

PREMIERE PARTIE
Les Principes
CHAPITRE II
Nature de la vie chrétienne
(suite)
Synthèse de la
Doctrine exposée
188. Ainsi donc Dieu a une part
très grande dans notre sanctification. C’est lui qui vient résider en notre âme
pour se donner à nous et nous sanctifier. Pour nous permettre de nous élever
jusqu'à lui, il nous donne tout un organisme surnaturel : la grâce habituelle
qui, pénétrant la substance même de notre âme, la transforme et la rend déiforme
; les vertus et les dons qui, perfectionnant nos facultés, leur permettent avec
le secours de la grâce actuelle qui les met en branle, de faire des actes
surnaturels méritoires de la vie éternelle.
189. Ce n'est pas encore assez pour son amour : il nous envoie son Fils unique,
qui, se faisant homme comme nous, devient le modèle parfait qui nous guide dans
la pratique des vertus qui conduisent à la perfection et au ciel ; nous mérite
la grâce nécessaire pour marcher sur ses traces, malgré les difficultés que nous
trouvons au dedans et au dehors de nous-mêmes ; et qui, pour nous mieux
entraîner à sa suite, nous incorpore à lui, fait passer en nous par son divin
Esprit, la vie dont il possède la plénitude, et donne, par cette incorporation,
à nos moindres actions, une valeur incommensurable ; ces actions en effet, unies
à celles de Jésus, notre tête, participent à la valeur des siennes, puisque dans
un corps tout devient commun entre la tête et les membres. Avec lui et par lui
nous pouvons donc glorifier Dieu comme il le mérite, obtenir de nouvelles
grâces, et nous rapprocher ainsi de notre Père céleste en reproduisant en nous
ses divines perfections.
Marie, étant la mère de Jésus et sa collaboratrice, bien que secondairement,
dans l'œuvre de la Rédemption, collabore aussi à la distribution des grâces
qu'Il nous a méritées ; c'est par elle que nous allons à Lui, par elle que nous
demandons la grâce ; nous la vénérons et l'aimons comme une mère et nous nous
efforçons d'imiter ses vertus.
Et, comme Jésus est non seulement notre chef, mais celui des Saints et des
Anges, il met à notre service ces puissants auxiliaires pour nous protéger
contre les attaques du démon et les faiblesses de notre nature : leurs exemples
et leur intercession nous sont d'un puissant secours.
Dieu pouvait-il vraiment faire plus pour nous ? Et s'il s'est donné si largement
à nous, que ne devons-nous pas faire pour répondre à son amour et cultiver la
participation à la vie divine dont il nous a si généreusement gratifiés ?
ART. II. LA PART
DE L’HOMME DANS LA VIE CHRÉTIENNE
190. Il est évident que si Dieu a
tant fait pour nous communiquer une participation à sa vie, nous devons de notre
côté répondre à ses avances, accepter avec reconnaissance cette vie, la cultiver
et nous préparer ainsi à cette béatitude éternelle qui sera le couronnement de
nos efforts sur terre. La reconnaissance nous en fait un devoir; car il n'est
pas de meilleur moyen de reconnaître un bienfait que de l'utiliser pour le but
pour lequel il nous a été accordé. Notre intérêt spirituel le demande : car Dieu
nous récompensera selon nos mérites, et notre gloire dans le ciel correspondra
aux degrés de grâce que nous aurons conquis par nos bonnes œuvres (I Cor., III,
8). Il sera au contraire obligé de châtier sévèrement ceux qui, résistant
volontairement à ses divines prévenances, auront abusé de la grâce ; car, nous
dit l'Apôtre, « la terre, abreuvée par la pluie qui tombe souvent sur elle,
produit une herbe utile à ceux pour qui on la cultive, elle a part à la
bénédiction de Dieu ; mais si elle ne produit que des épines et des chardons,
elle est jugée de mauvaise qualité et près d'être maudite » (Hebr., VI, 7-8).
Sans doute Dieu, qui nous a créés libres, respecte notre liberté, et ne nous
sanctifiera pas malgré nous ; mais il ne cesse de nous exhorter à bien utiliser
les grâces qu'il nous octroie si libéralement : « Nous vous exhortons à ne pas
recevoir la grâce de Dieu en vain » (II Cor., VI, 1).
191. Or, pour correspondre à cette grâce, nous devons tout d'abord pratiquer ces
grandes dévotions que nous avons exposées à l'article précédent : dévotion à la
Sainte Trinité, dévotion au Verbe Incarné, dévotion à la Sainte Vierge, aux
Anges et aux Saints. Nous y trouverons en effet le plus puissant des motifs pour
nous donner complètement à Dieu, en union avec Jésus, et avec la protection de
nos puissants intercesseurs ; nous y trouverons aussi des modèles de sainteté
qui nous traceront la voie à suivre, et plus encore des énergies surnaturelles
qui nous permettront de nous rapprocher chaque jour de l'idéal de sainteté
proposé à notre imitation. Mais remarquons ici que nous avons exposé ces
dévotions dans leur ordre ontologique ou de dignité ; et qu'en pratique ce n'est
pas la dévotion à la Sainte Trinité qui se pratique la première ; nous
commençons en général par la dévotion à Notre Seigneur et à la Sainte Vierge, et
c'est plus tard que nous nous élevons jusqu'à la Sainte Trinité.
192. Mais ce n'est pas assez. Il nous faut utiliser tout cet organisme
surnaturel dont nous sommes dotés et le perfectionner malgré les obstacles du
dedans et du dehors qui s'opposent à son développement. 1° Puisque la triple
concupiscence demeure en nous, qui tend sans cesse vers le mal, et qui est
attisée par le monde et le démon, le premier pas sera de la combattre
énergiquement ainsi que ses puissants auxiliaires. 2°) Puisque cet organisme
surnaturel nous a été donné pour produire des actes déiformes, méritoires de la
vie éternelle, nous devons multiplier nos mérites. 3° Et, comme il a plu à la
bonté divine d'instituer des sacrements, qui produisent en nous la grâce selon
la mesure de notre coopération, il faut nous en approcher avec des dispositions
aussi parfaites que possible. Par là nous garderons en nous la vie de la grâce,
bien plus nous la ferons grandir indéfiniment.
§ I. De la lutte contre les
ennemis spirituels
Ces ennemis sont la concupiscence, le monde et le démon : la concupiscence,
ennemi intérieur que nous portons toujours avec nous ; le monde et le démon,
ennemis extérieurs, qui attisent le feu de la concupiscence.
I. Lutte contre
la concupiscence
Saint Jean a décrit la
concupiscence dans ce texte célèbre : « Omne quod est in mundo concupiscentia
carnis est et concupiscentia oculorum et superbia vitæ » (I Joan., II, 16). Ce
que nous allons dire en sera l'explication.
1° La
concupiscence de la chair
193. La concupiscence de la chair
c'est l’amour désordonné des plaisirs des sens.
A) Le mal. Le plaisir n'est pas mauvais en soi ; Dieu le permet en l'ordonnant à
une fin supérieure, le bien honnête ; s'il attache le plaisir à certains actes
bons, c'est pour les faciliter et nous attirer ainsi à l'accomplissement du
devoir. Goûter le plaisir avec modération et en le rapportant à sa fin, qui est
le bien moral et surnaturel, n'est pas un mal c'est même un acte bon, puisqu'il
tend à une fin bonne, qui en dernière analyse est Dieu. Mais vouloir le plaisir
indépendamment de cette fin qui le légitime, le vouloir par conséquent comme une
fin à laquelle on s'arrête, c'est un désordre, puisque c'est aller contre
l'ordre très sage établi par Dieu. Et ce désordre en amène un autre : quand on
agit pour le plaisir, on est exposé à l'aimer avec excès, parce qu'on n'est plus
guidé par la fin qui impose des limites à cette soif immodérée du plaisir qui
existe en chacun d'entre nous.
194. Ainsi Dieu a voulu sagement qu'un certain plaisir fût attaché à la
nourriture pour nous stimuler à soutenir les forces du corps. Mais, comme le dit
Bossuet , « les hommes ingrats et charnels ont pris occasion de ce plaisir,
pour s'attacher à leur corps plutôt qu'à Dieu qui l'avait fait... Le plaisir de
la nourriture les captive ; au lieu de manger pour vivre, ils semblent, comme
disait un ancien et après lui saint Augustin, ne vivre que pour manger. Ceux-là
mêmes qui savent régler leurs désirs, et sont amenés au repas par la nécessité
de leur nature, trompés par le plaisir, et engagés plus avant qu'il ne faut par
ses appas, sont transportés au delà des justes bornes ; ils se laissent
insensiblement gagner à leur appétit, et ne croient jamais avoir satisfait
entièrement au besoin, tant que le boire et le manger flattent leur goût ». De
là des excès dans le boire et le manger opposés à la tempérance. Et que dire du
plaisir encore plus dangereux de la volupté, « de cette profonde et honteuse
plaie de la nature, de cette concupiscence qui lie l'âme au corps par des liens
si tendres et si violents dont on a tant de peine à se déprendre, et qui cause
aussi dans le genre humain de si effroyables désordres ? ».
195. Ce plaisir sensuel est d'autant plus dangereux qu'il est répandu par tout
le corps. La vue en est infectée, puisque c'est par les yeux que l'on commence à
avaler le poison de l'amour sensuel. Les oreilles en sont infectées, quand, par
de dangereux entretiens et des chants remplis de mollesse, l'on allume ou l'on
entretient les flammes de l'amour impur et cette secrète disposition que nous
avons aux joies sensuelles. Et il en est de même des autres sens. Ce qui
augmente le danger, c'est que tous ces plaisirs sensuels s'excitent les uns les
autres ; ceux qu'on imaginerait être les plus innocents, si l'on n'est toujours
sur ses gardes, préparent aux plus coupables. Il y a même une mollesse et
délicatesse répandue dans tout le corps, qui faisant chercher un repos dans le
sensible, le réveille et en entretient la vivacité. On aime son corps avec une
attache qui fait oublier son âme ; un soin excessif de sa santé fait qu'on
flatte le corps en tout ; et tous ces divers sentiments sont autant de branches
de la concupiscence de la chair.
196. B) Le remède à un si grand mal, c'est la mortification du plaisir sensuel ;
car, nous dit S. Paul : « Ceux qui appartiennent au Christ crucifient leur chair
avec ses vices et ses convoitises. » (Galat., V, 24). Or crucifier la chair,
nous dit M. Olier, « c’est lier, garrotter, étouffer intérieurement tous les
désirs impurs et déréglés que nous sentons en notre chair » (Cat. Chrétien, I.
part., leç. V) ; c'est aussi mortifier les sens extérieurs qui nous mettent en
communication avec les objets du dehors et excitent en nous des désirs
dangereux. Le motif fondamental qui nous oblige à pratiquer cette mortification,
ce sont les engagements de notre baptême.
197. Par le baptême, qui nous fait mourir au péché et nous incorpore au Christ,
nous sommes obligés de pratiquer cette mortification du plaisir sensuel ; car «
selon saint Paul, « nous ne sommes plus redevables à la chair pour vivre selon
la chair, mais nous sommes obligés de vivre selon l'esprit ; et si nous vivons
par l'esprit, marchons selon l'esprit, qui nous imprime dans le cœur
l'inclination pour la croix et la force de la porter » (Cat. Chrétien, leç. IX).
Le baptême d'immersion, par son symbolisme, nous montre la vérité de cette
doctrine : plongé dans l'eau, le catéchumène y meurt au péché et à ses causes,
et, quand il en est retiré, il participe à une vie nouvelle, la vie de Jésus
ressuscité. C'est l'enseignement de saint Paul : « Morts au péché, comment
pourrions-nous vivre encore dans le péché ? Ne savez-vous pas que nous tous qui
avons été baptisés en Jésus-Christ, c'est en sa mort que nous avons été baptisés
? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que
comme le Christ est ressuscité des morts, par la gloire du Père, nous aussi nous
marchions dans une vie nouvelle. » (Rom., VI, 2-4). Ainsi donc l’immersion
baptismale signifie la mort au péché et l'obligation de lutter contre la
concupiscence qui tend au péché ; et la sortie de l'eau exprime la vie nouvelle,
par laquelle nous participons à la vie ressuscitée du Sauveur. Le baptême nous
oblige donc à mortifier la concupiscence qui demeure en nous, et à imiter
Notre-Seigneur qui, en crucifiant sa chair, nous a mérité la grâce de crucifier
la nôtre. Les clous, par lesquels nous la crucifions, sont précisément les
différents actes de mortification que nous accomplissons.
Si impérieuse est cette obligation de mortifier le plaisir que de là dépend
notre salut et notre vie spirituelle : « Car si vous vivez selon la chair, vous
mourrez spirituellement ; mais si par l'Esprit vous mortifiez la chair, vous
vivrez. » (Rom., VIII, 13).
198. Pour que la victoire soit complète, il ne suffit pas de renoncer aux
plaisirs mauvais (ce qui est de précepte) ; il faut encore sacrifier les
plaisirs dangereux qui conduisent presque infailliblement au péché, en vertu du
Principe : « qui amat periculum, in illo peribit » ; bien plus il faut se priver
de quelques uns des plaisirs licites, afin d'affermir ainsi notre volonté contre
l'attrait du plaisir défendu : quiconque en effet goûte sans restriction toutes
les délectations permises est bien près de glisser en celles qui ne le sont pas.
2° La
concupiscence des yeux (curiosité et avarice)
199. A) Le mal. La concupiscence
des yeux comprend deux choses : la curiosité malsaine et l'amour désordonné des
biens de la terre.
a) La curiosité dont il est question, c'est le désir immodéré de voir, d'ouïr,
de connaître ce qui se passe dans le monde, comme les secrètes intrigues qui s'y
nouent, non pour en tirer un profit spirituel, mais pour jouir de cette
connaissance frivole. Elle s'étend aux siècles passés, quand nous fouillons
l'histoire, non pour en tirer quelques exemples utiles à la vie humaine, mais
pour repaître notre imagination de tous les objets qui lui plaisent. Elle
embrasse surtout toutes les fausses sciences divinatoires, par lesquelles on
prétend connaître les choses secrètes ou futures dont Dieu s'est réservé la
connaissance ; « c'est donc entreprendre sur les droits de Dieu, c'est détruire
la confiance avec laquelle on se doit abandonner à sa volonté. » (Bossuet, ch.
VIII). Cette curiosité se porte même sur les sciences vraies et utiles, quand on
s'y livre trop, ou à contre-temps ; elle nous fait sacrifier de plus grandes
obligations, comme il arrive à ceux qui lisent toutes sortes de romans, de
comédies, de poésies. « Car tout cela n'est autre chose qu'une intempérance, une
maladie, un dérèglement de l'esprit, dessèchement du cœur, une misérable
captivité qui ne nous laisse pas le loisir de penser à nous, et une source
d'erreurs. »
200. b) La seconde forme de cette concupiscence, c'est l'amour désordonné de
l'argent ; tantôt on le regarde comme un instrument pour acquérir d'autres
biens, par exemple, des plaisirs ou des honneurs ; tantôt on s'attache à
l'argent pour lui-même, pour le regarder, le palper et trouver en sa possession
une certaine sécurité pour l'avenir : c'est l'avarice proprement dite. Dans l'un
et l'autre cas, on s'expose à commettre bien des péchés ; car ce désir immodéré
est la source de beaucoup de fraudes et d'injustices.
201. B) Le remède. a) Pour combattre la vaine curiosité, il faut se rappeler que
ce qui n'est pas éternel est indigne de fixer et de retenir l'attention d'êtres
immortels comme nous. La figure de ce monde passe, il n'y a qu'une chose qui
demeure, Dieu et le ciel qui est l'éternelle possession de Dieu. Nous devons
donc ne nous intéresser qu'aux choses éternelles ; car ce qui n'est pas éternel
n'est rien. Sans doute les événements présents, comme ceux des siècles passés,
peuvent et doivent nous intéresser, mais seulement dans la mesure où ils
contribuent à la gloire de Dieu ou au salut des hommes. Quand Dieu a créé le
monde et tout ce qui existe, il n'a eu qu'un but : communiquer sa vie divine aux
créatures intelligentes, aux Anges et aux hommes, et recruter des élus. Tout le
reste est accessoire, et ne doit être étudié que comme un moyen pour aller à
Dieu ou au ciel.
