffert pour eux, les cœurs généreux se sont épris d'amour pour
le divin Crucifié, et par là même pour sa croix ; malgré les répugnances de la
nature, ils portent vaillamment leurs croix intérieures ou extérieures, soit
pour ressembler davantage à leur divin Maître, soit pour lui témoigner leur
amour en souffrant avec lui et pour lui, soit pour avoir une part plus abondante
aux fruits de la rédemption, et collaborer avec lui à la sanctification de leurs
frères. C'est ce qui apparaît dans la vie des Saints qui courent avec plus
d'avidité après les croix que les mondains, après les plaisirs.
140. d) Cette attirance est d'autant plus forte qu'il y joint l'efficacité de sa
grâce et toutes les actions de Jésus avant sa mort étant méritoires, il nous a
mérité la grâce d'en faire de semblables ; quand nous considérons son humilité,
sa pauvreté, sa mortification et ses autres vertus, nous sommes entraînés à
l'imiter non seulement par la force persuasive de ses exemples, mais encore par
l'efficacité des grâces qu'il nous a méritées en pratiquant les vertus, et qu'il
nous accorde à cette occasion.
141. Il y a surtout certaines actions de Notre Seigneur qui sont plus
importantes, et auxquelles nous devons nous unir spécialement comme contenant
des grâces plus abondantes : ce sont ses mystères. Ainsi le mystère de
l'incarnation nous a mérité une grâce de renoncement à nous-mêmes et d'union à
Dieu, Notre Seigneur nous ayant offert avec Lui pour nous consacrer tous à son
Père ; le mystère du crucifiement nous a mérité la grâce de crucifier la chair
et ses convoitises ; le mystère de la Mort nous a mérité de mourir au péché et à
ses causes, etc. C'est du reste ce que nous comprendrons mieux en voyant comment
Jésus est la tête du corps mystique dont nous sommes les membres.
3° Jésus tête
d'un corps mystique ou source de vie
142. Cette doctrine se trouve déjà
substantiellement dans la parole de Notre Seigneur : « Je suis la vigne et vous
êtes les branches » (Joan., XV, 5). Il affirme en effet que nous recevons notre
vie de Lui comme les branches de la vigne la reçoivent du cep auquel elles sont
unies. Cette comparaison fait donc ressortir la communauté de vie qui existe
entre Notre Seigneur et nous ; de là il est facile de passer à l’action du corps
mystique où Jésus, comme tête, fait passer la vie dans ses membres. C'est saint
Paul qui insiste le plus sur cette doctrine si féconde en résultats.
Dans un corps il faut une tête, une âme et des membres. Ce sont ces trois
éléments que nous allons décrire, en suivant la doctrine de l'Apôtre.
143. 1° La tête exerce dans le corps humain un triple rôle : rôle de
prééminence, puisqu'elle en est de beaucoup la partie principale ; rôle de
centre d'unité, puisqu'elle relie ensemble et dirige tous les membres ; rôle
d'influx vital puisque c'est d'elle que part le mouvement et la vie. Or c'est
bien cette triple fonction que Jésus exerce dans l'Eglise et sur les âmes. a) Il
a assurément la prééminence sur tous les hommes, lui qui, comme homme-Dieu, est
le premier-né de toute créature, l'objet des complaisances divines, le modèle
achevé de toutes les vertus, la cause méritoire de notre sanctification, lui
qui, à cause de ses mérites, a été exalté au-dessus de toute créature, et devant
qui tout genou doit fléchir au ciel, sur la terre et dans les enfers. b) C'est
lui qui est dans l'Eglise le centre d'unité. Deux choses sont essentielles à un
organisme parfait : la variété des organes et des fonctions qu'ils remplissent,
et leur unité dans un principe commun ; sans ce double élément on n'aurait
qu'une masse inerte ou un agrégat d'êtres vivants sans lien organique. Or c'est
encore Jésus qui, après avoir établi dans l'Eglise la variété des organes par
l'institution d'une hiérarchie, demeure le centre d'unité, puisque c'est lui, le
chef invisible mais réel, qui imprime aux chefs hiérarchiques la direction et le
mouvement. c) C'est lui qui est aussi le principe de l'influx vital qui anime et
vivifie tous les membres. Même comme homme, il reçoit la plénitude de la grâce
pour nous la communiquer (Joan., I, 14, 16). N'est-il pas en effet la cause
méritoire de toutes les grâces que nous recevons, et qui nous sont distribuées
par l'Esprit Saint ? Aussi le Concile de Trente affirme sans hésiter cette
action, cet influx vital de Jésus sur les justes (Sess. VI, ch. VIII)
144. 2° A tout corps il faut non seulement une tête, mais une âme. Or, c'est le
Saint Esprit (c'est-à-dire la Sainte Trinité désignée par ce nom) qui est l'âme
du corps mystique dont Jésus est la tête : c'est lui en effet qui répand dans
les âmes la charité et la grâce méritées par Notre Seigneur (Rom., V, 5). Voilà
pourquoi il est appelé l'Esprit qui vivifie : « Credo in Spiritum...
vivificantem ». Voilà pourquoi Saint Augustin nous dit que le Saint Esprit est
au corps de l'Eglise ce que l'âme est au corps naturel (Sermo 187 de tempore).
Cette expression a du reste été consacrée par Léon XIII dans son Encyclique sur
le Saint Esprit (9 mai 1897). C'est encore ce divin Esprit qui distribue les
divers charismes : aux uns le discours de sagesse ou la grâce de la prédication,
aux autres le don des miracles, à ceux-ci le don de prophétie, à ceux-là le don
des langues, etc (I Cor., XII, 6).
145. Cette double action du Christ et de l'Esprit Saint, loin de se gêner, se
complète. Le Saint Esprit nous vient par le Christ. Quand Jésus vivait sur
terre, il possédait en son âme sainte la plénitude de l'Esprit ; par ses actions
et surtout par ses souffrances et par sa mort, il a mérité que cet Esprit nous
fût communiqué ; c'est donc grâce à lui que l'Esprit Saint vient nous
communiquer la vie et les vertus du Christ, et nous rendre semblables à lui.
Ainsi tout s'explique : Jésus, étant homme peut seul être la tête d'un corps
mystique composé d'hommes, puisque la tête et les membres doivent être de même
nature ; mais, comme homme, il ne peut par lui-même conférer la grâce nécessaire
à la vie de ses membres ; le Saint Esprit y supplée en remplissant ce rôle ;
mais, comme il le fait en vertu des mérites du Sauveur, on peut dire que
l'influx vital part bien de Jésus pour arriver à ses membres.
146. 3° Quels sont donc les membres de ce corps mystique ? Tous ceux qui sont
baptisés. C'est en effet par le baptême que nous sommes incorporés au Christ,
dit Saint Paul (I Cor., XII, 13). Voilà pourquoi il ajoute que nous avons été
baptisés dans le Christ, que par le baptême nous revêtons le Christ (Rom., VI, 3
; Galat., III, 25 ; Rom., XIII, 17), c'est-à-dire, participons aux dispositions
intérieures du Christ ; ce que le Décret aux Arminiens explique en disant que
par le baptême nous devenons membres du Christ et du corps de l'Eglise (Denzinger-Bann,
n°696). Il en résulte que tous les baptisés sont membres du Christ, mais à des
degrés divers : les justes lui sont unis par la grâce habituelle et tous les
privilèges qui l'accompagnent ; les pécheurs par la foi et l'espérance ; les
bienheureux par la vision béatifique. Quant aux infidèles, ils ne sont pas
actuellement membres de son corps mystique ; mais, tant qu'ils sont sur terre,
ils sont appelés à le devenir ; il n'y a que les damnés qui soient pour toujours
exclus de ce privilège.
