

PREMIERE PARTIE
Les Principes
CHAPITRE III
Perfection de la vie chrétienne
295. Toute vie doit se
perfectionner, mais surtout la vie chrétienne, qui, d'après sa nature, est
essentiellement progressive et n'atteindra son terme que dans le ciel. Nous
devons donc examiner en quoi consiste la perfection de cette vie afin que par là
nous puissions nous mieux orienter dans les voies de la perfection. Et, comme
sur ce point fondamental il y a des erreurs et des idées plus ou moins
incomplètes, nous commencerons par éliminer les fausses notions de la perfection
chrétienne, et exposerons ensuite sa vraie nature.
I. Fausses notions des incroyants ;
des mondains ;
des dévots.
II. Vraie notion Elle consiste dans
la charité ;
suppose sur terre le sacrifice ;
combine harmonieusement ces deux éléments ;
embrasse les préceptes et conseils ;
a ses degrés et ses limites.
ART. I. FAUSSES
NOTIONS SUR LA PERFECTION
Ces fausses notions se rencontrent
chez les incroyants, les mondains et les faux dévots.
296. 1° Aux yeux des incroyants, la perfection chrétienne n'est qu'un phénomène
subjectif qui ne correspond à aucune réalité certaine.
A) Plusieurs parmi eux n'étudient ce qu'ils appellent les phénomènes mystiques
qu'avec des préjugés malveillants, et sans discerner entre les vrais et les faux
mystiques : tels Max Nordau, J. H. Leuba, E. Murisier. D'après eux, la prétendue
perfection des mystiques n'est qu'un phénomène morbide, une sorte de
psycho-névrose d'exaltation du sentiment religieux, et même une forme spéciale
de l'amour sexuel, ainsi que le montrent ces termes de fiançailles, de mariage
spirituel, de baiser, d'étreinte, de caresses divines qu'on trouve si souvent
sous la plume des mystiques.
Evidemment, ces auteurs, qui ne connaissent guère que l'amour profane, n'ont
rien compris à l'amour divin ; ils sont de ceux auxquels on pourrait appliquer
la parole de Notre-Seigneur : « Neque mittatis margaritas vestras ante porcos »
(Matth., VII, 6). Aussi d'autres psychologues, comme W. James, leur font
remarquer que l'instinct sexuel n'a rien à voir avec la sainteté ; que les vrais
mystiques ont pratiqué la pureté héroïque, les uns n'ayant rien où presque rien
éprouvé des faiblesses de la chair, les autres ayant surmonté de violentes
tentations par des moyens héroïques, par exemple, en se roulant sur les épines.
Si donc ils ont employé le langage de l'amour humain, c'est parce que il n'y en
a pas d'autre qui soit plus apte à exprimer d'une façon analogique les
tendresses de l'amour divin. Par ailleurs ils ont montré, dans toute leur
conduite, par les grandes œuvres qu'ils ont entreprises et menées à bonne fin
qu'ils étaient des sages, des pondérés, et qu'en tout cas on ne peut que bénir
les névroses qui nous ont donné des Thomas d'Aquin et des Bonaventure, des
Ignace de Loyola et des François Xavier, des Thérèse et des Jean de la Croix,
des François de Sales et des Jeanne de Chantal, des Vincent de Paul et des
Mademoiselle Legras, des Bérulle et des Olier, des Alphonse de Liguori et des
Paul de la Croix.
297. B) D’autres incroyants rendent justice à nos mystiques, tout en doutant de
la réalité objective des phénomènes qu’ils décrivent : tels sont William James
et Maxime de Montmorand. Ils reconnaissent que le sentiment religieux produit
dans les âmes des effets merveilleux, un élan invincible vers le bien, un
dévouement sans borne à l’égard du prochain, que leur prétendu égoïsme n’est au
fond qu’une charité éminemment sociale qui a la plus heureuse influence, que
leur soif de souffrance ne les empêche pas de jouir d’indicibles délices et de
répandre un peu de bonheur autour d’eux ; mais ils se demandent s’ils ne sont
pas victimes d’autosuggestion et d’hallucinations. A ceux-là nous dirons que des
effets si heureux ne peuvent venir que d’une cause qui leur soit proportionnée ;
que, dans son ensemble, le bien réel et durable ne peut venir que du vrai, et
que si seuls les mystiques chrétiens ont pratiqué les vertus héroïques et
produit des œuvres sociales utiles, c'est que la contemplation et l'amour de
Dieu qui ont inspiré ces œuvres sont non des hallucinations, mais des réalités
vivantes et agissantes : « ex fructibus eorum cognoscetis eos » (Matth., VII,
20).
298. 2° Les mondains, même quand ils ont la foi, ont souvent sur la perfection
ou ce qu’ils appellent la dévotion, des idées très fausses.
A) Les uns regardent les dévots comme des hypocrites, des Tartuffe, qui, sous le
couvert de la piété, cachent des vices odieux, ou des desseins politiques
ambitieux, comme le désir de dominer les consciences et par là de gouverner le
monde. C'est confondre l'abus avec la chose elle-même, et la suite de cette
étude nous montrera que la simplicité, la loyauté et l'humilité sont les vrais
caractères de la dévotion.
299. B) D'autres considèrent la piété comme une exaltation de la sensibilité et
de l'imagination, une sorte d'émotivité bonne tout au plus pour les femmes et
les enfants, mais indigne d'hommes qui veulent se conduire par la raison et la
volonté. Et cependant que d'hommes inscrits au calendrier des Saints, qui se
sont distingués par un bon sens proverbial, une intelligence supérieure, une
volonté énergique et constante ? Ici encore c'est donc confondre la caricature
avec le portrait.
300. C) Enfin il en est qui prétendent que la perfection est une utopie
irréalisable et par là même dangereuse, qu'il suffit d'observer les
commandements et surtout de soulager le prochain, sans perdre son temps en des
pratiques minutieuses ou à la recherche de vertus extraordinaires. La lecture de
la Vie des Saints suffit à redresser cette erreur, en montrant que la perfection
a été réalisée sur terre, et que la pratique des conseils, loin de nuire à
l'observation des préceptes, ne fait que la rendre plus facile.
301. 3° Parmi les personnes dévotes elles-mêmes, il en est qui se trompent sur
la vraie nature de la perfection, chacun la peignant selon sa passion et
fantaisie.
A) Plusieurs, confondant la dévotion avec les dévotions, s'imaginent que la
perfection consiste à réciter un grand nombre de prières et à faire partie de
beaucoup de confréries, au détriment même de leurs devoirs d'état qu'elles
négligent parfois pour faire tel ou tel pieux exercice, ou de la vertu de
charité à l'égard des personnes de la maison. C'est substituer l'accessoire au
principal, sacrifier le moyen à la fin.
302. B) D'autres s'adonnent aux jeûnes et aux austérités, au point d'épuiser
leur corps et de se rendre incapables de bien accomplir leurs devoirs d'état, et
se croient par là dispensés de la charité à l'égard du prochain ; n'osant point
tremper leur langue dans le vin, ils ne craindront pas « de la plonger dedans le
sang du prochain par la médisance et la calomnie ». Ici encore c'est se
méprendre sur ce qu'il y a de plus essentiel dans la perfection, et négliger le
devoir capital de la charité pour des pratiques bonnes, sans doute, mais moins
importantes. C'est dans une erreur analogue que tombent ceux qui font de riches
aumônes, mais ne veulent pas pardonner à leurs ennemis, ou qui, leur pardonnant,
ne songent pas à payer leurs dettes.