202. b) En ce qui concerne l’amour désordonné des biens de la terre, il faut se
rappeler que les richesses ne sont pas une fin, mais un moyen que nous donne la
Providence pour subvenir à nos besoins ; que Dieu en demeure le souverain
Maître, que nous n'en sommes au fond que les administrateurs, et que nous aurons
à rendre compte de leur usage (Luc, XVI, 2). Il est donc sage de donner une
large part de son superflu aux aumônes et bonnes œuvres : c'est entrer dans les
desseins de Dieu qui veut que les riches soient, pour ainsi dire, les économes
des pauvres ; c'est faire un placement sur la Banque du ciel, qui nous sera
rendu au centuple quand nous entrerons dans l’éternité : « Amassez-vous, dit
Jésus, des trésors dans le ciel,où les vers ni la rouille ne rongent, et où les
voleurs ne percent les murs ni ne dérobent (Matth., VI, 20). Et c'est le moyen
de détacher nos cœurs des biens terrestres pour les élever jusqu'à Dieu : « car,
ajoute Notre Seigneur, là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur. »
(Matth., VI, 21). Donc cherchons avant tout le royaume de Dieu, la sainteté, et
le reste nous viendra par surcroît.
Pour devenir parfait, il faut faire plus encore, pratiquer la pauvreté
évangélique : « Bienheureux en effet sont les pauvres en esprit ; » (Matth., V,
3). Ce qui peut se faire de trois façons, selon les attraits et les possibilités
de chacun : 1) vendre tous ses biens et les donner aux pauvres (Luc, XII, 33 ;
Luc, XVIII, 22 ; Matth., XIX, 21) ; 2) tout mettre en commun, comme cela se
pratique en certaines congrégations ; 3) garder le fonds, et se dépouiller de
l'usage, en ne dépensant rien que selon l'avis d'un sage directeur.
203. Quoiqu'il en soit, le cœur doit être détaché des richesses pour s'envoler
vers Dieu, C'est bien ce que nous recommande Bossuet : « Heureux ceux qui
retirés humblement dans la maison du Seigneur, se délectent dans la nudité de
leurs petites cellules, et de tout le faible attirail dont ils ont besoin dans
cette vie, qui n'est qu'une ombre de mort, pour n’y voir que leur infirmité, et
le joug pesant dont le péché les a accablés. Heureuses les Vierges sacrées, qui
ne veulent plus être le spectacle du monde, et qui voudraient se cacher à
elles-mêmes sous le voile sacré qui les environne ! Heureuse la douce contrainte
qu’on fait à ses yeux, pour ne voir point les vanités, et dire avec David : «
Détournez mes yeux, afin de ne les voir point ! » (Ps., CXVIII, 37). Heureux
ceux qui, en demeurant selon leur état au milieu du monde… n'en sont point
touchés, qui y passent sans s'y attacher... qui disent avec Esther sous le
diadème : « Vous savez, Seigneur, combien je méprise ce signe d'orgueil et tout
ce qui peut servir à la gloire des impies ; et que votre servante ne s'est
jamais réjouie qu'en vous seul, ô Dieu d'Israël. » (Esth., XIV, 15-18).
3° De l’orgueil
de la vie
204. A) Le mal. « L’orgueil, dit
Bossuet, est une dépravation plus profonde : par elle l'homme livré à lui-même,
se regarde lui-même comme son dieu, par l'excès de son amour-propre. » (chap. X,
XXIII). Oubliant que Dieu est son premier principe et sa dernière fin, il
s'estime lui-même à l'excès, il estime ses qualités vraies ou prétendues comme
si elles étaient siennes, sans les rapporter à Dieu. De là cet esprit
d'indépendance ou d'autonomie qui le porte à se soustraire à l'autorité de Dieu
ou de ses représentants ; cet égoïsme qui l'incline à agir pour soi, comme, s'il
était sa fin ; cette vaine complaisance qui se délecte en sa propre excellence,
comme si Dieu n'en était pas l'auteur, qui se complaît en ses bonnes œuvres,
comme si elles n'étaient pas avant tout et principalement le résultat de
l'action divine, en nous ; cette tendance à exagérer ses qualités, à s'en
attribuer qu'on ne possède pas, à se préférer aux autres, parfois même à les
mépriser, comme faisait le Pharisien.
205. A cet orgueil s'ajoute la vanité, par laquelle on recherche d'une façon
désordonnée l’estime des autres, leur approbation, leurs louanges. C'est ce
qu'on appelle la vaine gloire. Car, comme le fait remarquer Bossuet, « si ces
louanges sont fausses ou injustes, quelle est mon erreur de m'y plaire tant ! Et
si elles sont véritables, d'où me vient cette autre erreur de me délecter moins
de la vérité que du témoignage que lui rendent les hommes ? » (chap. XVII).
Chose étrange en effet, on se soucie plus de l'estime des hommes que de la vertu
elle-même, et on est plus humilié d'une bévue publique que d'une faute secrète.
Lorsqu'on s'abandonne à ce défaut, il ne tarde pas à en produire d'autres : la
vantardise qui incline à parler de soi, de ses succès ; l'ostentation qui
cherche à attirer l'attention publique par le luxe et le faste ; l'hypocrisie
qui affecte les dehors de la vertu sans se soucier de l'acquérir.
206. Les effets de l'orgueil sont déplorables : c'est le grand ennemi de la
perfection ; 1) car il dérobe à Dieu sa gloire, et par là même nous prive de
beaucoup de grâces et de mérites, Dieu ne voulant pas être le complice de notre
superbe (Jac., IV, 6). 2) il est la source de péchés nombreux, péchés de
présomption punis par des chutes lamentables, des vices odieux ; de
découragement, quand on voit qu'on est tombé si bas ; de dissimulation, parce
qu'on a peine à confesser ses désordres ; de résistance aux supérieurs, d'envie
et de jalousie à l'égard du prochain, etc.
207. B) Le remède c'est : a) de tout rapporter à Dieu, en reconnaissant qu'il
est l'auteur de tout bien et qu'étant le premier principe de nos actions, il
doit en être la dernière fin. C'est bien celui que suggère Saint Paul : «
Qu'as-tu donc que tu n'aies reçu ? Et si tu l'as reçu, pourquoi te glorifies-tu
comme si tu ne l'avais pas reçu ? » (I Cor., IV, 7). D'où il conclut que toutes
nos actions doivent tendre à la gloire de Dieu : « Soit que vous mangiez, soit
que vous buviez, soit que vous fassiez autre chose, faites tout pour la gloire
de Dieu. » (I Cor., X, 31). Et, pour leur donner plus de valeur, ayons soin de
les faire au nom, en la vertu de Jésus-Christ : « Tout ce que vous faites, en
parole ou en œuvre, faites-le au nom du Seigneur Jésus, en rendant par lui
grâces au Père. » (Colos., III, 17).
208. b) Mais, parce que notre nature nous porte constamment à la recherche de
nous-mêmes, il faut, pour réagir contre cette tendance, nous rappeler que de
nous-mêmes nous ne sommes que néant et péché. Sans doute il y a, en nous de
bonnes qualités naturelles et surnaturelles qu'il faut hautement estimer et
cultiver ; mais, puisque ces qualités viennent de Dieu, n'est-ce pas lui qu'il
en faut glorifier ? Quand un artiste a fait un chef-d'œuvre, n'est-ce pas lui,
et non la toile qu'il faut louer ?
Or de nous-mêmes nous n'avons que le néant. De nous-mêmes aussi nous sommes
péché, en ce sens que par la concupiscence nous tendons au péché, si bien que,
selon saint Augustin, si nous ne commettons pas certains péchés, c'est à la
grâce de Dieu que nous le devons. Sans doute notre nature n'est pas totalement
corrompue, comme le prétendait Luther ; elle peut faire, avec le concours de
Dieu, naturel ou surnaturel, quelque bien, elle en fait même beaucoup, comme on
le voit chez les Saints ; mais, puisque Dieu en demeure la cause première et
principale, c'est à lui qu'il en faut rendre grâce.
209. Concluons donc avec Bossuet : « Ne présumez point de vous-même ; car c'est
là le commencement de tout péché... Ne désirez point la gloire des hommes : car
vous auriez reçu votre récompense, et vous n'auriez à attendre que de véritables
supplices. Ne vous glorifiez pas vous-même : car tout ce que vous vous attribuez
dans vos bonnes œuvres, vous l'ôtez à Dieu qui en est l'auteur, et vous vous
mettez en sa place. Ne secouez point le joug de la discipline du Seigneur ; ne
dites point en vous-même, comme un superbe orgueilleux : je ne servirai point ;
car si vous ne servez à la justice, vous serez esclave du péché, et enfant de la
mort. Ne dites point : Je ne suis point souillé ; et ne croyez pas que Dieu ait
oublié vos péchés, parce que vous les avez oubliés vous-même ; car le Seigneur
vous éveillera en vous disant : Voyez vos voies dans ce vallon secret : je vous
ai suivi partout, et j’ai compté tous vos pas. Ne résistez pas aux sages
conseils et ne vous emportez pas quand on vous reprend : car c'est le comble de
l'orgueil de se soulever contre la vérité même, lorsqu'elle vous avertit, et de
regimber contre l'éperon. » (chap. XXXI).
En agissant de la sorte nous serons plus forts pour lutter contre le monde, le
second de nos ennemis spirituels.
II. Lutte contre
le monde
210. Le monde dont il est ici
question ce n'est pas l'ensemble des personnes vivant dans le monde, parmi
lesquelles se trouvent à la fois des âmes d'élite et des mécréants. C'est
l'ensemble de ceux qui sont opposés à Jésus-Christ et sont les esclaves de la
triple concupiscence. Ce sont donc : 1) les incrédules, hostiles à la religion
précisément parce qu'elle condamne leur orgueil, leur sensualité, leur soif
immodérée des richesses ; 2) les indifférents, qui n'ont cure d'une religion qui
les obligerait à sortir de leur indolence ; 3) les pécheurs impénitents qui
aiment leur péché, parce qu'ils aiment le plaisir et ne veulent pas s'en
détacher ; 4) les mondains qui croient et même pratiquent la religion, mais en
l'alliant à l'amour du plaisir, du luxe, du bien-être, et qui parfois
scandalisent leurs frères, croyants ou incrédules, en leur faisant dire que la
religion a peu d’influence sur la vie morale. Tel est le monde que Jésus a
maudit à cause de ses scandales (matth., XVIII, 7) et dont saint Jean a dit
qu'il était tout entier plongé dans le mal (I Joan., V, 19).
211. 1° Les dangers du monde. Le monde qui pénètre jusque dans les familles
chrétiennes et même les communautés, par les visites données ou reçues, par les
correspondances, par la lecture des livres ou des journaux mondains, est un
grand obstacle au salut et à la perfection ; il réveille et attise en nous le
feu de la concupiscence ; il nous séduit et nous terrorise.
212. A) Il nous séduit par ses maximes, l'étalage de ses vanités, ses exemples
pervers.
a) Par ses maximes, qui sont directement en opposition avec les maximes
évangéliques. Il vante en effet le bonheur des riches, des forts ou même des
violents, des parvenus, des ambitieux, de ceux qui savent jouir de la vie ;
volontiers il prêche l'amour du plaisir : « Couronnons-nous de roses avant
qu'elles se flétrissent. » (Sap., II, 8). Ne faut-il pas, dit-il, que jeunesse
se passe, que chacun vive sa vie ? Il y en a bien d'autres qui le font, et le
Bon Dieu ne peut pas damner tout le monde. Il faut bien gagner sa vie, et si on
était scrupuleux en affaires, on ne pourrait jamais s'enrichir.
b) Par l'étalage de ses vanités et de ses plaisirs ; la plupart des réunions
mondaines n'ont pour but que de flatter la curiosité, la sensualité et même la
volupté. Pour rendre le vice attrayant, on le dissimule sous forme d'amusements
qu'on appelle honnêtes et qui ne laissent pas d'être dangereux, comme les robes
décolletées, les danses, et surtout certaines d'entre elles qui ne semblent
avoir d'autre but que de favoriser des regards lascifs et des enlacements
sensuels. Et que dire de la plupart des représentations théâtrales, des
spectacles offerts au public, des livres licencieux qu'on expose partout ?
c) Les mauvais exemples ne viennent hélas ! qu'augmenter le danger ; quand on
voit tant de jeunes gens qui s'amusent, tant de personnes mariées infidèles à
leurs devoirs, tant de commerçants et d'hommes d'affaires s'enrichir par des
moyens peu scrupuleux, on est fortement tenté de se laisser entraîner à de
semblables désordres. Du reste le monde est si indulgent aux faiblesses humaines
qu'il semble les encourager : un séducteur, c'est un galant homme ; un
financier, un commerçant qui s'enrichit par des moyens malhonnêtes, c'est un
habile homme ; un libre-penseur, c'est un homme sans préjugés, qui suit les
lumières de sa conscience. Combien se sentent encouragés au vice par des
appréciations aussi bénignes !
213. B) Quand il ne peut nous séduire, le monde essaie de nous terroriser.
a) Parfois c'est une véritable persécution organisée contre les croyants : on
prive d'avancement, dans certaines administrations, ceux qui accomplissent
publiquement leurs devoirs religieux, ou ceux qui envoient leurs enfants à des
écoles catholiques.
b) D'autres fois on détourne de la pratique religieuse les timides en se moquant
agréablement des dévots, des Tartuffes, des naïfs qui croient encore à des
dogmes surannés, en plaisantant les mères de famille qui persistent à habiller
modestement leurs jeunes filles, en leur demandant ironiquement si c'est ainsi
qu'elles espèrent les marier. Et combien en effet qui par respect humain, et
malgré les protestations de leur conscience, se laissent asservir à ces modes
tyranniques qui n'ont plus de respect pour la pudeur !
c) En d'autres circonstances on use de menaces si vous affichez ainsi votre
religion, il n'y a pas de place pour vous dans nos bureaux; si vous êtes si
prudes, inutile de venir dans nos salons ; si vous êtes scrupuleux, je ne puis
vous employer à mon service : il faut faire comme tout le monde et tromper le
public pour gagner plus d'argent.
Il n'est que trop facile de se laisser ainsi séduire ou terroriser, puisque le
monde trouve un complice dans notre propre cœur et dans le désir naturel que
nous avons des bonnes places, des honneurs, des richesses.
214. 2° Le remède. Pour résister à ce courant dangereux, il faut se placer en
face de l'éternité, et regarder le monde à la lumière de la foi. Alors il nous
apparaîtra comme l’ennemi de Jésus-Christ qu’il faut combattre énergiquement
pour sauver son âme et comme le théâtre de notre zèle où nous devons porter les
maximes de l'Evangile.