147. 4° Conséquences de ce dogme. A) C'est sur cette incorporation au Christ
qu'est basée la communion des Saints ; les justes ici-bas, les âmes du
Purgatoire et les Saints du ciel font tous partie du corps mystique de Jésus,
tous participent à sa vie, reçoivent son influence et doivent s'aimer et s'entr'aider
comme les membres d'un même corps ; car, nous dit Saint Paul, « si un membre
souffre, tous les membres souffrent avec lui, et si un membre est glorifié, tous
se réjouissent avec lui (I Cor., XII, 26).
148. B) C'est pour cela que tous les chrétiens sont frères : il n'y a plus
désormais ni Juif, ni Grec, ni homme libre ni esclave ; nous sommes tous un dans
le Christ Jésus (Rom., X, 12). Nous sommes donc tous solidaires, et ce qui est
utile à l'un est utile aux autres, puisque, quelle que soit la diversité des
dons et des offices, le corps tout entier profite de ce qu'il y a de bon dans
chacun des membres, de même que chaque membre profite à son tour des biens du
corps tout entier. C'est encore cette doctrine qui explique pourquoi Notre
Seigneur a pu dire : ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi que
vous le faites ; la tête en effet s'identifie avec les membres.
149. C) Il en résulte que, selon la doctrine de Saint Paul, les chrétiens sont
le complément du Christ ; Dieu en effet « l’a donné pour chef suprême à l'Eglise,
qui est son corps, la plénitude de celui qui remplit tout en tous (Ephes., I,
23). Jésus en effet, parfait en lui-même, a besoin d’un complément pour former
son corps mystique : à ce point de vue, il ne se suffit pas à lui-même, il a
besoin de membres pour exercer toutes les fonctions vitales. Et M. Olier conclut
: « Prêtons nos âmes à l'Esprit de Jésus-Christ, pour qu'il prenne accroissement
en nous. S'il trouve des sujets disposés, il se dilate, il s'augmente, se répand
dans leurs cœurs, et les embaume de l'onction spirituelle dont il est lui-même
embaumé » (Pensées, p. 15-16). C'est ainsi que nous pouvons et devons compléter
la Passion du Sauveur Jésus, en souffrant comme il a souffert, afin que cette
passion, si complète en elle-même, se complète encore dans ses membres à travers
le temps et l'espace (Colos., I, 24). On le voit donc, il n'est rien de plus
fécond que cette doctrine sur le corps mystique de Jésus.
Conclusion :
Dévotion au Verbe Incarné
150. De tout ce que nous avons dit
sur le rôle de Jésus dans la vie spirituelle, il résulte que, pour cultiver
cette vie, nous devons vivre dans une union intime, affectueuse et habituelle
avec lui, en d'autres termes pratiquer la dévotion au Verbe Incarné : « Celui
qui demeure en moi et en qui je demeure produit des fruits abondants » (Joan.,
XV, 5). C'est ce que nous inculque la Sainte Eglise, en nous rappelant à la fin
du Canon de la Messe, que c'est par Lui que nous recevons tous les biens
spirituels, par Lui que nous Sommes sanctifiés, vivifiés et bénis, par Lui, avec
Lui et en Lui que nous devons rendre tout honneur et toute gloire à Dieu le Père
tout-puissant, dans l'unité du Saint Esprit : « Per quem hæc omnia, Domine,
semper bona creas, sanctificas, benedicis et præstas nobis ; per ipsum, et cum
ipso et in ipso est tibi Deo Patri omnipotenti, in unitate Spiritus Sancti omnis
honor et gloria ». C'est tout un programme de vie spirituelle : ayant tout reçu
de Dieu par le Christ, c'est par Lui que nous devons glorifier Dieu, par Lui que
nous devons demander de nouvelles grâces, avec Lui et en Lui que nous devons
faire toutes nos actions.
151. 1° Jésus étant le parfait adorateur de son Père, ou, comme dit M. Olier, le
religieux de Dieu, le seul qui puisse lui offrir des hommages infinis, il est
évident que, pour rendre nos devoirs à la Sainte Trinité, nous ne pouvons mieux
faire que de nous unir étroitement à lui chaque fois que nous voulons accomplir
nos devoirs de religion. C'est d'autant plus facile que Jésus, étant la tête
d'un corps mystique dont nous sommes les membres, adore son Père non pas
seulement en son nom, mais au nom de tous ceux qui sont incorporés à lui, et met
à notre disposition les hommages qu'il rend à Dieu, nous permettant de nous les
approprier pour les offrir à la Sainte Trinité.
152. 2° C'est aussi avec Lui et par Lui que nous pouvons le plus efficacement
demander de nouvelles grâces ; car Jésus, Souverain Prêtre, ne cesse de prier
pour nous (Hebr., VII, 25). Même, quand nous avons eu le malheur d'offenser
Dieu, il plaide notre cause avec d'autant plus d'éloquence qu'il offre en même
temps son sang versé pour nous (I Joan., II, 1). De plus il donne à nos prières
une valeur telle que si nous prions en son nom, c'est-à-dire, en nous appuyant
sur ses mérites infinis, nous sommes sûrs d'être exaucés (Joan., XVI, 23). La
valeur de ses mérites est en effet communiquée à ses membres, et Dieu ne peut
rien refuser à son Fils (Hebr., V, 7).
153. 3° Enfin c'est en union avec lui qu'il faut faire toutes nos actions, ayant
habituellement, selon une belle expression de M. Olier, Jésus devant les yeux,
dans le cœur et dans les mains : devant les yeux, c'est-à-dire en le considérant
comme le modèle que nous devons imiter, et nous demandant, comme Saint Vincent
de Paul : Que ferait Jésus s'il était à ma place ? dans le cœur, en attirant en
nous ses dispositions intérieures, sa pureté d'intention, sa ferveur, pour faire
nos actions en son esprit ; dans les mains, en exécutant avec générosité,
énergie et constance les bonnes inspirations qu'il nous a suggérées.
Alors notre vie sera transformé et nous vivrons de la vie du Christ : « Je vis,
non pas moi, car c'est Jésus qui vit en Moi » (Gal., II, 20).
§ III. Du rôle de
la Sainte Vierge, des Saints et des Anges dans la vie chrétienne
154. Assurément il n'y a qu'un
Dieu, et qu'un Médiateur nécessaire, Jésus-Christ (I Tim., II, 5). Mais il a plu
à la Sagesse et à la Bonté divine de nous donner des protecteurs, des
intercesseurs et des modèles qui soient ou qui du moins paraissent plus près de
nous : ce sont les Saints qui, ayant reproduit en eux-mêmes les perfections
divines et les vertus de Notre Seigneur, font partie de son corps mystique et
s'intéressent à nous qui sommes leurs frères. En les honorant, c'est Dieu
lui-même que nous honorons en eux, c'est un reflet de ses perfections ; en les
invoquant, c'est à Dieu que vont en dernière analyse nos invocations, puisque
nous demandons aux Saints d'être nos intercesseurs auprès de Dieu ; en imitant
leurs vertus c'est Jésus que nous imitons, puisqu’eux-mêmes n'ont été saints
que dans la mesure où ils ont reproduit les vertus du divin Modèle. Cette
dévotion aux Saints, loin de nuire au culte de Dieu et du Verbe Incarné, ne fait
donc que le confirmer et le compléter. Comme parmi les Saints, la mère de Jésus
occupe un rang à part, nous exposerons d'abord son rôle, puis celui des Saints
et des Anges.