303. C) Quelques-uns, confondant les consolations spirituelles avec la ferveur,
se croient parfaits quand ils sont inondés de joie et prient avec facilité ; et
s'imaginent au contraire être relâchés, quand ils sont envahis par les
sécheresses et les distractions. Ils oublient que ce qui compte aux yeux de
Dieu, c'est l'effort généreux et souvent renouvelé, malgré les insuccès
apparents qu'on peut essuyer.
304. D) D'autres, épris d'action et d'œuvres extérieures, négligent la vie
intérieure pour se donner plus complètement à l'apostolat. C'est oublier que
l’âme de tout apostolat est la prière habituelle, qui attire la grâce divine et
rend l'action féconde.
305. E) Enfin quelques uns, ayant lu des livres mystiques ou des vies de Saints,
où l’on décrit des extases et des visions, s'imaginent que la perfection
consiste dans ces phénomènes extraordinaires, et font des efforts de tête et
d'imagination pour y arriver. Ils n'ont pas compris que, au témoignage même des
mystiques, ce sont là des phénomènes accessoires qui ne constituent pas la
sainteté, et auxquels il ne faut pas prétendre ; que la vole de la conformité à
la volonté de Dieu est beaucoup plus sûre et plus pratique.
Ayant ainsi déblayé le terrain, nous pourrons plus facilement comprendre en quoi
consiste essentiellement la vraie perfection.
ART. II. LA
VRAIE NOTION DE LA PERFECTION
306. Etat de la question. Pour bien
résoudre ce problème, commençons par préciser l’état de la question : 1° Un être
est parfait (per-fectum) dans l'ordre naturel, quand il est fini, achevé, par
conséquent quand il atteint sa fin : « Unum quodque dicitur esse perfectum in
quantum attingit proprium finem, qui est ultima rei perfectio » (Sum. theol. IIa
IIæ, q. III, a. 1). C'est là la perfection absolue ; mais il en est une autre,
relative et progressive, qui consiste à se rapprocher de cette fin, en
développant, toutes ses facultés et en pratiquant tous ses devoirs selon les
prescriptions de la loi naturelle manifestée par la droite raison.
307. 2° La fin de l'homme, même dans l'ordre naturel, c'est Dieu. 1) créés par
Lui, nous sommes nécessairement créés pour Lui, car il ne peut évidemment
trouver une fin plus parfaite que Lui-même, puisqu'il est la plénitude de l'Être
; et par ailleurs créer pour une fin imparfaite serait indigne de lui. 2) De
plus, Dieu étant la perfection infinie, et par là même la source de toute
perfection, l'homme est d'autant plus parfait qu'il se rapproche d'avantage de
Lui et participe à ses divines perfections ; voilà pourquoi il ne trouve dans
les créatures rien qui puisse satisfaire ses légitimes aspirations. C'est donc
vers Dieu qu'il faut orienter toutes nos actions ; le connaître, l'aimer, le
servir, et par là le glorifier, voilà le but de la vie, la source de toute
perfection.
308. 3° C'est plus vrai encore dans l'ordre surnaturel. Elevés gratuitement par
Dieu à un état qui dépasse nos exigences et nos possibilités ; appelés à le
contempler un jour par la vision béatifique, et déjà le possédant par la grâce ;
dotés de tout un organisme surnaturel pour nous unir à lui par la pratique des
vertus chrétiennes, nous ne pouvons évidemment nous perfectionner qu'en nous
rapprochant sans cesse de lui. Et, comme nous ne pouvons le faire sans nous unir
à Jésus, qui est la voie nécessaire pour aller au Père, notre perfection
consistera à vivre pour Dieu en union avec Jésus-Christ. C'est ce que nous
faisons en pratiquant les vertus chrétiennes, théologales et morales, qui toutes
ont pour but de nous unir à Dieu, d'une, façon plus ou moins directe, en nous
faisant imiter N. S. J. C.
309. 4° Ici se pose donc la question de savoir si, parmi ces vertus, il n'en est
pas une qui résume et contienne toutes les autres, et qui par là même constitue,
pour ainsi dire, l'essence de la perfection. Saint Thomas, résumant la doctrine
de nos Saints Livres et celle des Pères, répond affirmativement et nous enseigne
que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du prochain
aimé pour Dieu (Sum. theol. IIa IIæ, q. 184, a. 3). Mais, comme dans la vie
présente, l'amour de Dieu ne peut se pratiquer sans renoncer à l'amour
désordonné de soi-même ou à la triple concupiscence, il faut en pratique joindre
le sacrifice à l'amour. C'est ce que nous allons exposer, en montrant : 1)
comment l'amour de Dieu et du prochain constitue l'essence de la perfection ; 2)
pourquoi cet amour doit aller jusqu'au sacrifice ; 3) comment on doit combiner
ces deux éléments ; 4) comment la perfection embrasse à la fois les préceptes et
les conseils ; 5) quels sont ses degrés et jusqu'où elle peut aller sur terre.
§ I. L’Essence de
la perfection consiste dans la charité
310. Expliquons d'abord le sens de
la thèse. L'amour de Dieu et du prochain, dont il est ici question, est
surnaturel dans son objet comme dans son motif et son principe. Le Dieu que nous
aimons, c'est le Dieu que nous manifeste la révélation, le Dieu de la Trinité ;
nous l'aimons parce que la foi nous le montre infiniment bon et infiniment
aimable ; nous l'aimons par la volonté perfectionnée par la vertu de charité et
aidée de la grâce actuelle. Ce n'est donc pas un amour de sensibilité ; sans
doute l'homme étant composé de corps et d’âme, il se mêle souvent un élément
sensible à nos plus nobles affections ; mais ce sentiment fait parfois
complètement défaut, et en tout cas est complètement accessoire. L'essence même
de l'amour, c'est le dévouement, c'est la volonté ferme de se donner et au
besoin de s'immoler tout entier pour Dieu et pour sa gloire, de préférer son bon
plaisir au nôtre et à celui des créatures.
311. Il en faut dire autant, proportion gardée, de l'amour du prochain. C'est
Dieu que nous aimons en lui, une image, un reflet de ses divines perfections ;
le motif qui nous le fait aimer est donc la bonté divine en tant qu'elle est
manifestée, exprimée, irradiée dans le prochain ; en termes plus concrets, nous
voyons et aimons dans nos frères une âme habitée par le Saint Esprit, ornée de
la grâce divine, rachetée au prix du sang de Jésus-Christ ; en l'aimant, nous
voulons son bien surnaturel, le perfectionnement de son âme, son salut éternel.
Aussi il n'y a pas deux vertus de charité, l'une à l'égard de Dieu, l'autre à
l'égard du prochain ; il n'y en a qu'une qui embrasse à la fois Dieu aimé pour
lui-même et le prochain aimé pour Dieu.
Avec ces notions, il nous sera facile de comprendre que la perfection consiste
bien dans cette vertu de charité.