215. A) Puisque le monde est l’ennemi de Jésus-Christ, nous devons prendre le
contre-pied des maximes et des exemples du monde, en nous redisant le dilemme de
saint Bernard : Ou le Christ se trompe ou le monde est dans l'erreur ; or il est
impossible que la divine sagesse se trompe. Puisqu'il y a une opposition
manifeste entre le monde et Jésus-Christ, il faut absolument faire notre choix :
car nul ne peut servir deux maîtres à la fois. Or Jésus est la sagesse
infaillible ; c'est donc lui qui a les paroles de la vie éternelle, et c'est le
monde qui se trompe. Notre choix sera donc vite fait car, dit S. Paul, nous
avons reçu, non l'esprit de ce monde, mais l'Esprit qui vient de Dieu (I Cor.,
II, 12). Vouloir plaire au monde, ajoute-t-il, c'est déplaire à Jésus-Christ (Galat.,
I, 10). Et S. Jacques ajoute que « Qui veut être l'ami du monde se fait
l'ennemi de Dieu. » (Jac., IV, 4). Donc en pratique :
a) Lisons et relisons l’Evangile, en nous disant que c'est l'éternelle vérité
qui nous parle, et en priant celui qui l’a inspiré de nous faire comprendre,
goûter et pratiquer les maximes : c'est à ce prix qu’on est véritablement
chrétien ou disciple du Christ. Quand donc nous lisons ou entendons des maximes
contraires à celles de l’Evangile, disons-nous courageusement : c'est faux,
puisque c'est opposé à l'infaillible vérité.
b) Evitons les occasions dangereuses qu'on trouve trop souvent dans le monde.
Sans doute, ceux qui ne vivent pas dans le cloître, sont obligés de se mêler au
monde dans une certaine mesure, mais ils doivent se préserver de l'esprit du
monde, en vivant dans le monde comme n'étant pas de ce monde ; car Jésus a
demandé à son Père non d'ôter ses disciples du monde mais de les préserver du
mal (Joan., XVII, 15). Et S. Paul veut que nous usions du monde comme n’en usant
pas (I Cor., VII, 31).
c) C'est ce que doivent faire surtout les ecclésiastiques ; comme S. Paul, ils
doivent pouvoir dire qu'ils sont crucifiés au monde comme le monde leur est
crucifié (Galat., VI, 14). Le monde, siège de la concupiscence, ne peut avoir
d'attrait pour nous ; il ne peut que nous inspirer de la répulsion, comme nous
sommes pour lui un sujet de répulsion, notre caractère et notre habit étant une
condamnation de ses vices. Nous devons donc éviter les relations purement
mondaines, où nous serions déplacés. Sans doute nous avons des visites de
courtoisie, d'affaires et surtout d'apostolat à faire et à recevoir ; mais ces
visites seront courtes, et nous n'oublierons pas ce qui est dit de Notre
Seigneur après sa résurrection, à savoir qu'il ne faisait plus à ses disciples
que de rares apparitions, et cela pour achever leur formation et leur parler du
royaume de Dieu (Act., I, 3).
216. B) Nous n'irons donc dans le monde que pour y pratiquer directement ou
indirectement l’apostolat, c'est-à-dire, pour y porter les maximes et les
exemples de l'Evangile. a) Nous n'oublierons pas que nous sommes la lumière du
monde (Matth., V, 14) ; et, sans transformer nos conversations en une sorte de
prédication (ce qui semblerait déplacé) nous y apprécierons tout, les personnes,
les événements et les choses à la lumière de l’Evangile ; au lieu de proclamer
heureux les riches et les forts, nous remarquerons en toute simplicité qu'il y a
d'autres sources de bonheur que la richesse et le succès, que la vertu trouve
déjà sa récompense sur terre, que les joies pures goûtées au sein de la famille
sont les plus douces, que la satisfaction du devoir accompli console bien des
infortunés et qu'une bonne conscience vaut mieux encore que l'enivrement du
plaisir. Quelques faits concrets que nous citerons feront comprendre ces
remarques. Mais c'est surtout par l'exemple qu'un prêtre édifie en conversation
: quand tout, dans sa tenue et ses paroles, reflète la simplicité, la bonhomie,
la franche gaieté, la charité, en un mot la sainteté, il produit sur ceux qui le
voient et l'entendent une impression profonde ; on ne peut pas se lasser
d'admirer ceux qui vivent conformément à leurs convictions, et on estime une
religion qui sait inspirer des vertus si solides. Mettons donc en pratique ce
que nous dit Notre Seigneur : « Que votre lumière brille devant les hommes, afin
que voyant vos bonnes œuvres, ils glorifient votre Père qui est dans les cieux
(Matth., V, 16). Ce ne sont pas seulement les prêtres qui pratiquent ce genre
d'apostolat ; les laïques convaincus y réussissent d'autant mieux qu'on est
moins en défiance contre l'influence de leur exemple.
217. b) C'est à ces hommes d'élite et aux prêtres qu'il appartient d'inspirer
aux chrétiens plus timides le courage de lutter contre la tyrannie du respect
humain, de la mode ou de la persécution légale. L'un des meilleurs moyens est de
former des ligues ou associations, composées de chrétiens influents et courageux
qui ne craignent pas de parler et d'agir conformément à leurs convictions. C'est
par là que les Saints ont réformé les mœurs de leur temps. C’est par là qu'il
s'est fondé, dans nos grandes Ecoles et jusqu'au Parlement, des groupes compacts
qui savent faire respecter leurs pratiques religieuses et entraîner les
hésitants. Le jour où ces groupes se seront multipliés non seulement dans les
villes mais encore dans les campagnes, le respect humain sera bien près d'être
tué, et la vraie piété, si elle n'est pas pratiquée par tous, sera du moins
respectée.
218. Donc, en pratique, point de compromission avec le monde au sens où nous
l'avons défini, point de concessions pour lui plaire ou attirer son estime.
Comme le dit avec raison saint François de Sales : « Quoique nous fassions, le
monde nous fera toujours la guerre... Laissons cet aveugle, Philothée : qu'il
crie tant qu'il voudra comme un chat-huant, pour inquiéter les oiseaux du jour.
Soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions ; la persévérance
fera bien voir si c'est à pertes et tout de bon que nous sommes sacrifiés à Dieu
et rangés à la vie dévote. » (Introd. à la vie dévote, IVe P., ch. I).
III. Lutte contre
le démon
219. 1° Existence et raison d'être
de la tentation diabolique. Nous avons vu, n° 67, comment le démon, jaloux du
bonheur de nos premiers parents, les incita au péché et ne réussit que trop bien
dans ses desseins ; aussi le livre de La Sagesse déclare que « c'est par l'envie
du démon que la mort est entrée dans le monde » (Sap., II, 24). Depuis lors il
n'a cessé de s'attaquer aux descendants d'Adam, de leur tendre des pièges ; et,
bien que, depuis la venue de Notre Seigneur sur terre et son triomphe sur Satan,
l'empire de celui-ci soit de beaucoup diminué, il n'en reste pas moins vrai que
nous avons à lutter non pas seulement contre la chair et le sang, mais encore
contre les puissances des ténèbres et les esprits méchants. C'est Saint Paul qui
nous l'affirme (Ephes., VI, 12). Saint Pierre compare le démon à un lion
rugissant qui rôde autour de nous et cherche à nous dévorer (I Petr., V, 8-9).
220. Si la Providence permet ces attaques, c'est en vertu du principe général
que Dieu gouverne les âmes, non pas seulement directement, mais encore par
l'intermédiaire des causes secondes, en laissant aux créatures une certaine
liberté d'action. D'ailleurs il nous avertit de nous tenir sur nos gardes, et il
envoie ses bons anges, en particulier notre ange gardien, à notre secours pour
nous protéger (n° 186 ss) sans parler de l'aide qu'il nous donne, par lui-même
ou par son Fils. En profitant de cette aide, nous triomphons du démon, nous nous
affermissons dans la vertu et acquérons des mérites pour le ciel. Cette
admirable conduite de la Providence nous montre mieux quelle importance extrême
nous devons attacher à notre salut et à notre sanctification, puisque le ciel et
l'enfer s'y intéressent, et qu'autour de notre âme, et parfois dans notre âme
elle-même, se livrent entre les puissances célestes et infernales de rudes
combats dont la vie éternelle est l'enjeu. Pour être victorieux, voyons comment
procède le démon.
221. 2° La tactique du démon. A) Le démon ne peut agir directement sur nos
facultés supérieures, l'intelligence et la volonté, Dieu s'étant réservé ce
sanctuaire pour lui-même ; Dieu seul peut pénétrer au centre de notre âme et
mouvoir les ressorts de notre volonté, sans nous faire violence.
Mais il peut agir directement sur le corps, les sens extérieurs et sur les sens
intérieurs, en particulier l'imagination et la mémoire, comme aussi sur les
passions qui résident dans l'appétit sensitif ; et par là il agit indirectement
sur la volonté, qui, par les divers mouvements de la sensibilité, est sollicitée
à donner son consentement. Toutefois, comme le remarque Saint Thomas, « elle
demeure toujours libre de consentir ou de résister à ces mouvements passionnels.
» (Sum. theol., q. 111, a. 2).
B) D'ailleurs, bien que le pouvoir du démon soit très étendu sur les facultés
sensibles et sur le corps, ce pouvoir est limité par Dieu, qui ne lui permet pas
de nous tenter au-dessus de nos forces (I Cor., X, 13). Celui donc qui s'appuie
sur Dieu avec humilité et confiance est sûr d'être victorieux.
222. C) Il ne faut pas croire, nous dit S. Thomas (q. 114, a. 3), que toutes les
tentations que nous éprouvons sont l’œuvre du démon : notre concupiscence,
activée par des habitudes passées et des imprudences présentes, suffit à en
expliquer un grand nombre (Jac., I, 14). Ce serait téméraire aussi d'affirmer
qu'il n'a d'influence sur aucune, contrairement à l'enseignement manifeste de l'Ecriture
et de la Tradition ; sa jalousie contre les hommes et le désir qu'il a de se les
asservir expliquent suffisamment son intervention (q. 114, a. 1).
Comment donc reconnaître la tentation diabolique ? C'est difficile, puisque
notre concupiscence suffit à nous tenter violemment. Toutefois on peut dire que
lorsque la tentation est soudaine, violente et d'une longueur démesurée, le
démon y a une large part. On peut le conjecturer en particulier lorsque la
tentation jette un trouble profond et durable dans l'âme, lorsqu'elle suggère le
goût des choses éclatantes, des mortifications extraordinaires et apparentes,
surtout quand on se sent fortement incliné à ne rien dire de tout cela à son
directeur et à se défier de ses supérieurs.
223. 3° Remèdes contre la tentation diabolique. Ces remèdes nous sont indiqués
par les Saints et en particulier par Sainte Thérèse (Vie par elle-même, ch.
30-31).
A) Le premier est une prière humble et confiante, pour mettre de notre côté Dieu
et ses anges. Si Dieu est avec nous, qui sera contre nous ? Qui donc en effet
peut être comparé à Dieu ?
Cette prière doit être humble ; car il n'est rien qui mette plus rapidement en
fuite l'Ange rebelle qui, s'étant révolté par orgueil, n'a jamais su pratiquer
cette vertu : s'humilier devant Dieu, reconnaître notre impuissance à triompher
sans son secours, déconcerte les plans de l'Ange superbe. Elle doit être
confiante : car la gloire de Dieu étant intéressée à notre triomphe, nous
pouvons avoir pleine confiance en l'efficacité de sa grâce.
Il est bon aussi d'invoquer Saint Michel, qui, ayant infligé au démon une
éclatante défaite, sera heureux de compléter sa victoire en nous et par nous.
Notre Ange gardien le secondera volontiers, si nous nous confions en lui. Mais
surtout nous n'oublierons pas de prier la Vierge immaculée qui de son pied
virginal ne cesse d'écraser la tête du serpent, et est plus terrible au démon
qu'une armée rangée en bataille.
224. B) Le second moyen, c'est l'usage confiant des sacrements et des
sacramentaux. La confession, étant un acte d'humilité, met en fuite le démon ;
l'absolution qui la suit, nous applique les mérites de Jésus-Christ et nous rend
invulnérables à ses traits ; la sainte communion, en mettant dans notre cœur
Celui qui a vaincu Satan, lui inspire une véritable terreur.
Les sacramentaux eux-mêmes, le signe de la croix, ou les prières liturgiques
faites avec esprit de foi, en union avec l'Eglise, sont aussi d'un précieux
secours. Sainte Thérèse recommande particulièrement l'eau bénite, peut-être
parce que c'est humiliant pour le démon de se voir ainsi déjoué par un moyen
aussi simple que celui-là.
225. C) Aussi le dernier moyen est un mépris souverain du démon. C'est encore
Sainte Thérèse qui nous le dit : « C'est très fréquemment que ces maudits me
tourmentent ; mais ils m'inspirent fort peu de crainte ; car, je le vois très
bien, ils ne peuvent bouger sans la permission de Dieu... Qu'on le sache bien,
toutes les fois que nous les méprisons, ils perdent de leurs forces, et l'âme
acquiert sur eux d'autant plus d'empire... Ils n'ont de force que contre les
âmes lâches, qui leur rendent les armes ; mais contre celles-là, ils font montre
de leur pouvoir. » (p. 405-406). Se voir mépriser par des êtres plus faibles est
en effet une rude humiliation pour ces esprits superbes. Or, comme nous l'avons
dit, appuyés humblement sur Dieu, nous avons le droit et le devoir de les
mépriser : « Si Deus pro nobis, quis contra nos ? » Ils peuvent aboyer, ils ne
peuvent nous mordre que si par imprudence ou par orgueil nous nous mettons en
leur pouvoir.
Ainsi donc, la lutte que nous avons à soutenir contre le démon, aussi bien que
contre le monde et la concupiscence, nous affermit dans la vie surnaturelle et
nous permet même d'y progresser.
Conclusion
226. 1° La vie chrétienne est, nous
venons de le voir, une lutte, lutte pénible qui, avec des péripéties diverses,
ne se termine qu'à la mort, lutte d’une importance capitale, puisque l'enjeu en
est la vie éternelle. Comme l'enseigne Saint Paul, il y a en nous deux hommes :
a) l'homme régénéré, l'homme nouveau, avec des tendances nobles, surnaturelles,
divines que produit en nous le Saint Esprit, grâce aux mérites de Jésus et à
l'intercession de la Très Sainte Vierge et des Saints ; tendances auxquelles
nous nous efforçons de correspondre en mettant en œuvre, sous l'influence de la
grâce actuelle, l'organisme surnaturel dont Dieu nous a dotés. b) Mais à côté,
il y a l'homme naturel, l'homme charnel, le vieil homme avec les tendances
mauvaises que le baptême n'a pas déracinées de notre âme : c'est la triple
concupiscence que nous tenons de notre première génération, et que le monde et
le démon réveillent et intensifient, tendance habituelle qui nous porte à
l'amour désordonné des plaisirs sensuels, de notre propre excellence et des
biens de la terre. Ces deux hommes entrent fatalement en conflit : la chair, ou
le vieil homme, désire et recherche le plaisir sans souci de sa moralité ;
l'esprit lui rappelle bien qu'il y a des plaisirs défendus et dangereux qu'il
faut sacrifier au devoir, c'est-à-dire, à la volonté de Dieu ; mais, comme la
chair persiste en ses désirs, la volonté, aidée de la grâce, est obligée de la
mortifier et au besoin de la crucifier. Le chrétien est donc un soldat, un
athlète qui combat pour une couronne immortelle, et cela jusqu'à la mort.
227. 20 Cette lutte est perpétuelle : car, malgré nos efforts, nous ne pouvons
jamais nous débarrasser complètement du vieil homme, nous ne pouvons que
l'affaiblir, l'enchaîner, et fortifier en même temps le nouvel homme contre ses
attaques. Au début, la lutte est donc plus vive, plus acharnée, et les retours
offensifs de l'ennemi sont plus nombreux et plus violents. Mais, au fur et à
mesure que, par des efforts énergiques et constants, nous remportons des
victoires, notre ennemi s'affaiblit, les passions se calment, et, sauf à
certains moments d'épreuves voulues de Dieu pour nous amener à une plus haute
perfection, nous jouissons d'un calme relatif, présage de la victoire
définitive. C'est à la grâce de Dieu que nous devons le succès. Mais n'oublions
pas que les grâces qui nous sont données sont des grâces de combat, non de
repos, que nous sommes des lutteurs, des athlètes, des ascètes, et que nous
devons , comme Saint Paul, lutter jusqu'au bout pour mériter notre couronne : «
J'ai combattu le bon combat, j'ai terminé ma course, j'ai gardé la foi. Il ne me
reste plus qu'à recevoir la couronne de justice que me donnera le Seigneur. »
(II Tim., IV, 7-8). C'est le moyen de perfectionner en nous la vie chrétienne et
d'acquérir de nombreux mérites.