1° Du rôle de
Marie dans la vie chrétienne
155. Fondement de ce rôle. Ce rôle
dépend de son étroite union avec Jésus ou en d'autres termes du dogme de la
maternité divine, qui a pour corollaire sa dignité et son rôle de mère des
hommes.
A). C’est au jour de l'Incarnation que Marie devient la mère de Jésus, la mère
d'un Fils-Dieu, la mère de Dieu, Or, si nous tenons compte du dialogue entre
l'Ange et la Vierge, Marie est mère de Jésus, non pas seulement en tant que
celui-ci est une personne privée, mais en tant qu’il est Sauveur et Rédempteur.
« L’ange ne parle pas seulement des grandeurs personnelles de Jésus ; c'est le
Sauveur, c'est le Messie attendu, c'est le Roi éternel de l'humanité régénérée
dont on propose à Marie de devenir la Mère... Toute l’œuvre rédemptrice est
suspendue au Fiat de Marie. Et de cela la Vierge a pleine conscience. Elle sait
ce que Dieu lui propose ; elle consent à ce que Dieu lui demande, sans
restriction ni condition ; son Fiat répond à l'ampleur des propositions divines,
il s'étend à toute l'œuvre rédemptrice » (Bainville, p. 73-75). Marie est donc
la mère du Rédempteur, et comme telle, associée à son œuvre rédemptrice, et elle
tient dans l’ordre de la réparation la place qu'Eve a tenu dans l'ordre de notre
ruine spirituelle, ainsi que les Pères le feront remarquer avec saint Irénée.
Mère de Jésus, Marie aura avec les trois divines personnes les relations les
plus intimes : elle sera la Fille bien-aimée du Père, et son associée dans
l'œuvre de l'Incarnation ; la Mère du Fils, ayant droit à son respect, à son
amour, et même, sur terre, à son obéissance, et devenant, par la part qu'elle
aura à ses mystères, part secondaire, mais réelle, sa collaboratrice dans
l'œuvre du salut des hommes et de leur sanctification ; le temple vivant, le
sanctuaire privilégié du Saint Esprit, et, dans un sens analogique, son Epouse,
en ce sens qu'avec lui et en dépendance de lui, elle travaillera à enfanter des
âmes à Dieu.
156. B) C'est aussi au jour de l’Incarnation que Marie devient la mère des
hommes. Jésus, nous l'avons dit (n°142) est le chef de l'humanité régénérée, la
tête d'un corps mystique, dont nous sommes les membres. Or Marie, mère du
Sauveur, l'engendre tout entier, par conséquent comme chef de l'humanité, comme
tête du corps mystique. Elle engendre donc aussi ses membres, tous ceux qui sont
incorporés à lui, tous les régénérés où ceux qui sont appelés à le devenir.
Ainsi, en devenant la mère de Jésus selon la chair, elle devient en même temps
la mère de ses membres selon l'esprit. La scène du Calvaire ne fera que
confirmer cette vérité ; au moment même où notre rédemption va être complétée
par la mort du Sauveur, celui-ci dit à Marie, en lui montrant saint Jean, et en
lui tous ses disciples présents ou futurs : Voici votre fils ; et à saint Jean
lui-même : Voici votre mère ; c'était déclarer, d'après une tradition qui
remonte jusqu'à Origène, que tous les régénérés étaient les enfants spirituels
de Marie.
C'est de ce double titre de mère de Dieu et de mère des hommes que découle le
rôle de Marie dans notre vie spirituelle.
157. 2° Marie cause méritoire de la grâce. Nous avons vu (n°133) que Jésus est
la cause méritoire principale et au sens propre de toutes les grâces que nous
recevons. Marie, son associée dans l'œuvre de notre sanctification, a mérité
secondairement et seulement de congruo, d'un mérite de convenance toutes ces
mêmes grâces. Elle ne les a méritées que secondairement, c'est-à-dire en
dépendance de son Fils, et parce que Celui-ci lui a conféré le pouvoir de
mériter pour nous.
Elle les a méritées d'abord au jour de l'Incarnation, au moment où elle a
prononcé son fiat. Car l'Incarnation c'est la rédemption commencée, et coopérer
à l'Incarnation c'est donc coopérer à la rédemption, aux grâces qui en seront le
fruit, et, par conséquent à notre salut et à notre sanctification.
158. Toute sa vie d'ailleurs, Marie, dont la volonté est en tout conforme à
celle de Dieu comme à celle de son Fils, s'associe à l'œuvre réparatrice : c'est
elle qui élève Jésus, qui nourrit et prépare pour l'immolation la victime du
Calvaire ; associée à ses joies comme à ses épreuves, à ses humbles travaux dans
la maison de Nazareth, à ses vertus, elle s'unira, par une compassion très
généreuse, à la passion et à la mort de son Fils, redisant son fiat au pied de
la croix et consentant à l'immolation de celui qu'elle aime beaucoup plus
qu'elle-même, et son cœur aimant sera transpercé d'un glaive douloureux : « tuam
ipsius animam gladius pertransibit » (Luc, II, 35). Que de mérites n'a-t-elle
pas acquis par cette immolation parfaite !
Elle continue d'en acquérir par ce long martyre qu'elle endure après le retour
de son Fils au ciel : privée de la présence de celui qui faisait son bonheur,
soupirant ardemment après le moment où elle pourra lui être unie pour toujours,
et acceptant amoureusement cette épreuve pour faire la volonté de Dieu et
contribuer à édifier l’Eglise naissante, elle accumule pour nous d'innombrables
mérites. Ses actes sont d'autant plus méritoires qu'ils sont faits avec une
pureté d'intention plus parfaite : « magnificat anima mea Dominum », une ferveur
plus intense, accomplissant en son intégrité la volonté de Dieu : « Ecce ancilla
Domini, fiat mihi secundum verbum tuum », et une union plus étroite avec Jésus,
source de tout mérite.
Sans doute ces mérites étaient avant tout pour elle-même et augmentaient son
capital de grâce et ses droits à la gloire ; mais, en vertu de la part qu'elle
prenait à l’œuvre rédemptrice, elle méritait aussi de congruo pour tous, et si
elle est pleine de grâce pour elle-même, elle laisse cette grâce déborder sur
nous, selon la parole de saint Bernard (In Assumpt., sermo II, 2)
159. 3° Marie cause exemplaire. Après Jésus, Marie est le plus beau modèle que
nous puissions imiter : le Saint Esprit qui, en vertu des mérites de son Fils,
vivait en elle, en a fait une copie vivante des vertus de ce Fils. Jamais elle
n'a commis la moindre faute, la moindre résistance à la grâce, exécutant à la
lettre le fiat mihi secundum verbum tuum. Aussi les Pères, en particulier saint
Ambroise et le pape saint Libère, la représentent comme le modèle achevé de
toutes les vertus, « charitable et prévenante pour toutes ses compagnes,
toujours prompte à leur rendre service, ne disant ou ne faisant rien qui pût
leur causer la moindre peine, les aimant toutes et aimée de toutes » ( J. V.