Les preuves de la
thèse
312. 1° Interrogeons la Sainte
Ecriture. A) Dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, ce qui domine et
résume toute la Loi, c'est le grand précepte de la charité, charité envers Dieu
et charité envers le prochain. Aussi, quand un docteur de la loi demande à Notre
Seigneur ce qu'il faut faire pour gagner la vie éternelle, le divin Maître se
borne à lui répondre : Que dit la loi ? Et le docteur, sans hésiter, rappelle le
texte du Deutéronome : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de
toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit, et ton prochain comme
toi-même ». Et Notre Seigneur l'approuve, en disant : « Hoc fac et vives » (Luc,
X, 25-29 ; cf. Deut., VI, 5-7). Il ajoute ailleurs que ce double précepte de
l'amour de Dieu et de l'amour du prochain constitue la Loi et les Prophètes
(Matth., XXII, 39-40). C'est ce que déclare S. Paul, sous une autre forme,
quand, après avoir rappelé les principaux préceptes du Décalogue, il ajoute que
la plénitude de la Loi, c'est l'amour (Rom., XIII, 10). Ainsi l'amour de Dieu et
du prochain est à la fois la synthèse et la plénitude de la Loi. Or la
perfection chrétienne ne peut être que l'accomplissement parfait et intégral de
la Loi ; car la Loi c'est ce que Dieu veut, et qu'y a-t-il de plus parfait que
la sainte volonté de Dieu ?
313. B) Il est une autre preuve tirée de la doctrine de Saint Paul sur la
charité, dans le ch. XIIIe de la Ire Ep. aux Corinthiens ; là en effet, en un
langage lyrique, il décrit l'excellence de la charité, sa supériorité sur les
charismes ou les grâces gratuitement données, sur les autres vertus théologales,
la foi et l'espérance ; il montre qu'elle résume et contient éminemment toutes
les vertus, bien plus, qu'elle est elle-même l'ensemble de ces vertus ; enfin il
ajoute que les charismes passeront, que la foi et l'espérance disparaîtront,
mais que la charité est éternelle. N'est-ce pas par là même enseigner qu'elle
est non seulement la reine et l'âme des vertus, mais qu'elle est si excellente
qu'elle suffit à rendre un homme parfait, en lui communiquant toutes les vertus
?
314. C) Saint Jean, l'Apôtre de la divine dilection, nous en donne la raison
fondamentale. Dieu, nous dit-il, est charité, Deus caritas est ; c'est là, pour
ainsi dire, sa note caractéristique. Si donc nous voulons lui ressembler, être
parfaits comme notre Père céleste, il faut l'aimer comme il nous a aimés : «
quoniam prior ipse dilexit nos » (Joan., IV, 10) ; et, comme nous ne pouvons
l'aimer sans aimer le prochain, nous devons aimer ce cher prochain jusqu'à nous
sacrifier pour lui : « Mes bien-aimés, aimons-nous les uns les autres car
l'amour vient de Dieu, et quiconque aime est aimé de Dieu et connaît Dieu. Celui
qui n'aime pas n'a pas connu Dieu, car Dieu est amour... Et cet amour consiste
en ce que ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais lui qui nous a aimés et
qui a envoyé son Fils comme victime de propitiation pour nos péchés. Mes
bien-aimés, si Dieu nous a ainsi aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les
autres... Dieu est amour, et celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et
Dieu demeure en lui » (Ire Ep. De Saint Jean, IV, 7-16). On ne peut dire plus
clairement que toute la perfection consiste dans l'amour de Dieu et du prochain
pour Dieu.
315. 2° Interrogeons la raison éclairée par la foi : si nous considérons soit la
nature de la perfection, soit la nature de la charité, nous arrivons à la même
conclusion.
A) La perfection d'un être consiste, avons-nous dit, à atteindre sa fin ou à
s'en rapprocher le plus possible (n° 306). Or la fin de l'homme dans l'ordre
surnaturel, c'est Dieu éternellement possédé par la vision béatifique et par
l'amour qui en résulte ; et sur terre nous nous rapprochons de cette fin en
vivant déjà dans une union intime avec la sainte Trinité vivant en nous et avec
Jésus le médiateur nécessaire pour aller au Père. Plus donc nous sommes unis à
Dieu, notre fin dernière et la source de notre vie, et plus nous sommes
parfaits.
316. Or quelle est, parmi les vertus chrétiennes, la plus unifiante, celle qui
unit notre âme tout entière à Dieu, si ce n'est la divine charité ? Les autres
vertus nous préparent bien à cette union, ou même nous y initient, mais ne
peuvent l'achever. Les vertus morales, prudence, force, tempérance, justice,
etc., ne nous unissent pas directement à Dieu, mais se bornent à supprimer ou
diminuer les obstacles qui nous en éloignent, et à nous rapprocher de Dieu par
la conformité à l'ordre ; ainsi la tempérance, en combattant l'usage immodéré du
plaisir, atténue l'un des plus violents obstacles à l'amour de Dieu ;
l'humilité, en écartant l'orgueil et l'amour-propre, nous prédispose à la
pratique de la divine charité. En outre ces vertus, en nous faisant pratiquer
l'ordre ou la juste mesure, soumettent notre volonté à celle de Dieu et nous
rapprochent de lui. Quant aux vertus théologales, distinctes de la charité,
elles nous unissent sans doute à Dieu, mais d'une façon incomplète. La foi nous
unit à Dieu, vérité infaillible, et nous fait voir les choses à la lumière
divine ; mais elle est compatible avec le péché mortel, qui nous sépare de Dieu.
L'espérance nous élève jusqu'à Dieu, en tant qu'il est bon pour nous, et nous
fait désirer les biens du ciel, mais peut subsister avec des fautes graves, qui
nous détournent de notre fin.
317. Seule la charité nous unit complètement à Dieu. Elle suppose la foi et
l'espérance, mais les dépassé : elle prend notre âme tout entière, intelligence,
cœur, volonté, activité, et la donne à Dieu sans réserve. Elle exclut le péché
mortel, l'ennemi de Dieu, et nous fait jouir de l'amitié divine : « Si quis
diligit me, et Pater meus diliget eum » (Joan., XIV, 23). Or l'amitié, c'est
l'union, la fusion de deux âmes en une seule : cor unum et anima una... unum
velle, unum nolle ; union complète de toutes nos facultés : union de l'esprit
qui fait que notre pensée se modèle sur celle de Dieu ; union de la volonté qui
nous fait embrasser la volonté divine comme la nôtre, union du cœur qui nous
presse de nous donner à Dieu comme il se donne à nous, ditectus meus mihi et ego
illi ; union des forces actives, en vertu de laquelle Dieu met au service de
notre faiblesse sa divine puissance, pour nous permettre d'exécuter nos bons
desseins. La charité nous unit donc à Dieu, notre fin, à Dieu, infiniment
parfait, et constitue ainsi l’élément essentiel de notre perfection.