§ II. L'ACCROISSEMENT
DE LA VIE SPIRITUELLE PAR LE MERITE
228. Nous progressons par la lutte
contre nos ennemis, mais plus encore par les actes méritoires que nous faisons
chaque jour. Tout acte bon fait librement par une âme en état de grâce pour une
intention surnaturelle, possède une triple valeur, méritoire, satisfactoire et
impétratoire, qui contribue à notre progrès spirituel.
a) Une valeur méritoire, par laquelle nous augmentons notre capital de grâce
habituelle et nos droits à la gloire céleste : nous y reviendrons à l'instant.
b) Une valeur satisfactoire, qui comprend elle-même un triple élément, 1) la
propitiation qui, par un cœur contrit et humilié, nous rend Dieu propice et
l'incline à nous pardonner nos fautes ; 2) l'expiation, qui, par l'infusion de
la grâce, efface la faute ; 3) la satisfaction qui, par le caractère pénible qui
s'attache à nos bonnes œuvres, annule en tout ou en partie la peine due au
péché. Ce ne sont pas seulement les actions proprement dites qui produisent cet
heureux résultat, mais encore l'acceptation volontaire des maux et souffrances
de cette vie, ainsi que nous l'enseigne le Concile de Trente ; et il ajoute que
c'est là une grande marque de l'amour divin. Quoi de plus consolant en effet que
de pouvoir profiter de toutes les adversités pour purifier son âme et l'unir
plus parfaitement à Dieu ?
c) Enfin ces mêmes actes ont aussi une valeur impétratoire, en tant qu'ils
contiennent une demande de nouvelles grâces adressée à l'infinie miséricorde de
Dieu. Comme le fait remarquer avec raison Saint Thomas, on prie non pas
seulement lorsque d'une façon explicite on présente une requête à Dieu, mais
encore quand, par un mouvement du cœur ou par l'action, on tend vers Lui, si
bien que celui-là prie toujours qui oriente sa vie tout entière vers Dieu. Cet
élan vers Dieu, n'est-ce pas en effet une prière, une élévation de l'âme vers
Dieu, et un moyen très efficace d'obtenir de Lui ce que nous désirons pour nous
et pour les autres ?
Pour le but que nous nous proposons, il nous suffira d'exposer la doctrine sur
le mérite : 1° sa nature ; 2° les conditions qui en augmentent la valeur.
I. La nature du
mérite
Deux points à faire comprendre : 1°
ce qu'est le mérite ; 2° comment nos actions sont méritoires.
1° Ce qu’est le
mérite
229. A) Le mérite en général est un
droit à une récompense. Le mérite surnaturel, dont il est ici question, sera
donc le droit à une récompense surnaturelle, c'est-à-dire, à une participation à
la vie de Dieu, à la grâce et à la gloire. Et, comme Dieu n'est pas tenu de nous
faire participer à sa vie, il faudra une promesse de sa part pour nous conférer
un véritable droit à cette récompense surnaturelle. On peut donc définir le
mérite surnaturel : un droit à une récompense surnaturelle qui résulte d'une
œuvre surnaturellement bonne, faite librement pour Dieu, et d’une promesse
divine qui garantit cette récompense.
213. B) On distingue deux sortes de mérite : a) le mérite proprement dit (qu'on
appelle de condigno) auquel la rétribution est due en justice, parce qu’il y a
une sorte d'égalité ou de proportion réelle entre l'œuvre et la rétribution ; b)
le mérite de convenance (de congruo) qui n'est pas fondé sur la stricte justice,
mais sur haute convenance, l'œuvre n'étant que dans une faible mesure
proportionnée à la récompense. Pour donner de cette différence une idée
approximative, on peut dire que le soldat qui se comporte vaillamment sur le
champ a un droit strict à la solde de guerre, mais seulement un droit de
convenance à une citation à l'ordre du jour ou à une décoration.
C) Le Concile de Trente enseigne que les œuvres de l'homme justifié méritent
véritablement une augmentation de la grâce, la vie éternelle, et, s'il meurt
dans cet état, l’obtention de la gloire (Jac., I, 12).
231. D) Rappelons brièvement les conditions générales du mérite. a) L'œuvre
pour être méritoire, doit être libre, si on agit par contrainte ou par
nécessité, on n'est pas en effet moralement responsable de ses actes. b) Elle
doit être surnaturellement bonne, pour être en proportion avec la récompense ;
c) et, quand il s'agit du mérite proprement dit, elle doit être faite en état de
grâce, puisque c'est cette grâce qui fait habiter et vivre le Christ dans notre
âme et nous rend participants à ses mérites ; d) pendant notre vie mortelle ou
voyagère, Dieu ayant sagement déterminé qu'après une période d'épreuve, où nous
pouvons mériter et démériter, nous arriverions au terme où l'on est fixé pour
toujours dans l'état où l'on meurt. A ces conditions du côté de l'homme se joint
du côté de Dieu la promesse qui nous donne un droit véritable à la vie éternelle
; selon S. Jacques en effet « le juste reçoit la couronne de vie que Dieu a
promise à ceux qui l'aiment (Jac., I, 22).
2° Comment les
actes méritoires augmentent la grâce et la gloire
232. A première vue il semble
difficile de comprendre comment des actes, très simples, très communs et
essentiellement transitoires, puissent mériter la vie éternelle. Cette
difficulté serait insoluble, si ces actes venaient seulement de nous ; mais ils
sont en réalité une œuvre à deux ; le résultat de la coopération de Dieu et de
la volonté humaine, et c'est ce qui explique leur efficacité : en couronnant nos
mérites, Dieu couronne aussi ses dons, puisqu'il a dans ces mérites une part
prépondérante. Expliquons donc la part de Dieu et celle de l'homme ; ainsi nous
comprendrons mieux l'efficacité des actes méritoires.
A) Dieu est la cause principale et première de nos mérites : « Ce n'est pas moi
qui agis, dit Saint Paul, c’est la grâce de Dieu avec Moi » (I Cor., XV, 10).
C'est lui en effet qui a créé nos facultés, lui qui les a élevées à l'état
surnaturel en les perfectionnant par les vertus et les dons du Saint Esprit ;
c'est lui qui, par sa grâce actuelle, prévenante et adjuvante, nous sollicite à
faire le bien et nous aide à le faire ; il est donc la cause première qui met en
branle notre volonté et lui donne des forces nouvelles pour lui permettre d'agir
surnaturellement.
233. B) Mais notre libre volonté, répondant aux sollicitations de Dieu, agit
sous l'influence de la grâce et des vertus, et devient ainsi cause secondaire,
mais réelle et efficiente de nos actes méritoires, parce que nous sommes les
collaborateurs de Dieu. Sans ce libre consentement, point de mérite : au ciel
nous ne méritons plus, parce que nous ne pouvons pas ne pas aimer ce Dieu que
nous voyons clairement être la bonté infinie et la source de notre béatitude.
D'ailleurs notre coopération elle-même est surnaturelle : par la grâce
habituelle nous sommes divinisés en notre substance, par les vertus infuses et
les dons nous le sommes en nos facultés, par la grâce actuelle jusque dans nos
actes. Il y a donc proportion réelle entre nos actions, devenues déiformes, et
la grâce qui elle aussi est une vie déiforme ou la gloire qui n'est que
l'épanouissement de cette même vie. Sans doute ces actes sont transitoires et la
gloire est éternelle ; mais, puisque dans la vie naturelle, des actes qui
passent produisent des habitudes et des états d'âme qui demeurent, il est juste
que dans l'ordre surnaturel il en soit de même, et que nos actes de vertu,
produisant en notre âme une disposition habituelle d'aimer Dieu, soient
récompensés par une récompense durable ; et, puisque notre âme est immortelle,
il convient que cette récompense n'ait pas de fin.
234. C) On pourrait sans doute objecter que, malgré cette proportion, Dieu n'est
pas tenu de nous donner une récompense aussi noble et aussi durable que la grâce
et la gloire. Nous le concédons sans peine, et reconnaissons que Dieu, dans son
infinie bonté, nous donne plus que nous ne méritons ; il ne serait donc pas tenu
à nous faire jouir de l'éternelle vision béatifique, s'il ne l'avait promis.
Mais il l'a promis par le fait même qu'il nous a destinés à une fin surnaturelle
; et cette promesse nous est plus d'une fois rappelée dans la Sainte Ecriture,
ou la vie éternelle nous est présentée comme la récompense promise aux justes et
comme une couronne de justice (Jac., I, 12 ; II Tim., IV, 8). Aussi le Concile
de Trente nous déclare que la vie éternelle est à la fois une grâce
miséricordieusement promise par Jésus-Christ, et une récompense qui, en vertu de
la promesse de Dieu est fidèlement accordée aux bonnes œuvres et aux mérites.
235. C'est en vertu de cette promesse qu'on peut conclure que le mérite
proprement dit est quelque chose de personnel : c'est pour nous et non pour les
autres que nous méritons la grâce et la vie éternelle, parce que la divine
promesse ne s'étend pas plus loin. Il en est tout autrement de N. S.
Jésus-Christ, qui, ayant été constitué le chef moral de l'humanité, a mérité, en
vertu de ce rôle, pour chacun de ses membres, et cela au sens strict.
Nous pouvons bien sans doute mériter pour les autres, mais d'un mérite de
convenance ; et c'est déjà bien consolant, puisque ce mérite vient s'ajouter à
ce que nous méritons pour nous-mêmes, et nous permet ainsi, en travaillant à
notre sanctification, de coopérer à celle de nos frères. Voyons donc quelles
sont les conditions qui augmentent la valeur de nos actes méritoires.
II. Conditions
qui augmentent notre mérite
236. Ces conditions se tirent
évidemment des différentes causes qui concourent à la production des actes
méritoires, par conséquent de Dieu et de nous-mêmes. Nous pouvons compter sur la
libéralité de Dieu, toujours magnifique en ses dons. Notre attention doit donc
porter principalement sur nos dispositions : voyons ce qui peut les rendre
meilleures soit du côté du sujet qui mérite, soit du côté de l'acte méritoire
lui-même.
1° Conditions
tirées du sujet lui-même
237. Il en est quatre principales
qui contribuent à l'accroissement de nos mérites : notre degré de grâce
habituelle ou de charité ; notre union à Notre-Seigneur ; notre pureté
d'intention ; notre ferveur.
a) Notre degré de grâce sanctifiante. Pour mériter au sens propre, il faut être
en état de grâce : plus donc nous possédons de grâce habituelle, et plus, toutes
choses égales d'ailleurs, nous sommes aptes à mériter. Sans doute quelques
théologiens l'ont nié, sous prétexte que cette quantité de grâce n'influence pas
toujours sur nos actes pour les rendre meilleurs, et que des âmes saintes
agissent parfois avec négligence et imperfection. Mais la doctrine commune est
celle que nous maintenons.
1) La valeur d'un acte en effet, même parmi les hommes, dépend en grande partie
de la dignité de la personne qui agit et de son crédit sur celui qui doit la
récompenser. Or ce qui fait la dignité du chrétien et lui donne du crédit sur le
cœur de Dieu, c'est le degré de grâce ou de vie divine auquel il est élevé ;
c'est pour cela que les Saints du ciel ou de la terre ont un pouvoir
d'intercession si grand. Si donc nous possédons un degré de grâce plus élevé, il
en résulte qu'aux yeux de Dieu nous valons plus que ceux qui en ont moins, que
nous lui plaisons davantage, et que de ce chef nos actions sont plus nobles,
plus agréables à Dieu, et par là même plus méritoires.
2) D'ailleurs généralement le degré de grâce aura sur la perfection de nos actes
une heureuse influence. Vivant d'une vie surnaturelle plus abondante, aimant
Dieu d'un amour plus parfait, nous sommes portés à mieux faire nos actions, à y
mettre plus de charité, à être plus généreux dans nos sacrifices ; et, de l'aveu
de tous, ces dispositions augmentent certainement nos mérites. Qu'on ne dise
donc pas que le contraire arrive parfois, c'est là l'exception, non la règle
générale, et nous avons tenu compte de ce fait, en ajoutant toutes choses égales
d'ailleurs.
Et comme cette doctrine est consolante ! En multipliant nos actes méritoires,
nous augmentons chaque jour notre capital de grâce ; ce capital à son tour nous
permet de mettre plus d'amour dans nos œuvres, et celles-ci n’en ont que plus de
valeur pour accroître notre vie surnaturelle.
238. b) Notre degré d'union avec Notre-Seigneur. Ceci est évident : la source de
notre mérite, c'est Jésus-Christ, auteur de notre sanctification, cause
méritoire principale de tous les biens surnaturels, tête d'un corps mystique
dont nous sommes les membres. Plus près nous sommes de la source, et plus nous
recevons de sa plénitude ; plus nous nous approchons de l'auteur de toute
sainteté, et plus nous recevons de grâce ; plus nous sommes unis à la tête, et
plus nous recevons d'elle le mouvement et la vie. N'est-ce pas ce que nous dit
Notre-Seigneur lui-même dans cette belle comparaison de la vigne : « Je suis la
vigne et vous êtes les branches... celui qui demeure en moi et moi en lui, porte
beaucoup de fruit. » (Joan., XV, 1-6). Unis à Jésus comme les sarments le sont
au cep, nous recevons d'autant plus de sève divine que nous sommes plus
habituellement, plus actuellement, et plus étroitement, unis au cep divin. Et
voilà pourquoi les âmes ferventes, ou qui veulent le devenir, ont toujours
recherché une union de plus en plus intime avec Notre-Seigneur ; voilà pourquoi
l'Eglise elle-même nous demande de faire nos actions par Lui, avec Lui, et en
Lui : par Lui, per Ipsum, puisque « nul ne vient au Père sans passer par Lui
(Joan., XIV, 6) ; avec Lui, cum Ipso, en agissant avec Lui, puisqu'il veut bien
être notre collaborateur ; en Lui, in Ipso, c'est-à-dire, dans sa vertu, dans sa
force, et surtout dans ses intentions, n'en ayant d'autres que les siennes.
C'est alors que Jésus vit en nous, inspire nos pensées, nos désirs, nos actions,
si bien que nous pouvons dire comme S. Paul : « Je vis, non pas moi, mais c'est
Jésus qui vit en moi. » (Galat., II, 20). Il est clair que des actions
accomplies sous l'influence et l'action vivifiante du Christ, avec sa toute
puissante collaboration, ont une valeur incomparablement plus grande que si
elles étaient faites par nous seuls. Donc, en pratique, s'unir souvent, en
particulier au commencement de ses actions, à N. S. Jésus-Christ et à ses
intentions si parfaites, avec la pleine conscience de notre incapacité à rien
faire de bon par nous-mêmes, et l'inébranlable confiance qu'Il peut remédier à
notre faiblesse.
239. c) La pureté d'intention ou la perfection du motif qui nous fait agir. Pour
être méritoires, il suffit, disent plusieurs théologiens, que nos actions soient
inspirées par un motif surnaturel de crainte, d'espérance ou d'amour. Saint
Thomas demande sans doute qu'elles soient influencées, d'une façon au moins
virtuelle par la charité, en vertu d'un acte d'amour de Dieu posé précédemment
et dont l'influence persévère. Mais il ajoute que cette condition est réalisée
par tous ceux qui sont en état de grâce et accomplissent un acte licite (Quæst.
Disput., de Malo, q. 2, a. 5, ad 7). Tout acte bon se ramène en effet à une
vertu ; or toute vertu converge vers la charité, celle-ci étant la reine qui
commande à toutes les vertus, comme la volonté est la reine de toutes les
facultés. La charité, toujours active, oriente vers Dieu tous nos actes bons, et
vivifie toutes nos vertus en les informant.