Bainvel, Le Saint Cœur de Marie, p. 313-314).
Qu'il nous suffise de rappeler les vertus signalées dans l'Evangile lui-même :
1) sa foi profonde, qui lui fait croire sans hésitation les choses si
merveil-leuses que l'Ange lui annonce de la part de Dieu, foi dont la félicite
Elisabeth inspirée par le Saint Esprit : « Heureuse celle qui a cru » (Luc, I,
45). 2) sa virginité, qui apparaît dans sa réponse à l'Ange : « Quomoda fiet
istud, quoniam virum non cognosco ? » qui montre sa ferme volonté de demeurer
vierge, même s'il fallait pour cela sacrifier la dignité de mère du Messie ; 3)
son humilité, qui éclate par le trouble où la plongent les éloges de l'Ange, par
sa déclaration d'être toujours la servante du Seigneur au moment même où elle
est proclamée mère de Dieu, par ce Magnificat anima mea Dominum qu'on a appelé
l'extase de son humilité par l'amour qu'elle montre pour la vie cachée, alors
qu'en sa qualité de mère de Dieu, elle avait droit à tous les honneurs ; 4) son
recueille-ment intérieur qui lui fait recueillir et ruminer silencieusement tout
ce qui se rapporte à son divin Fils ; 5) son amour pour Dieu et pour les hommes,
qui lui fait accepter généreusement. toutes les épreuves d'une longue vie, et
surtout l'immolation de son Fils au Calvaire et la longue séparation de ce Fils
bien--aimé depuis l'Ascension jusqu'au moment de sa mort.
160. Ce modèle si parfait est en même temps plein d'attirance : Marie est une
simple créature comme nous, c'est une sœur, c'est une mère que nous nous sentons
portés à imiter, ne fût-ce que pour lui témoigner notre reconnaissance, notre
vénération et notre amour.
C’est d'ailleurs un modèle facile à imiter, en ce sens du moins que Marie s'est
sanctifiée dans la vie commune, dans l'accomplissement de ses devoirs de jeune
fille et de mère, dans les humbles soins du ménage, dans la vie cachée, dans les
joies comme dans les tristesses, dans l'exaltation comme dans les humiliations
les plus profondes.
Nous sommes donc certains d'être dans une voie très sûre quand nous imitons la
sainte Vierge : c'est le meilleur moyen d'imiter Jésus et d'obtenir sa puissante
médiation.
161. 4° Marie médiatrice universelle de grâce. Depuis longtemps saint Bernard
avait formulé cette doctrine dans ce texte si connu : « Sic est voluntas ejus
qui totum nos habere voluit per Mariam » (Sermo de aquæductus, n°7). Il importe
d'en préciser le sens. Il est certain que Marie nous a donné d'une façon médiate
toutes les grâces en nous donnant Jésus l'auteur et la cause méritoire de la
grâce. Mais de plus, d'après l'enseignement de plus en plus unanime, il n'est
pas une seule grâce accordée aux hommes qui ne vienne immédiatement de Marie,
c'est-à-dire sans son intervention. Il s'agit donc ici d'une médiation
immédiate, universelle, mais subordonnée à celle de Jésus.
162. Pour préciser davantage cette doctrine, disons avec le P. de la Broise
(Marie, mère de grâce, p. 23-24) que « l'ordre présent des décrets divins veut
que tout bienfait surnaturel accordé au monde soit accordé avec le concours de
trois volontés, et qu’aucun ne le soit autrement. C'est d'abord la volonté de
Dieu qui confère toutes les grâces ; puis la volonté de Notre Seigneur,
médiateur qui les mérite et les obtient en toute justice, par lui-même ; enfin
la volonté de Marie, médiatrice secondaire, qui les mérite et les obtient en
toute convenance par Notre Seigneur ". Cette médiation est immédiate, en ce sens
que, pour chaque grâce accordée par Dieu, Marie intervient par ses mérites
passés ou ses prières actuelles ; mais cela n'implique pas nécessairement que la
personne qui reçoit ces grâces doive prier Marie : celle-ci peut intervenir sans
qu'on le lui demande. Elle est universelle, s'étendant à toutes les grâces
accordées aux hommes depuis la chute d'Adam. Elle demeure subordonnée à la
médiation de Jésus, en ce sens que Marie ne peut mériter ou obtenir de grâces
que par son divin Fils ; et ainsi la médiation de Marie ne fait que mieux
ressortir la valeur et la fécondité de la médiation de Jésus.
Cette doctrine vient d’être confirmée par l’office et la Messe propres en
l’honneur de Marie médiatrice, accordée par le Pape Benoît XV aux églises de
Belgique et à toutes celles de la chrétienté qui lui en feront la demande. C’est
donc une doctrine sûre et que nous pouvons utiliser en pratique : elle ne peut
que nous inspirer une grande confiance en Marie.
Conclusion :
Dévotion à la Sainte Vierge
163. Marie ayant un rôle si
important dans notre vie spirituelle, nous devons avoir à son égard une grande
dévotion. Ce mot veut dire dévouement, et le dévouement c'est le don de soi.
Nous serons donc dévots à Marie, si nous nous donnons complètement à elle et,
par elle, à Dieu. En cela nous ne ferons qu'imiter Dieu lui-même qui se donne à
nous et nous donne son Fils par son intermédiaire. Nous donnerons notre
intelligence par la vénération la plus profonde, notre volonté par une confiance
absolue, notre cœur par l'amour le plus filial, notre être tout entier par une
imitation aussi parfaite que possible de ses vertus.
164. A) Vénération profonde. Cette vénération est basée sur la dignité de mère
de Dieu et les conséquences qui en découlent. Nous ne pourrons en effet jamais
trop estimer celle que le Verbe Incarné révère comme sa mère, que le Père
contemple avec amour comme sa fille bien-aimée et que le Saint Esprit regarde
comme son temple de prédilection. Le Père la traite avec le plus grand respect
en lui envoyant un Ange qui la salue comme Pleine de grâce, et lui demande son
consentement à l'œuvre de l'Incarnation pour laquelle il veut se l'associer si
intimement; le Fils la vénère, l'aime comme sa mère et lui obéit ; le Saint
Esprit vient en elle et y prend ses complaisances. En vénérant Marie, nous ne
faisons donc que nous associer aux trois divines personnes et estimer ce
qu'elles estiment.
Sans doute il y a des excès à éviter, en particulier tout ce qui tendrait à
l'égaler à Dieu, à en faire la source de la grâce. Mais tant que nous la
considérons comme une créature, qui n'a de grandeur, de sainteté, de puissance
qu'autant que Dieu lui en confère, il n'y a pas d'excès à craindre : c'est Dieu
que nous vénérons en elle.
Cette vénération doit être plus grande que celle que nous avons pour les Anges
et les Saints, précisément parce que par sa dignité de mère de Dieu, par son
rôle de médiatrice, par sa sainteté elle surpasse toutes les créatures. Aussi
son culte, tout en étant un culte de dulie et non de latrie, est appelé avec
raison le culte d'hyperdulie, étant supérieur à celui qu'on rend aux Anges et
aux Saints.