318. B) Si nous étudions la nature de la charité, nous arrivons à la même
conclusion ; comme le montre en effet Saint François de Sales, la charité
comprend toutes les vertus et leur donne même une perfection spéciale (Traité de
l’Am. de Dieu, I. XI, ch. 8).
a) Elle comprend toutes les vertus. La perfection consiste évidemment dans
l'acquisition des vertus : si on les possède toutes, à un degré non seulement
initial, mais élevé, on est évidemment parfait. Or qui possède la charité,
possède toutes les vertus et cela dans leur perfection : la foi, sans laquelle
on ne peut connaître et aimer les infinies amabilités de Dieu, et l'espérance,
qui, en inspirant la confiance, nous conduit à l'amour : et toutes les vertus
morales, par exemple, la prudence, sans laquelle la charité ne pourrait ni se
conserver ni grandir ; la force, qui nous fait triompher des obstacles qui se
dressent contre la pratique de la charité ; la tempérance, qui mate la
sensualité, ennemie implacable de l'amour divin.
Bien plus, ajoute S. François de Sales, « le grand Apôtre (I Cor., XIII, 4) ne
dit pas- seulement que la charité nous donne la patience, bénignité, constance,
simplicité ; mais il dit qu'elle-même elle est patiente, bénigne, constante »,
parce qu'elle contient la perfection de toutes les vertus.
319. b) Elle leur donne même une perfection et une valeur spéciale, elle est,
selon la formule de Saint Thomas, la forme de toutes les vertus. « Toutes les
vertus séparées de la charité sont fort imparfaites, puisqu’elles ne peuvent
sans icelle parvenir à leur fin, qui est de rendre l'homme heureux… Je ne nie
pas que sans la charité elles ne puissent naître, voire même faire progrès ;
mais qu'elles ayent leur perfection pour porter le titre de vertus faites,
formées et accomplies, cela dépend de la charité, qui leur donne la force de
voler en Dieu, et recueillir de la miséricorde d'iceluy le miel du vray mérite
et de la sanctification des cœurs esquelz elles se treuvent. La charité est
entre les vertus comme le soleil entre les estoiles ; elle leur distribue à
toutes leur clarté et beauté.. La foy, l'espérance, la crainte et pénitence
viennent ordinairement devant elle en l'âme pour luy préparer le logis ; et
comme elle est arrivée, elles luy obéissent et la servent comme tout le reste
des vertus, et elle les anime, les orne et vivifie toutes par sa présence » (S.
Fr. de Sales, 1.c, c.9). En d'autres termes, la charité orientant directement
notre âme vers Dieu, suprême perfection et fin dernière, donne aussi à toutes
les autres vertus, qui viennent se ranger sous son empire, la même orientation
et par suite la même valeur. Ainsi un acte d'obéissance et d'humilité, outre sa
valeur propre, reçoit de la charité une valeur beaucoup plus grande, lorsqu'il
est fait pour plaire à Dieu, parce qu'alors il devient un acte d'amour,
c'est-à-dire un acte de la plus parfaite des vertus. Ajoutons que cet acte
devient plus facile et plus attrayant : obéir et s'humilier coûtent beaucoup à
notre orgueilleuse nature, mais avoir conscience qu'en pratiquant ces actes on
aime Dieu et procure sa gloire, les facilite singulièrement.
Ainsi donc la charité est non seulement la synthèse, mais l’âme de toutes les
vertus, et elle nous unit à Dieu d'une façon plus parfaite et plus directe
qu'aucune d'elles : c'est donc elle qui constitue l’essence même de la
perfection.
Conclusion
320. Puisque l'essence de la
perfection consiste dans l'amour de Dieu, il en résulte que le chemin de
raccourci pour y arriver, c'est de beaucoup aimer, d'aimer avec générosité et
intensité, et surtout d'un amour pur et désintéressé. Or ce n'est pas seulement
quand nous récitons un acte de charité que nous aimons Dieu, mais encore chaque
fois que nous faisons sa volonté ou que nous accomplissons un devoir, même le
plus minime, en vue de lui plaire. C'est donc chacune de nos actions, si
vulgaire soit-elle en elle-même, qui peut être transformée en un acte d'amour et
nous faire avancer vers la perfection. Le progrès sera d'autant plus réel et
plus rapide que cet amour sera plus intense et plus généreux, et par conséquent
que notre effort sera plus énergique et plus constant ; car ce qui compte aux
yeux de Dieu, c'est la volonté, c'est l'effort, indépendamment de toute émotion
sensible.
Et, parce que l'amour surnaturel du prochain est aussi un acte d'amour de Dieu,
tous les services que nous rendons à nos frères, en voyant en eux un reflet des
perfections divines, ou, ce qui revient au même, en voyant Jésus-Christ en eux,
deviennent des actes d'amour qui nous font avancer vers la sainteté. Ainsi donc
aimer Dieu et le prochain pour Dieu, voilà le secret de la perfection, pourvu
que sur terre on y joigne le sacrifice.
§ II. La charité
sur terre suppose le sacrifice
321. Au ciel nous aimerons sans
avoir besoin de nous immoler. Mais sur terre il en va tout autrement. Dans
l'état actuel de nature déchue, il nous est impossible d'aimer Dieu d'un amour
vrai et effectif, sans nous sacrifier pour Lui.
C'est ce qui résulte de ce que nous avons dit plus haut, n° 74-75, sur les
tendances de la nature corrompue qui demeurent dans l'homme régénéré. Nous ne
pouvons aimer Dieu sans combattre et mater ces tendances ; et c'est là un combat
qui commence avec l'éveil de la raison et ne s'achève qu’avec notre dernier
soupir. Sans doute il y a moments de répit, où la lutte est moins vive ; mais
même alors on ne peut mettre bas les armes qu'en s'exposant à un retour offensif
de l'ennemi. C'est ce que prouve le témoignage de la Sainte Ecriture.
1° La Sainte Ecriture nous marque clairement la nécessité absolue du sacrifice
ou de l'abnégation, pour aimer Dieu et le prochain.
322. A) C'est à tous ses disciples que Notre Seigneur adresse cette invitation :
« Si quelqu'un veut me suivre, qu'il se renonce lui-même, porte sa croix et me
suive : Si quis vult post me venire, abneget semetipsum, tollat crucem suam et
sequatur me » (Matth., XVI, 24). Pour suivre Jésus et l'aimer, la condition
essentielle, c'est de renoncer à soi-même, c’est-à-dire aux tendances mauvaises
de la nature, à l'égoïsme, à l'orgueil, à l'ambition, à la sensualité, à la
luxure, à l'amour désordonné du bien-être et des richesses ; c'est de porter sa
croix, d'accepter les souffrances, les privations, les humiliations, les revers
de fortune, les fatigues, les maladies, en un mot toutes ces croix
providentielles que Dieu nous envoie pour nous éprouver, affermir notre vertu et
nous faciliter l'expiation de nos fautes. Alors, mais alors seulement, on peut
être son disciple et marcher dans les voies de l'amour et de la perfection.
Cette leçon, il la confirme par son exemple. Lui, qui était venu du ciel tout
exprès pour nous montrer le chemin de la perfection, n'a pas suivi d'autre voie
que celle de la croix : Tota vita Christi crux fuit et martyrium. De la crèche
au Calvaire, c'est une longue série de privations, d'humiliations, de fatigues,
de labeurs apostoliques, que viennent couronner les angoisses et les tortures de
sa douloureuse passion. C'est le commentaire éloquent du « Si quis vult venire
post me » ; s'il y avait une autre voie plus sûre, il nous l'eût montrée ; mais
il savait qu'il n'en est pas d'autre, et il l'a suivie pour nous entraîner à sa
suite: « Et moi, quand j'aurai été élevé de la terre, j’attirerai tous les
hommes à moi : Et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad me ipsum »
(Joan., XII, 32). Ainsi l'ont compris les Apôtres qui nous répètent, avec S.