Toutefois, si nous voulons que nos actes soient aussi méritoires que possible,
il faut une pureté d'intention beaucoup plus parfaite et plus actuelle.
L'intention est ce qu'il y a de principal dans nos actes, c'est l'œil qui les
éclaire et les dirige vers leur fin, l'âme qui les inspire et leur donne leur
valeur aux yeux de Dieu. Or trois éléments donnent à nos intentions une valeur
spéciale.
240. 1) Puisque la charité est la reine et la forme des vertus, tout acte
inspiré par l'amour de Dieu et du prochain aura beaucoup plus de mérite que ceux
qui sont inspirés par la crainte ou par l'espérance. Il importe donc que toutes
nos actions soient faites par amour : ainsi elles deviennent, même les plus
communes (comme les repas et les récréations), des actes de charité, et
participent à la valeur de cette vertu, sans perdre la leur propre ; manger pour
refaire ses forces, est un motif honorable et qui dans un chrétien est méritoire
; mais refaire ses forces en vue de mieux travailler pour Dieu et pour les âmes,
est un motif de charité bien supérieur, qui ennoblit cet acte et lui confère une
valeur méritoire beaucoup plus grande.
241. 2) Puisque les actes de vertu informés par la charité ne perdent point leur
valeur propre, il en résulte qu'un acte fait pour plusieurs intentions à la fois
sera plus méritoire. Ainsi un acte d'obéissance aux Supérieurs fait pour un
double motif, par respect pour leur autorité, et en même temps par amour pour
Dieu qu'on voit en leur personne, aura le double mérite de l'obéissance et de la
charité. Un même acte peut avoir ainsi une triple, une quadruple valeur : en
détestant mes péchés, parce qu'ils ont offensé Dieu, je puis avoir l'intention
de pratiquer à la fois la pénitence, l'humilité et l'amour de Dieu : cet acte
est triplement méritoire. Il est donc utile de se proposer plusieurs intentions
surnaturelles ; mais il faut éviter de tomber dans l'excès, en cherchant avec
trop d'empressement des intentions multiples : ce qui met le trouble dans l'âme.
Embrasser celles qui se présentent à nous comme spontanément, et les subordonner
à la divine charité, tel est le moyen d'accroître ses mérites, en conservant la
paix de l'âme.
242. 3) Comme la volonté de l'homme est changeante, il est nécessaire
d'expliciter et d'actualiser fréquemment nos intentions surnaturelles ;
autrement il arriverait qu'un acte commencé pour Dieu, se continuerait sous
l'influence de la curiosité, de la sensualité ou de l'amour-propre, et perdrait
ainsi une partie de sa valeur : je dis une partie, car ces intentions
subsidiaires ne détruisant pas complètement la première, l'acte ne cesse pas
d'être surnaturel et méritoire dans son ensemble. Quand un navire, partant de
Brest met le cap sur New-York, il ne suffit pas de diriger la proue une fois
pour toutes vers cette ville ; comme la marée, les vents et les courants tendent
à faire dévier le navire, il faut, par le gouvernail, le ramener sans cesse vers
le but. Ainsi de notre volonté ; il ne suffit pas de l’orienter une fois, ni
même chaque jour, vers Dieu ; les passions humaines et les influences du dehors
la feraient vite dévier de la droite ligne ; il faut souvent, par un acte
explicite, la ramener vers Dieu et vers la charité. Alors nos intentions
demeurent constamment surnaturelles, parfaites même, et très méritoires, surtout
si nous y joignons la ferveur dans l'action.
243. d) L'intensité ou la ferveur avec laquelle on agit. On peut en effet agir,
même en faisant le bien, avec nonchalance, avec peu d'effort, ou au contraire
avec élan, avec toute l'énergie dont on est capable, en utilisant toute la grâce
actuelle mise à notre disposition. Il est évident que le résultat dans ces deux
cas sera bien différent. Si l'on n'agit qu'avec nonchalance, on n'acquiert que
peu de mérites, et parfois même on se rend coupable de quelque faute vénielle,
ce qui par ailleurs ne détruit pas tout le mérite ; si au contraire on prie, on
travaille, on se sacrifie de toute son âme, chacune de nos actions mérite une
quantité considérable de grâce habituelle. Sans entrer ici dans des hypothèses
discutables, on peut dire avec certitude que Dieu rendant au centuple ce qui est
fait pour lui, une âme fervente acquiert chaque jour un nombre très considérable
de degrés de grâce, et devient ainsi en peu de temps très parfaite, selon la
remarque de La Sagesse : « Arrivé en peu de temps à la perfection, il- a fourni
une longue carrière (Sap., IV, 13). Quel précieux encouragement à la ferveur, et
comme il vaut la peine de renouveler souvent ses efforts, avec énergie et
persévérance !
2° Conditions
tirées de l’objet ou de l’acte lui-même
244. Ce ne sont pas seulement les
dispositions du sujet qui augmentent le mérite, mais toutes les circonstances
qui contribuent à rendre l'action plus parfaite. Il en est quatre principales :
a) L'excellence de l'objet ou de l'acte qu'on accomplit. Il y a une hiérarchie
dans les vertus : ainsi les vertus théologales sont plus parfaites que les
vertus morales, et, de ce chef, les actes de foi, d'espérance et surtout de
charité sont plus méritoires que les actes de prudence, de justice, de
tempérance, etc. Mais, nous l'avons dit, ces derniers peuvent, par l'intention,
devenir des actes d'amour et participer ainsi à sa valeur spéciale. De même les
actes de religion, qui tendent directement à la gloire de Dieu, sont plus
parfaits que ceux qui ont pour but direct notre sanctification.
b) Pour certaines actions, la quantité peut influer sur le mérite ; ainsi,
toutes choses égales d'ailleurs, un don généreux de mille francs sera plus
méritoire que celui de dix centimes. Mais s'il s'agit de quantité relative,
l'obole de la veuve, qui se prive d'une partie de son nécessaire, vaut plus
moralement que la riche offrande de celui qui se dépouille d'une portion de son
superflu.
c) La durée rend aussi l'action plus méritoire : prier, souffrir pendant une
heure vaut mieux que de le faire cinq minutes, puisque cette prolongation
demande plus d'effort et plus d'amour.
245. d) La difficulté de l'acte, non pas en elle-même mais en tant qu'elle
demande plus d'amour de Dieu, un effort plus énergique et plus soutenu, et
qu’elle ne provient pas d'une imperfection actuelle de la volonté, accroît aussi
le mérite. Ainsi résister à une tentation violente est plus méritoire que de
résister à une tentation légère ; pratiquer la douceur, quand on a un
tempérament porté à la colère et qu'on est fréquemment provoqué par son
entourage, est plus difficile et plus méritoire que de le faire quand on a un
naturel doux et timide et qu'on est entouré de personnes bienveillantes.
Il ne faudrait pas cependant en conclure que la facilité, acquise par des actes
nombreux de vertu, diminue nécessairement le mérite ; cette facilité, quand on
en profite pour continuer et même augmenter l'effort surnaturel, favorise
l’intensité ou la ferveur de l'acte, et de ce chef augmente le mérite, ainsi que
nous l'avons expliqué. De même qu'un bon ouvrier, en se perfectionnant dans son
métier, évite tout gaspillage de temps, de matière et de force, et réalise plus
de profit avec moins de peine, ainsi un chrétien, qui sait mieux se servir des
instruments de sanctification, évite des gaspillages de temps, beaucoup
d'efforts inutiles, et, avec moins de peine, gagne plus de mérites. Les Saints,
qui par la pratique des vertus, font plus facilement que d'autres des actes
d'humilité, d'obéissance, de religion, n’en ont pas moins de mérite, puisqu'ils
pratiquent plus facilement et plus fréquemment l'amour de Dieu ; et d'ailleurs
ils continuent de faire des efforts, des sacrifices, dans les circonstances où
ceux-ci sont nécessaires. En résumé, la difficulté accroît le mérite, non pas en
tant qu'obstacle à vaincre, mais en tant qu'elle suscite plus d'élan et plus
d'amour.
Ajoutons seulement que ces conditions abjectives n'influent réellement sur le
mérite qu'autant qu'elles sont acceptées, voulues librement et réagissent ainsi
sur la perfection de nos dispositions intérieures.
Conclusion
246. La conclusion qui s'impose,
c'est la nécessité de sanctifier toutes et chacune de nos actions, même les plus
communes. Nous l'avons dit en effet, toutes peuvent être méritoires, si nous les
faisons en des vues surnaturelles, en union avec l'Ouvrier de Nazareth qui, en
travaillant dans son atelier, ne cessait de mériter pour nous. Et s'il en est
ainsi, quel progrès ne pouvons-nous pas réaliser en un seul jour ! Depuis le
premier moment du réveil jusqu'au coucher, c’est par centaines que peuvent se
compter les actes méritoires qu'une âme recueillie et généreuse accomplit : car
non seulement chaque action, mais, quand l'action se prolonge, chaque effort
pour la mieux faire, par exemple, pour chasser les distractions dans la prière,
pour appliquer son esprit au travail, pour éviter une parole peu charitable,
pour rendre au prochain le moindre service ; chaque parole inspirée par la
charité ; toute bonne pensée dont on profite ; en un mot, tous les mouvements
intérieurs de l’âme librement dirigés vers le bien, sont autant d'actes
méritoires qui font grandir Dieu et la grâce dans notre âme.
247. On peut donc dire en toute vérité qu'il n'est pas de moyen plus efficace,
plus pratique, plus à la portée de tous pour se sanctifier, que de
surnaturaliser chacune de ses actions ; ce moyen suffit à lui seul pour élever
une âme en peu de temps à un haut degré de sainteté. Chaque acte est alors une
semence de grâce, puisqu'il la fait germer et croître dans notre âme, et une
semence de gloire, puisqu'il augmente en même temps nos droits à la béatitude
céleste.
248. Le moyen pratique de convertir ainsi tous nos actes en mérites, est de se
recueillir un moment avant d'agir, de renoncer positivement à toute intention
naturelle ou mauvaise, de s'unir à Notre Seigneur, notre modèle et notre
médiateur, avec le sentiment de notre impuissance, et d'offrir par Lui notre
action à Dieu, pour sa gloire et pour le bien des âmes : ainsi entendue
l'offrande souvent renouvelée de nos actions est un acte de renoncement,
d'humilité, d'amour de Notre Seigneur, d'amour de Dieu, d'amour du prochain ;
c'est un chemin de raccourci pour arriver à la perfection. Pour y parvenir plus
efficacement, nous avons aussi à notre disposition les Sacrements.
§ III. DE L’ACCROISSEMENT
DE LA VIE CHRETIENNE PAR LES SACREMENTS
249. Ce n'est pas seulement, par
les actes méritoires accomplis à chaque instant que nous pouvons croître en
grâce et en perfection, c'est encore par la réception fréquente des Sacrements.
Signes sensibles, institués par N. S. Jésus-Christ, ils signifient et produisent
la grâce dans nos âmes. Sachant combien l'homme se laisse prendre aux choses
extérieures, Dieu a voulu, dans son infinie bonté, attacher sa grâce à des
objets et à des actions visibles.
Il est de foi que nos Sacrements contiennent la grâce qu'ils signifient et
qu'ils la confèrent à tous ceux qui n'y mettent pas obstacle ; et cela non pas
uniquement en vertu des dispositions du sujet, mais ex opere operato, comme
causes instrumentales de la grâce, Dieu demeurant évidemment la cause
principale, et Jésus la cause méritoire.
250. Chaque Sacrement produit, outre la grâce habituelle ordinaire, une grâce
qu'on appelle sacramentelle ou propre à ce Sacrement. Celle-ci n'est pas
spécifiquement distincte de la première, mais y ajoute, selon Saint Thomas et
son école, une vigueur spéciale destinée à produire des effets en rapport avec
chaque Sacrement; ou en tout cas, de l'aveu de tous, un droit à des grâces
actuelles spéciales qui seront accordées en temps opportun pour accomplir plus
facilement les devoirs imposés par la réception du Sacrement. Ainsi, par
exemple, le Sacrement de Confirmation nous donne droit à recevoir des grâces
actuelles spéciales de force surnaturelle pour lutter contre le respect humain,
et confesser notre foi envers et contre tous.
Quatre choses méritent de retenir notre attention : 1° la grâce sacramentelle
propre à chacun des sept Sacrements ; 2° les dispositions nécessaires pour en
mieux profiter ; 3° les dispositions spéciales pour le Sacrement de Pénitence ;
4° celles qui sont requises pour l'Eucharistie.
I. De la grâce
sacramentelle
Les Sacrements confèrent des grâces
spéciales en rapport avec les différentes étapes que nous avons à parcourir dans
la vie.
251. a) Au Baptême, c'est une grâce de régénération spirituelle, qui nous
purifie du péché originel, nous fait naître à la vie de la grâce, et crée en
nous l'homme nouveau, l'homme régénéré qui vit de la vie du Christ. Selon la
belle doctrine de S. Paul, par le baptême nous sommes ensevelis avec
Jésus-Christ (c'est ce que figurait autrefois le baptême d'immersion), et nous
ressuscitons avec Lui, pour vivre d'une vie nouvelle (Rom., VI, 3-6). La grâce
spéciale ou sacramentelle qui nous est donnée, c'est donc : 1) une grâce de mort
au péché, de crucifixion spirituelle qui nous permet de combattre et de mater
les tendances mauvaises du vieil homme ; 2) une grâce de régénération qui nous
incorpore à Jésus-Christ, nous fait participer à sa vie, et nous permet de vivre
conformément aux sentiments et aux exemples de Jésus-Christ, et d’être ainsi de
parfaits chrétiens. De là pour nous le devoir de combattre le péché et ses
causes, d'adhérer à Jésus et d'imiter ses vertus.
252. b) La Confirmation fait de nous les soldats du Christ ; elle ajoute à la
grâce du Baptême une grâce spéciale de force pour professer généreusement notre
foi contre tous les ennemis, et surtout contre le respect humain, qui empêche un
si grand nombre d'hommes de pratiquer leurs devoirs religieux. C'est pour cela
que les dons du Saint Esprit, qui nous avaient été déjà communiqués au Baptême,
nous sont en ce jour conférés d'une façon plus spéciale pour éclairer notre foi,
la rendre plus vive et plus pénétrante, et fortifier en même temps notre volonté
contre toutes les défaillances. D'où la nécessité de cultiver les dons du Saint
Esprit, surtout celui de virilité chrétienne.
253. c) L'Eucharistie nourrit notre âme qui, comme le corps, a besoin de
s'alimenter pour vivre et se fortifier. Or, pour alimenter une vie divine, il ne
faut rien moins qu'une nourriture divine : ce sera le corps et le sang de
Jésus-Christ, son âme et sa divinité, qui nous transformeront en d'autres
christs, en faisant passer en nous son esprit, ses sentiments et ses vertus, et
surtout son amour pour Dieu et pour les hommes.
254. d) Si nous avons le malheur de perdre la vie de la grâce par le péché
mortel, le Sacrement de Pénitence lave nos fautes dans le sang de Jésus-Christ,
dont la vertu nous est appliquée par l’absolution, pourvu que nous soyons
sincèrement contrits et décidés à rompre avec le péché, comme nous allons
bientôt l'expliquer (n° 262).
255. e) Quand la mort vient frapper à notre porte, nous avons besoin d'être
réconfortés au milieu des angoisses et des craintes que nous inspirent nos
fautes passées, nos infirmités présentes et les jugements de Dieu. L'Extrême
Onction, en versant l'huile sainte sur nos sens principaux, verse en même temps
dans notre âme une grâce de soulagement et de réconfort spirituel qui nous
délivre des restes du péché, ravive notre confiance, et nous arme contre les
suprêmes assauts de l'ennemi, en nous faisant participer aux sentiments de S.