165. B) Confiance absolue : elle est fondée sur la puissance et la bonté de
Marie. a) Cette puissance vient non d'elle-même, mais de son pouvoir
d'intercession, Dieu ne voulant rien refuser de légitime à celle qu'il vénère et
aime plus que toutes les créatures. Rien de plus équitable : Marie ayant fourni
à Jésus cette humanité, qui lui a permis de mériter, ayant collaboré avec lui
par ses actions et ses souffrances à l'œuvre rédemptrice, il est convenable
qu'elle ait une part à la distribution des fruits de la rédemption ; il ne
refusera donc rien de ce qu'elle demandera de légitime, et ainsi on pourra dire
qu'elle est toute-puissante par ses supplications, omnipotentia supplex. b)
Quant à sa bonté, elle est celle d'une mère qui reporte sur nous, membres de
Jésus-Christ, l'affection qu'elle a pour son Fils ; d'une mère qui, nous ayant
enfantés dans la douleur, au milieu des angoisses du Calvaire, aura d'autant
plus d'amour pour nous que nous lui avons plus coûté.
Donc notre confiance à son égard sera inébranlable et universelle.
1) Inébranlable, malgré nos misères et nos fautes ; elle est en effet une mère
de miséricorde, mater misericordie, qui n'a pas à s'occuper de justice, mais qui
a été choisie pour exercer avant tout la compassion, la bonté, la condescendance
: sachant que nous sommes exposés aux attaques de la concupiscence, du monde et
du démon, elle a pitié de nous qui ne cessons pas d'être ses enfants, même quand
nous sommes tombés dans le péché. Aussi, dès que nous manifestons la moindre
bonne volonté, le désir de revenir à Dieu, elle nous accueille avec bonté ; et
souvent même, c'est elle qui, prévenant ces bons mouvements, nous obtiendra les
grâces qui les exciteront dans notre âme. L'Eglise l'a si bien compris qu'elle a
institué une fête, pour certains diocèses, sous ce vocable qui semble étrange
d'abord, mais qui au fond est parfaitement justifié, de Cœur immaculé de Marie
refuge des pécheurs ; précisément parce qu'elle est immaculée et n'a jamais
commis la moindre faute, elle n'en a que plus de compassion pour ses pauvres
enfants qui eux n'ont pas, comme elle, le privilège de l'exemption de la
concupiscence.
2) Universelle, c'est-à-dire, s'étendant à toutes les grâces dont nous avons
besoin, grâces de conversion, d'avancement spirituel, de persévérance finale,
grâces de préservation au milieu des dangers, des angoisses, des difficultés les
plus graves qui puissent se présenter. C'est cette confiance que recommande si
instamment Saint Bernard : « Si les tempêtes des tentations s'élèvent, si vous
êtes au milieu des écueils des tribulations, jetez les yeux sur l'étoile de la
mer, appelez Marie à votre secours; si vous êtes ballotté sur les vagues de la
superbe, de l'ambition, de la médisance, de la jalousie, regardez l'étoile,
invoquez Marie. Si la colère, l'avarice, les plaisirs de la chair agitent la
barque de votre âme, regardez Marie. Si troublé par la grandeur de vos crimes,
confus de l'état misérable de votre conscience, saisi d’horreur à la pensée du
jugement, vous commencez à vous enfoncer dans l'abîme de la tristesse et du
désespoir, pensez à Marie. Au milieu des périls, des angoisses, des
incertitudes, pensez à Marie, invoquez Marie. Que son invocation, que sa pensée
ne quittent ni votre cœur ni vos lèvres, et, pour obtenir plus sûrement le
secours de ses prières, ne négligez pas d'imiter ses exemples. En la suivant,
vous ne vous égarez pas, en la suppliant vous ne pouvez désespérer, en pensant à
elle vous ne vous égarez pas. Tant qu'elle vous tient par la main, vous ne
pouvez choir ; sous sa protection vous n'avez rien à craindre ; sous sa
conduite, point de fatigue, et par sa faveur on arrive sûrement au but » (Homil.
II, de Laudibus Virg. Matris, 17). Et comme nous avons constamment besoin de
grâce pour vaincre nos ennemis et progresser, c’est souvent qu'il faut nous
adresser à celle qui est si bien appelée Notre Dame du perpétuel secours.
166. C) A la confiance nous joindrons l'amour, amour filial, plein de candeur,
de simplicité, de tendresse et de générosité. Elle est assurément la plus
aimable des mères, puisque Dieu, l'ayant destinée à être la mère de son Fils,
lui a donné toutes les qualités qui rendent une personne aimable, la
délicatesse, le tact, la bonté, le dévouement d'une mère. Elle est la plus
aimante, car son cœur a été créé tout exprès pour aimer un Fils-Dieu et l'aimer
aussi parfaitement que possible. Or cet amour qu'elle avait pour son Fils, elle
le reporte sur nous qui sommes les membres vivants de ce divin Fils, son
extension et son complément; aussi cet amour éclate dans le mystère de la
Visitation, où elle s'empresse de porter à sa cousine Elisabeth ce Jésus qu'elle
a reçu dans son sein, et qui par sa seule présence sanctifie toute la maison ;
aux noces de Cana, où attentive à tout ce qui se passe elle intervient auprès de
son Fils pour éviter aux jeunes mariés une pénible humiliation ; au Calvaire, où
elle consent à sacrifier ce qu’elle a de plus cher pour nous sauver ; au
Cénacle, où elle exerce son pouvoir d'intercession pour obtenir aux Apôtres une
plus grande abondance des dons du Saint Esprit.
167. Si elle est la plus aimable et la plus aimante des mères, elle doit être
aussi la plus aimée. C'est bien là en effet l'un de ses privilèges les plus
glorieux : partout où Jésus est connu et aimé, Marie l'est aussi : on ne sépare
pas la mère du Fils, et, tout en tenant compte de la différence entre l'un et
l'autre, on les entoure de la même affection, bien qu'à un degré différent : au
Fils on rend l'amour qui est dû à Dieu, à Marie celui qu'on doit à la Mère d'un
Dieu, amour tendre, généreux, dévoué, mais subordonné à l'amour de Dieu.
C'est un amour de complaisance, qui se réjouit des grandeurs, des vertus et des
privilèges de Marie, les repassant souvent dans l'esprit, les admirant, s'y
complaisant, et la congratulant de ce qu'elle est si parfaite. Mais c'est aussi
un amour de bienveillance, qui désire sincèrement que le nom de Marie soit mieux
connu et mieux aimé, qui prie pour que s'étende son influence sur les âmes, et
qui à la prière ajoute la parole et l'action. C'est un amour filial, plein
d'abandon et de simplicité, de tendresse et de dévouement, allant jusqu'à cette
intimité respectueuse que permet une mère à son enfant. C'est enfin et surtout
un amour de conformité, qui s'efforce de conformer en toutes choses sa volonté à
celle de Marie et par là même à celle de Dieu, l'union des volontés étant la
marque la plus authentique d'amitié. C'est ce qui nous mène à l'imitation de la
Sainte Vierge.
168. D) L'imitation est en effet l'hommage le plus délicat qu'on puisse lui
rendre ; c'est proclamer, non seulement en paroles mais en actes, qu'elle est un
modèle parfait que nous sommes trop heureux d'imiter. Nous avons déjà dit
(n°159) comment Marie, étant une copie vivante de son Fils, nous donne l'exemple
de toutes les vertus. Nous rapprocher d'elle, c'est nous rapprocher de Jésus ;
aussi nous ne pouvons mieux faire que d'étudier ses vertus, de les méditer
souvent, de nous efforcer de les reproduire.