Pierre, que si le Christ a souffert pour nous, c'est pour nous entraîner à sa
suite : « Christus passus est pro nobis, vobis relinquens exemplum ut sequamini
vestigia ejus » (I Petr., II, 21).
323. B) C'est aussi l'enseignement de S. Paul : pour lui, la perfection
chrétienne consiste à se dépouiller du vieil homme pour revêtir le nouveau, «
expoliantes vos veterem hominem cum actibus suis et induentes novum » (Col., III,
9). Or le vieil homme, c'est l'ensemble des tendances mauvaises que nous avons
héritées d'Adam, c'est la triple concupiscence qu'il faut combattre et museler
par la pratique de la mortification. Aussi dit-il nettement que ceux qui veulent
être les disciples du Christ doivent crucifier leurs vices et leurs mauvais
désirs : « Qui sunt Christi, carnem suam crucifixerunt cum vitiis et
concupiscentiis » (Galat., V, 24). C'est la condition essentielle, si bien que
lui-même se sent obligé de châtier son corps et de réprimer la concupiscence
pour ne pas s'exposer à la réprobation : « Castigo corpus meum et in servitutem
redigo, ne forte cum aliis prædicaverim, ipse reprobus efficiar » (I Cor., IX,
27).
324. C) S. Jean, l'apôtre de la charité, n'est pas moins affirmatif : il
enseigne que, pour aimer Dieu, il faut observer les commandements et combattre
la triple concupiscence qui règne en maîtresse dans le monde ; et il ajoute que
si on aime le monde et ce qui est dans le monde, c'est-à-dire la triple
concupiscence, on ne peut posséder l'amour de Dieu : « Si quis diligit mundum,
non est caritas Patris in eo » (I Joan., II, 15). Or pour haïr le monde et ses
séductions, il faut évidemment pratiquer l'esprit de sacrifice, en se privant
des plaisirs mauvais et dangereux.
325. 2° C’est du reste de qui résulte de l'état de nature déchue, tel que nous
l'avons décrit, n° 74, et de la triple concupiscence que nous avons à combattre,
n° 193 ss. Il est impossible en effet d'aimer Dieu et le Prochain sans sacrifier
généreusement ce qui s'oppose à cet amour. Or la triple concupiscence s'oppose à
l'amour de Dieu et du prochain, ainsi que nous l'avons montré. Il faut donc la
combattre sans trêve ni merci, si nous voulons progresser dans la charité.
326. Donnons quelques exemples. Nos sens extérieurs se portent avec avidité vers
ce qui les flatte, et mettent en péril notre fragile vertu. Que faire pour y
résister ? Notre Seigneur nous le dit en son énergique langage : « Si ton œil
droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi ;
car il vaut mieux pour toi qu'un seul de tes membres périsse, et que ton corps
tout entier ne soit pas jeté dans la géhenne » (Matth., V, 29). Ce qui veut dire
qu'il faut savoir, par la mortification, détacher ses yeux, ses oreilles, tous
ses sens de ce qui est une occasion de péché ; sans cela, ni salut, ni
perfection.
Il en est de même de nos sens intérieurs, en particulier de l'imagination et de
la mémoire ; qui ne sait à quels dangers nous nous exposons, à moins que dès le
début nous ne réprimions leurs écarts ?
Nos facultés supérieures elles-mêmes, l'intelligence et la volonté, sont
sujettes à bien des déviations, à la curiosité, à l'indépendance, à l'orgueil ;
pour les captiver sous le joug de la foi, de l'humble soumission à la volonté de
Dieu et de ses représentants, que d'efforts sont nécessaires, que de luttes sans
cesse renaissantes !
Il faut donc l'avouer, si nous voulons aimer Dieu et le prochain pour Dieu, il
faut savoir mortifier l'égoïsme, la sensualité, l'orgueil, l'amour désordonné
des richesses, et ainsi le sacrifice s'impose comme la condition essentielle de
l'amour de Dieu sur terre.
N’est-ce pas au fond la pensée de Saint Augustin, quand il nous dit : « Deux
amours ont fait deux cités : l'amour de soi poussé jusqu'au mépris de Dieu à
fait la cité terrestre ; l'amour de Dieu poussé jusqu'au mépris de soi a fait la
cité du ciel » (De Civitate Dei, XIV, 28). On ne peut, en d'autres termes, aimer
vraiment Dieu qu'en se méprisant soi-même, c'est-à-dire en méprisant, en
combattant les tendances mauvaises. Quant à ce qu'il y a de bon en nous, il faut
en faire hommage à son premier auteur, et le cultiver par des efforts
incessants.
327. La conclusion qui s'impose, c’est que s’il faut, pour être parfait,
multiplier les actes d'amour, il n'est pas moins nécessaire de multiplier les
actes de sacrifice puisque sur terre on ne peut aimer qu'en s'immolant. Du reste
on peut dire que toutes nos œuvres bonnes sont à la fois des actes d'amour et
des actes de sacrifice : en tant qu'elles nous détachent des créatures et de
nous-mêmes, ce sont des sacrifices ; en tant qu'elles nous unissent à Dieu, ce
sont des actes d'amour. Reste donc à voir comment on peut combiner ces deux
éléments.
§ III. Part
respective de l’amour et du sacrifice dans la vie chrétienne
328. Puisque l’amour et le
sacrifice doivent avoir leur part dans la vie chrétienne, quel sera le rôle de
chacun de ces deux éléments ? Sur ce sujet, il y a des points sur lesquels tous
s’entendent, et d’autres où quelques divergences se manifestent, bien qu’en
pratique les sages des diverses écoles aboutissent à des conclusions qui sont
sensiblement les mêmes.
329. 1° Tout le monde admet qu'en soi, dans l’ordre ontologique, ou de dignité,
l'amour tient le premier rang : c'est le but et l'élément essentiel de la
perfection, ainsi que nous l'avons prouvé dans notre première thèse, n° 312,
C'est donc lui qu'il faut avoir en vue tout d'abord, lui qu'il faut poursuivre
sans relâche, lui qui doit donner au sacrifice sa raison d'être et sa valeur
principale : « in omnibus respice finem ». Il faut donc en parler dès le début
de la vie spirituelle et faire remarquer que l'amour de Dieu facilite
singulièrement le sacrifice, mais ne peut jamais en dispenser.
330. 2° En ce qui concerne l'ordre chronologique, tous admettent encore que ces
deux éléments sont inséparables et doivent par conséquent se cultiver en même
temps et même se compénétrer, puisqu'il n'y a pas, sur terre, d'amour vrai sans
sacrifice, et que le sacrifice fait pour Dieu est une des meilleures marques
d'amour.
Toute la question se réduit donc au fond à celle-ci : dans l'ordre
chronologique, sur quel élément faut-il insister, sur l'amour ou sur le
sacrifice ? Ici nous nous trouvons en face de deux tendances et de deux écoles.