Paul, qui, après avoir combattu le bon combat, se réjouissait à la pensée de la
couronne qui l'attendait. Il importe donc de demander ce sacrement, à temps, dès
qu'on est gravement malade, afin qu'il puisse produire tous ses effets, et, au
besoin, si Dieu le juge utile, nous rendre la santé ; et c'est une cruauté pour
ceux qui assistent le malade de lui dissimuler la gravité de sa situation et de
renvoyer au dernier moment la réception d'un sacrement si consolant.
Ces sacrements suffisent à sanctifier l'individu dans sa vie privée ; deux
autres le sanctifient, dans ses rapports, avec la société ; l'Ordre qui donne à
l’Eglise de dignes ministres, et le Mariage qui sanctifie la famille.
256. f) L'Ordre donne aux ministres de l'Eglise non seulement : des pouvoirs
merveilleux pour consacrer l'Eucharistie, administrer les sacrements et prêcher
la doctrine évangélique ; mais aussi la grâce de les exercer saintement ; en
particulier un amour ardent pour le Dieu de l'Eucharistie et pour les âmes, avec
la volonté ferme de s'immoler et de se dépenser complètement pour ces deux
nobles causes. A quel degré de sainteté ils doivent tendre, nous le dirons plus
loin.
257. g) Pour sanctifier la famille, cellule primordiale de la société, le
sacrement de Mariage donne aux époux les grâces dont ils ont un si pressant
besoin, la grâce de la fidélité absolue et constante, fidélité si difficile au
cœur inconstant de l'homme ; la grâce de respecter la sainteté du lit conjugal,
malgré les sollicitations contraires de la concupiscence ; la grâce de se
consacrer avec un inaltérable dévouement à l'éducation chrétienne des enfants.
258. Il y a donc, pour chaque circonstance importante de la vie, pour chaque
devoir individuel ou social, un accroissement merveilleux de grâce sanctifiante
qui nous est donné; et, pour que cette grâce soit mise en œuvre, chaque
sacrement nous donne droit à des grâces actuelles, qui viendront nous solliciter
à la pratique des vertus que nous avons à pratiquer, et nous donner des énergies
surnaturelles pour le faire. A nous d'y correspondre par des dispositions aussi
parfaites que possible.
II. Dispositions
nécessaires pour bien recevoir les Sacrements
1 Puisque la quantité de grâce
produite par les Sacrements dépend à la fois de Dieu et de nous, voyons comment
nous pouvons l'accroître d'un côté comme de l'autre.
259 A) Dieu est libre sans doute dans la distribution de ses faveurs, il peut
donc, dans les Sacrements, accorder plus ou moins de grâce, selon les desseins
de sa sagesse et de sa bonté. Mais il y a des lois qu'il a lui-même posées, et
auxquelles il veut bien se soumettre. Ainsi il nous déclare maintes et maintes
fois qu'il ne sait rien refuser à la prière bien faite : « Demandez et vous
recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira (Matth., VII,
7) surtout si elle est appuyée sur les mérites infinis de Jésus : « En vérité,
en vérité Je vous le dis, tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il
vous le donnera (Joan., XVI, 23). Si donc nous prions avec humilité et ferveur,
en union avec Jésus, pour obtenir, au moment de la réception d'un Sacrement, une
plus grande abondance de grâce, nous l'obtiendrons.
260. B) De notre côté, deux dispositions contribuent à nous faire recevoir une
grâce sacramentelle plus abondante : de saints désirs avant de recevoir les
sacrements, et la ferveur au moment de leur réception.
a) Le désir ardent de recevoir un sacrement, avec tous ses fruits, ouvre et
dilate notre âme. C'est une des applications du principe général posé par Notre
Seigneur : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de sainteté, car ils seront
rassasiés (Matth., V, 6). Avoir faim et soif de la communion, de la confession
et de l'absolution, c'est ouvrir plus largement notre âme aux communications
divines ; et alors Dieu rassasiera nos âmes affamées (Luc, I, 53). Soyons donc,
comme Daniel, des hommes de désir, et soupirons après les sources d'eau vive que
sont les sacrements.
b) La ferveur ne fera qu'accroître cette ouverture de l'âme : c'est en effet la
disposition généreuse de ne rien refuser à Dieu, de le laisser agir dans la
plénitude de sa vertu et de collaborer avec lui de toute notre énergie. Or cette
disposition creuse et élargit notre âme, la rend plus apte aux effusions de la
grâce, plus souple à l'action du Saint Esprit, plus active à y correspondre. De
cette mutuelle collaboration jaillissent des fruits abondants de sanctification.
261. Nous pourrions ajouter ici que toutes les conditions qui rendent nos œuvres
plus méritoires (n° 237), perfectionnent de la même façon les dispositions que
nous devons apporter à la réception des sacrements et augmentent ainsi la mesure
de grâce qui nous est conférée. C'est du reste ce qui se comprendra mieux quand
nous aurons fait l'application de ce principe à la confession et à la communion
:
III. Dispositions
pour bien profiter du sacrement de Pénitence
Le sacrement de Pénitence,
avons-nous dit, purifie notre âme dans le sang de Jésus-Christ, pourvu que nous
soyons bien disposés, que notre confession soit loyale et notre contrition vraie
et sincère.
1° De la
Confession
262. A) Un mot sur les péchés
graves. Nous ne parlons qu'incidemment de l'accusation des fautes graves, dont
nous avons traité au long dans notre Théologie morale (n°242 ss). Si une âme qui
tend vers la perfection a le malheur de commettre, dans un moment de faiblesse,
quelques péchés mortels, il faut les accuser en toute sincérité d'une façon
claire, dès le début de la confession sans les noyer dans la multitude des
péchés véniels, en faire bien connaître le nombre et l'espèce, avec sincérité et
humilité, indiquer les causes de nos chutes, et demander avec instance les
remèdes nécessaires à notre guérison. Il faut surtout en avoir une contrition
profonde, avec un ferme propos d'éviter à l'avenir non seulement les fautes
elles-mêmes, mais les occasions et les causes qui nous ont conduits à l’abîme.
Le péché pardonné, il reste à entretenir dans l'âme un vif et habituel sentiment
de pénitence, un cœur contrit et humilié, avec un désir sincère de réparer le
mal commis par une vie austère et mortifiée, par un amour ardent et généreux.
Alors une faute grave isolée, et immédiatement réparée, n'est pas un obstacle
durable au progrès spirituel, parce qu'elle ne laisse guère de traces dans
l'âme.
263. B) Des fautes vénielles de propos délibéré. Quant aux fautes vénielles, il
en est de deux sortes : celles que l'on commet de propos délibéré, sachant bien
qu'on déplaît à Dieu, mais préférant pour le moment son plaisir égoïste à la
volonté divine ; celles qu'on commet par surprise, légèreté, fragilité, manque
de vigilance ou de courage, et qu'on regrette aussitôt, avec la volonté ferme de
ne les plus commettre. Les premières sont un très sérieux obstacle à la
perfection, surtout quand elles sont fréquentes et qu'on y est attaché, par
exemple si on garde volontairement de petites rancunes, ou l’habitude du
jugement téméraire, de la médisance, si on entretient des affections naturelles,
sensibles, ou encore l'attachement à son jugement et à sa volonté propre. Ce
sont des liens qui nous attachent à la terre et nous empêchent de prendre notre
élan vers l'amour divin. Quand, de propos délibéré, on refuse à Dieu le
sacrifice de ses goûts, de ses volontés, on ne peut évidemment attendre de lui
ces grâces de choix qui seules peuvent nous conduire à la perfection.
Il importe donc de se corriger à tout prix de ce genre de fautes. Pour y mieux
réussir, il faut prendre successivement les différentes espèces ou catégories,
par exemple, d'abord les fautes contre la charité, puis celles contre
l'humilité, contre la vertu de religion, etc. ; s'accuser à fond de ce que l'on
a remarqué, surtout de celles qui nous humilient le plus, des causes qui nous
font tomber en ces péchés, et faire porter sa résolution sur ces causes, en se
disant qu'on veut absolument les éviter. Alors chaque confession sera un pas en
avant vers la perfection, surtout si on a soin de se bien exciter à la
contrition, comme nous le dirons bientôt.
264. C) Des fautes de fragilité. Quand on a triomphé des fautes de propos
délibéré, on s'attaque a celles de fragilité, non pas pour les éviter
complètement (ce qui n'est pas possible), mais pour en diminuer le nombre. Là,
encore il faut recourir à la division du travail. On peut sans doute accuser
l'ensemble des fautes dont on se souvient, mais on le fait rapidement, afin de
pouvoir insister sur un genre de fautes en particulier. On s'occupera
successivement, par exemple, des distractions dans ses prières, des fautes
contraires à la pureté d'intention, des manquements à la charité.
Dans l'examen de conscience et la confession, on ne se contentera pas de dire :
j'ai eu des distractions dans mes prières (ce qui n'apprend absolument rien au
confesseur) ; mais on dira : j'ai été spécialement distrait ou négligent dans
tel exercice de piété, et cela parce que je ne m'étais pas bien recueilli avant
de le commencer, ou parce que je n'ai pas eu le courage de repousser rapidement
et énergiquement les premières divagations, ou parce après l'avoir fait, j’ai
manqué de constance, de continuité dans l'effort. D'autres fois on s'accusera
d'avoir été distrait longuement, à cause de petites attaches à l’étude, ou à un
confrère, à cause d'une petite rancune qu'on n'a pas combattue, etc.
L'indication du motif explique la cause du mal, suggère le remède et la
résolution à prendre.
265. Pour mieux assurer le succès de la confession, qu'il s'agisse de fautes
délibérées ou non, on terminera son accusation en disant : Ma résolution, pour
cette semaine ou quinzaine, est de combattre énergiquement telle source de
distractions, telle attache, tel genre de préoccupations. Et à la confession
prochaine, on ne manquera pas de rendre compte de ses efforts. J'avais pris
telle résolution, je l'ai tenue pendant tant de jours, ou dans telle mesure ;
mais je ne l'ai pas tenue sur tel ou tel point. Il est évident qu'une
confession, faite de la sorte, ne sera pas routinière, qu'elle marquera au
contraire un pas en avant : la grâce de l'absolution, venant confirmer la
résolution prise, non seulement augmentera la grâce habituelle qui est en nous,
mais décuplera nos énergies pour nous faire éviter à l'avenir un certain nombre
de fautes vénielles, et nous faire acquérir plus efficacement les vertus.
2° De la
Contrition
266. Dans les confessions
fréquentes, il faut insister sur la contrition et le bon propos, qui en est la
conséquence nécessaire. Il la faut demander avec instance, et s'y exciter par la
considération de motifs surnaturels, qui, substantiellement les mêmes, varieront
suivant les âmes et les fautes accusées.
Les motifs généraux se tirent du côté de Dieu et du côté de l'âme. Nous ne
faisons que les indiquer.
267. A) Du côté de Dieu, le péché, si léger soit-il, est une offense à Dieu, une
résistance à sa volonté, une ingratitude à l'égard du plus aimant et du plus
aimable des pères et des bienfaiteurs, ingratitude qui le blesse d'autant plus
que nous sommes ses amis privilégiés. Aussi il se tourne vers nous, et nous dit
: « Ce n'est pas un ennemi qui m'outrage, je le supporterais..., mais toi tu
étais un autre moi-même, mon confident et mon ami, nous vivions ensemble dans
une douce intimité. » (Ps., LIV, 13-15. Sachons écouter ces reproches si bien
mérités, nous baigner dans l'humiliation et la confusion. Entendons aussi la
voix de Jésus, disons-nous que nos fautes ont rendu plus amer le calice qui lui
fut présenté au jardin des Oliviers, ont intensifié son agonie. Et, alors du
fond de notre misère, demandons humblement pardon : « Miserere mei Deus secundum
magnam misericordiam tuam ... Amplius lava me ab iniquilate mea... » (Ps. L)
268. B) Du côté de l'âme, le péché véniel, sans diminuer en soi l'amitié divine,
la rend moins intime et moins active ; et quelle perte que l'intimité avec Dieu.
Il paralyse ou du moins gêne considérablement notre activité spirituelle, en
jetant de la poussière dans le mécanisme délicat de la vie surnaturelle ; il
diminue ses énergies pour le bien, en augmentant l'amour du plaisir; et surtout
prédispose, s'il s'agit de fautes délibérées, au péché mortel : car, en beaucoup
de matières, surtout en ce qui concerne la pureté, la ligne de démarcation entre
le mortel et le véniel est si ténue, l'attrait pour le plaisir mauvais si
entraînant que la limite est vite franchie. Quand on pense à ces effets, il
n'est pas difficile de regretter sincèrement ses négligences et de concevoir le
désir de les éviter à l'avenir. Pour préciser ce bon propos, il sera opportun de
le faire porter sur les moyens à prendre pour diminuer les rechutes, comme nous
l'avons indiqué plus haut, n° 265.
269. Pour être plus sûr cependant que la contrition ne fera pas défaut, il est
bon d'accuser une faute plus grave de la vie passée, pour laquelle on est sûr
d'avoir la contrition, surtout si c'est une faute de même espèce que les fautes
vénielles qu'on déplore. Mais ici il faut éviter deux défauts : la routine, qui
transformerait cette accusation en une vaine formule, sans un vrai sentiment de
contrition ; et la négligence qui porterait à ne pas se préoccuper du regret des
fautes vénielles accusées dans la confession présente.
Pratiquée dans cet esprit, la confession, à laquelle viennent s'ajouter les
conseils d'un sage directeur et surtout la vertu purificatrice de l'absolution,
sera un puissant moyen de se débarrasser du péché et de progresser dans la
vertu.
IV. Dispositions
pour bien profiter de l'Eucharistie
270. L'Eucharistie est à la fois un
sacrement et un sacrifice, ces deux éléments sont intimement liés, puisque c'est
pendant le sacrifice que se consacre la victime à laquelle nous communions. La
communion n'est pas, selon la doctrine commune, une partie essentielle du
sacrifice ; mais elle en est une partie intégrante, puisque c'est par elle que
nous entrons en participation avec les sentiments de la victime et les fruits du
sacrifice.
La différence essentielle entre l'un et l'autre est que le sacrifice se rapporte
directement à la gloire de Dieu et que le sacrement a pour but direct la
sanctification de notre âme. Mais comme ces deux fins n'en font qu'une en
réalité, puisque connaître et aimer Dieu, c'est le glorifier, l'un et l'autre
contribuent à notre progrès spirituel.
1° Du sacrifice
de la messe comme moyen de sanctification
271. A) Ses effets. a) Ce sacrifice
avant tout glorifie Dieu et le glorifie d'une façon parfaite, puisque Jésus y
offre de nouveau à Son Père, par l'intermédiaire du prêtre, tous les actes
d'adoration, de reconnaissance et d'amour qu'il a offerts autrefois en
s'immolant sur le Calvaire, actes d'une valeur morale infinie. En s'offrant
comme victime, il affirme de la façon la plus expressive le souverain domaine de
Dieu sur toutes choses : c'est l'adoration ; en se donnant lui-même à Dieu pour
reconnaître ses bienfaits, il lui rend une louange égale aux bienfaits ; c'est
l'action de grâces ou culte eucharistique. Aussi rien ne peut empêcher la
réalisation de cet effet, pas même l'indignité du ministre ; car la valeur du
sacrifice ne dépend pas essentiellement de celui qui l'offre secondairement,
mais du prix de la victime qui est offerte et de la dignité du prêtre principal
qui n’est autre que Jésus-Christ lui-même. C'est bien là ce qu'enseigne le
Concile de Trente quand il nous déclare que cette offrande très pure ne peut pas
être souillée par l'indignité ou la malice de ceux qui l'offrent ; que dans ce
divin sacrifice est contenu et immolé, d'une façon non sanglante, ce même Christ
qui sur l'autel de la croix s'est offert d'une façon sanglante. C'est donc,
ajoute-t-il, la même hostie, le même sacrificateur qui s'offre actuellement par
le ministère des prêtres et s'est offert autrefois sur la croix : il n'y a de
différence que dans la manière d'offrir la victime. Ainsi donc quand nous
assistons à la sainte messe, et plus encore quand nous la célébrons, nous
rendons à Dieu tous les hommages qui lui sont dus, et cela d'une façon aussi
parfaite que possible, puisque nous faisons nôtres les hommages de Jésus
victime. Et qu'on ne dise pas que ceci n'a rien à faire avec notre
sanctification ; en réalité, quand nous glorifions Dieu, il s'incline vers nous
avec amour, et plus nous nous occupons de sa gloire, plus il s’occupe de nos
intérêts spirituels ; c'est donc faire beaucoup pour notre sanctification que de
lui rendre nos devoirs en union avec la victime qui renouvelle sur l'autel son
immolation.