Pour y mieux réussir, nous ne pouvons mieux faire que d'accomplir toutes et
chacune de nos actions par Marie, avec Marie et en Marie. Par Marie,
c'est-à-dire en demandant par elle les grâces dont nous avons besoin pour
l'imiter, en passant par elle pour aller à Jésus, ad Jesum per Mariam.
Avec Marie, c'est-à-dire en la considérant comme modèle et collaboratrice, nous
demandant souvent : Que ferait Marie si elle était à ma place, et en la priant
humblement de nous aider à conformer nos actions à ses désirs.
En Marie, en dépendance de cette bonne Mère, entrant dans ses vues, dans ses
intentions, et faisant nos actions, comme elle, pour glorifier Dieu : Magnificat
anima mea Dominum.
169. C'est dans cet esprit que nous réciterons les prières en l'honneur de
Marie, l'Ave Maria et l'Angelus qui lui rappellent la scène de l'Annonciation et
son titre de Mère de Dieu ; le Sub tuum præsidium, qui est l'acte de confiance
en celle qui nous protège au milieu de tous nos dangers ; l'O Domina mea, l'acte
d'abandon complet entre ses mains, par lequel on lui confie sa personne, ses
actions et ses mérites ; et surtout le Chapelet ou Rosaire, qui, en nous
unissant à ses mystères joyeux, douloureux et glorieux, nous permet de
sanctifier, en union avec elle et avec Jésus, nos joies, nos tristesses et nos
gloires. Le Petit Office de la Ste Vierge est, pour les personnes qui peuvent le
réciter, le pendant du Bréviaire, et leur rappelle plusieurs fois le jour les
grandeurs, la sainteté et le rôle sanctificateur de cette Bonne Mère.
Acte de
consécration totale à Marie
170. Nature et étendue de cet acte.
C'est un acte de dévotion qui contient tous les autres. Tel qu'il est exposé par
le B. Grignion de Monfort, il consiste à se donner tout entier à Jésus par
Marie, et comprend deux éléments : un acte de consécration qu'on renouvelle de
temps en temps, et un état habituel qui nous fait vivre et agir sous la
dépendance de Marie. L'acte de consécration dit le B. Grignon « consiste à se
donner tout entier, en qualité d’esclave, à Marie et à Jésus par elle ». Qu’on
ne se scandalise pas du mot d’esclave, auquel il faut enlever tout sens
péjoratif, c’est-à-dire toute idée de contrainte : cet acte, loin d’impliquer
une contrainte, est l'expression de l'amour le plus pur ; qu'on n'en conserve
donc que l'élément positif, tel qu'il est expliqué par le Bienheureux : Un
simple serviteur reçoit des gages, demeure libre de quitter son maître, et ne
donne que son travail, non sa personne, ses droits personnels, ses biens ; un
esclave consent librement à travailler sans gages, confiant envers le maître qui
lui donne le vivre et le couvert, se donne pour toujours, avec toutes ses
ressources, sa personne et ses droits, pour vivre en sa complète dépendance.
171. Pour faire l'application aux choses spirituelles, le parfait serviteur de
Marie lui donne, et par elle, à Jésus :
a) Son corps, avec tous ses sens, n'en gardant que l'usage, et s'engageant à ne
s'en servir que selon le bon plaisir de la Sainte Vierge ou de son Fils ; il
accepte à l'avance toutes les dispositions providentielles concernant la santé,
la maladie, la vie et la mort.
b) Tous ses biens de fortune, n'en usant que sous sa dépendance, pour sa gloire
et celle de Dieu.
c) Son âme avec toutes ses facultés, les consacrant au service de Dieu et des
âmes, sous la conduite de Marie, et renonçant à tout ce qui peut compromettre
notre salut et sanctification.
d) Tous ses biens intérieurs et spirituels, ses mérites, ses satisfactions et la
valeur impétratoire de ses bonnes œuvres, dans la mesure où ces biens sont
aliénables. Expliquons ce dernier point : 1) Nos mérites proprement dits (de
condigno), par lesquels nous méritons pour nous-mêmes une augmentation de grâce
et de gloire, sont inaliénables ; si donc nous les donnons à Marie, c'est pour
qu'elle les conserve et les augmente, non pour qu'elle les applique à d'autres.
Mais les mérites de simple convenance (de congruo) pouvant être offerts pour les
autres, nous en laissons la libre disposition à Marie. 2) La valeur
satisfactoire de nos actes, y compris les indulgences, est aliénable, et nous en
laissons l'application à la Sainte Vierge. 3) La valeur impétratoire,
c'est-à-dire, nos prières et nos bonnes actions en tant que jouissant de cette
même valeur, peuvent lui être abandonnées et en fait le sont par cet acte de
consécration.
172. Quand une fois on l’a fait, on ne peut donc plus disposer de ces biens sans
la permission de la Sainte Vierge ; mais nous pouvons et parfois devons la prier
de bien vouloir, dans la mesure de son bon plaisir, en disposer en faveur des
personnes envers lesquelles nous avons des obligations particulières.
Le moyen de tout concilier, c'est de lui offrir en même temps non seulement
notre personne et nos biens, mais toutes les personnes qui nous sont chères ;
ainsi la Sainte Vierge puisera dans nos biens, et surtout dans ses trésors et
ceux de son Fils, pour venir au secours de ces personnes ; elles n'y perdront
rien.
173. L'excellence de cet acte. C'est un acte de saint abandon, déjà excellent
comme tel, mais qui en outre contient les actes des plus belles vertus :
1) Un acte de religion profonde à l'égard de Dieu, de Jésus et de Marie : par là
en effet nous reconnaissons le souverain domaine de Dieu, notre propre néant, et
nous proclamons de grand cœur les droits que Dieu a donnés à Marie sur nous.
2) Un acte d’humilité, par lequel reconnaissant notre néant et notre
impuissance, nous nous dépossédons de tout ce que le Bon Dieu nous a donné, en
le lui restituant par les mains de Marie, de qui, après Lui et par Lui, nous
avons tout reçu.
3) Un acte d'amour confiant, puisque l'amour c'est le don de soi, et que pour se
donner, il faut une confiance parfaite et une foi vive.
On peut donc dire que cet acte de consécration, s'il est bien fait, souvent
renouvelé de cœur, et mis en pratique, est plus excellent encore que l'acte
héroïque, par lequel on n'abandonne que la valeur satisfactoire de ses actes et
les indulgences qu'on gagne.
174. Les fruits de cette dévotion. Ils découlent de sa nature. 1) Par là nous
glorifions Dieu et Marie de la façon la plus parfaite, puisque nous lui donnons
tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, sans réserve comme sans
retour; et cela de la façon qui lui est le plus agréable, en suivant l'ordre
établi par sa sagesse, en retournant à Lui par le chemin qu'Il a suivi pour
venir à nous.
175. 2) Par là aussi nous assurons notre sanctification personnelle. Marie en
effet, voyant que nous lui abandonnons notre personne et nos biens, se sent
vivement pressée d'aider à sanctifier ceux qui sont, pour ainsi dire, sa
propriété. Elle nous obtiendra donc des grâces très abondantes pour nous
permettre d'augmenter nos petits trésors spirituels, qui sont siens, et pour les
conserver et les faire fructifier jusqu'au moment de la mort. Elle usera pour
cela et de l'autorité de son crédit sur le cœur de Dieu, et de la surabondance
de ses mérites et satisfactions.