331. A) Saint François de Sales, s'appuyant sur beaucoup de représentants de
l'école bénédictine et dominicaine, et confiant dans les ressources que nous
offre la nature humaine régénérée, met en avant l'amour de Dieu pour mieux faire
accepter et pratiquer le sacrifice ; mais loin d'exclure ce dernier, il demande
à sa Philothée beaucoup de renoncement et de sacrifice ; s'il le fait avec
beaucoup de ménagements et de douceur dans la forme, c'est pour mieux arriver à
son but. C'est ce qui parait dès le premier chapitre de l'Introduction à la vie
dévote : « La vraye et vivante dévotion présuppose l'amour de Dieu, ains elle
n'est autre chose qu'un vray amour de Dieu… Et d'autant que la dévotion gist en
certain degré d'excellente charité, non seulement elle nous rend prompts,
actifs, diligents à l'observation de tous les commandements de Dieu ; mais outre
cela, elle nous provoque à faire promptement et affectionnément le plus de
bonnes œuvres que nous pouvons, encore qu'elles ne soient aucunement commandées,
ainsi seulement conseillées ou inspirées ». Or observer les commandements,
suivre les conseils et inspirations de la grâce, c'est assurément pratiquer un
haut degré de mortification. Du reste, le Saint demande à Philothée de commencer
par se purifier non seulement de ses fautes mortelles, mais de ses péchés
véniels, de l'affection aux choses inutiles et dangereuses et des mauvaises
inclinations. Et, quand il traite des vertus, il n'en oublie pas le côté
mortifiant ; il veut seulement que tout soit assaisonné de l'amour de Dieu et du
prochain.
332. B) D'un autre côté, l'école ignatienne et l'école française du XVIIe
siècle, sans oublier que l'amour de Dieu est le but à atteindre et doit vivifier
toutes nos actions, mettent au premier plan, surtout pour les débutants, le
renoncement, l'amour de la croix ou le crucifiement du vieil homme comme le plus
sûr moyen d'arriver à l'amour vrai et effectif. Elles semblent craindre que si
on n’y insiste pas au début, beaucoup d'âmes ne tombent dans l'illusion,
s'imaginant être déjà fort avancées dans l'amour de Dieu, alors que leur piété
est plus sensible et apparente que réelle ; de là ces chutes déplorables quand
se présentent les tentations graves et que l'on tombe dans la sécheresse. Par
ailleurs le sacrifice, vaillamment accepté par amour pour Dieu, conduit à une
charité plus généreuse et plus constante, et la pratique habituelle de l'amour
de Dieu vient couronner l’édifice spirituel.
333. Conclusion pratique. Sans vouloir dirimer cette controverse, nous allons
proposer quelques conclusions admises par les sages de toutes les écoles.
A) Il y a deux excès à éviter : a) celui de vouloir lancer trop tôt les âmes
dans ce qu'on appelle la voie d'amour, sans les exercer en même temps aux
pratiques austères du renoncement quotidien. C'est alors qu'on favorise les
illusions et parfois de chutes déplorables : que d'âmes, éprouvant ces
consolations sensibles que Dieu ménage aux débutants, et se croyant affermies
dans la vertu, s'exposent aux occasions de péché, commettent des imprudences et
tombent en des fautes graves ? Un peu plus de mortification, d'humilité vraie,
de défiance d'elles-mêmes, une lutte plus courageuse contre leurs passions les
eût préservées de ces défaillances.
b) Un autre excès c'est de ne parler que de renoncement et de mortification sans
montrer que ce ne sont que des moyens pour arriver à l'amour de Dieu ou des
manifestations de cet amour. Par là quelques âmes de bonne volonté mais encore
peu courageuses, se sentent rebutées et même découragées. Elles auraient plus
d'élan et d'énergie si on leur montrait que ces sacrifices deviennent beaucoup
plus faciles, si on les fait par amour pour Dieu : « Ubi amatur, non laboratur
».
334. B) Après avoir évité ces excès, le directeur saura choisir pour son
pénitent la voie qui convient le mieux à son caractère comme aux attraits de la
grâce.
a) Il est des âmes sensibles et affectueuses, qui ne prennent goût à la
mortification que lorsqu'elles ont déjà pratiqué pendant quelque temps l'amour
de Dieu. Il est bien vrai que cet amour est souvent imparfait, plus ardent et
sensible que, généreux et durable. Mais, si on a soin de profiter de ces
premiers élans pour montrer que l’amour véritable ne peut persévérer sans
sacrifice, si on réussit à faire pratiquer, par amour pour Dieu, quelques actes
de pénitence, de réparation, de mortification, ceux-là même qui sont plus
nécessaires pour éviter le péché, peu à peu leur vertu s'affermit, leur volonté
se fortifie, et le moment vient où elles comprennent que le sacrifice doit
marcher de pair avec l'amour de Dieu.
b) Si au contraire il s'agit de caractères énergiques, accoutumés à agir par
devoir, on peut, tout en mettant devant leurs yeux l'union à Dieu comme but,
insister au début sur le renoncement comme pierre de touche de la charité, et
faire pratiquer la pénitence, l'humilité et la mortification, tout en
assaisonnant ces vertus austères par un motif d'amour de Dieu ou de zèle pour
les âmes.
Ainsi on ne séparera jamais l'amour du sacrifice, et on montrera que ces deux
éléments se combinent et se perfectionnent mutuellement.
§ IV. La
perfection consiste-t-elle dans les préceptes ou les conseils ?
335. 1° Etat de la question. Nous
avons vu que la perfection consiste essentiellement dans l'amour de Dieu et du
prochain poussé jusqu'au sacrifice. Or sur l'amour de Dieu et le sacrifice, il y
a à la fois des préceptes et des conseils : des préceptes, qui nous commandent,
sous peine de péché, de faire telle ou telle chose ou de nous en abstenir; des
conseils qui nous invitent à faire pour Dieu plus que ce qui est commandé, sous
peine d'imperfection volontaire et de résistance à la grâce. Notre Seigneur y
fait allusion, quand il déclare au jeune homme riche : « Si tu veux entrer dans
la vie, garde les commandements... Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu
as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel » (Matth., XIX,
17-21). Ainsi donc observer les lois de la justice et de la charité en matière
de propriété, cela suffit pour entrer au ciel ; mais, si l’on veut être parfait,
il faut vendre ses biens, en donner le prix aux pauvres et pratiquer ainsi la
pauvreté volontaire. S. Paul nous fait aussi remarquer que la virginité est un
conseil et non un précepte, que se marier est bon, mais que demeurer vierge est
encore meilleur (I Cor., VII, 25-40).
336. 2° La solution. Quelques auteurs en ont conclu que la vie chrétienne
consiste dans l'observation des préceptes, et la perfection dans les conseils.
C'est une vue un peu simpliste, et qui, mal comprise, aboutirait à des
conséquences funestes. En réalité, la perfection exige tout d'abord
l'accomplissement des préceptes, et secondairement l'observation d'un certain
nombre de conseils.
C’est bien là l'enseignement de Saint Thomas (Sum. theol. IIa IIæ, q. 184, a.