272. b) Mais de plus le divin sacrifice a un effet propitiatoire en vertu même
de sa célébration (ex opere operato, comme disent les théologiens). Voici en
quel sens : le sacrifice, en offrant à Dieu l'hommage qui lui est dû et une
juste compensation pour le péché, l'incline à nous accorder, non pas directement
la grâce sanctifiante (ce qui est l'effet propre du sacrement), mais la grâce
actuelle et le don de pénitence, et à nous remettre, quand nous sommes contrits
et repentants, les péchés les plus graves.
Il est en même temps satisfactoire, en ce sens qu'il remet infailliblement aux
pécheurs repentants une partie au moins de la peine temporelle due au péché, et
cela en proportion des dispositions plus ou moins parfaites avec lesquelles ils
y assistent.
C'est pour cela, ajoute le Concile de Trente, qu'il peut être offert non
seulement pour les péchés, les satisfactions et les besoins spirituels des
vivants, mais encore pour ceux qui sont morts dans le Christ sans avoir
suffisamment expié leurs fautes. Il est facile de voir combien ce double effet,
propitiatoire et satisfactoire, contribue à notre progrès dans la vie
chrétienne. Le grand obstacle à l'union avec Dieu, c'est le péché ; en obtenir
le pardon et faire disparaître ses derniers vestiges, c'est donc préparer une
union de plus en plus intime avec Dieu (Matth., V, 8). Et quelle consolation
pour les pauvres pécheurs que de voir ainsi tomber le mur de séparation qui les
empêchait de jouir de la vie divine.
273. c) La messe est impétratoire de la même façon qu'elle est propitiatoire;
elle obtient donc de Dieu, en vertu même du sacrifice (ex opere operato) toutes
les grâces dont nous avons besoin pour nous sanctifier. Le sacrifice est une
prière en action, et Celui qui prie pour nous au saint autel avec des
gémissements inénarrables est Celui-là même dont les prières sont toujours
exaucées : « exauditus est pro sua reverentia » (Hebr., V, 7). Aussi l'Eglise,
interprète authentique de la pensée divine, y prie constamment, en union avec
Jésus, sacrificateur et victime (per Dominum nostrum Jesum Christum) pour
demander toutes les grâces dont ses membres ont besoin pour la santé de l'âme et
la santé du corps : « pro spe salutis et incolumitatis suæ », pour le salut et
le progrès spirituel, en sollicitant pour ses fidèles, surtout dans la Collecte,
la grâce spéciale correspondant à chaque fête. Et quiconque entre dans ce
courant de prière liturgique, avec les dispositions voulues, est sûr d'obtenir
pour lui et tous ceux auxquels il s'intéresse les grâces les plus abondantes.
On le voit donc, le saint sacrifice de la messe contribue, par tous ses effets,
à notre sanctification ; et cela avec d'autant plus d'efficacité que nous n'y
prions pas seuls, mais unis à l'Eglise tout entière et surtout au Chef invisible
de l'Eglise, à Jésus sacrificateur et victime qui, renouvelant son offrande du
Calvaire, demande par la vertu de son sang et par ses supplications que ses
satisfactions et ses mérites nous soient appliqués.
274. Dispositions pour profiter de la sainte messe. Quelles sont donc les
dispositions que nous devons entretenir pour profiter de ce puissant moyen de
sanctification ? La disposition fondamentale qui résume toutes les autres, c'est
d'adhérer avec humilité et confiance aux. sentiments exprimés par la divine
victime, d'y communier, de les faire nôtres, accomplissant ainsi ce que le
Pontifical demande aux prêtres : Agnoscite quod agitis, imitamini quod tractatis.
C'est du reste ce à quoi nous invite l'Eglise dans sa sainte liturgie.
275. a) Dans la messe des catéchumènes, qui va jusqu'à l’Offertoire
exclusivement, elle nous fait entrer dans des sentiments de pénitence et de
contrition (Confiteor, Aufer a nobis, 0ramus te, Kyrie eleison), d'adoration et
de reconnaissance (Gloria in excelsis), de demandes ferventes (Collecte) et de
foi sincère (Epître, Evangile, Credo).
b) Vient ensuite le grand drame : 1) l'offrande de la victime à l'Offertoire
pour le salut du genre humain tout entier, « pro nostra et totius mundi salute
», l'offrande du peuple chrétien en union avec la victime principale, « in
spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine », suivie
d'une prière à la Sainte Trinité pour qu'elle bénisse et accepte cette offrande
du Christ mystique tout entier. 2) La préface annonce l'action proprement dite,
le Canon où va se renouveler l'immolation mystique de la victime, et l'Eglise
nous invite à nous unir aux, Anges et aux Saints, mais surtout au Verbe Incarné,
pour remercier Dieu, proclamer sa sainteté, implorer son secours pour l'Eglise,
son chef visible, ses évêques, ses fidèles, en particulier les assistants et
tous ceux qui nous sont plus chers. Alors le prêtre, entrant en communion avec
la Sainte Vierge, les Saints Apôtres, les Martyrs et tous les Saints, se
transporte en esprit à la dernière Cène, s'identifie avec le Souverain Prêtre,
et avec lui redit les paroles que Jésus prononça au Cénacle. Obéissant à sa
voix, le Verbe Incarné descend sur l'autel, avec son corps et son sang, et
silencieusement adore et prie en son nom et au nôtre. Le peuple chrétien
s'incline, adore la divine victime, s'unit à ses sentiments, à ses adorations, à
ses demandes, et essaie de s'immoler avec elle, en offrant quelques petits
sacrifices « per ipsum, et cum ipso, et in ipso ».
3) Avec le Pater commence la préparation à la communion. Membres du corps
mystique de Jésus, nous redisons la prière qu'il nous a lui-même apprise, le
Pater, offrant avec lui nos devoirs de religion et nos humbles supplications,
demandant particulièrement ce pain eucharistique, qui nous délivrera de tous nos
maux, nous donnera, avec le pardon de nos péchés, la paix de l'âme, l'union
permanente avec Jésus « et a te nunquam separari permittas ». Alors, protestant,
comme le centurion de son indignité, et demandant humblement pardon, le prêtre,
et après lui le peuple fidèle, mange et boit le corps et le sang du Sauveur,
s’unit par le fond même de son âme à Jésus tout entier, à ses sentiments les
plus intimes, et par lui, à Dieu même, à la Sainte Trinité. Le mystère de
l'union est consommé : nous ne faisons plus qu'un avec Jésus, et, comme il ne
fait qu'un avec le Père et le Fils, la prière sacerdotale du Sauveur à la
dernière Cène se trouve réalisée : « Moi en eux, et vous en moi, afin qu'ils
soient parfaitement un : Ego in eis, et tu in me, ut sint consummati in unum »
(Joan., XVII, 23).
276. Il ne reste plus qu'à remercier Dieu, de cet immense bienfait ; c'est ce
que nous faisons à la Postcommunion et aux prières qui suivent. La bénédiction
du prêtre nous communique les trésors de la Sainte Trinité ; le dernier Evangile
nous rappelle les gloires du Verbe Incarné, qui est venu encore une fois habiter
parmi nous, et nous l'emportons avec nous plein de grâce et de vérité, pour
puiser tout le long du jour à cette source de vie, et vivre d’une vie semblable
à celle de Jésus lui-même.
Comme il est facile de le voir, assister à la sainte messe, ou la dire dans ces
dispositions, c'est évidemment se sanctifier et cultiver d'une façon aussi
parfaite que possible la vie surnaturelle qui est en nous. Ce que nous allons
dire de la sainte communion nous le montrera encore mieux.
2° De la
Communion comme moyen de sanctification
277. A) Ses effets. L'Eucharistie,
comme sacrement, produit directement en nous par sa propre vertu, ex opere
operato, une augmentation de grâce habituelle. Elle a été instituée en effet
pour être l'aliment de nos âmes : « Caro mea vere est cibus et sanguis meus vere
est potus » (Joan., VI, 55) ; ses effets sont donc analogues à ceux de la
nourriture matérielle : elle soutient, augmente et répare nos forces
spirituelles, tout en nous causant une joie, qui, si elle n'est pas toujours
sensible, est cependant réelle. C'est Jésus lui-même qui est notre nourriture,
Jésus tout entier, son corps, son sang, son âme, sa divinité. Il s'unit à nous
pour nous transformer en lui ; cette union est à la fois physique et morale,
transformante et de sa nature permanente. Telle est la doctrine de Saint Jean,
que résume ainsi le P. Lebreton : « Dans l'Eucharistie se consomme l'union du
Christ et du fidèle, et la transformation vivifiante qui en est le fruit ; il ne
s'agit plus seulement de l'adhésion au Christ par la foi, ni de l'incorporation
au Christ par le baptême ; c'est une union nouvelle, très réelle à la fois et
très spirituelle : par elle on peut dire que celui qui adhère au Seigneur non
seulement est un seul esprit avec lui, mais aussi une seule chair. Cette union
est si intime que Jésus ne craint pas de dire : « de même que je vis par le
Père, ainsi celui qui me mange vit par moi », sans doute il n'y a là qu'une
analogie ; mais encore est-il que pour la respecter, il faut entendre ici non
pas seulement une union morale fondée sur une communauté de sentiments, mais une
véritable union physique, impliquant le mélange de deux vies, ou plutôt la
participation par le chrétien à la vie même du Christ » (Les origines du dogme
de la Trinité, 1910, p. 403).
C'est cette union que nous allons essayer d'expliquer.
278. a) C’est une union physique. Il est de foi, selon le Concile de Trente, que
l'Eucharistie contient vraiment, réellement et substantiellement le corps et le
sang de Jésus-Christ, avec son âme et sa divinité, par conséquent le Christ tout
entier (Sess. XIII, can. 1). Quand donc nous faisons la communion sacramentelle,
nous recevons réellement et physiquement, cachés sous les saintes espèces, le
corps et le sang du Sauveur, avec son âme et sa divinité. Nous sommes donc non
seulement des tabernacles, mais encore des ciboires où Jésus habite et vit, où
les Anges viennent l’adorer, et où nous devons joindre nos adorations aux leurs.
Bien plus, il y a entre Jésus et nous une union semblable à celle qui existe
entre la nourriture et celui qui se l'assimile ; avec cette différence toutefois
que c'est Jésus qui nous transforme en lui, et non pas nous qui le transformons
en notre substance : C'est en effet l'être supérieur qui s'assimile l'inférieur.
C’est une union qui tend à rendre notre chair plus soumise à l'esprit et plus
chaste, et qui dépose en elle un germe d'immortalité : « Et ego resuscitabo eum
» (Joan., VI, 35).
279. b) Sur cette union physique vient se greffer une union spirituelle très
intime et transformante. 1) C'est une union très intime et très sanctifiante.
L’âme de Jésus s'unit en effet à la nôtre, pour ne faire avec elle qu'un cœur et
qu'une âme : « cor unum, et anima una ». Son imagination et sa mémoire, si
disciplinées et si saintes, s'unissent à notre imagination et à notre mémoire
pour les discipliner et les orienter vers Dieu et les choses divines,
transportant leur activité vers le souvenir des bienfaits de Dieu, sa ravissante
beauté, son inépuisable bonté. Son intelligence, vrai soleil des âmes, illumine
notre esprit des clartés de la foi, nous fait tout voir, tout apprécier à la
lumière de Dieu ; c'est alors que nous touchons du doigt la vanité des biens du
monde, la folie des maximes mondaines, que nous goûtons les maximes
évangéliques, auparavant si obscures pour nous, parce que si contraires à nos
instincts naturels. Sa volonté, si forte, si constante, si généreuse, vient
corriger nos faiblesses, nos inconstances, notre égoïsme, en nous communiquant
ses divines énergies, si bien que nous pouvons dire avec S. Paul : « Je puis
tout en Celui qui me fortifie : Omnia possum in eo qui me confortat » (Philip.,
IV, 13). Il nous semble que les efforts ne nous coûteront plus, que les
tentations nous trouveront inébranlables, que la continuité dans le bien ne nous
effraie plus, Parce que nous ne sommes plus seuls, mais adhérons au Christ comme
le lierre au chêne, et participons ainsi à sa force. Son cœur, si brûlant
d'amour pour Dieu et pour les âmes, vient réchauffer le nôtre si froid pour
Dieu, si tendre pour les créatures ; comme les disciples d'Emmaüs, nous nous
disons : « Est-ce que notre cœur n'était pas tout brûlant au-dedans de nous,
pendant qu'il nous parlait ? Nonne cor nostrum ardens erat in nobis, dum
loqueretur in via ? » (Luc, XXIV, 32). C'est alors que, sous l'action de ce feu
divin, nous sentons en nous tantôt des élans presque irrésistibles vers le bien,
tantôt une volonté contenue mais ferme de tout faire, de tout souffrir pour
Dieu, de ne lui rien refuser.
280. 2) Il est évident qu'une telle union est vraiment transformante. 1) Peu à
peu nos pensées, nos idées, nos convictions, nos jugements se modifient : au
lieu de tout apprécier selon les maximes du monde, nous faisons nôtres les
pensées et les jugements de Jésus, nous embrassons avec amour les maximes
évangéliques, nous nous demandons constamment : Que ferait Jésus s'il était à ma
place ? 2) Il en est de même de nos désirs, de nos volitions ; comprenant que le
monde et le moi ont tort, que seul Jésus, la Sagesse éternelle, est dans le
vrai, nous ne désirons que ce qu'il désire, la gloire de Dieu, notre salut et
celui de nos frères ; nous ne voulons que ce qu'Il veut : « non mea voluntas,
sed tua fiat » ; et, alors même que cette volonté est crucifiante, nous
l'acceptons de grand cœur, sûrs qu'elle tend à notre bien spirituel comme à
celui du prochain.
3) Notre cœur aussi se débarrasse peu à peu de son égoïsme plus ou moins
conscient , de ses affections naturelles et sensibles, pour aimer ardemment,
généreusement, passionnément Dieu et les âmes vues en Dieu : ce que nous aimons,
ce ne sont plus les consolations divines, si douces soient-elles mais Dieu
lui-même ; ce n'est plus le plaisir de se trouver avec ceux qu'on aime, c'est le
bien qu'on peut leur faire. Nous vivons donc mais d'une vie plus intense et
surtout plus surnaturelle et plus divine que dans le passé ; ce n'est plus le
moi, le vieil homme qui vit, pense et agit ; c'est Jésus lui-même, c'est son
esprit qui vit en nous et vivifie le nôtre : « Vivo autem jam non ego, vivit
vero in me Christus » (Galat., II, 20).
281. c) Cette union spirituelle se prolonge aussi longtemps que nous le voulons,
au témoignage de Jésus lui-même : « Qui manducat meam carnem et bibit meum
sanguinem, in me manet et ego in eo » (Joan., VI, 56). Lui ne demande qu'à
demeurer éternellement en nous, et c'est de nous qu'il dépend, avec sa grâce, de
Lui demeurer constamment unis.