3) Enfin la sanctification du prochain, et surtout des âmes qui nous sont
confiées, ne peut qu'y gagner ; en laissant Marie distribuer nos mérites et nos
satisfactions selon son bon plaisir, nous savons que tout sera employé de la
façon la plus sage : elle est plus prudente, plus prévoyante et plus dévouée que
nous ; donc nos parents et amis ne peuvent qu'y gagner.
176. Sans doute on objecte que par là nous aliénons tout notre avoir spirituel,
surtout nos satisfactions, les indulgences et suffrages qu'on pourrait offrir
pour nous, et qu'ainsi nous pourrions rester de longues années en purgatoire.
C'est vrai en soi ; mais c'est une question de confiance : avons-nous, oui ou
non, plus confiance en Marie qu'en nous-mêmes ou en nos amis ? Si oui, ne
craignons rien elle prendra soin de notre âme et de nos intérêts, mieux que nous
ne le pourrions faire ; si non, ne faisons pas cet acte de consécration totale,
que nous pourrions regretter ensuite.
En tout cas, on ne doit le faire qu’après mûre réflexion, et d'accord avec son
directeur.
2° Du rôle des
Saints dans la vie chrétienne
177. Les Saints, qui possèdent Dieu
dans le ciel, s'intéressent à notre sanctification. et nous aident à progresser
dans la pratique des vertus par leur puissante intercession et les nobles
exemples qu'ils nous ont laissés : nous devons les vénérer ; ils sont de
puissants intercesseurs : nous devons les invoquer ; ils sont nos modèles : nous
devons les imiter.
178. 1° Nous devons les vénérer, et, en le faisant, c'est Dieu lui-même, c'est
Jésus-Christ que nous vénérons en eux. Tout ce qu'il y a de bon en eux est en
effet l'œuvre de Dieu et de son divin Fils. Leur être naturel n'est qu'un reflet
des perfections divines ; leurs qualités surnaturelles sont l'œuvre de la grâce
divine méritée par Jésus-Christ, y compris leurs actes méritoires, qui tout en
étant leur bien, en ce sens que par leur libre consentement ils y ont collaboré
avec Dieu, sont aussi et principalement le don de Celui qui en reste la cause
première et efficace.
Nous honorons donc dans les Saints : a) les sanctuaires vivants de la Trinité
Sainte qui a daigné habiter en eux, orner leur âme des vertus et des dons, agir
sur leurs facultés pour leur faire produire librement des actes méritoires, et
leur accorder la grâce insigne de la persévérance ; b) les fils adoptifs du
Père, aimés singulièrement par lui, enveloppés de sa sollicitude paternelle, et
qui ont su y correspondre en se rapprochant peu à peu de sa sainteté et de ses
perfections ; c) les frères de Jésus-Christ, ses membres fidèles, qui,
incorporés à son corps mystique, ont reçu de lui la vie spirituelle et l'ont
cultivée avec amour et constance ; d) les temples et les agents dociles du Saint
Esprit, qui se sont laissé conduire par lui, par ses inspirations, au lieu de
suivre aveuglément les tendances de la nature corrompue.
Ce sont ces pensées qu'exprime fort bien M. Olier : « Vous pourrez pour cela
adorer avec une profonde vénération cette vie de Dieu répandue dans tous les
Saints ; vous honorerez Jésus-Christ les animant tous et les consommant par son
divin Esprit pour ne faire de tous qu'une seule chose en lui... C'est lui qui
est en eux le chantre des louanges divines ; c'est lui qui leur met tous leurs
cantiques en la bouche ; c'est par lui que tous les Saints le louent et le
loueront dans toute l'éternité » (Pensées choisies, textes inédits publiés par
G. Letourneau, p. 181-182).
179. 2° Nous devons les invoquer, pour que, par leur puissante intercession,
nous obtenions plus facilement les grâces dont nous avons besoin. Sans doute la
médiation de Jésus est seule nécessaire, et suffit pleinement en elle-même ;
mais, précisément parce qu'ils sont membres de Jésus ressuscité, les Saints
joignent leurs prières aux siennes ; c'est donc tout le corps mystique du
Sauveur qui prie et qui fait ainsi une douce violence au cœur de Dieu. Prier
avec les Saints, c'est donc unir nos prières à celles du corps mystique tout
entier et en assurer l'efficacité. Par ailleurs les Saints sont heureux
d'intercéder pour nous : « Ils aiment en nous des frères nés du même Père ; ils
ont compassion de nous ; se souvenant, à la vue de notre état, de celui où ils
ont été eux-mêmes, ils reconnaissent en nous des âmes qui doivent, comme eux,
contribuer à la gloire de Jésus-Christ. Quelle joie n'éprouvent-ils pas
lorsqu'ils peuvent trouver des associés qui les aident à rendre leurs hommages à
Dieu et à satisfaire leur désir de le magnifier par cent et cent mille bouches,
s'ils les avaient ! » (J. J. OLIER, Pensées choisies, p. 176). Ainsi donc leur
puissance et leur bonté doit nous inspirer pleine confiance.
C’est surtout en célébrant leurs fêtes que nous les invoquerons spécialement ;
ainsi nous entrerons dans le courant liturgique de l'Eglise, et nous
participerons aux vertus particulières pratiquées par tel ou tel saint.
180. 30 Car nous devons aussi et surtout imiter leurs vertus. Tous se sont
efforcés de reproduire les traits du divin modèle, et tous peuvent nous redire
la parole de Saint Paul : « Soyez mes imitateurs comme je l'ai été de
Jésus-Christ : Imitatores mei estote sicut et ego Christi » (I Cor., IV, 16).
Cependant ils ont la plupart du temps cultivé une vertu spéciale, qui est, pour
ainsi dire, leur vertu caractéristique : les uns l'intégrité de la foi, d'autres
la confiance ou l'amour ; d'autres l'esprit de sacrifice, l’humilité, la
pauvreté ; d'autres la prudence, la force, la tempérance ou la chasteté. A
chacun nous demanderons plus particulièrement la vertu qu’il a pratiquée, bien
persuadés qu'il a grâce spéciale pour nous l'obtenir.
181. Voilà pourquoi notre dévotion se portera surtout du côté des Saints qui ont
vécu dans la même condition que nous, ont occupé des emplois semblables et ont
pratiqué la vertu qui nous est le plus nécessaire.
En nous plaçant à un autre point de vue, nous aurons aussi une dévotion
particulière à nos saints patrons, voyant dans le choix qui en a été fait une
indication providentielle dont nous devons profiter.
Mais, si pour des raisons spéciales, les attraits de la grâce nous portent vers
tel ou tel saint dont les vertus s'harmonisent mieux avec les besoins de notre
âme, rien ne nous empêche de nous attacher à son imitation, en prenant l'avis
d'un sage directeur.
182. Ainsi comprise la dévotion aux Saints est extrêmement utile : les exemples
de ceux qui ont eu les mêmes passions que nous, subi les mêmes tentations, et
ont malgré tout, soutenus par les mêmes grâces, remporté la victoire, sont un
puissant stimulant qui nous fait rougir de notre lâcheté, prendre d'énergiques
résolutions et faire des efforts constants pour les mettre à exécution, surtout
quand nous nous rappelons la parole d'Augustin : « Tu non poteris quod isti,
quod istæ ? » (Confess., lib. VIII, XI). Leurs prières achèveront l’œuvre et
nous aideront à marcher sur leurs traces.
3° Du rôle des
Anges dans la vie chrétienne
Ce rôle vient de leurs rapports
avec Dieu et avec Jésus-Christ.