3), Après avoir prouvé que la perfection n'est autre chose que l'amour de Dieu
et du prochain, il conclut qu'en pratique elle consiste essentiellement dans les
préceptes, dont le principal est celui de la charité, et secondairement dans les
conseils, qui eux aussi se rapportent tous à la charité, puisqu'ils écartent les
obstacles qui s'opposent à son exercice. Expliquons cette doctrine.
337. A) La perfection exige tout d'abord et impérieusement l'accomplissement des
préceptes ; et il importe d'inculquer fortement cette notion à certaines
personnes qui, par exemple, sous prétexte de dévotion, oublient leurs devoirs
d'état, ou, pour pratiquer l'aumône avec plus d'éclat, retardent indéfiniment le
paiement de leurs dettes, en un mot, à toutes celles qui négligent tel ou tel
précepte du Décalogue en visant à une plus haute perfection. Or il est évident
que la violation d'un précepte grave, comme celui de payer ses dettes, détruit
en nous la charité, et que le prétexte de faire l'aumône ne peut justifier cette
infraction à la loi naturelle. De même la violation volontaire d'un précepte en
matière légère est un péché véniel, qui, sans détruire la charité, en gêne plus
ou moins l'exercice, et surtout offense Dieu et diminue notre intimité avec lui
; c'est vrai surtout du péché véniel délibéré et fréquent qui crée en nous des
attaches et nous empêche de prendre notre essor vers la perfection. Il faut
donc, avant tout, pour être parfait, observer les préceptes.
338. B) Mais il faut y joindre l'observation des conseils, de quelques-uns du
moins, de ceux en particulier que nous impose l'accomplissement de nos devoirs
d'état.
a) Ainsi les Religieux, s'étant engagés par vœu à pratiquer les trois grands
conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, ne peuvent pas
évidemment se sanctifier sans être fidèles à leurs vœux. Du reste cette pratique
facilite singulièrement l'amour de Dieu en détachant l'âme des principaux
obstacles qui s'opposent à la divine charité : la pauvreté, en les arrachant à
l'amour désordonné des richesses, favorise l'élan du cœur vers Dieu et les biens
du ciel ; la chasteté, en les soustrayant aux plaisirs de la chair, même à ceux
qu'autorise le saint état du mariage, leur permet d'aimer Dieu sans partage ;
l'obéissance, en combattant l'orgueil et l'esprit d'indépendance, soumet leur
volonté à celle de Dieu, et cette obéissance n'est au fond qu'un acte d'amour.
339. b) Quant à ceux qui n'ont pas fait de vœux, ils doivent, pour être
parfaits, en pratiquer l'esprit, chacun selon sa condition, les inspirations de
la grâce et les conseils d'un sage directeur. Ainsi ils pratiqueront l'esprit de
pauvreté, en se privant de beaucoup de choses inutiles, en vue d'économiser
quelques ressources pour l'aumône et pour les œuvres ; l'esprit de chasteté,
même s'ils sont mariés, en usant avec modération et quelques restrictions des
plaisirs légitimes du mariage, et surtout en évitant avec soin tout ce qui est
défendu ou dangereux ; l'esprit d'obéissance, en se soumettant avec docilité à
leurs supérieurs, en qui ils verront l'image de Dieu, et aux inspirations de la
grâce contrôlées par un sage directeur.
Ainsi donc, aimer Dieu et le prochain pour Dieu, et savoir se sacrifier pour
mieux accomplir ce double précepte et les conseils qui s'y rapportent, chacun
selon son état, voilà la vraie perfection.
§ V. Des divers
degrés de perfection
La perfection a ses degrés et ses
limites sur terre. D'où deux questions : 1° quels sont les principaux degrés de
perfection ; 2° quelles sont ses limites sur terre ?
I. Des divers
degrés de perfection
340. Les degrés par lesquels on
s'élève à la perfection sont nombreux; il ne s'agit pas ici de les énumérer
tous, mais de marquer les principales étapes. Or, selon la doctrine commune,
exposée par saint Thomas, on distingue trois étapes principales, ou, comme on le
dit généralement, trois voies, celle des débutants, des âmes en progrès, des
parfaits, selon le but principal qu'on poursuit.
341. a) Au premier stade, le principal souci des débutants est de ne pas perdre
la charité qu'ils possèdent : ils font donc effort pour éviter le péché, surtout
le péché mortel, et pour triompher des convoitises mauvaises, des passions et de
tout ce qui pourrait leur faire perdre l'amour de Dieu. C'est la voie purgative,
dont le but est de purifier l'âme de ses fautes.
342. b) Au second stade, on veut progresser dans la pratique positive des
vertus, et fortifier la charité. Le cœur étant déjà purifié, est par là même
plus ouvert à la lumière divine et à l'amour de Dieu : on aime à suivre Jésus et
à imiter ses vertus, et parce que, en le suivant, on marche à la lumière, cette
voie s’appelle illuminative. On s'applique à éviter non seulement le péché
mortel, mais encore le péché véniel.
343. c) Au troisième stade, les parfaits n'ont plus qu'un souci, adhérer à Dieu
et prendre en lui leurs délices. Cherchant constamment à s'unir à Dieu, ils sont
dans la voie unitive. Le péché leur fait horreur, parce qu'ils craignent de
déplaire à Dieu et de l'offenser ; les vertus les attirent, surtout les vertus
théologales, parce que ce sont des moyens de s'unir à Dieu. Aussi la terre leur
paraît un exil, et, comme saint Paul, ils désirent mourir pour rejoindre le
Christ.
Ce ne sont là que de brèves indications, que nous reprendrons et développerons
plus tard, dans la seconde partie de ce Précis, où nous suivrons une âme depuis
la première étape, la purification de l'âme, jusqu'à l'union transformante qui
la prépare à la vision béatifique.
II. Des limites
de la perfection sur terre
344. Quand on lit la vie des
Saints, et surtout des grands contemplatifs, on est surpris de voir à quelles
hauteurs sublimes peut s'élever une âme généreuse qui ne refuse rien à Dieu.
Cependant il y a des limites à notre perfection sur terre qu'il ne faut pas
vouloir dépasser, sous peine de retomber dans un degré inférieur, ou même dans
le péché.
345. 1° Il est certain qu'on ne peut aimer Dieu autant qu'il est aimable : il
est en effet infiniment aimable, et, notre cœur étant fini, ne peut jamais
l'aimer, même au ciel, que d'un amour borné. On peut donc toujours s'efforcer de
l'aimer davantage, et, selon saint Bernard, la mesure d'aimer Dieu est de
l'aimer sans mesure. Mais n'oublions pas que l'amour véritable consiste moins en
pieux sentiments qu'en actes de la volonté, et que le meilleur moyen d'aimer
Dieu, c'est de conformer notre volonté à la sienne, comme nous l'expliquerons
plus loin, en traitant de la conformité à la volonté divine.
346. 2° Sur terre on ne peut aimer Dieu sans interruption ni défaillance. On
peut sans doute, avec des grâces de choix, qui ne sont pas refusées aux âmes de
bonne volonté, éviter tout péché véniel de propos délibéré, mais non toute faute
de fragilité ; on n'est jamais impeccable, ainsi que l'Eglise l'a proclamé en
plusieurs circonstances.