Mais comment se perpétue cette union ?
Quelques auteurs ont pensé, avec le P. Schram, que l’âme de Jésus se replie,
pour ainsi dire, au centre de notre âme, pour y demeurer constamment. Ce serait
là un miracle absolument extraordinaire, puisque l’âme de Jésus demeure
constamment unie à son corps, et que ce corps disparaît avec les espèces
sacramentelles. Nous ne pouvons donc admettre cette opinion, Dieu ne multipliant
pas les miracles de ce genre sans nécessité.
Mais si son âme humaine se retire de nous en même temps que son corps, sa
divinité demeure en nous tant que nous sommes en état de grâce. Il y a plus, son
humanité sainte, unie à sa divinité, garde avec notre âme une union spéciale. Ce
qui peut s'expliquer théologiquement de la façon suivante. L'Esprit de Jésus, en
d'autres termes, l'Esprit Saint vivant dans l'âme humaine de Jésus, demeure en
nous, en vertu même de l'affinité spéciale contractée avec Celui-ci par la
communion sacramentelle, et y opère des dispositions intérieures semblables à
celles de Notre Seigneur ; à la requête de Jésus, qui ne cesse de prier pour
nous, Il nous accorde des grâces actuelles plus nombreuses et plus efficaces, Il
nous préserve avec un soin spécial des tentations, produit en nous des
impressions de grâce, dirige notre âme et ses facultés, nous parle au cœur,
fortifie notre volonté, réchauffe notre amour, et continue ainsi dans notre âme
les effets de la communion sacramentelle. Mais, pour jouir de ces privilèges, il
faut évidemment vivre dans le recueillement intérieur, écouter attentivement la
voix de Dieu, et être prêt à exécuter ses moindres désirs. Alors la communion
sacramentelle se complète par une communion spirituelle, qui en perpétue les
heureux effets.
282. d) Cette communion entraîne une union spéciale avec les trois divines
personnes de la Sainte Trinité ; car, en vertu de la circumincession (habitation
des divines personnes l'une dans l'autre) le Verbe ne vient pas seul dans notre
âme ; il vient avec le Père qui ne cesse de l'engendrer en son sein, il y vient
avec le Saint Esprit, qui ne cesse de procéder de l'embrassement mutuel du Père
et du Fils : « Si quelqu'un m'aime, mon Père l'aimera et nous viendrons à lui et
nous ferons en lui notre demeure » (Joan., XIV, 23). Sans doute les trois
divines personnes sont déjà en nous par la grâce ; mais, au moment de la
communion, elles y sont à un titre spécial : comme nous sommes unis physiquement
au Verbe Incarné, en lui et par lui elles nous sont unies, et nous aiment comme
un prolongement du Verbe Incarné dont nous sommes les membres. Portant Jésus
dans notre cœur, nous y portons aussi le Père et le Saint Esprit ; la communion
est donc un ciel anticipé, et, si nous avions une foi vive, nous réaliserions la
vérité de cette parole de l'Imitation qu'être avec Jésus c'est déjà le paradis
sur terre : « Esse cum Jesu dulcis Paradisus » (De Imit. Christi, i, II, c. 8).
283. B) Dispositions pour bien profiter de la communion. Puisque l'Eucharistie a
pour but de nous unir à Jésus et à Dieu d'une façon intime, transformante et
permanente, tout ce qui favorisera cette union, dans la préparation ou l'action
de grâces, en intensifiera les heureux effets.
a) La préparation sera donc une sorte d'union anticipée à Notre Seigneur. Nous
supposons que l'âme est déjà unie à Dieu par la grâce sanctifiante ; sans quoi
la Communion serait un Sacrilège .
1) Tout d'abord l'accomplissement plus parfait de tous nos devoirs d'état en
union avec Jésus et pour lui plaire. N'est-ce pas en effet le meilleur moyen
d'attirer en nous Celui dont toute la vie se résume dans l'obéissance filiale au
Père en vue de lui plaire : « Quæ placita sunt ei facio semper ? » (Joan., VIII,
29). Nous avons expliqué cette pratique, n° 229.
2) Une humilité sincère, basée d'un côté sur la grandeur et la sainteté de Notre
Seigneur, et de l'autre sur notre bassesse et indignité ; « Domine, non sum
dignus... ». Cette disposition fait pour ainsi dire le vide dans notre âme, en
la débarrassant de l'égoïsme, de l'orgueil, de la présomption ; or c'est dans le
vide de soi que s'opère l'union à Dieu : plus nous nous vidons de nous-même et
mieux nous préparons notre âme à se laisser prendre et posséder par Dieu.
3) Cette humilité sera suivie d'un désir ardent de s'unir au Dieu de
l'Eucharistie : sentant vivement notre impuissance et notre pauvreté, nous
soupirerons après Celui qui seul peut fortifier notre faiblesse, nous enrichir
de ses trésors, et remplir le vide de notre cœur. Or ce désir, en dilatant notre
âme, l'ouvrira toute grande à Celui qui désire lui-même se donner à nous : «
Desiderio desideravi hoc pascha manducare vobiscum » (Luc, XXII, 15).
284. b) La meilleure action de grâces sera celle qui prolongera notre union avec
Jésus.
1) Elle commencera donc par un acte de silencieuse adoration, d'anéantissement,
et de donation complète de nous-mêmes à Celui qui étant Dieu, se donne tout
entier à nous : « Adoro te devote, latens deitas... Tibi se cor meum totum
subjicit » (Hymne de S. Thomas). En union avec Marie, la plus parfaite
adoratrice de Jésus, nous nous anéantirons devant la majesté divine, pour la
bénir, la louer, la remercier, le Verbe Incarné d'abord, puis, avec lui et par
lui, la Sainte Trinité. « Magnificat anima mea Dominum... fecit mihi magna qui
potens est, et sanctum nomen ejus » (Luc, I, 46 sq.). Rien ne fait mieux
pénétrer Jésus jusqu'au plus intime de notre âme que cet acte d'anéantissement
de nous-mêmes ; c'est notre façon à nous, pauvres créatures, de nous donner à
Celui qui est tout. Nous lui donnerons tout ce qu'il y a de bon en nous, et ce
sera une restitution, puisque tout vient de lui et ne cesse de lui appartenir ;
mais nous lui offrirons aussi nos misères pour qu'il les consume dans le feu de
son amour et y substitue ses dispositions si parfaites. Merveilleux échange que
celui-là !
285. 2) Viennent alors de doux colloques entre l'âme et l'hôte divin : « Loquere
Domine, quia audit servus tuus... Da mihi intellectum ut sciam testimonia tua.
Inclina cor meum in verba oris tui… » (Imit., 1, III, ch. 2). On écoute
attentivement le Maître, l'Ami ; on lui parle respectueusement, simplement,
affectueusement. On ouvre son âme aux communications divines ; car c'est le
moment où Jésus fait passer en nous ses dispositions intérieures, ses vertus ;
il faut non seulement les recevoir, mais les attirer, les goûter, se les
assimiler : « Os meum aperui et attraxi spiritum. » (Ps., CXVIII, 131). Et, pour
que ces colloques ne dégénèrent pas en routine, il est bon de varier, sinon
chaque jour, du moins de temps en temps, le sujet de la conversation, en prenant
tantôt une vertu et tantôt une autre, en parcourant doucement quelques paroles
de l'Evangile qu'on supplie Notre Seigneur de vouloir bien nous faire
comprendre, goûter et pratiquer.
286. 3) On n'oublie pas de le remercier des lumières qu'il veut bien nous
communiquer, des pieuses affections, comme aussi des obscurités, des sécheresses
dans lesquelles il nous laisse de temps en temps ; on profite même de ces
dernières pour s'humilier, se reconnaître indigne des divines faveurs, et pour
adhérer plus fréquemment par la volonté à Celui qui, même dans la sécheresse, ne
cesse de faire passer en nous d'une façon secrète et mystérieuse, sa vie et ses
vertus. On le supplie de prolonger en nous son action et sa vie, de recevoir,
pour le transformer, le peu de bien qui est en nous.
287. 4) On s'offre à faire les sacrifices nécessaires pour réformer et
transformer sa vie, en particulier sur tel point déterminé ; et conscient de sa
faiblesse, on demande instamment la grâce d'accomplir ces sacrifices. Ce point
est capital, chaque communion devant être faite en vue de nous faire progresser
dans une vertu spéciale.
288. 5) C'est le moment de prier aussi pour toutes les personnes qui nous sont
chères, pour tous les grands intérêts de l'Eglise, aux intentions du Souverain
Pontife, pour les Evêques, les prêtres. Ne craignons pas de rendre notre prière
aussi universelle que possible : c'est au fond le meilleur moyen d'être exaucé.
Enfin on termine en demandant, sous une forme ou sous une autre, à Notre
Seigneur de nous faire la grâce de demeurer en lui comme il demeure en nous, de
faire toutes et chacune de nos actions en union avec lui, en esprit d'action de
grâces. On confie à la S. Vierge ce Jésus qu'elle a si bien gardé pour qu'elle
nous aide à le faire grandir en notre cœur ; et ainsi réconforté par la prière,
on passe à l'action.
Conclusion
289. Nous avons donc à notre
disposition trois grands moyens de conserver et d'augmenter en nous la vie
chrétienne que Dieu y met si libéralement, et de nous donner généreusement à lui
comme il se donne à nous.
1) En luttant sans relâche et sans découragement, avec l'aide de Dieu et de tous
les protecteurs qu'il nous a donnés, contre nos ennemis spirituels, nous sommes
sûrs de remporter la victoire et d'affermir en nous la vie surnaturelle.
2) En sanctifiant, par une offrande souvent renouvelée, toutes nos actions même
les plus communes, nous acquérons de nombreux mérites, nous augmentons
considérablement chaque jour notre capital de grâce et nos droits au ciel, tout
en réparant et expiant nos fautes.
3) Les sacrements, reçus avec de bonnes et ferventes dispositions, ajoutent à
nos mérites personnels une abondance exceptionnelle de grâces qui vient des
mérites mêmes de Jésus-Christ ; et, comme nous recevons souvent la pénitence et
communions chaque jour, si nous le voulons, il ne tient qu'à nous d'être des
saints. Jésus est venu et vient encore en nous pour nous communiquer sa vie avec
abondance : « Ego veni ut vitam habeant et abundantius habeant » (Joan., X, 10).
A nous d'ouvrir, de dilater nos âmes pour la recevoir, la cultiver, l’augmenter
en communiant sans cesse aux dispositions, aux vertus, aux sacrifices de Jésus.
Alors le moment viendra où, transformés en lui, n'ayant d'autres pensées,
d'autres affections, d'autres intentions que les siennes, nous pourrons redire
la parole de saint Paul : « Vivo, jam non ego, vivit vero in me Christus ».
Synthèse du
chapitre
290. Arrivés au terme de ce
chapitre, le plus important de cette première partie, nous pouvons mieux
comprendre la nature de la vie chrétienne. 1° C'est vraiment une participation à
la vie de Dieu, puisque Dieu vit en nous et que nous vivons en lui. Il vit en
nous réellement dans l'unité de sa nature et la trinité de ses personnes ; et il
n'y est pas inactif : il produit en notre âme tout un organisme surnaturel qui
nous permet de vivre une vie non pas égale, mais semblable à la sienne, une vie
déiforme. Cette vie, c'est lui encore qui, par sa grâce actuelle, la met en
marche, lui qui nous aide à faire nos actes méritoires, lui qui récompense ces
actes en produisant en nous une nouvelle infusion de grâce habituelle. Mais nous
vivons en lui et pour lui ; car nous sommes ses collaborateurs : aidés de sa
grâce, nous recevons librement l'impulsion divine, nous y coopérons, et par là
nous triomphons de nos ennemis, acquérons des mérites, et nous nous préparons à
cette abondante effusion de grâce que nous donnent les sacrements. Nous
n'oublions pas cependant que notre consentement lui-même est l'œuvre de sa
grâce, et c'est pourquoi nous lui attribuons le mérite de nos bonnes œuvres,
vivant pour lui, comme nous vivons par lui et en lui.
291. 2° Cette vie est aussi une participation à la vie de Jésus ; car Jésus vit
en nous, et nous vivons en lui. Il vit en nous non seulement comme Dieu, au même
titre que le Père mais encore comme Homme Dieu. Il est en effet la tête d’un
corps mystique dont nous sommes les membres, et c'est de lui que nous recevons
le mouvement et la vie. Il vit en nous d'une façon plus mystérieuse encore parce
que, par ses mérites et ses prières, il fait en sorte que le Saint Esprit opère
en nous des dispositions semblables à celles que ce divin Esprit opérait en son
âme. Il vit en nous réellement et physiquement au moment de la sainte communion,
et, par son divin Esprit, fait passer en nous ses sentiments et ses vertus. Mais
nous aussi nous vivons en lui : incorporés à lui, c'est librement que nous
recevons le mouvement qu'il nous imprime ; librement que nous nous efforçons
d'imiter ses vertus, sans oublier toutefois que nous n'y réussissons que par la
grâce qu'il nous a méritée ; librement que nous adhérons à lui comme les
sarments au cep, et que nous ouvrons notre âme à la sève divine qu'il nous
communique si libéralement. Et, comme nous recevons tout de lui, c'est par lui
et pour lui que nous vivons, trop heureux de nous donner à lui comme il se donne
à nous, et regrettant seulement de le faire d'une façon si imparfaite.
292. 3° Cette vie est aussi, dans une certaine mesure, une participation à la
vie de Marie, ou, comme le dit M. Olier, à la vie de Jésus vivant en Marie.
Voulant en effet que sa sainte Mère soit sa vivante image, Jésus lui communique,
par ses mérites et ses prières, son divin Esprit qui la fait participer, dans un
degré suréminent, à ses dispositions et à ses vertus. Ainsi il vit en Marie, et,
comme il veut que sa mère soit notre mère, il veut qu’elle nous engendre
spirituellement. 0r, en nous engendrant à la vie spirituelle (comme cause
secondaire bien entendu) elle nous fait participer non seulement à la vie de
Jésus, mais à la sienne. Nous communions donc à la vie de Marie en même temps
qu'à la vie de Jésus, ou, en d'autres termes, à la vie de Jésus vivant en Marie.
C'est la pensée si bien exprimée dans cette belle prière du P. de Condren,
complétée par M. Olier : « 0 Jesu vivens in Maria, veni et vive in famulis tuis
».
293. 4° Enfin cette Vie est une participation à la vie des Saints du ciel et de
la terre. Nous l'avons vu en effet, le corps mystique du Christ comprend tous
ceux qui lui sont incorporés par le baptême, et particulièrement tous ceux qui
jouissent de la grâce et de la gloire. Or tous les membres de ce corps mystique
participent à la même vie, la vie qu'ils reçoivent de la tête et qui est
répandue en leur âme par le même divin Esprit. Nous sommes donc tous
véritablement frères, recevant du même Père, qui est Dieu, par les mérites du
même Rédempteur, une participation à la même vie spirituelle, dont la plénitude
est en Jésus-Christ : « de cujus plenitudine nos omnes accepimus ». Aussi les
Saints du ciel et de la terre s'intéressent à notre progrès spirituel, et nous
aident dans nos combats contre la chair, le monde et le démon.
294. Que toutes ces vérités sont réconfortantes ! Sans doute ici-bas la vie
spirituelle est une lutte ; mais si l'enfer combat contre nous et trouve des
alliés dans le monde et surtout dans la triple concupiscence, le Ciel combat
pour nous ; et le Ciel, ce n'est pas seulement l'armée des Anges et des Saints,
c’est le Christ vainqueur de Satan, c'est la Trinité sainte vivant et régnant en
notre âme. Nous devons donc être pleins d'espérance et assurés de remporter la
victoire, pourvu que, défiants de nous-mêmes, nous comptions avant tout sur Dieu
: « omnia possum in eo qui me confortat » (Phil., IV, 13).


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