183. 1° Ils représentent tout d'abord la grandeur et les attributs de Dieu : «
Chacun en particulier marque quelque degré de cet Être infini, et lui est
spécialement consacré. Dans les uns on voit sa force, dans d'autres son amour,
dans d'autres sa fermeté. Chacun est la reproduction d'une beauté de l'original
divin : chacun l'adore et le loue dans la perfection dont il est l'image » (id.,
p. 158). C'est donc Dieu lui-même que nous honorons dans les Anges : ils sont «
des miroirs éclatants, de purs cristaux, de brillantes glaces qui représentent
les traits et les perfections de ce Tout infini » (id, p. 164). Elevés à l'ordre
surnaturel, ils participent à la vie divine, et sortis victorieux de l'épreuve,
ils jouissent de la vision béatifique : « Les Anges de ces enfants, dit
Notre-Seigneur, voient constamment la face de mon Père qui est dans les cieux »
(Matth., XVIII, 10).
184. 2° Si nous considérons leurs rapports avec Jésus-Christ, il n'est pas
certain sans doute qu'ils tiennent leur grâce de lui ; mais ce qui est certain,
c'est que, dans le ciel, ils s'unissent à ce médiateur de religion pour louer,
adorer et glorifier la majesté divine, heureux de pouvoir ainsi donner une plus
grande valeur à leurs adorations. Quand donc nous nous unissons à Jésus pour
adorer Dieu, nous nous unissons par là même aux Anges et aux Saints, et ce
concert harmonieux ne peut que glorifier plus parfaitement la divinité. Nous
pouvons donc redire avec l'auteur déjà cité : « Qu'à jamais tous les gardiens
des cieux, toutes ces vertus puissantes qui les meuvent, suppléent, en
Jésus-Christ, à nos louanges ; qu'ils vous remercient pour les bienfaits que
nous recevons de votre bonté, soit dans la nature, soit dans la grâce. » (p.
169).
185. 3° De ces deux considérations il résulte que les Anges, étant nos frères
dans l'ordre de la grâce, puisque nous participons comme eux à la vie divine, et
que, comme eux, nous sommes en Jésus-Christ les religieux de Dieu, ils
s'intéressent beaucoup à notre salut, désirant que nous les rejoignions dans le
ciel pour glorifier Dieu et participer à la même vision béatifique. a) Aussi
acceptent-ils avec joie les missions que Dieu leur confie pour travailler à
notre sanctification : « Dieu, nous dit le Psalmiste, leur a confié le juste
pour qu'ils le gardent en toutes ses voies » (Ps. XC, 11-12). Et Saint Paul
ajoute qu'ils sont au service de Dieu, envoyés comme serviteurs pour le bien de
ceux qui doivent recevoir l'héritage du salut (Hebr., I, 14). Ils ne désirent
rien tant en effet que de recruter des élus pour combler les places rendues
vacantes par la chute des anges rebelles, et des adorateurs pour glorifier Dieu
à leur place. Ayant triomphé des démons, ils ne demandent qu'à nous protéger
contre ces perfides ennemis ; aussi est-il particulièrement opportun de les
invoquer pour repousser les tentations diaboliques. b) Ils offrent nos prières
à Dieu (Tob., XII, 12) : ce qui veut dire qu'ils les appuient en y joignant
leurs propres supplications. Nous avons donc intérêt à les invoquer, surtout
dans les moments critiques, et particulièrement à l'heure de la mort, pour
qu'ils nous protègent contre les derniers assauts de l'ennemi et portent notre
âme en paradis.
186. Des Anges gardiens. Parmi ces anges, il en est qui sont délégués pour
s'occuper de chaque âme en particulier : ce sont les anges gardiens. L'Eglise,
en instituant une fête en leur honneur, a consacré la doctrine traditionnelle
des Pères, basée d'ailleurs sur des textes de la Sainte Ecriture et appuyée sur
de solides raisons. Ces raisons se tirent de nos rapports avec Dieu : nous
sommes ses enfants, les membres de Jésus-Christ et les temples du Saint Esprit.
« Or, nous dit M. Olier (p. 171-172), parce que nous sommes ses enfants, il nous
donne pour gouverneurs les princes de sa cour, qui se tiennent même bien honorés
de cette charge, à cause que nous avons l'honneur de lui appartenir de si près.
Parce que nous sommes ses membres, il veut que ces mêmes esprits qui le servent
soient toujours auprès de nous pour nous rendre mille bons offices. Et parce que
nous sommes ses temples et que lui-même habite en nous, il veut que nous ayons
des anges qui soient remplis de religion envers lui, comme ils sont en nos
églises ; il veut que là ils soient en hommage perpétuel envers sa grandeur,
suppléant à ce que nous sommes obligés de faire et gémissant souvent pour les
irrévérences que nous commettons contre lui ». Il veut aussi par là,
ajoute-t-il, relier étroitement l’Eglise du Ciel et celle de la terre : « C'est
pourquoi il fait descendre en terre ce corps mystérieux des Anges, qui,
s'unissant à nous, et nous liant à eux, nous mettent ainsi dans leur ordre, pour
ne faire qu'un corps de l'Eglise du ciel et de celle de la terre ».
187. Par notre ange gardien nous sommes donc en communication permanente avec le
ciel, et, pour en mieux profiter, nous ne pouvons mieux faire que de penser
souvent à notre ange gardien, pour lui exprimer notre vénération, notre
confiance et notre amour : a) notre vénération, en le saluant comme un de ceux
qui voient sans cesse la face de Dieu, qui sont près de nous les représentants
de notre Père céleste ; nous ne ferons donc rien qui puisse lui déplaire ou le
contrister, mais au contraire nous nous efforcerons de lui témoigner notre
respect en imitant sa fidélité au service de Dieu : ce qui est une manière
délicate de lui marquer notre estime ; b) notre confiance, en nous rappelant la
puissance qu'il possède pour nous protéger, et la bonté qu'il a pour nous qui
sommes confiés à sa charge par Dieu lui-même. C'est surtout dans les tentations
du démon que nous devons l'invoquer, puisqu'il est accoutumé à déjouer les ruses
de cet ennemi perfide ; comme aussi dans les occasions périlleuses, où leur
prévoyance et leur dextérité peuvent si opportunément nous venir en aide, dans
la question de la vocation, où il peut mieux connaître que personne les desseins
de Dieu sur nous. En outre quand nous avons quelque affaire importante à traiter
avec le prochain, il importe de nous adresser aux anges gardiens de nos frères
pour qu'ils les préparent à la mission que nous voulons remplir auprès d'eux ;
c) notre amour, en nous disant qu'il a toujours été et est encore pour nous un
excellent ami, qui nous a rendu et est toujours prêt a nous rendre d'excellents
services ; ce n'est guère qu'au ciel que nous en connaîtrons l'étendue ; mais
nous pouvons l’entrevoir par la foi, et ceci nous suffit pour lui exprimer notre
reconnaissance et notre affection. C'est particulièrement lorsque la solitude
nous pèse que nous pouvons nous rappeler que nous ne sommes jamais seuls, que
nous avons près de nous un ami dévoué et généreux, avec qui nous pouvons nous
entretenir familièrement.
N'oublions pas du reste qu’honorer cet Ange c’est honorer Dieu lui-même, dont il
est le représentant sur terre, et unissons-nous parfois à lui pour le mieux
glorifier.


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