A) Au Moyen-Age, les Beghards avaient prétendu que « l'homme, en la vie
présente, est capable d’acquérir un tel degré de perfection qu'il devienne tout
à fait impeccable et ne puisse plus croître en grâce » (Denz-Bann, n° 471). Ils
en concluaient que celui qui a atteint ce degré de perfection ne doit ni jeûner
ni prier, parce que dans cet état la sensualité est tellement assujettie à
l'esprit et à la raison qu'il peut accorder à son corps tout ce qu'il lui plait
; il n'est plus obligé d'observer les préceptes de l'Eglise ni d'obéir aux
hommes, ni même d'exercer les actes des vertus, ce qui est le propre de l'homme
imparfait. Ce sont là des doctrines dangereuses qui en fait aboutissent à
l'immoralité ; quand on se croit impeccable et qu'on ne s'exerce plus aux vertus
on est bientôt la proie des plus viles passions. C’est ce qui arriva aux
Béghards ; aussi le Concile œcuménique de Vienne les condamna avec raison en
1311.
347. B) Au XVIIe siècle, Molinos renouvelle cette erreur, enseignant que « par
la contemplation acquise on arrive à un tel degré de perfection qu'on ne commet
plus de péchés ni mortels ni véniels ». Mais il montra trop bien, par son
exemple, qu'avec des maximes qui semblent si élevées, on n'est que trop exposé à
tomber dans des désordres scandaleux. Il fut justement condamné par Innocent XI
le 19 novembre 1687, et quand on lit les propositions qu'il avait osé soutenir,
on est effrayé des conséquences effroyables auxquelles conduit cette prétention
à l'impeccabilité. Soyons donc plus modestes, et ne songeons qu'à nous corriger
des fautes de propos délibéré et à diminuer le nombre des fautes de fragilité.
348. 3° Sur terre, on ne peut aimer Dieu constamment ou même habituellement d'un
amour parfaitement pur et désintéressé qui exclue tout acte d'espérance. A
quelque degré de perfection qu'on soit arrivé, on est obligé de faire de temps
en temps des actes d'espérance ; on ne peut donc d'une façon absolue rester
indifférent à son salut. Sans doute il y a eu des Saints, qui, dans les épreuves
passives, ont momentanément acquiescé à leur réprobation d'une façon
hypothétique, c'est-à-dire, au cas où elle serait voulue par Dieu, tout en
protestant que dans ce cas ils ne voulaient cesser d'aimer Dieu ; ce sont là des
hypothèses qu'il faut généralement écarter, puisqu'en fait Dieu veut le salut de
tous les hommes.
Mais on peut, de temps en temps, faire des actes d'amour pur, sans aucun retour
sur soi, par conséquent sans espérer ou désirer actuellement le ciel. Tel est,
par exemple, cet acte d'amour de sainte Thérèse : « Si je vous aime, Seigneur,
ce n'est point pour le ciel que vous m'avez promis ; si je crains de vous
offenser, ce n'est point pour l'enfer dont je serais menacée ; ce qui m'attire
vers vous, Seigneur, c'est vous, c'est vous seul, c'est de vous voir cloué sur
la croix, le corps meurtri, dans les angoisses de la mort. Et votre amour s'est
tellement emparé de mon cœur que, lors même qu'il n'y aurait point de ciel, je
vous aimerais ; lors même qu'il n'y aurait point d'enfer, je vous craindrais.
Vous n'avez rien à me donner pour provoquer mon amour ; car n'espérant pas ce
que j'espère, je vous aimerais comme je vous aime » (Histoire de sainte Thérèse
d’après les Bollandistes, t. II, ch. 31).
349. Habituellement il y a dans notre amour de Dieu un mélange d'amour pur et
d'amour d'espérance, ce qui veut dire que nous aimons Dieu et pour lui-même,
parce qu'il est infiniment bon, et aussi parce qu'il est la source de notre
bonheur. Ces deux motifs ne s'excluent pas, puisque Dieu a voulu qu'en l'aimant
et en le glorifiant nous trouvions notre bonheur.
Ne nous inquiétons donc point de ce mélange, et en pensant au ciel, disons-nous
seulement que notre bonheur consistera à posséder Dieu, à le voir, à l'aimer et
à le glorifier ; alors le désir et l'espérance du ciel n'empêchent pas que le
motif dominant de nos actions soit vraiment l'amour de Dieu.
Conclusion
350. Ainsi donc, amour et
sacrifice, voilà toute la perfection chrétienne. Or, avec la grâce de Dieu, qui
ne peut réaliser cette double condition ? Est-il donc si difficile d'aimer Celui
qui est infiniment aimable et infiniment aimant ? L'amour qu’on nous demande, ce
n'est pas quelque chose d'extraordinaire, c'est l'amour dévouement, c'est le don
de soi, c'est en particulier la conformité à la volonté divine. Vouloir aimer,
c'est donc aimer ; observer les commandements pour Dieu, c'est aimer ; prier,
c'est aimer ; remplir ses devoirs d'état pour plaire à Dieu, c'est encore aimer
; bien plus, se récréer, prendre ses repas dans les mêmes intentions, c'est
aimer ; rendre service au prochain pour Dieu, c'est aimer. Il n'est donc rien de
plus facile, avec la grâce de Dieu, que de pratiquer constamment la divine
charité et par là même d'avancer sans cesse vers la perfection.
351. Sans doute le sacrifice paraît plus pénible ; mais on ne nous demande pas
de l'aimer pour lui-même : il suffit de l'aimer pour Dieu, ou, en d'autres
termes, de comprendre que sur terre on ne peut aimer Dieu sans renoncer à ce qui
est un obstacle à son amour. Alors le sacrifice devient d'abord tolérable, et
bientôt aimable. Est-ce qu'une mère qui passe de longues nuits au chevet d'un
fils malade, n'accepte pas joyeusement ses fatigues quand elle a l'espoir et
surtout la certitude de lui sauver la vie ? Or, nous avons, nous, non seulement
l'espoir, mais la certitude de plaire à Dieu, de procurer sa gloire, et, en même
temps de sauver notre âme, lorsque, par amour pour Dieu, nous nous imposons les
sacrifices qu'il réclame. Et n'avons-nous pas, pour nous soutenir, les exemples
et les secours de l'Homme-Dieu ? N'a-t-il pas souffert autant et plus que nous
pour glorifier son Père et sauver nos âmes ? Et nous, ses disciples, incorporés
à lui par le baptême, nourris de son corps et de son sang, hésiterions-nous à
souffrir en union avec lui, par amour pour lui et dans les mêmes intentions que
lui ? Et n'est-il pas vrai que la croix a ses avantages, surtout pour les cœurs
aimants : « Dans la croix est le salut, nous dit l'Imitation (II, c. 12, v. 2),
dans la croix la vie, dans la croix la protection contre nos ennemis, et dans la
croix une suavité toute céleste ». Concluons donc avec saint Augustin : « Pour
les cœurs aimants il n'est point de travaux trop pénibles ; on y trouve même du
plaisir, comme on le voit chez ceux qui aiment la chasse, la pêche, les
vendanges, le négoce ... Car quand on aime quelque chose, ou l'on ne souffre
pas, ou l'on aime la souffrance. » (De bono viduitatis, c. 21, P.L.XL, 448).
Et hâtons-nous d'avancer, par la voie du sacrifice et de l'amour, vers la
perfection, puisque c'est pour nous une obligation.


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